R EVUE DE STATISTIQUE APPLIQUÉE
G. T H . G UILBAUD
La recherche opérationnelle et ses applications
Revue de statistique appliquée, tome 4, n
o3 (1956), p. 7-20
<http://www.numdam.org/item?id=RSA_1956__4_3_7_0>
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LA RECHERCHE OPÉRATIONNELLE
ET SES APPLICATIONS
par
G. Th. GUILBAUD Professeur à
l’École
des HautesÉtudes
M. GUILBAUD. - Messieurs,
je
suis très confus de devoirprendre
laparole
devant une assembléetechnique
comme lavôtre,
une assemblée de gensqui, lorsqu’ils parlent,
savent dequoi
ilsparlent.
Puisqu’il
m’échoit deparler
en peu de minutes, d’unsujet
quej’ai
la naïvetéde croire vaste, et
étant, je
le confesse dès le début pour que vous nepuissiez
pas m’en accuser par la suite, assez peu
technicien, je
me cantonnerai dans ceque
quelques-uns
d’entre vous auront la cruauté de dire que c’étaient desgénéra-
lité s.
Je voudrais
cependant
faire de mon mieux, c’est-à-dire faire que cesgéné-
ralités aient tout de même une certaine
pertinence
et une certaine efficacité. Jene
garantis
pas que ce sera vrai pour les divers propos queje
tiendrai. Je saisque c’est là un
jeu
queje joue,
etje
vais essayer de faire pour le mieux, derépartir
les données dontje dispose
de tellefaçon
à ne mécontenterqu’une
frac-tion limitée de l’auditoire.
Parler de "recherche
opérationnelle",
celasignifie
que l’on essayera d’abord de dire ce que c’est. Ne nousplaçons
pas, si vous voulez bien, aupoint
de vue de Sirius ni aupoint
de vue de ce que l’histoire aurait pu être si les choses s’é- taientpassées
autrement. Prenons les choses tellesqu’elles
sont, sans nousvanter surtout de savoir ce
qui
va arriver.La recherche
opérationnelle ?
C’est un évènement. Est-ce une science ? Est-ce un art ? Est-ce unetechnique ?
Cequ’elle
est,j’avoue
n’en rien savoirencore. J’envie ceux
qui
misent pour ou contre, comme si lesjeux
étaientdéjà
faits. A mon avis, - et c’est le sens de tout ce que
je
vais dire -, lesjeux
nesont pas
faits,
les choses sont en train de se dérouler et c’estpourquoi j’ai
ac-cepté
de vousparler
carje
pense que, vous aussi, vous avez àjouer.
J’ai dit : c’est un
évènement ;
et cela crève les yeux. On enparle,
on désireen
parler..., je
suis ici pour enparler.
On enparle
defaçon plus
ou moinssystématique :
il y a des réunionspériodiques,
et sije
suis ici, c’estprobable-
ment parce que,
depuis
trois ans,j’ai accepté d’organiser
à l’Institut de statis-tique
de l’Université de Paris, des réunions hebdomadaires sur lesujet. Ainsi,
toutes les semaines, à Paris, il se trouve une
quarantaine
de personnes oudavantage
pour débattre de cequ’elles
nomment RechercheOpérationnelle.
On en
parle,
mais on en écrit aussi ; on en écrit un peu partout.Commençons
par le bas : dès à
présent,
cequi
ne s’était vujusqu’ici qu’en langue anglaise
sevoit
depuis
ces derniers mois, enlangue française :
despetites
annonces :ï
c’est
significatif
il me semble. Montonsplus
haut : Il y a desarticles,
dans desrevues diverses, un peu
partout : quelle
est la revue un peutechnique qui
n’aitpas eu son article sur la recherche
opérationnelle ?
Il y a enfin des revuesspé-
cialisées en diverses
langues,
et mêmequelques
livres.Donc : on en
parle
et on en écrit. On en fait aussi. Il existe, de par le mondeun certain nombre de gens
qui prennent l’étiquette, qui
ont une certaine activitéque nous
pourrions analyser, qui
se constituent en groupes, à l’intérieur d’uneentreprise
laplupart
dutemps.
Il en existe, dès àprésent,
non seulement, dans les paysanglo-saxons, depuis déjà quelques années,
mais aussi en France. Il existe aussi des groupes autonomesqui
vendent leurs services auxentreprises.
Il existe enfin sur un autre
plan,
des sociétésanalogues
à lavôtre, qui
s’in-titulent "Sociétés de Recherche
Opérationnelle",
dont toute l’activité est centréesur la recherche
opérationnelle, telle,
du moins,qu’elles l’entrevoient ;
laplus
ancienne de toutes est la société
anglaise,
il existe deux Sociétésaméricaines ; depuis
peu de temps,enfin,
une Sociétéfrançaise.
