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L AMOUR SOUS MACRON. Marin de Viry

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Academic year: 2022

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L’AMOUR SOUS MACRON

Marin de Viry

J’

errais sans but depuis trois jours en robe de chambre Arnys – une merveille de soie et de cachemire, rouge et or, réversible – en lisant des exemplaires anciens de la Revue des Deux Mondes quand tout à coup, tout est devenu plus cool : Emmanuel Macron avait gagné. Est monté dans mon esprit cette phrase patriotique et propitiatoire :

« Good luck and safe flight, guys ». Je l’ai pensée en anglais de cuisine, mon pain quotidien. Depuis les Ray-Ban de Nicolas Sarkozy, j’obser- vais que j’utilisais de plus en plus ma langue professionnelle, l’anglais, pour penser à mon pays.

Quelques indices de la révolution, pour commencer.

« Je vous servirai avec amour », a lancé Emmanuel Macron au Louvre. J’ai bien aimé. En tant que morceau du peuple, je suis sou- verain. Mon vassal me faisait hommage, un genou à terre, avant de devenir mon suzerain. Je me reconnais bien là-dedans, ça me rappelle des choses. D’antan : la cour de Provence, brièvement, devant le palais de nos rois.

Son prénom nous dit que Dieu l’aime, et il nous dit qu’il nous aime. Là aussi, tout va bien.

Il a adopté, toujours au Louvre, la gestuelle américaine de la main sur le cœur pendant la Marseillaise.

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Sous l’arc de Triomphe, il a fermé les yeux pendant « le chant du par- tisan », pénétré, ému, recueilli, probablement au bord d’être submergé.

On aurait tort d’aller vite et de passer par-dessus ces indices comme sur des détails psychologiques et de communication sans enjeux ; comme s’ils étaient une variante de la partie de « casse-code » superficielle de ce candidat démocrate au sens américain, ou du décalage symbolique en pilotage automatique pour faire jeune, ou des habitudes bisounours de la culture digitale : hugs et cœurs de smiley, toutes émotions dehors.

Résumons : l’anglais, l’émotion, l’entrepreneuriat envahissent les codes culturels franco-français. Il y a là-dedans de quoi faire muter l’amour gaulois. Tirons le fil : si je me souviens bien, les Grecs avaient quatre mots pour désigner le lien amoureux suivant son objet et sa fin : l’amour filial, l’amour de sympathie, l’amour entre deux êtres, et l’amour physique. Un monde de spécialisation, de mode d’emploi.

Le catholicisme a construit là-dessus un principe unique et sur- plombant. L’amour monte vers Dieu, car l’amour descend de lui. Il y a confusion de Dieu et de l’amour, il suffit de dire « amour » pour désigner Dieu. Il existe un sauveur suprême, à la fois principe et chair, l’amour. Avertissement dans cette vallée de larmes : le diable emprunte souvent le vaisseau de l’amour physique pour œuvrer dans le monde.

Une totalité mystérieuse, et des dangers métaphysiques.

Là-dessus, les hommes inventent un fluide : l’argent. Cette techno- logie numérique avant la lettre (tout est chiffrable) permet à chacun d’espérer sortir d’un monde d’ordre. Il peut tout dissoudre, et tout recomposer : le marxisme comme le ciel,

et la bourgeoisie comme tout le reste.

L’argent, c’est une promesse de recom- position permanente, un monde d’op- portunités infinies, le grand levier des capacités, pour utiliser le langage de John Rawls. Dans le monde de l’argent, on ne thésaurise pas, on tente de capter les flux.

Jusqu’à ce qu’un malin les détourne du lit que vous lui aviez creusé.

À sec, il vous faut tout recommencer. La justice sociale, c’est avoir le droit de devenir liquide en prenant le risque d’être au pain sec.

Marin de Viry est critique littéraire, enseignant en littérature à Sciences Po, directeur du développement de PlaNet Finance. Il a notamment publié Tous touristes (Flammarion, 2010), Mémoires d’un snobé (Pierre-Guillaume de Roux, 2012) et Un roi immédiatement (Pierre- Guillaume de Roux, 2017).

› marininparis@yahoo.fr

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études, reportages, réflexions

Les Américains gardent Dieu et adoptent l’argent. C’est tout à fait possible, contrairement à ce que veulent nous faire croire à toute force Bossuet, Balzac, Bernanos, Marx, Péguy, et autres exagérés. Il suffit de les contredire en tonnant, et de déclarer que désormais Dieu est d’accord avec l’argent. Que l’argent est coextensif de l’amour (car sans argent, on donne quoi ?). Que la charité du milliardaire a quelque chose de céleste. Que l’émotion du riche et qui entend le rester vaut bien la préférence pour la pauvreté d’un trappiste. Qu’il y a quelque chose de daté dans cette vieille et catholique hiérarchie inverse des dignités, qui veut que le pauvre soit plus près de Dieu, car il a plus besoin d’amour que le riche. Dans cette bagarre, gagnée par les Anglo- Saxons, l’amour est devenu l’émotion de l’amour : l’amour aujourd’hui est cette marchandise qui vous fait du bien. Le visible et le sensible ont triomphé de l’invisible où l’amour se cache avec Dieu. L’amour américain, c’est d’abord du concret : des femmes divines, des couples merveilleux, des voitures, des objets. Et je ne sais quelle naïveté cruelle et puérile, aveuglée car trop sensible, dans laquelle la femme vieillie et l’homme parcheminé sont en dehors des limites du jeu de l’amour, car ils ne font pas du bien. Mais l’argent permet tout, y compris l’annula- tion de l’âge. Éros est liquide.

