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Quand les services de renseignement repensent la guerre.

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Quand les services de renseignement repensent la guerre :

Elément d’une archéologie de la « sécurité nationale »

(Etats-Unis, 1919-1941)

Alexandre Rios-Bordes

Résumé

D’où vient la « sécurité nationale » ? De la genèse de ce concept extraordinairement équivoque, on ne sait pas grand-chose, sinon ce que la littérature historique a établi depuis longtemps, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un produit américain des premiers temps de Guerre froide, inspiré par l’expérience du conflit mondial et dicté par la confrontation avec l’Union soviétique, accompagnant l’intégration de ce qu’on allait justement appeler l’« appareil de sécurité nationale ». Sans rien nier de l’importance de ce moment charnière, le présent article se propose d’ouvrir une nouvelle piste, en s’intéressant à ce qui se joue discrètement, un quart de siècle plus tôt, au sein des deux modestes services de renseignement des forces armées, la Military

Intelligence Division (MID) et l’Office of Naval Intelligence (ONI). À partir de leçons

spécifiques tirées de l’expérience de la « guerre moderne », on y opère la rupture définitive, théorique et pratique, avec quatre distinctions centrales dans la pensée militaire : la guerre et la paix, le militaire et le civil, l’intérieur et l’extérieur, l’ami et l’ennemi. Notre hypothèse est que, ce faisant, les services de renseignement ouvrent silencieusement mais concrètement la voie à cette forme de rationalité gouvernementale que l’on désignera bientôt par le concept de « sécurité nationale ».

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Ca y est : la « sécurité nationale » en a fini de traverser l’Atlantique. Non que les Européens aient jusque-là ignoré son existence : l’usage de l’expression s’était depuis longtemps répandu par nos contrées et animait réflexions et débats ; mais, portée par un contexte éminemment favorable, ce n’est que récemment qu’elle a achevé de conquérir nos rivages – et singulièrement les ordres juridiques nationaux –, et d’enterrer ses adversaires conceptuels, à commencer par celui désormais assujetti de « défense nationale1 ». Cette

« révolution silencieuse » est évidemment tout sauf anodine et il y aurait beaucoup à écrire à ce sujet. On se bornera à dire ici, pour reprendre le judicieux qualificatif de Bary Buzan, qu’elle implique un concept des plus « puissants2 » qui, une fois installé dans le droit national, les usages bureaucratiques, le débat public, étend de manière considérable les domaines, les situations, les espaces où le pouvoir – les pouvoirs – peuvent s’exercer de façon

structurellement extraordinaire3, modifiant ainsi le périmètre d’exercice des libertés et des droits fondamentaux, les relations et l’équilibre entre les branches de pouvoir constituées, l’organisation et le fonctionnement de l’appareil d’Etat et, périodiquement, le déroulement du débat et de la compétition politiques – toutes choses constitutives, à divers titres, de la nature démocratique des régimes politiques.

Or, si la « sécurité nationale » fait depuis un demi-siècle l’objet d’une quantité extrêmement importante de publications, la notion n’en est pas moins caractérisée par son ambiguïté persistante, une qualité que lui reconnait d’ailleurs peu ou prou la totalité des auteurs qui se sont penchés à son chevet4. C’est pourtant moins d’une absence de définitions que souffre le concept que de la confusion engendrée par leur prolifération, en particulier de définitions académiques devenues ces vingt-cinq dernières années presque aussi nombreuses qu’il est de travaux à vocation didactique ou théorique dans ce sous-champ de l’étude des relations internationales que sont les études stratégiques et de sécurité – cette notion cristallisant largement les antagonismes paradigmatiques et des affrontements théoriques qui le traversent5.

1 Sur le cas anglais, cf. notamment Richard (J.), A Guide to National Security: Threats, Responses, Strategies,

Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 101-111. Sur le cas français : Liberti (F.), Blain (C.), « France’s National Security Strategy », Working Paper, Real Instituto Elcano, mars 2011 ; Warusfel (B.), « La sécurité nationale, nouveau concept du droit français », in Les différentes facettes du concept juridique de sécurité –

Mélanges en l'honneur de Pierre-André Lecocq, Université Lille 2, 2011, pp. 461-476 (à qui l’on emprunte

l’expression de « révolution silencieuse »).

2 Buzan (B.), People, States, and Fear: The National Security Problem in International Relations, Brighton,

Wheatsheaf Books, 1983, p. 4. Buzan n’évoque toutefois que la « puissance politique » de l’expression ; on adopte ici une acception singulièrement plus large du qualificatif.