Comme tout
événement,
la rechercheopérationnelle
entraine des attitudesassez
variées,
d’où le bruit alentour de la chose : dessnobismes, d’abord,
bienentendu,
laissons-les decôté,
si vous permettez - Desscepticismes
aussi -laissons-les
également,
poursimplifier -
desexploitations plus
ou moins honnê-tes. Si la recherche
opérationnelle
se vendbien,
méfiez-vous descontrefaçons,
des abus de
désignation
:Aimez-vous la rechercheopérationnelle ?
Nous en met-trons un peu
partout.
Etpuis
aussi desprotestations
d’intolérance : ça, c’est de la rechercheopérationnelle. Ça
ce n’est pas de la vraie rechercheopérationnelle
Comme si l’on savait dès à
présent
très exactement où l’on va.Mais, allez-vous me
dire,
voilàqui
est trèsinquiétant : Essayons
donc de décrire ce mouvement, non pas de ledéfinir,
mais de le voir toutsimplement
etde voir
quelles
sont ses composantes fondamentales et enquoi
celles-ci peuventnous intéresser.
La
description
de ce mouvement,que j’essayerai
de fairebrève,
consisteen ceci. On commence - et
je
dis bien : on commence, etje
croisqu’en
effet ils’agit
d’un début(encore
unefois, quand quelque
chose nait, on ne connaitpoint
sa
longévité
etje
neprophétise
pas pourl’instant,
maisje
voisquelque
chosenaître et croître et
augmenter depuis
dixans) -
on commence donc à entrevoir lapossibilité
d’une étude de caractèrescientifique,
d’une recherchescientifique,
d’une réflexion
scientifique,
d’une science si vous y tenez, dontl’objet
propre soit l’action humaine et les décisions que prennent les hommes, et non pas tel ou tel canton du monde extérieur, tel ou tel domainematériel,
tel ou tel domaine dela nature
phy3ique,
oubiologique,
voirepsychologique.
Des hommes se trouvent mis en
présence
de choix à faire ils doivent choisir et il semble - la sagesse des nations, ainsi que diversesmorales,
l’affirment -qu’ilvaut
mieuxqu’ils
choisissent, comme ondit,
en toute connaissance de causec’est-à-dire en sachant ce
qu’ils
font.Ce n’est pas tout à fait
neuf,
bien entendu, cela a des racines très lointainesDepuis
fortlongtemps,
on saitqu’il
estpossible
de mettre en oeuvre des élémentsde nature
scientifique
pour éclairer les actions et les décisionshumaines,
maisc’est
depuis
peuqu’on
asongé
àsystématiser.
Il ne
s’agit
pas de faire comme ferait unsociologue qui
étudierait la sociolo-gie
des chefsd’entreprise
en France, aux Etats-Unis etqui
dirait : les chefsd’entreprise, je
les voisagir
de telle et tellefaçon ;
voilàl’enseignement qu’ils
ont reçu, voilà les informations
qu’ils
connaissent, voilà lafaçon
dont ils réflé-chissent,
voilà comment ils constituent leurétat-major
et voilà finalement cequ’ils
décident. Non pas. Il nes’agit
pas du tout de les voir del’extérieur,
com-me un
entomologiste
étudierait lesfourmis,
mais on tâche de se mettre au de- dans et dupoint
de vue même de leur propreresponsabilité.
On commence donc à entrevoir la
possibilité
d’une réflexionscientifique
dansce domaine
jusqu’ici, semble-t-il,
assez rebelle à depareilles systématisations .
Dans divers secteurs, militaires et
scientifiques d’abord, industriels, politiques,
commerciaux et bien d’autres encore, on est
justement
sur lepoint d’entrevoir,
dedégager
des conclusionsindépendantes
del’origine particulière,
et cela estun
phénomène important.
Et si l’on ouvre la littérature sur le
sujet,
on voitqu’il
estquestion
de cho-ses extrêmement
variées : gestion d’entreprises
trèsdiverses, banque,
entre -prises
detransport, entreprises sidérurgiques, entreprises commerciales,
chimie,publicité,
etc...questions
militaires ouéconomiques, technologiques
ousociales et l’on est
frappé
de cette diversité.Ce
qu’il
y a designificatif,
cequ’il
y a de vraiment trèsimportant,
c’est que l’on aappris,
etpeut-être depuis
pas tellementlongtemps -
ou, dumoins,
ce n’estguère vulgarisé
quedepuis
peu detemps - qu’un ingénieur
peut avoir à ap-prendre
du militaire et,permettez-moi
de lesouligner, réciproquement.
