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Article pp.213-222 du Vol.22 n°126 (2004)

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Texte intégral

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La communication n’est pas une marchandise.

Résister à l’agenda de Bologne d’Yves WINKIN

par Fabien GRANJON

Couplée à l’European Credit Transfert System (ECTS), la « réforme LMD » (pour Licence-Master-Doctorat) se présente comme la première étape, en France, d’une restructuration de l’offre éducative et d’une « modernisation » des universités à l’échelle européenne. Sous couvert d’ouverture à l’Europe, elle vise à instaurer le principe de concurrence entre les établissements (qui se doivent d’être attractifs et performants) et à remettre radicalement en cause le rôle arbitral de l’État dans l’administration du système universitaire, aussi bien quant à la gestion des établissements que de la délivrance des diplômes. Yves Winkin se propose, ici, d’évaluer la façon dont « l’agenda de Bologne1 » est susceptible d’affecter en particulier les sciences de l’information et de la communication (SIC).

1. Initiée par les gouvernements successifs, la « réforme 3/5/8 » est, en France, déjà constitutive du rapport intitulé « Pour un modèle européen d’enseignement supérieur » que Jacques Attali remet à Claude Allègre en 1998 et que Jack Lang rebaptisera « réforme LMD » sous le gouvernement Jospin. La structuration des études selon le modèle du « 3/5/8 » sera également entérinée par les ministres allemand, britannique, italien qui, fort de la prescription française, enjoignent dans la Déclaration de la Sorbonne (mai 1998) les autres pays de l’Union européenne à les rejoindre pour mettre en place un cadre universitaire commun. La supplique sera entendue. Un an plus tard (juin 1999), les ministres européens de 29 pays de l’UE signent la Déclaration de Bologne qui lance le programme « ECTS », crée des diplômes

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La thèse que défend l’auteur est simple : si nous laissons évoluer les SIC dans la direction préconisée par les réformateurs de l’alma mater, celles-ci vont, à terme, perdre leur âme scientifique pour se transformer en de vulgaires savoirs techniques. Cet ajustement spontané laissera alors la place à des « théories » pratiques hétéronomes dont la Facial Action Coding System (FACS) de Paul Ekman ou la Programmation Neuro-Linguistique (PNL) de Richard Bandler et John Grinder sont emblématiques. Reprenant certains de ces travaux antérieurs2, Yves Winkin démontre avec force en quoi ces vues de l’esprit n’ont pas leur place au sein de l’université, en quoi elles sont des impostures scientifiques et ne sauraient participer aux contenus des formations supérieures en communication. La dénonciation est justifiée et la démonstration imparable mais cette analyse a pour défaut, selon nous, de ne pas saisir à la racine l’important problème qu’elle soulève. Plutôt que d’agiter, certes toujours habilement, l’épouvantail d’une pure fiction qui serait celle d’un dévoiement complet des SIC diluées dans des formes extrêmes d’engineering social, ne serait-il pas préférable de tenter de cerner les diverses raisons pour lesquelles celles-ci, plus que d’autres disciplines, pourraient effectivement faire le jeu des logiques de démantèlement, de marchandisation et de dualisation de l’université. Une perspective légèrement décalée faisant de la crainte légitime de voir s’imposer un

« relativisme épistémologique », non pas un support pour l’examen critique d’un improbable avenir des sciences de l’information et de la communication, mais la base d’une évaluation concrète des potentialités négatives d’un champ disciplinaire encore en mal de reconnaissance aurait été une perspective encore plus intéressante. C’est d’ailleurs celle qu’emprunte l’auteur dans la seconde partie de l’ouvrage.

Les deux « piliers » à l’ombre desquels les SIC ont trouvé un équilibre instable, à savoir, d’une part, une professionnalisation qui pour certains devrait avoir pour modèle la rationalité opératoire chère aux (grandes) écoles de commerce, et d’autre part, un principe d’interdisciplinarité qui fait de l’annexion de territoires (de marchés) scientifiques variés une règle de

communs à plusieurs universités européennes et élabore également des critères de qualité de l’enseignement supérieur.