3 Pour bien se démarquer de l’idée de la pérennisation d’un « état d’exception » mis en avant par les travaux de G.

Agamben (Homo Sacer. II, 1, État d'exception, Paris, Seuil, 2003). L’idée est ici que l’institutionnalisation de la « Sécurité nationale » induit la normalisation d’une zone d’exception substantive et procédurale (constitutionnelle, bureaucratique, judiciaire et, dans une certaine mesure, politique), et non à une pérennisation d’un état d’exception global s’installant dans la durée.

4 Les plumes critiques qui n’ont pas manqué de souligner qu’elle fait son efficacité rhétorique et son utilité pour

des décideurs. Arnold Wolfers lui-même suggère cette idée (Wolfers (A.), « National Security as an Ambiguous Symbol », Political Science Quarterly, 67 (4), 1952, p. 481-502), approfondie dans la période récente par les représentants de l’ « école de Copenhague » (Cf. David (C.-P.), La guerre et la paix. Approches et enjeux de la

sécurité, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 2013 [2000], p. 59).

5 Au point que l’on parle très régulièrement de « concept essentiellement contesté ». Cf. Baldwin (D. A.), « The

Concept of Security », Review of International Studies, 23 (1), 1997, p. 5-26; Balzacq (T.), « Qu’est-ce que la sécurité nationale ? », Revue internationale et stratégique, 52, 2003-2004, p. 33-50 ; Smith (S.), « The Contested Concept of Security », in Booth (K.) (ed), Critical Security Studies and World Politics, Boulder, Lynne Rienner, 2005, p. 27. Pour une approche synthétique de ces débats, voir David (C.-P.), La guerre et la paix…, op. cit., p.

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Mais l’exposition des tenants et des aboutissants de cette bataille normative dépasse de loin l’ambition du présent article et les compétences de son auteur. Tout au plus souhaite-t-on suggérer ici que la vigueur du débat s’explique peut-être en partie par la faiblesse des connaissances historiques disponibles ; et qu’une investigation de ses racines pourrait peut-être, en abandonnant un instant le domaine de la spéculation théorique, contribuer à l’éclairer quelque peu.

Car de l’histoire du concept, on sait étonnamment peu de choses, sinon ce que quelques auteurs ont depuis longtemps établi et qu’une foule d’autres se sont chargés de transformer en vulgate : qu’il s’agit d’une expression née aux Etats-Unis dans l’immédiat après-guerre ; qu’elle se substitue alors à celle de « défense nationale », traduisant l’élargissement des horizons stratégiques dictés par la confrontation avec l’Union Soviétique et inspirés par l’expérience immédiate du conflit mondial, et singulièrement l’établissement de la défense en problématique permanente et globale ; qu’elle accompagne les profonds changements institutionnels engagés pour coordonner et intégrer les différentes composantes de la « mosaïque » d’organisations devant répondre à ce nouveau défi, à commencer par la création d’un Ministère de la défense, d’un Conseil de sécurité nationale, d’une Agence centrale de renseignement6. On aurait donc

affaire à un produit des premiers mois de Guerre Froide, très directement façonné par des préoccupations immédiates et radicalement nouvelles (à commencer par l’entrée dans l’ère atomique) ; on aurait surtout affaire à un objet peut-être inédit dans l’histoire contemporaines des idées : un concept qui s’élabore et précipite en même temps qu’il s’institutionnalise avec une facilité déconcertante, pour devenir en quelques mois le paradigme dominant de l’appareil de défense – et même d’une partie de l’appareil d’Etat – américain7.

On voit bien ce que ce récit des origines peut avoir d’insatisfaisant : si décisif soit le contexte immédiat et si « compétitive » soit la nouvelle expression, quelque chose nous dit que des manœuvres préparatoires furent nécessaires à ce foudroyant triomphe intellectuel et institutionnel. Les spécialistes semblent d’ailleurs souvent hésiter entre la réaffirmation de la franche rupture que constituerait le début de la Guerre Froide et le traçage de généalogies souvent maladroites finissant par minimiser l’innovation notionnelle – quand elle ne lui substitue pas une exploration sémantico-philosophique ou sémantico-historique de chacun des deux éléments du « groupe lexical » opportunément disjoints8. Les principaux travaux

40-45. Sur l’émergence des Security Studies, cf. notamment Buzan (B.), Hansen (L.), The Evolution of

International Security Studies, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2009 (not. p. 8-20).