Cetéchange,
cetteimpression
que tous les gensqui
ont àprendre
des décisions ontquelque
chose de commun et quel’unpeutinspirer l’autre,
que l’unpeut
instruirel’autre,
voilà l’un des éléments fondamentaux du mouvement quej’essaie
de dé-crire. Par
quelle
voie ? Non passimplement
par la communication de cequ’ils appellent
leurs"expérience",
mais par la mise en forme et par la structurescientifique,
voire mêmemathématique
que l’on peut donner aux ditesexpérien-
ces.
En
parlant des
secteurs danslesquels
était née la rechercheOpérationnelle, j’ai nommé,
encommençant,
le secteur militaire. Je vous donnerai, si vousvoulez, quelques précisions
à cesujet.
Il est exact,historiquement -
et les dic-tionnaires du futur le relèveront certainement, que
l’expression
"rechercheopé-
rationnelle" est
née,
à la fin de l’année 1938, enAngleterre
dansdes,milieux
militaires.Il
est exact que le mot"opérationnel" évoque
ce que les militairesappellent opérations,
c’est-à-dire tout l’ensemble de cequ’a
à connaitre le 3ème Bureau del’Etat-Major.
On serait donc tenté de dire que la rechercheopération-
nelle a une
origine
militaire. Or c’est tout à fait inexact. Sij’interroge
les mili-taires
anglais
eux-mêmes chezqui
le mot estné, je m’aperçois
de ceci : ils disentque les nouvelles
techniques,
lespoints
de vue un peuparticuliers qui
leuront été ouverts entre l’année 1938 et l’année
1945,
viennent de ce que l’on aappli- qué
au domaine militaire desprinc ipe s , de s idées,
despoints
3e vue, des attitudes d’ordreindustriel,
Dans certains cas - pastoujours,
bien entendu - mais dans certains cas bienprécis,
on a pu conduire certainesopérations
de guerre comme si c’étaient des affairesindustrielles,
et c’est de celaqu’est
né le nouveau mou-vement.
La recherche
opérationnelle
n’a donc pas àproprement parler
uneorigine militaire,
mais c’est commebeaucoup
d’autres choses, à l’occasion de la guerre que certainsdéveloppements
se sont faits à une cadencequ’on
n’aurait pas puimaginer antérieurement,
undéveloppement
de certainstypes
derecherches,
étant données lesexigences
des besoinsproprement
militaires, et lapriorité
dont ils bénéficient en temps de guerre.
Vous voyez
quel
était lepoint
de vue des militaires et combien il est intér- ressant. Certes, le Ministère de la Guerre savait,depuis longtemps, probable-
ment
depuis
lapremière
guerremondiale, qu’il
fallait mobiliser les techniciens et les savants. Parexemple,
laprotection
des IlesBritanniques
au moyen du radar aexigé
la création d’un certain nombre de laboratoires concernant les- 10 -
ondes
centimétriques
et le reste : on construit desappareils,
ondote,
sij’ose
dire, les IlesBritanniques d’yeux
et d’oreilles,,d’organes
sensorielsperfec-
tionnés. Mais le cerveau ?Lorsque
lesappareils
sont construits, il faut encoresavoir comment les utiliser. Ce n’est
plus
du ressort du 4ème Bureau, mais du3ème,
c’est alors que toutchange.
Le seul
problème
est de savoir si lestechniques scientifiques,
tout ce quereprésente l’acquis
de la civilisation dans le domainescientifique -
et cela datede
loin,
comme vous le savez -qui
a donné de siremarquables
résultats dans ledomaine de la matière
(de
laphysique
à labiologie)
nepourrait
pas aussi bien dans le domaine de l’action et de la décision(qui
sontproprement humaines)
ren-dre les mêmes services ?
Quelques-uns,
enAngleterre,
ontpensé
que oui. Ils ont fait tout cequ’ilfal-
lait pour mettre en oeuvre, pour mobiliser des savants dans ce
domaine,
sur ce secteurparticulier,
autour du 113ème Bureau" celui desopérations.
Il se trouvequ’ils
n’ont pas mal réussi. Il se trouve que, de leur aveu, unegrande partie
dece
qui
s’estpassé,
lors de ce que, maintenant, les historiensappellent
la batailled’Angleterre,
ils n’ont pasjoué
un rôlemédiocre,
maisprobablement
même unrôle assez
important.
De là lesuccès,
de là lanotoriété,
de là cet évènementhistorique
dontje parlais
encommençant.