2. Yves Winkin, Philippe Dubois (sous la direction de), Rhétorique du corps, De Boeck, Bruxelles, 1988. Sur cette question, voir également : Stéphane Olivesi, « Savoirs ignorants, savoirs ignorés. Une critique des usages divers et variés de l’analyse transactionnelle et de la PNL », Réseaux, vol. 17, n° 98, 1999, p. 219-252.

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survie, sont très certainement parmi les traits « génotypiques3 » qui fragilisent la discipline face aux injonctions opératoires de cet agenda de Bologne. À se laisser porter par les sirènes de la modernisation, la menace qui pèse sur les sciences de l’information et de la communication serait qu’elles sacrifient sur l’autel de l’utilitarisme une élaboration théorique en pleine maturation. Du fait des savoirs et des savoir-faire qu’elles dispensent, les SIC sont parmi les champs disciplinaires les plus exposés aux diktats libéraux dont le principal objectif serait l’adaptation a maxima aux besoins industriels locaux (i.e. en main d’œuvre qualifiée). De fait, il est à craindre (et ce, malgré qu’elles aient, depuis, fait montre de leur force heuristique en bien des domaines) que la « raison communicationnelle » ne soit condamnée à l’empirie techniciste car dans l’obligation d’œuvrer sous les ternes auspices d’une « raison libérale » qui voit essentiellement dans la communication une technique de gestion du social.

Afin de s’opposer à ceux qui pensent l’enseignement supérieur « comme un marché qui doit être régulé et soumis aux lois de la concurrence internationale » (p. 10), Yves Winkin propose d’« allumer des foyers de résistance » dans le champ des SIC en imposant un programme alternatif de formation reposant sur « anthropologie de la communication4 » susceptible de contribuer à la refondation des « arts libéraux » (p. 68) : « Je continue à penser qu’il est possible d’offrir dès la licence, et a fortiori au niveau du master, une formation misant sur l’acquisition de dispositions, et non de pratiques. J’entends par là l’apprentissage d’un certain nombre de postures intellectuelles et relationnelles qui permettront ultérieurement de régir, presque sur le mode du réflexe, de multiples situations de la vie professionnelle (…). Sans doute faut-il que l’université transmette des savoirs et des savoir-faire, mais il me paraît plus essentiel encore qu’elle s’efforce d’inscrire dans le corps, grâce à des expériences de vie, des

“schèmes de perceptions, d’appréciation et d’action”, c’est-à-dire des habitus générateurs de conduites dans divers domaines » (p. 63-64). En d’autres termes, Yves Winkin propose que les SIC aient pour principal objectif d’inculquer une disposition spécifique qui se résumerait à « une compétence

3. Sur cette question, voir Fabien Granjon, Emmanuel Paris, « Les Sciences de l’Information et de la Communication au risque de la “modernisation” des Universités », in Questionner l’internationalisation. Cultures, acteurs, organisations, machines, actes du XIVe Congrès de la Société Française des Sciences de l’Information et de la Communication, SFSIC, Université de Montpellier III, Béziers, 2-4 juin 2004, p. 401-407.

4. Yves Winkin, Anthropologie de la communication : de la théorie au terrain, De Boeck Universités, Bruxelles, 1996.

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de communication » (p. 67) qui « entraînera les étudiants passés par une formation en anthropologie de la communication à se montrer plus flexibles que d’autres tout au long de leur parcours professionnel » (p. 75). La résistance des sciences de l’information et de la communication aux sommations utilitaristes passerait donc, pour l’essentiel, par l’application d’un « projet pédagogique » consistant à forger des « savoir-être » au monde…