6 « Mosaïque » : l’expression est employée par l’un des principaux architectes de cette réforme, Ferdinand

Eberstadt (cite par Dorwart (J.), Eberstadt and Forrestal : A National Security Partnership, College Station, Texas A & M University Press, 1991, p. 8). Parmi les grandes références sur la question, cf. Yergin (D.), Shattered Peace :

The Origins of the Cold War and the National Security State, Boston, Houghton Mifflin, 1977, p. 12-13 et

193-201 ; Graebner (N.), ed., The National Security : Its Theory and Practice, 1945-1960, New York, Oxford University Press, 1986, (not. Graebner (N.), « The Sources of Postwar Insecurity », p. 3-36) ; Leffler (M.), A Preponderance

of Power : National Security, The Truman Administration, and The Cold War, Stanford, Stanford University Press,

1992, p. 10-15. Cf. également Zegart (A.), Flawed by Design : The Evolution of the CIA, JCS and NSC, Stanford, Stanford University Press, 1999, p. 12-53.

7 Hogan (M.), A Cross of Iron: Harry S. Truman and the Origins of the National Security State, 1945-1954,

Cambridge, Cambridge University Press, 2000, p. 1-22 ; Friedberg (A. L.), In the Shadows of the Garrison State:

American Anti-Statism and its Cold War Grand Strategy, Princeton, Princeton University Press, 2000, p. 3-8. 8 Parmi les travaux de référence à se livrer à ce type de généalogie, on indiquera l’un des plus cités : May (E. R.),

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historiques sur lesquels ils s’appuient entretiennent la même intuition, qui n’ont pas manqué d’évoquer quelques pistes9. Ces pistes, quelques rares publications ont commencé de les

explorer, déplaçant le regard vers la seconde moitié des années 1930 et le milieu universitaire, où quelques pionniers des études des relations internationales, des études stratégiques et de la géopolitique promeuvent une appréhension élargie des problématiques liés aux conflits et l’intégration de leurs aspects non-militaires – sans toutefois parvenir à établir de manière convaincante comment ces innovations intellectuelles conquièrent si rapidement et si efficacement l’appareil d’Etat. On s’est même essayé à remonter plus loin, voulant voir dans l’agitation propagandiste de la National Security League durant la Première Guerre mondiale des prémices essentielles du concept homonyme – mais sans offrir d’autre lien entre les deux périodes que l’ « évidente similitude » des préoccupations, la sécurité nationale disparaissant, avant de revenir au premier plan après une longue période de sommeil pour occuper le cœur de l’« ordre politique de Guerre Froide10 ».

Une histoire – ou plus exactement une préhistoire – reste donc à écrire, à laquelle on entend ici contribuer en explorant une autre piste. On ne prétendra pas établir une généalogie – impossible à reconstruire, à ce stade –, tout au plus livrer ce qui pourrait faire figure de premier rapport de fouilles archivistiques, fouilles entamées dans une autre intention, mais dont les résultats nous amène à formuler une hypothèse : qu’une partie importante de l’histoire – de la préhistoire immédiate – du concept de « sécurité nationale » se joue dans une strate historique inférieure, dans des lieux encore modestes et très discrets de l’appareil militaire américain. Cette strate, c’est cette période réputée quasi inerte en matière de réflexion stratégique qui suit la Première Guerre mondiale ; ces lieux, ce sont les deux services de renseignement militaire, la Military Intelligence Division (MID) et l’Office of Naval Intelligence (ONI). Là, la compréhension de la nature des conflits armés, de leurs enjeux, de leurs implications a été profondément modifiée par l’expérience du conflit ; là, à partir d’une expérience spécifique, on élabore et adopte une grille de lecture qui étend considérablement la liste des impératifs liés à la défense du territoire et des intérêts extérieurs ; là, on rompt avec la conception « classique » de la guerre en subvertissant, théoriquement et pratiquement, quatre distinctions traditionnellement essentielles : la guerre et la paix, le militaire et le civil, le front et l’arrière, l’ami et l’ennemi. Notre hypothèse est qu’en accomplissant ces quatre opérations, les services de renseignement ouvrent silencieusement mais concrètement la voie à cette forme de

rationalité gouvernementale que l’on désignera bientôt par le concept de « sécurité nationale. »

Beyond Cold War to New World Order, New York, W. W. Norton, 1992, p. 94-114. Pour un exemple récent et

particulièrement éclairant de ce qui tient souvent lieu d’investigation conceptuelle, cf. Prabhakaran Paleri, National

Security : Imperatives and Challenges, New Delhi, Tata McGraw-Hill, 2008, p. 3-41.