Prenons les choses comme elles sont. C’est une
expérience,
une réflexionscientifique
sur la décision et sur l’action etqui
est née dans les circonstancesguerrières
queje
viens de dire. Et venons-en maintenant aux éléments fondamen- taux de cetteexpérience.
Je crois
qu’il
seraitprudent
de trèssoigneusement distinguer
dans la re-cherche
opérationnelle,
pour les années à venir, deux sortes d’éléments consti- tutif s :- les uns sont, si vous me
permettez l’expression,
desmodalités,
defaçons
de faire ;
quelques-unes
de ces modalités sont d’ailleurs assezpittoresques,
laplupart
sontmarquées
vraiment par les circonstances.- d’autre
part,
destechniques.
Commençons
par les modalités de la rechercheopérationnelle.
Quand on veut s’informer sur la recherche
opérationnelle,
il est utile de dis-tinguer deux types
de sources :les sourcesbritanniques
et les sources américaines Bienqu’elles s’expriment
presque dans la mêmelangue,
la tonalité est très dif- férente.Ence
qui
concerne lesBritanniques,
ils insistentbeaucoup
sur les modalitésdisant en
quelque
sorte que le reste viendra par surcroit. C’est bien conforme àce
qu’on
nous aenseigné
de leurtempérament, quand
nous étionspetits,
et notreexpérience
de contact nous l’aconfirmé :
c’est bien conforme à ce que nous appe- lonsquelquefois
leurempirisme.
Mais n’oubliez pasqu’outre l’empirisme
britan-nique, il y a
aussi l’humourbritannique, qu’il faut en prendre
et en laisser etqu’il
vaut mieux aller voir sur
place
exactement comment les choses sepassent.
Ilsméprisent beaucoup
moins latechnique qu’ils
ne le disent ; mais,quand
vous leurdemandez,
à euxqui
sont lespionniers
en lamatière,
cequ’est
la rechercheopé-
rationnelle, ils insisteront d’abord sur les modalités. Ils vous diront d’abord que la recherche
opérationnelle,
étant une étudescientifique
de ladécision,
seplace
au niveau même où se prennent les décisions. Le chercheur
opérationnel,
disent-ils doit être aussi
proche que possible du commandement,
il doit travailler tout à fait à côté(closely)
de l’hommeresponsable
et en étroite collaboration avec lui.C’est là un
point qui,
sans être nouveau, est tout de même assezimportant ,
demande des
précautions,
et introduit des difficultés de natures tout à faitparti-
culières sur
lesquelles je
n’insisterai pas iciplus qu’il
ne faut. Je veuxsimple-
ment
signaler
au passage que lapremière
difficulté est de savoir où seprennent
vraiment les décisions.
Il ne faut pas croire que c’est en consultant un
simple organigramme
sur lepapier,
que l’on sait où se situent les organes de décision. L’étude estquelque-
fois
plus difficile,
surtout dans cesproblèmes
de nature assez vastequi
mettentenjeu
des intérêts que l’on ditmultiples.
Dans ce cas, la localisation des centres de décision n’est pasfacile,
et l’on se demandeà quel
niveau doit travailler le chercheuropérationnel.
Il
fautcependant
retenirtout de même cette idée que lesBritanniques
tradui-sent de la
façon
suivante, en disant : Vous voulez une définition de la rechercheopérationnelle,
c’est :"quand
onmet unprixNobel
à coté du Commandant en chef".A ce
moment-la,
vous avezquelque petit espoir,
unepetite probabilité
que com-mence
quelque
chosequi puisse
ressembler à de la vraie rechercheopérationnelle.
Vous voyez cette intention, ce
départ,
pour briser les routines à un niveau, comme ilsdisent,
très élevé.Le
problème qui
se pose alors etqui
s’estposé
dans lesexpériences
mili-taires initiales est le
problème
de la communication et leproblème
dulangage.
Il n’est pas si
facile,
si élevé que soit le niveau, de fairecommuniquer
unerecherche
scientifique
d’unstyle
traditionnel et lesresponsabilités
même du chefsuprême.
Il est difficile à celuiqui
travaillescientifiquement
dans ce domaine desavoir comment livrer les résultats de ses réflexions au chef
responsable
sansempiéter
sur sesprérogatives,
sans diminuer sesresponsabilités
et aussi sansl’obliger
à "refaire les calculs".On
s’aperçoit
alors que la boutadeanglo-saxonne
a unesignification beaucoup plus profonde.