À la suite de Dell Hymes5, l’anthropologie que nous propose l’auteur fait de la communication un objet d’investigation, mais aussi une « performance de la culture » (p. 75), une épistémologie et une posture méthodologique qui pose la nécessité d’une rupture avec la doxa, ainsi que celle d’une dialectique empirico-théorique dont le principe premier est celui d’un concret-pensé caractérisant par ailleurs l’épistémè de toutes les sciences sociales. Si le rappel des conditions de possibilité de formation du discours scientifique est toujours le bienvenu, on pourra toutefois s’étonner des attributs qui lui sont ici spécifiquement conféré. Est-il vraiment nécessaire et utile de mobiliser les principes d’une « anthropologie de la communication » quand il s’agit surtout de réaffirmer la nécessité, pour l’université en général et les SIC en particulier, de produire des savoirs spécifiques basés sur une démarche analytique de type scientifique fondée sur « une méfiance totale à l’égard des normes de conduite que la vie sociale, telle qu’elle est organisée, fournit à l’individu6 » ? Bien qu’Yves Winkin se réfère tout au long de sa démonstration aux travaux de Pierre Bourdieu, la théorie des champs n’est pas convoquée alors qu’à l’évidence, un examen de la place des SIC dans le champ scientifique et des rapports de force existant au sein de cette discipline, aurait sans doute constitué une trame analytique aidant à la compréhension des forces et des faiblesses du domaine nécessaire à l’élaboration d’une réponse plus vaste et collective aux impératifs de l’agenda de Bologne.

Si nous n’y prenons pas garde, il est certain que la logique de dévalorisation des savoirs fondamentaux au profit de savoirs pratiques touchera de plein fouet les sciences de l’information et de la communication qui de par leur nature (interdisciplinarité, forte professionnalisation, légitimité scientifique

5. Dell Hymes, « The Anthropology of Communication », in F.E.X. Dance (ed.), Human Communication Theory: Originals Essays, Holt/Rinehart and Winston, New York, 1967, p. 1-37.

6. Max Horkheimer, Théorie traditionnelle et théorie critique, Gallimard, Paris, 1974, p. 8.

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toujours discutée, etc.) sont peut-être plus fragiles que d’autres disciplines. Il est donc urgent de reconsidérer notre rôle dans le combat que nous avons à mener pour défendre les conditions d’exercice de nos métiers (enseignement et recherche) que nous voulons largement indépendantes des besoins instables d’un économisme libéral qui n’a d’autre souci que celui du profit. Il est aujourd’hui de la responsabilité sociale des SIC d’être un des lieux privilégiés d’élaboration d’une théorie critique de la « société de l’information » et de déconstruction de la doxa libérale qui compte bien faire de l’alma mater un des nouveaux et utiles appendices du capitalisme actuel.

Plus que jamais, nous devons défendre l’autonomie du champ scientifique par rapport aux champs politique et économique, lutter contre les tendances à l’infléchissement de la production scientifique vers la recherche administrative et affirmer une capacité critique d’interrogation des faits sociaux et de l’« ordre communicationnel ». La double question que pose, in fine, l’ouvrage d’Yves Winkin est à la fois celle des conditions nécessaires à la reproduction des SIC dans le cadre de l’esprit scientifique et également celle de la formation de l’esprit critique de ses étudiants. C’est là sa principale force bien que les réponses qui y soient apportée s’avèrent ici discutables et à discuter.

Yves Winkin, La communication n’est pas une marchandise. Résister à l’agenda de Bologne, Labor/Espace de Libertés, Bruxelles, 2003, 95 pages.

Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire de Michael HARDT et Antonio NEGRI

par Fabien GRANJON

Multitude est la suite attendue d’Empire (Paris, Exils, 2000, 559 p.), l’un des ouvrages parmi les plus emblématiques de la raison politique altermondialiste. Michael Hardt et Antonio Negri l’ont notamment écrit en réponse aux critiques7, parfois vives, qui avaient été alors formulées à

7. Voir par exemple Daniel Bensaïd, « Antonio Negri et Michael Hardt analysent le nouveau dispositif du capitalisme mondial », Le Monde des livres, 22 mars 2001 ; Anselm Jappe,

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l’encontre de leur opus et plus globalement contre la pensée « néo- zapatiste8 ». « Pensum » philosophique pleinement assumé, ce livre a pour objectif de donner plus d’épaisseur à la notion-clé de « multitude » présentée dans leur précédent livre. Pour les auteurs, la multitude se présente avant tout comme un projet politique en devenir « qui n’exprime pas seulement le désir d’un monde d’égalité et de liberté, [qui] ne revendique pas seulement une société démocratique globale, ouverte, [mais qui] se donne [également]

les moyens de réaliser ce désir » (p. 5). L’objet de Multitude est donc précisément de dégager les bases conceptuelles de ce nouveau projet démocratique, d’en analyser les fondements ontologiques, sociaux et politiques.