Après quelques décennies de domination culturelle américaine, nous y sommes : il va falloir vivre en régime d’argent et d’émotion, et non de pauvreté et d’amour. Dans un régime où en chaque homme, la recherche du profit a la même source d’angoisse affamée que l’émotion amoureuse.

On court après l’argent, on court après l’amour. L’infinité du désir est devenue une donnée, et non plus une tentation à maîtriser.

Regardons les feuilletons américains : il n’est pas question de séduire sans avoir débité un business plan à l’objet de son désir ni de le conserver sous son toit sans lui offrir un loft toutes options, avec concierge philippin. Le fauché n’a qu’un droit : trouver la martingale.

Autoentreprendre, et fissa. Vous pouvez être Ezra Pound, d’accord, à la condition que l’income statement de votre business plan ait un retour sur capitaux propres supérieur à 15 % – en dollars actualisés, natu- rellement (par la technique du discounted cash flow). Sinon, Éros se dérobe. Ne pas connaître par cœur les postes du compte d’exploitation

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a quelque chose de criminel. Ne pas maîtriser les acid ratios qui sont les récifs financiers au large desquels un entrepreneur conséquent doit passer, c’est à peu près comme de commettre une faute morale grave. Or les femmes morales n’aiment pas les criminels. Or toutes les femmes ou presque sont morales. C’est simple : aujourd’hui, si vous voulez séduire, il faut expliquer qu’à HEC, vous lisez des business cases passionnants de la Harvard Business Review dans lesquels, par exemple, un Indo-Norvégien a ubérisé le marché de la maintenance des pho- tocopieurs. Vous racontez ça autour d’un verre de Gruaud Larose, et ça fonctionne, vous aimantez. Une fois que vous aurez séduit l’objet désiré, vous éviterez qu’il vous quitte sèchement pour un godelureau sur un trend de croissance supérieur au vôtre en tapissant votre loft de Rimbaud. Le supplément d’âme vient après, comme un kit d’éter- nelle jeunesse, un examen de rattrapage pour l’âme. Avant, c’était le contraire : l’être aimé était aimanté parce que vous lui récitiez « Le bateau ivre » sous les ponts, et puis vous assuriez le coup en montant un business model soutenable. C’est beaucoup plus intelligent mainte- nant : vous commencez votre existence à « marger » comme un goret, et vous finissez en récitant du Charles d’Orléans et en adepte de la décroissance. Le tout dans l’hypercentre. La poésie et la responsabilité zen, dans des mètres carrés à 12 000 euros pièce.

Le salaud de pauvre, dont l’image de parasitisme et d’hostilité vio- lente envahit les représentations de notre espace politique, ce n’est plus celui qui appartient aux classes dangereuses ou migrantes et que la bourgeoisie tenait à l’œil et dans le viseur de son chassepot ; non !, c’est un individu assez anti-social et moralement méprisable pour négliger de chercher l’effet de levier qu’il pourrait trouver dans ses atouts afin d’augmenter ses revenus. Le type qui n’a pas compris que sa vie consistait à créer de l’argent et à accroître sa productivité pour en augmenter le montant. Ce salaud de pauvre-là peut toujours courir pour s’accoupler. Le bénéfice ou la solitude.

Stendhal disait du Genevois occupé comme une bête de somme à accroître ses revenus qu’il était incapable de concevoir la passion, et qu’il n’aurait rien compris à Fabrice del Dongo, cet Italien fougueux qui jetait l’argent par les fenêtres en poursuivant son désir. Nous y

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études, reportages, réflexions

sommes, sauf que le Genevois, désormais américain, réclame le droit de jouir de l’amour. Qu’il ne connaît que sous sa forme symptoma- tique : jolie fille, jolis atours, jolie situation.

L’interpénétration du business et de la chose amoureuse n’a rien de neuf, mais du moins il était réservé à des monstres sociaux – aris- tocrates florentins, capitaines d’industrie, robins cyniques – dont le peuple voyait avec effroi qu’ils mettaient leurs âmes en grand péril. Il est désormais permis de vivre comme un Médicis du bas en haut de la société : le fun érotique a pour enjeu la défonce consommatrice.

Bref, puisque nous sommes devenus définitivement gallo-romains, je veux dire franco-américains, en élisant Emmanuel Macron, nous allons vivre dans un monde où l’amour ne sera plus un mystère, mais un bien. Au moins, chacun saura à quoi s’attendre : à se faire plaquer quand il sera hors marché. Quand l’offre du bien qu’il apporte au marché sera à un prix trop élevé.

En dehors de la zone d’intersection entre l’offre et la demande, il entrera dans la sphère de la domination si ce qu’il procure est réservé aux pouvoirs d’achat hors normes, et dans celle de la compassion si sa proposition ne trouve pas preneur.

J’en tire une amère satisfaction : mon Master in Business Admi- nistration n’est plus ce diplôme infâmant que je cachais dans mon curriculum et que je ne croyais destiné qu’à me permettre de rattraper discrètement l’argent derrière lequel ce monde idiot me fait courir.

C’est devenu beaucoup mieux que ça : ce parchemin est mon brevet de gallo-romanité macronienne. Et quelque chose comme mon capital érotique, ce que je ne soupçonnais pas. L’amour, en passant de l’idéal du sacrifice à celui de la transaction, est devenu méprisable. Il n’y a rien de plus inutile et passif que de mépriser. Il faut aimer cet amour méprisable.

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