Ons’aperçoit
que lesproblèmes
de communication et delangage
sont tout-à-fait essentiels, et ce n’est pas rien de constater par
exemple, qu’à
notre
époque, hélas, après
dessiècles,
il se trouve que lelangage technique
del’aléatoire,
de laprobabilité,
n’est pas familier à l’homme d’action.Souvenez-vous,
il y adéjà
troissiècles,
des savants ont fondé ce que nousappelons
maintenant calcul desprobabilités,
non passimplement
pour leplaisir
defaire des
mathématiques,
mais pour éclairer certaines formes de l’action humaine.Or, il se trouve que
l’enseignement
élémentaire n’en connait encorerien,
l’en-seignement secondaire,
si peu que ce n’est rien,l’enseignement supérieur,
encorebienpeu
et facultativement. Et ceci n’est pas une situationspécialement française
mais
quasi-universelle.
De là résulte un certain
décalage
entre la recherchescientifique
concernantl’action
(là
oùprécisément
elle estparticulièrement étudiée)
et le domaine me-me des
responsabilités.
Etquiconque
a eu tant soit peul’expérience,
même dedébut,
de la rechercheopérationnelle
estfrappé
de cepoids
considérablequi pèse
sur notrecivilisation,
du faitqu’un
certain efforttechnique
n’a pas été suivi de réalisation culturellescorrespondantes.
Il est vrai
qu’il n’y
a pas detechnique
sansculture,
sans une certains dif- fusion d’une certaine mentalité. Or, la mentalité aléatoire n’est pas très com-mune à notre
époque.
Elle est rare, elledemande,
pourchacun,
même pour lespécialiste
un effortquotidien.
Il faut constater - et l’on voit ici que
l’expérience
militaire estprobante,
etl’expérience industrielle,
à un certain niveau aussi - que l’on fait desprogrès
considérables dès que ces
façons
de penser la réalité sur le mode de laprobabi-
lité,
se diffusent peu à peu, à tous les échelons : ce n’est pasrapide,
certes :ilfaut
peut-être
desgénérations
pour y arriver. Mais il semble bienqu’on
est enmarche,
onpourrait
faire uneenquête comparative
avec cequi
sepassait
il y avingt-cinq
ans pours’apercevoir
que, dans certains milieux aumoins,
les dites idées fontquelques progrès.
Mais queparlais-je
d’idées ? Il nes’agit
même pasd’idées,
ils’agit
souventsimplement
delangage ;
ils’agit
d’arriver à faire que le mot"probabilité"
ait à peuprès
le même sens chez le consultant et chez celuiqui l’applique.
Donc, première
modalité : le niveau, avec toutes les difficultés que celaimplique
entrel’exécutif,
comme on dit enlangage anglo-saxon,
etl’expert.
Cette coexistence difficile entre
l’expert
etl’exécutif,
cettetension permanente
entre les
deux,
est l’un des leit-motivfondamentaux,
et non passeulement psy- chologique,
de la rechercheopérationnelle.
Deuxième
modalité,
surlaquelle
on insiste souventbeaucoup,
mais sur la-quelle je passerai
trèsrapidement : l’équilibre
del’équipe,
la nécessité d’untravail
interdisciplinaire.
On l’a biendit,
on leprécise :
il nes’agit
ici ni demathématiques,
ni desociologie,
ni d’économiepolitique,
ni detechnologie
de telou tel
ordre,
mais de tout cela à la fois. Et c’est vrai : l’action humaine est bienplongée
dans uncomplexe
sanspouvoir toujours
en dissocier les divers élémentsEtant données les coupures entre les sciences telles que nous les vivons mainte- nant - mais nous
n’y
pouvons rien - il faut faire collaborer des savants et des techniciens de provenance très diverses. Il est vrai que lespremières
réussitesen recherche
opérationnelle
ont mis ensemble des gens dont la formation était extrêmement variée :non seulement desmathématiciens,
mais des gensayant
une solide formation dans le domaine des sciences dites humaines ou mêmesimple-
ment d’une certaine
expérience
humaine. On a fait souventappel
à des gens dontl’expérience
antérieure avait étémédicale,
ouphilologique,
voirejournalistique
pour peu
qu’elle
ait étél’objet
de réflexionsqui pourraient,
aveceffort,
devenirscientifiques.
Je passe sur cette
diversité, qui
n’estpeut-être
pas, pour le moment, l’es- sentiel,quoique
cela pose desproblèmes,
etj’aborde
la troisièmemodalité, qui
me semble être la
plus importante
de toutes : c’est le retour aux sciences fonda- mentales.Trop
souvent,lorsqu’on
observe l’action tellequ’elle
sefait,
ons’aperçoit qu’elle
est liée essentiellement à - comme on dit - une"expérience"
acquise -
mais difficilement communicable par manque de formalisation. C’est alors que l’on constatera la nécessité d’unapprofondissement
des recours auxsciences de base.