M. Hardt et A. Negri nous expliquent en premier lieu que le principal obstacle à la mise en place d’une démocratie mondiale est l’état de guerre global caractéristique de la période et de la forme du nouvel ordre politique (l’Empire) correspondant à une phase inédite d’accumulation du capital. Ils analysent la guerre comme régime général de gouvernement caractéristique du biopouvoir de l’Empire. L’usage continu de la violence est la condition de possibilité du maintien d’un ordre social particulier. Relation sociale permanente, le conflit généralisé est aujourd’hui tout à la fois de nature sécuritaire (i.e. intérieur : la police vs les « classes dangereuses ») et militaire (i.e. extérieur : l’armée vs les « ennemis »). C’est « un mode de gouvernement qui ne vise pas seulement à contrôler la population mais aussi à produire et reproduire tous les aspects de la vie sociale » (p. 26). La

« machine de guerre » de l’Empire est toutefois travaillée par deux types de contradictions : « celles qui résultent de l’abandon des méthodes traditionnelles de la guerre, et celles qui sont liées aux nouvelles conditions sociales et aux nouvelles formes de travail social auxquelles le biopouvoir et la guerre doivent nécessairement se confronter. Ces contradictions fournissent un premier point d’appui à partir duquel l’on peut identifier les formes de résistance et de libération possibles dans ce nouveau contexte et trouver une issue à l’état de guerre global » (p. 55-56).

Face à cette forme de souveraineté organisée en réseaux, auxquels participent les institutions supranationales, les entreprises transnationales et Robert Kurz, Les Habits neufs de l’Empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin, Paris, Éditions Léo Scheer/Lignes, 2003

8. Notamment l’ouvrage de John Holloway, Change the World Without Taking Power, Londres, Pluto Press, 2002, très en vogue au sein du « mouvement des mouvements »).

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les Etats-nations les plus puissants, naissent donc de nouvelles expressions de la critique sociale : « On peut concevoir la multitude elle aussi comme un réseau : un réseau ouvert et expansif dans lequel toutes les différences peuvent s’exprimer librement et au même titre, un réseau qui permet de travailler et de vivre en commun » (p. 7). La multitude n’est équivalente ni au peuple, ni aux masses, ni à la classe ouvrière. C’est une entité qui ne saurait se confondre à une identité ou à une uniformité. C’est une multiplicité de différences singulières « composée, en puissance, de toutes les différentes figures de la production sociale » (p. 9) dont la caractéristique principale est d’engendrer du commun. Ce processus de « production biopolitique » postmoderne est typique des nouveaux modes de production capitalistes où communication, flexibilité et mobilité sont au principe de toute activité. Pour Hardt et Negri, c’est précisément sur les bases de ce capitalisme cognitif9 qui générerait par nature des relations coopératives que reposent les possibilités d’une démocratie élargie.

M. Hardt et A. Negri construisent, au fil des pages, une critique forte de l’économie politique de la mondialisation : « Au cours de ces dernières décennies du XXe siècle, le travail industriel a cessé d’être hégémonique. Il a perdu sa place au profit du travail immatériel, c’est-à-dire d’une forme de travail qui crée des produits immatériels, tels que du savoir, de l’information, de la communication, des relations, ou encore des réactions émotionnelles.

(…) Nous affirmons (…) que le travail immatériel est devenu hégémonique d’un point de vue qualitatif et qu’il a imposé une tendance aux autres formes de travail et à la société elle-même. (…) De même que par le passé toutes les formes de travail et la vie sociale elle-même durent s’industrialiser, le travail et la société doivent aujourd’hui s’informatiser, devenir intelligents, communicatifs, affectifs » (p. 134-136). Nouveau sujet politique, la multitude inclut potentiellement tous les individus qui, d’une manière ou d’une autre, sont soumis aux nouvelles formes du capital mondialisé : « Il n’y a pas de différence qualitative séparant les pauvres des diverses catégories de travailleurs. En revanche, il est une condition existentielle et une activité créative partagée qui définit la multitude dans son ensemble. » (P. 168.)