9 Jeffery Dorwart signale brièvement, parmi quelques sources d’inspiration de ses deux « partenaires », les écrits

du spécialiste des politiques publiques W. F. Willoughby sur le gouvernement en temps de guerre (Eberstadt and

Forrestal…, op. cit., p. 10, 18-23) ; Daniel Yergin évoque Edward Mead Earle et les fameux séminaires de

l’Institute for Advanced Studies de Princeton (Shattered Peace…, op. cit., p. 194-195) ; Melvin Leffler pointe la popularité et l’influence de l’approche géopolitique (A Preponderance of Power…, op. cit., p. 10-11).

10 Stuart (D. T.), Creating the National Security State: A History of the Law that Transformed America, Princeton,

Princeton University Press, 2008, p. 26-31; Ekbladh (D.), « Present at the Creation: Edward Mead Earle and the Depression-Era Origins of Security Studies », International Security, 36 (3), 2011-2012. Shulman (M. R.), “The Progressive Origins of National Security”, Dickinson Law Review, 104, 2000.

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1. La guerre et la paix : le perpétuel entre-deux

Une remarque préalable s’impose : en raison de leurs fonctions, les premiers spécialistes du renseignement vivent plus tôt que leurs contemporains, plus directement que la plupart des responsables politiques, et même plus concrètement qu’une grande partie de l’appareil militaire, « à l’ombre de la guerre11 ». Comme la quasi-totalité des officiers, ceux-là sont bien entendu et depuis longtemps convaincus de la nature profondément conflictuelle des relations internationales. Cette conviction, qui se décline sous des formes variables, mêlant une sorte d’anthropologie désabusée, un discours sur l’histoire empreint de darwinisme et une sorte de géopolitique qui se veut « réaliste », fait partie intégrante du sens commun militaire : la confrontation est inhérente à la condition humaine, les affrontements scandent la chronique des civilisations et les rapports de force décident du devenir des peuples, la compétition entre les nations est inscrite dans la nature des choses, la guerre son aboutissement toujours possible, sinon probable, et seuls les Etats prêts à livrer bataille peuvent espérer survivre et prospérer. Pour les professionnels des armes, c’est là un horizon indépassable, une réalité première, éternelle, incontestable, que les événements récents n’ont fait que confirmer, à une échelle inédite : le conflit armé, quelles que soient ses causes, est une « phase des relations internationales », et les intérêts, la sécurité, voire l’existence des nations dépendent de leur capacité à se défendre12.

Parmi ceux-là, les officiers de renseignement se distinguent toutefois par un surcroît de « réalisme ». Conséquence de leur familiarité des questions internationales et de leur expérience des choses clandestines, ils se trouvent particulièrement bien placés, à l’issue du conflit et dans les années qui suivent, pour observer la persistance des rivalités internationales, la constance des efforts engagés dans l’optique de futurs affrontements et, en attendant, la perpétuation des menées clandestines. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’ils ne s’abandonnent pas au lyrisme de l’après-guerre, ne se laissent pas abuser par « "la loi morale", "la nouvelle approche", "la conscience de l’humanité", et toutes ces autres choses que l’on dit avoir émergé depuis la Guerre mondiale ». Concrètement, dans les couloirs de la MID et de l’ONI, on ne croit ni à l’établissement d’un quelconque système de sécurité collective, ni à la supposée stabilité garantie par les divers traités. Et l’on n’en fait pas mystère. Sous la plume du lieutenant-colonel Walter C. Sweeney, praticien déjà chevronné du renseignement, l’idée que la diplomatie et le droit international pourraient éteindre ou même simplement contrecarrer les logiques conflictuelles repose sur un postulat tout simplement erroné : « Du fait de l’absence d’une superpuissance capable de punir les nations ignorant les droits d’autres nations ou de protéger les nations des empiètements d’autres, chaque nation [reste] contrainte de se tenir prête à combattre pour ses droits et besoins essentiels si elle espère survivre13. » Quant à la supposée paix perpétuelle instaurée et assurée par les accords conclus sous l’égide des puissances, elle

11 En référence à : Sherry (M.), In the Shadow of Total War: The United States since the 1930s, New Haven, Yale

University Press, 1995 (not. p. 15-44).

12 Sweeney (W. C.), Military Intelligence: A New Weapon in War, New York-Philadelphia, Frederick A. Stokes,

1924, p. 59-62, 80.