Si vous voulez
bien, je
laisserai de côté un certain nombre de ces sciences :je
ne me sens pasqualifié
pour enparler, spécialement
dans le domaine dessciences humaines.
Je
parlerai
seulement des deux sciences de base queje
connais le mieux;je
dis bien : science de
base, fondamentales,
voire même un peuabstraites,
voire même un peurebutantes,
mais dont on vient de découvrir uneefficacité,
que dis-je,
une rentabilité certaine.Les lecteurs de
quelques journaux parisiens
ont pu lire, dans ces dernièressemaines des
petites
annonces :"on demande desspécialistes
de rechercheopé- rationnelle",
comme si cela se trouvait facilement. Maisregardez
aussibien,
enAmérique,
lesjournaux
ou les revuesspécialisées,
et vous y verrezqu’on
offrepas mal de dollars à des gens
qui
se trouveraient être possesseurs d’un certaincapital
intellectuel d’un ordre assezsingulier,
dont il ne semblait pas,jusqu’alors qu’il
fut rentable.On
s’aperçoit que la
connaissance de certainssujets
peut êtreexploitée
dansl’ domaine industriel ou commercial.
Lesquels ?
Il y a deux sortes de
sujets, principalement,
deux sortes de recherchesd’ordre
apparemment abstrait, qui, finalement,
semblent avoir une efficacité.Les uns sont d’ordre
mathématique.
Maisquelles mathématique s ?
Toutesles
mathématiques,
bien sur ;je
ne diraipoint
le contraire. Maisil
se passe ence moment un
phénomène
assez curieux : Jetons un coup d’oeil sur ledéveloppe-
ment des
mathématiques
dans ces centcinquante
dernières années. Que s’est-ilpassé ?
Lesmathématiques,
certes, se sontdéveloppées
a une cadence admirablemais dans
quel
sens ?Je
risquerai
unehypothèse :
il estpossible
que, dans certains domainesprécis,
il y ait eu desgerminations
d’idéesqui
ont bouleversé lesmathématiques
ou
qui
y ontapporté quelque
chosed’essentiel ;
mais legrand développement,
le"gros
de latroupe",
commentagissait-il ?
Je pensequ’il agissait
dans la mesuremême où il y avait des débouchés. Il se trouve que ce que l’on sait à l’heure ac-
tuelle,
ce que nous savons, ce que nous avonsappris,
vous etmoi, quand
nousétions jeunes,
en fait demathématiques,
ce sontprincipalement les mathématiques qui
sont nécessaires à un certaintype d’ingénieurs.
Il n’est pas sûr que ce soittoujours
lestypes
de l’avenir ; il estprobable
que c’est surtout auxtypes qui
ontdéjàété expérimentés.
Or,quels types
l’ont été ? Essentiellement dans le domaine des réussites industrielles etscientifiques
del’époque
antérieure.Il est vrai que les
mathématiques
nécessaires pour construire desponts,
desavions,
des chemins def er,
etc... ce sontcelle s-là qui
ont étérentables,
ce sont celles-làqui
ontété, je
ne dis pas seulementdéveloppées,
maisrépandues.
Par contre, des domaines sont restés
quelque
peu enfriches.
Je citerai un seulexemple,
maisqui
est,dans Inexpérience
actuelle de la rechercheopération- nelle,
extrêmement brûlant.Lorsqu’il
se pose un certain nombre dequestions
dans lesproblèmes
degestion,
parexemple,
on se heurte à cesproblèmes qui
mettent enjeu
du discon- tinu, du discret. Or, il se trouvequ’on
est extrêmement bienarmé,
à l’heureactuelle,
pour travaillermathématiquement
dans le domaine du continu:depuis
les débuts du calcul différentiel et
intégral,
Dieu saitquels gigantesques progrès
ont été faits. Par contre, dès
qu’apparait
le discret dans unproblème,
grosse difficulté : çagrince,
et ne vaplus
très bien. Il faut faireappel,
à ce moment làà des
mathématiques
insolites ;je
disinsolites, plutôt
que nouvelles(comme
ondit
quelquefois
un peuimprudemment)
ou difficiles.Elles ne sont certainement pas nouvelles. Il y a, dans la littérature mathé-
matique,
cellequi
dort sous lapoussière
desbibliothèques,
desquantités
detextes
qui
traitent deproblèmes intéressants,
maisqu’on
ne connaitguère
etqui pourtant,
sont assez utiles.Lorsque,
il y a unequinzaine d’années,
on a com-mencé à
développer
latechnique
des programmes detransport
etplus générale-
ment, des programmes
linéaires,
on a exhumé de vieux théorèmes un peu ou- bliés. Mais on a bien vitecompris
aussiqu’il
y avait desquantités
de chosesqu’on
ne savait pas assez bien.Quand il
s’agit
de trouver le maximum dequelque chose,
la réaction de toutle
monde,
de vous et moi,qui
avons été correctementenseignés,
c’est de pren- dre ladérivée,
mais ce n’est pastoujours possible,
et, endiscontinu,
tout estanguleux,
on ne saitplus
cequ’il
faut faire.Qui donc étudiait les
polyèdres ? Quelques
mathématiciens aux moeurs étran- ges - mais pas lesingénieurs. Lorsque
nous avons reçu enFrance, après
uneinterruption
de six ans, les mémoiresscientifiques
venus del’étranger, je
mesouviens avoir
été,
avecquelques camarades,
assezfrappé
par nombre de mé- moires concernant lagéométrie
despolyèdres (dans
des espaces, pourvus d’unassez
grand
nombre dedimensions)
avec la mention suivante : "financé par laMarine américaine". Etait-ce de la reconversion ? Du mécénat ? Pas du tout, mais on s’était aperçu,
quelques
annéesauparavant, qu’il
y avait là une mathéma-tique
non forcémentdifficile,
non forcément nouvelle, J mais insolite quant aux traditions scolaires etqu’il
était utile dedévelopper davantage.