9. Sur la notion de capitalisme cognitif, voir Carlo Vercellone (sous la direction de), Sommes- nous sortis du capitalisme industriel ?, Paris, La Dispute, 2003 ; André Gorz, L’immatériel.

Connaissance, valeur et capital, Paris, Galilée, 2003. Pour une critique de cette « école » de pensée, voir Michel Husson, « Sommes-nous entrés dans le “capitalisme cognitif” ? », Critique communiste, n° 169-170, 2003, p. 70-78.

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Outre l’ouverture de l’ère de la guerre civile impériale, la période se définit aussi de façon forte par l’émergence de nouvelles subjectivités de la résistance et consacre l’avènement d’une « intellectualité diffuse ». Le travail immatériel caractéristique des formes contemporaines d’exploitation, décrit un « modèle communicationnel » des rapports de production où la force de travail est capable d’organiser son propre travail et ses propres relations avec l’entreprise. Il recèle, nous dit-on, « un énorme potentiel de transformation sociale positive » (p. 89). Ce à quoi nous assisterions c’est donc à la transformation totale de la force de travail en une « intellectualité de masse » dont le devenir est d’être un sujet socialement et politiquement hégémonique. M. Hardt et A. Negri envisagent cette intellectualité de masse comme un processus de subjectivation, une qualité principielle de toute la force de travail de l’époque post-fordiste. Selon eux, nous assistons au développement hégémonique de formes productives et reproductives qui ne seraient pas seulement caractéristiques des tâches confiées aux salariés les plus qualifiés mais structureraient également l’ensemble des formes de l’activité de tout sujet productif : « Le travail immatériel tend d’abord à échapper au cadre étroit de la sphère économique pour s’insérer dans le processus général de production et de reproduction de la société dans son ensemble. La production d’idées, de savoirs et d’affects ne concerne donc pas seulement la création des moyens par lesquels la société se forme et se perpétue : un tel travail produit directement des relations sociales. » (P. 89.) Les rapports de production ne définiraient donc plus seulement un régime d’asservissement des classes exploitées mais aussi un processus biopolitique de subjectivation autonome. Le concept de general intellect développé par Marx dans le Fragment sur les machines des Grundrisse (i.e. un savoir expert objectivé10), et qui hante les pages de Multitude, se transforme ici en

« production de subjectivité » (des aptitudes non expertes subjectivées – connaissance, communication, jeux de langage) dont les qualités principales ne sont pas directement liées aux rapports de production mais plutôt en rapport avec les nouvelles formes de vie collaboratives et réticulaires. En ce sens, le travail immatériel peut se décrire comme une sorte de disposition sociale partagée (anthropologique), façonnant des subjectivités en mouvement qui potentiellement peuvent s’organiser en réseaux de lutte et rendre obsolètes les modèles traditionnels de l’activisme politique. Les activités de l’EZLN, des Tutte Bianche, l’Intifada palestinienne ou les grands rassemblements du

10. Karl Marx, Grundrisse. Fondements de la critique de l’économie politique, Paris, Anthropos, 1968, 4 tomes.

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mouvement altermondialiste seraient ainsi révélateurs de cette conflictualité sociale typique de la multitude : « La structure réticulaire constitue le modèle d’une organisation absolument démocratique qui correspond aux formes dominantes de la production économique et sociale, et qui représente aussi l’arme la plus puissante contre la structure du pouvoir en place. » (P. 113.) Le projet politique que doit se donner la multitude pour exister, doit s’organiser, selon M. Hardt et A. Negri, autour de la critique des formes contemporaines de la représentation, le refus de la misère et une opposition farouche à la guerre civile généralisée. La conduite de ces luttes doit mener, à terme, à l’invention d’une nouvelle forme de démocratie qui devrait être « comme une société Open source dont le code est révélé, permettant à tous de collaborer à la résolution de ses problèmes et de créer des programmes sociaux plus performants » (p. 385).