13 Sweeney (W. C.), Military Intelligence…, op. cit., p. 60-61. Lorsqu’il publie cet ouvrage, le lieutenant Sweeney

vient de passer l’essentiel des sept années précédentes à œuvrer dans ce domaine, d’abord à la Division renseignement du Corps expéditionnaire américain (AEF), puis comme chef de la Division censure de la MID, et enfin en temps qu’officier de renseignement en charge de la Première région militaire (Boston) de 1921-1924.

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ne résiste pas à un examen lucide, et l’on ne saurait donc exclure – il faut même s’attendre à – d’autres déflagrations de grande envergure dont les ferments sont d’ors et déjà à l’œuvre14.

A ce constat d’instabilité irrémédiable, s’en ajoute un autre, qui sous-tend et anime l’ensemble des réflexions des services : l’implication des Etats-Unis dans des conflits de grande ampleur est dorénavant une éventualité toujours plausible, et même une probabilité vraisemblable à moyen et long terme. On le savait depuis longtemps dans les cercles militaires, en particulier dans les milieux navals nourris aux thèses mahaniennes, et l’éventualité était considérée par les planificateurs depuis près de deux décennies ; la Guerre mondiale a définitivement clôt le débat : étant donnés son statut international, l’ampleur et la dispersion de ses intérêts économiques et commerciaux, et le « rétrécissement » stratégique qu’induisent les constants progrès techniques, l’Amérique ne peut plus raisonnablement escompter s’extraire de l’arène en se repliant sur un territoire continental et un espace hémisphérique autrefois sanctuarisés par les masses océaniques15. Même la poursuite des seuls objectifs traditionnels – et justes – de promotion de l’ouverture commerciale et de l’autodétermination des peuples ne manqueront pas de provoquer des tensions. Les Etats-Unis sont à l’avenir condamnés à se heurter aux ambitions d’autres nations mues par le désir d’étendre leur contrôle sur des territoires, des ressources, des marchés ; ces rivalités vont inévitablement dégénérer en antagonismes, les antagonismes en querelles, les querelles en conflits, dont certains se règleront par l’usage de la force. Et non seulement on peut être amené à décider de défendre par les armes des « intérêts vitaux » lointains, mais on est à tout moment susceptible d’être embarqué dans un conflit majeur par les calculs et les décisions de puissances belligérantes16. De ce point de vue, les Etats-Unis ne sont plus tout à fait maîtres de leur destin, il y aura d’autres guerres, et l’on ne peut même exclure que le territoire continental puisse être directement menacé. En d’autres termes : pour l’Amérique, l’insécurité est désormais un état de fait

potentiel-permanent.

« La leçon pratique qui découle de cette conception appliquée aux relations extérieures des Etats-Unis est : que les Etats-Unis doivent être préparés en temps de paix à passer à tout moment en état de guerre. » C’est un changement de paradigme, qui implique deux choses bien distinctes. Premier point : c’est le requiem de la « sécurité gratuite ». Il est dorénavant primordial d’entretenir et de développer ses moyens militaires, même en l’absence de menace immédiate. Les cadres des services sont sans surprise à l’unisson des états-majors sur ce point, au sein desquels les débats houleux du début des années 1920 sur les grandes orientations stratégiques, tactiques et organisationnelles n’entament jamais le consensus sous-jacent sur le nécessaire investissement en matière de défense. Non seulement cet effort est indispensable à la protection du pays, mais c’est sans doute aussi la meilleure façon de dissuader de possibles adversaires de se risquer à l’affrontement direct. Partant, toute politique qui ne prend pas en

14 Cf. Niblack (A. P.), Why Wars Come; or Forms of Government and Foreign Policies in Relations to the Cause of Wars, Boston, The Stratford Co., 1922, p. 21-22, 165.

15 Sur la planification des conflits majeurs, cf. Steven T. Ross, American War Plans, 1890-1939, London-Portland,

Frank Cass, 2002, p. 23-88, 98-101. Sur les débats publics: J. W. Chambers, “The American Debate over Modern War, 1870-1974” in Boemeke (M.), Chickering (R.), Förster (S.), eds, Anticipating Total War: the German and

American Experiences, 1871-1914, Washington, DC, German Historical Institute / New York, Cambridge

University Press, 1999.

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compte l’éventualité d’un conflit majeur témoigne d’une naïveté déconcertante, toute réduction durable des moyens de défense confine à l’inconséquence coupable. Dès qu’ils en ont l’occasion, ceux-là plaident – et plaideront sans relâche durant les années 1920 et 1930 – pour le maintien, puis l’accroissement des moyens de l’armée de terre et de la marine17.