Il y a là une modalité assez
particulière
et trèsimportante
de toute la re-cherche
opérationnelle :
une certaine liberté d’allure vis-à-vis de la construction des modèlesmathématiques.Bien entendu,
cette liberté d’allure sejoint
àquelque
chose d’assez
particulier qui
fait lagrande
difficulté del’application
des modèlesdans le domaine humain : c’est que, pour
fabriquer
un modèlemathématique,
ilfaut
simplifier.
Or,simplifier, qu’est-ce
que cela veut dire ?Ce
qui
estsimple
pour nous, songeons-ybien,
c’estpeut-être
ce àquoi
nousavons été accoutumés
depuis
notre enfance.Certes,
uneintégrale,
fut-ellesextuple,
ce n’est pas tellementcompliqué,
mais un
polyèdre,
c’estanguleux,
et pas commode ;pourquoi ?
Je ne reconstruis pasl’histoire,
maisje
trouvequ’il n’y
a pas de raison, dupoint
de vue mathéma-tique,
d’accorder undegré
de difficulté à l’unplus qu’à
l’autre. Il se trouve quenous avons été instruits ainsi et nos
pères
aussi ; il se trouve que lamathématique
a une
histoire,
que cette histoiren’était peut-être
pas absolumentinévitable,
que ,comme pour l’histoire
politique,
les choses auraient pu se passer autrement.Mais nous en sommes là : nous avons des coutumes et des habitudes.
Quand un homme d’action me pose un
problème,
à moi technicien, quefais- je
pour
simplifier ?
Pour moi,simplifier,
c’est mettre ses idées à lui dans mesmoules à moi. C’est
peut-être
ainsiqu’il
faut commencer, mais il faudra bien finir par une réaction là contre. C’est de làqu’est
venu leslogan,
un peuexagéré je l’accorde,
etqui
ferait tressaillirquelques mathématiciens,
à propos de toutesces
questions d’action,
de cesquestions
destratégie mathématique
et autres, de direqu’il s’agit
demathématiques
"nouvelles". Disonsplutôt
d’un motqui
m’aparu mieux convenir, disons insolites, disons inhabituelles.
Il y a un autre
domaine,
une autre sciencefondamentale, qu’il faut
creuseraussi et
qui
est non moinsimportante ;
c’est la vieille théorie du calcul économi- que.Il est certain, que, là aussi, le
développement
de l’histoire n’a pas été cequ’il
aurait dû être ai les choses avaient marché comme maintenant nous souhai- tonsqu’elles
marchent.Il est vrai que la théorie du calcul
économique
est en train de se réhabiliter.Il est vrai que la
représentation,
à titre demodèle,
d’unagent qui
choisit entreplusieurs possibilités,
suivant certainsprincipes d’optimum
ou demaximum,
esten train de
reprendre
une nouvelle vie.Pourquoi ?
Toutsimplement
à la suite duphénomène
suivant.Pendant tout un
long temps
del’histoire,
leséconomistes,
du moins les éco- nomistes de nos pays, ont cherché à décrire lesphénomènes économiques
telsqu’ils
sepassent.
Ils ont inventé l’homo oeconomicus.Evidemment,
on s’en estmoqué.