Les références à un « modèle communicationnel » des rapports de production, aux technologies de l’internet, à la figure du réseau et à la coopération sont ici omniprésentes. M. Hardt et A. Negri insistent de manière quelque peu caricaturale sur les externalités positives et les potentiels de libération du travail immatériel et de la multitude. Malgré ce qu’ils affirment, les nouveaux espaces du capitalisme les plus « à la pointe » de la résistance sont en fait des sphères particulièrement restreintes (e.g. le secteur du logiciel libre) où, à la marge, est effectivement socialisé ce qui est monétarisé sous l’égide de la loi de la valeur. L’on ne peut nier l’existence qu’une certaine frange de l’économie de l’immatériel questionne la division sociale du travail, interroge les rapports sociaux de production et dénonce l’appropriation privée de l’innovation, mais l’on ne peut toutefois en faire le parangon d’une manumission générale vis-à-vis du système d’exploitation capitaliste et de la théorie de la valeur. De nouvelles enclosures tendent par exemple à repositionner dans le giron de la marchandisation (il est vrai non sans difficulté – e.g. à l’aide de l’arsenal juridique), ce qui potentiellement tend à en sortir. Les rapports de production (marchandisation, exploitation) et les forces productives (coopération, duplication, gratuité, etc.) du post- fordisme chers à Hardt et Negri rentrent certes en contradiction, provoquent des crises, mais ne sauraient sonner le glas du fétichisme de la forme- marchandise et du capitalisme.

On retrouve là, dans la continuité des thèses opéraïstes dont Negri a été l’un des principaux théoriciens, l’idée que le progrès technologique est une réponse des classes exploitantes au danger que font peser les classes

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exploitées sur le capital. Or l’innovation et les gains de productivité qu’elle procure entraînent une chute du « taux de profit », la plus-value correspondant au travail vivant nécessaire à la fabrication des produits diminuant à mesure que les outils de production sont plus performants. À terme, les avancées technologiques conduiraient donc au dépassement du capitalisme, ce dernier travaillant à sa propre perte en innovant… De façon plus subtile et détournée que chez les thuriféraires libéraux béats, nous nous retrouvons néanmoins, dans le cas présent, face à une approche déterministe qui globalement considère que le progrès technique est un facteur objectif et puissant qui participe d’une émancipation à venir. En fin d’ouvrage, les auteurs vont même jusqu’à affirmer que le pouvoir constituant de la multitude est « une décision qui émerge du processus ontologique et social du travail productif ; d’une forme institutionnelle qui développe un contenu commun ; d’un déploiement de forces qui défend la progression historique de l’émancipation et de la libération ; il s’agit, en bref, d’un acte d’amour » (p. 397). L’amour devrait donc remplacer la lutte des classes et la concorde sociale se substituer à la conflictualité des rapports sociaux de production…

Source présumée d’une nouvelle société plus démocratique, la technologie, la coopération et la communication deviennent ici le modèle de l’ensemble des activités sociales de la multitude qu’elles sont censées traverser. Se déployant à l’ombre d’une utopie sociale et libertaire au demeurant fort sympathique, les propos tenus par nos deux auteurs sont, paradoxalement, sur certains aspects, assez proches des discours d’accompagnement du capitalisme contemporain qu’ils entendent pourtant combattre. Par ailleurs, M. Hardt et A. Negri nous avaient prévenus : leur ouvrage n’a pas pour objectif de présenter un programme d’action concret de la multitude. La réalité empirique du concept peine en effet à sortir du cabinet philosophique et, in fine, l’on devine encore assez mal la manière dont la multitude pourrait être en capacité de s’opposer concrètement à la prolifération des inégalités sociales ainsi que de modifier durablement les structures de domination des sociétés capitalistes avancées.

Michael Hardt, Antonio Negri, Multitude. Guerre et démocratie à l’âge de l’Empire, trad. de l’anglais (États-Unis) par N. Guilhot. Paris, La Découverte, 2004, 407 p.

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