Mais la contribution des services de renseignement se veut être beaucoup plus directe et décisive que la revendication budgétaire. Etre constamment prêt à la guerre n’implique pas seulement d’accumuler indéfiniment et indifféremment des moyens humains et matériels de défense, explique-t-on ; encore faut-il être en mesure d’identifier ses possibles adversaires, d’évaluer leurs forces, de déterminer leur stratégie et de prévoir leurs agissements – autrement dit : d’anticiper –, non seulement à court terme, afin de s’épargner les conséquences désastreuses de l’effet de surprise, mais aussi à long terme, pour effectuer les bons choix en matière organisationnelle, stratégique ou industrielle – et même à moyen terme, pour estimer le niveau de mobilisation approprié en cas de montée des tensions ou de déclenchement des hostilités. Toute « armée moderne » se doit donc de disposer de son propre « système d’information », c’est-à-dire d’un service de renseignement collectant en permanence, dans une perspective militaire, les données « qui pourraient être utiles en temps de guerre » sur « les nations étrangères qui pourraient devenir ses ennemis ». C’est là toute l’utilité des services : être les yeux et les oreilles des forces armées, accumuler et « digérer » des données pour produire des analyses prospectives pour alimenter les décideurs civils et militaires en éléments pertinents18. Ceci posé, deux choses coulent de source : puisque « les ennemis potentiels sont légion et la guerre est toujours possible, pour ne pas dire inévitable », cette tâche ne saurait être interrompue, ce d’autant, renchérit A. Niblack dans un courrier au ministre de la marine daté de janvier 1922, que l’on réduit les effectifs et les matériels : il est dès lors plus crucial encore de se tenir au courant des évolutions techniques et tactiques des puissances étrangères, comme des actions menées contre le pays ; et, bien entendu, puisque des conflits de toute nature peuvent éclater un peu partout qui pourraient impliquer les Etats-Unis – ou, du moins, rendre nécessaire une évaluation stratégique de la situation – l’effort ne connaîtra pas de frontière : le « monde entier est un théâtre d’opération19 ».

Voilà l’élément « racine », la première des ruptures conceptuelles à laquelle appellent les services : le monde est irrémédiablement instable, les logiques antagonistes dominent les relations internationales, la guerre est un aboutissement possible, sinon probable, des rivalités

17 Sweeney (W. C.), Military Intelligence…, op. cit., p. 62, 72-73, 81-82. L’expression de « sécurité gratuite » est

de l’historien C. Vann Woodward, citée dans Trask (D. F.), « Military Imagination in the United States, 1815-1917 », art. cit., p. 329.

18 Les expressions citées sont tirées de: Sweeney (W. C.), Military Intelligence…, op. cit., p. 2-3, 62, 84-85); “The

Doctrine and Practise of General Staff Intelligence, Lecture Delivered at the General Staff College by Colonel Charles H. Mason, Washington, DC, 23 October 1919”, Military Historical Institute, LeRoy W. Yarborough Papers, Box 2 (ci-après “Yarborough Papers”). Pour frapper les esprits, les responsables des services usent et abusent des métaphores de l’aveuglement et de la surdité. Cf. par exemple : Churchill, “MID and How It Works”, sans date (c. 1921), Yarborough Papers, Box 2; “Naval Intelligence by Commander Claude B. Mayo, U.S. Navy, Lecture Delivered at the Army War College”, 25 September 1924, Military Historical Institute, Army War College Lectures, U413 Q7 (ci-après “AWC Lectures”).

19 Niblack to SecNav, via DNI, 5 January 1922, 996/3409, RG 38 E 78, ONI, Confidential “Suspect” Files,

1913-1924, Box 8; “The Military Intelligence Division, War Department, General Staff, Lecture by Brig. General M. Churchill, G. S., 4 September 1919; C. H. Mason, “Doctrine and Practise”, Yarborough Papers ; “The Military Intelligence Division, War Department General Staff, by Col. Stanley H. Ford, January 6, 1928”, AWC Lectures.

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et des désaccords ; les Etats-Unis, devenus puissance de premier plan, participent qu’on le veuille ou non de cette arène, ce qui signifie que la paix est forcément transitoire, un conflit majeur toujours possible, l’insécurité militaire désormais permanente ; les forces armées doivent donc constamment anticiper ces conflits potentiels et s’y préparer de manière adéquate, et de ce fait continuellement collecter, accumuler et interpréter des informations pour permettre une analyse informée des situations auxquelles on pourrait être – on sera vraisemblablement, on sera bientôt – confronté. Les yeux doivent rester ouverts et les oreilles aux aguets. En matière de renseignement militaire, la ferme séparation entre la guerre et la paix est largement abolie : les services sont – se veulent – fonctionnellement installés dans un perpétuel entre-deux

guerres.