Il est vraiqu’on
n’a pas l’occasion de le rencontrer souvent, il est vrai que les choses sepassent peut-être
un peu autrement.Mais,
lejour
où il nes’agit plus
de savoir cequi
se passe, mais de savoir commentje
doisagir,
alors c’estdifférent,
etlà,
il se trouve, eneffet,
que sont réhabilitées un certain nombre detechniques
héritées des sièclespassés
danslesquelles
ons’aperçoit qu’il
y abeaucoup plus
àprendre qu’on imaginait
et que toute unepartie
de la théorieéconomique
est certainement fort utile dans le do- maine de la décision.Il est vrai que les
économistes, depuis
fortlongtemps,
se sont poses leproblème
de savoirquel
est le choix leplus "économique",
comme ils disentjustement
dans leurlanguage qui
est iciparticulièrement pertinent.
Dans ce do-maine aussi, au
point
de vue del’enseignement,
certes, il y abeaucoup
à faire.Il n’est pas exact de dire que la
plupart
des notions de cetteespèce
sont devenuescommunes, par
exemple,
celle de "coûtmarginal",
pourprendre
une notion desplus simples
etpeut-être
une desplus
connues. Non, elles sont encorel’objet
dediscussions, qui témoignent
debeaucoup d’incompréhensions.
Enfait,
ils’agit
desavoir si cet instrument
peut
servir et comment il doit servir.Je me
permets,
ausujet
de cette troisième modalitéimportante
de la recher- chefondamentale,
derappeler quelque
chose d’essentiel ; c’est que lascience, quelle qu’elle
soit, aussi bien la sciencemathématique
que la scienceéconomique,
ne sont pas des choses du
passé ;
elles sontsusceptibles,
tous lesjours,
de deve- nir, et ils’agit
de savoir cequ’elles
deviendront. Pourcela,
cette collaboration initiale dontje parlais
entre l’homme de science et l’homme d’action estnéces- saire.Passons maintenant aux
techniques.
A cesujet, je
seraibref,
parcequ’elles
ont
déjà
étéévoquées.
Pour les fixer d’un mot.je
diraiévoquant
la séance de cematin : "savoir
si,
oui ou non, c’est son anniversaire"... Voilà le véritable pro- blème et comme il faut le poser. Eneffet,
c’est bienlà,
dans sasimplicité,
leproblème type.
Un but à atteindrequ’on
ne sait commentatteindre,
pour diverses"raisons". Il y a trois
espèces
de "raisons" :1 ° - parce que, dans la vie, il y a des
aléas ;
il va falloir tenir compte desaléas,
2°- parce que les situations sont
toujours
extrêmementcomplexes ; peut
être celle de l’achat de fleurs l’est-elle aussi, mais il faudrait yregarder
deprès.
Entout cas, dans le domaine
industriel,
commercial ou militaire, personne ne nie que les situationspeuvent
être trèscomplexes ;
on serait mêmeplutôt
tenté d’e-xagérer.
3°- parce que souvent il y a
pire
que lesaléas,
etpire
que lacomplexité :
ily a des
adversaires,
et il faut tenircompte
du faitqu’ils peuvent
aussi utiliser les mêmestechniques
que nous, ilspeuvent
réfléchir de la mêmefaçon,
ils peu- vent essayer de contrebattre les mesures que nous allonsprendre.
Voilà les trois titres de
chapitres
souslesquels je
serais tenté de ranger àpeu près
toutes lestechniques
actuellement utilisées en RechercheOpérationnelle.
Les
plus importantes,
vous n’en doutes pas, sont lestechniques
de l’ aléa-toire.
Ce
qui
différencieprofondément
la rechercheopérationnelle
de l’ancien"scientific
management"
del’époque (il
y acinquante ans)
deTAYLOR,
c’estceci : TAYLOR vivait dans un climat
scientifique qui
était essentiellement déter- ministe. Relisons les textes del’époque :
nous seronsfrappés
de voir avecquelle
insistance le déterminisme est
pris
commerègle
d’efficacité de l’action. C’estune date dans
l’histoire,
certes, une dateimportante (je
croisqu’il
ne faut s’endissimuler ni
l’importance
ni lepoids,
comme elle apesé
sur l’évolution indus- trielle.Bénéfique
ou non ? C’est àvoir).
En tout cas, nous pouvons dire
qu’il
semble bienqu’on
soit en train defaire un autre pas en avant. Il est vrai que nous ne sommes
plus
aussisystéma- tique qu’on pouvait
l’être à cetteépoque,
nous savons bien que le hasard est par- tout, et surtout, et mêmedavantage,
que le hasard devient enquelque
sorte unproduit industriel,
car non seulement le hasard estquelque
chose contrequoi
onse