2. Le militaire et le civil : la « guerre moderne »

Or, et c’est la grande leçon de la Première Guerre mondiale, ces guerres futures ne ressembleront plus aux conflits du passé. « La guerre moderne, écrit le lieutenant Walter Sweeney, a développé [le concept de] la "nation en armes" dans tous les sens du terme ». « Jusqu’à présent, la guerre était livrée par les armées plutôt que par les nations […]. Dans une période relativement récente encore, [les premières] partaient pour le théâtre d’opérations, combattaient et menaient leurs campagnes, tandis que la masse de la population restait chez elle, poursuivant ses occupation ordinaires, n’étant souvent qu’indirectement intéressée par les opérations militaires […]. La guerre moderne a changé tout cela (…), en particulier en raison de l’immense développement des moyens de transports et des progrès scientifiques en matière de communication. Ces facteurs ont rendu possible l’utilisation de la totalité des ressources militaires de la nation dans la conduite de la guerre, et parce c’est possible, cela devient nécessaire si l’on veut remporter la victoire20. »

L’idée n’est certes pas nouvelle, qui avait même fait l’objet de débats publics avant la guerre21 ;

et, même si l’influence de la littérature stratégique est sans doute plus limitée et plus tardive parmi les officiers américains que parmi leurs confrères européens, les plus érudits, ceux qui avaient reçu une formation militaire théorique (tel Walter C. Sweeney) n’ignoraient pas grand-chose de ce que nombre d’ouvrages, en particulier allemands, dans le sillage de Clausewitz, pouvaient depuis longtemps apprendre sur le sujet22. Il ne faut pourtant pas négliger ce que peut changer dans les esprits le passage d’une connaissance livresque à une expérience directe, concrète, prolongée avec les diverses facettes d’une conflagration majeure – en particulier pour des individus qui n’avaient finalement eu à mener jusque là que de courtes interventions contre

20 Sweeney (W. C.), Military Intelligence…, op. cit., p. 61, 68-69 (nous soulignons).

21 Chambers, “American Debate over Modern War”, in Boemeke (M.), Chickering (R.), Förster (S.), Anticipating Total War…, op. cit.

22 Walter C. Sweeney est en quelque sorte un “produit” de l’éducation militaire dont l’essor s’accélère pendant le

conflit mondial : diplômé de l’Army School of the Line (1912), de l’Army Staff College (1913) et de l’Army War

College (1920). Sur ces questions, cf. Trask (D. F.), « Military Imagination in the United States, 1815-1917 », art.

cit., p. 327-342; Challener (R. D.), Admirals, Generals, and American Foreign Policy, Princeton, Princeton University Press, 1973, p. 12-45 ; Weigley (R. F.), History of the U.S. Army, New York, Macmillan Co., 1967, p. 272-298, 314-341. Sur l’influence de Clausewitz : Bassford (C.), Clausewitz in English : The Reception of

Clausewitz in Britain and America, 1815-1945, New York-Oxford, Oxford University Press, 1994 (en particulier

p. 50-55, 116-121, 152-176). Avant 1914 déjà, les planificateurs de l’armée de terre savaient devoir prendre en compte les capacités de mobilisation et les contraintes matérielles et logistiques, donc les questions de production, d’accès aux ressources, de transport. Cf. Miller (E. S.), War Plan Orange: The U.S. Strategy to Defeat Japan,

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de modestes adversaires. Les forces armées américaines ont pour la première fois fait l’expérience d’un affrontement à grande échelle qui a mobilisé, bien au-delà des professionnels en uniformes, l’ensemble des sociétés, une « guerre totale » dont on a bien compris qu’elle s’est en partie jouée très loin du front, à l’arrière, dans les usines et les fabriques, dans les communautés locales, dans les têtes23. L’appréhension de la nature et des implications des conflits en a sans aucun doute été profondément modifiée.

A entendre les responsables des services en tout cas, il y a bien un avant et un après, et c’est durant ces quelques mois que l’on a véritablement pris conscience de ce que recouvre cette « guerre moderne », et notamment de ses aspects non-militaires. « Avant la Guerre mondiale, confie le chef du renseignement naval, le capitaine Luke McNamee, nous savions vaguement ce qu’enseignait Clausewitz – que la guerre n’était plus une lutte entres des armées et des marines, mais un conflit entre nations en armes où chacune des ressources étaient mobilisées dans l’une des quatre armes, à savoir les armes militaire, politique, économique et psychologique. » Mais on n’en avait pas vraiment tiré toutes les conséquences et il est heureux, note-t-il, que les Etats-Unis aient bénéficié d’un peu de temps et ne soient entrés dans le conflit qu’une fois la situation stratégique stabilisée par les alliés. A la MID, le son de cloche est le même : on ne se laissera plus surprendre, on est dorénavant totalement gagné à l’idée que les guerres ne sont plus seulement affaires de campagnes et de batailles, de stratégies et de tactiques, d’effectifs et de matériels ; qu’elles ont également à voir avec les systèmes de gouvernements et les choix politiques, les capacités économiques et productives, la mobilisation des masses ; que les inévitables conflits ne se joueront plus seulement sur les fronts armés, mais au moins autant, si ce n’est plus, à l’arrière, sur les « fronts intérieurs » 24.

Force est de constater en tout cas que cette tétralogie de « facteurs » – militaire, politique, économique, psychologique – est alors un passage quasi obligé, une sorte de répertoire analytique incontournable de tout exposé sur la « guerre moderne ». On commence par rappeler que, bien entendu, les moyens militaires, c’est-à-dire le nombre d’hommes, leur entraînement, leur organisation, la quantité et la qualité des équipements et matériels, continuent de jouer un rôle crucial, puisqu’en cas de confrontation directe, c’est bien toujours sur le front que se fait in fine la décision. Mais, explique-t-on en substance, ce « facteur militaire » est corrélé et, dans une certaine mesure, subordonné à un ensemble d’éléments non-militaires eux-mêmes intimement liés les uns aux autres. La capacité militaire d’un Etat est évidemment déterminée par l’économie au sens large, puisqu’un pays ne peut se préparer à la guerre, puis soutenir l’effort nécessaire à un conflit « moderne » qu’à condition de pouvoir se procurer et livrer les indispensables fournitures militaires, donc de disposer de capacités de

23 Ce qui nous intéresse ici, c’est bien entendu la perception des acteurs. On n’entrera donc pas dans le débat sur

l’usage du concept de « guerre totale » dans la littérature historique. Sur ce point : R. Chickering, “Total War: The Use and Abuse of a Concept” in Boemeke (M.), Chickering (R.), Förster (S.), eds, Anticipating Total War…, op.

cit. Sur les changements de perspectives au plus haut niveau, cf. R. Weigley, « Strategy and Total War in the

United States » in Chickering (R.), Förster (S.), eds, Great War, Total War, Combat and Mobilization on the

Western Front, 1914-1918, Washington, DC, German Historical Institute / Cambridge-New York, Cambridge

University Press, 2000.

24 “Lecture delivered by Captain Luke McNamee at the Naval War College, September 7, 1922, Naval Intelligence:

A Consideration of Some Special Features”, 429, RG 80, GB, Subject File, 1900-1947, Box 150-151. Voir également les remarques similaires de M. Churchill dans “MID and How It Works”, sans date (c. 1921), Yarborough Papers.

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production adaptées, d’une main-d’œuvre disponible, des matières premières indispensables, de productions agricoles en quantité et d’infrastructures de transport et de communication adéquates – et de pouvoir les consacrer partiellement à ses forces armées sans provoquer de déstabilisation majeure. Ce sont ces ressources naturelles, matérielles et humaines qui, à condition d’être « converties sous une forme immédiatement utilisable pour la guerre », fondent la « puissance militaire » (military power) – ou du moins la « force maximale » (maximum

strength) des forces armées ; la « force effective » (effective strength) est toutefois conditionnée

par deux ensembles de facteurs supplémentaires. Premièrement, il faut prendre en compte une série d’éléments « politiques » externes – la position géographique, les relations avec les nations alliées, voisines, neutres – et surtout internes :

« Par le passé, lorsqu’une fraction seulement des ressources militaires d’une nation étaient nécessaires à la conduite des opérations militaires, une guerre pouvait être menée par les gouvernants sans se soucier de savoir si elle était approuvée et soutenue par la nation entière. Aujourd’hui, puisqu’il est requis qu’une nation abandonne tout le reste pour consacrer entièrement son énergie à la poursuite de la victoire, la guerre doit être telle que le peuple accepte de la mener. »

Le degré de soutien populaire au conflit, mais aussi, entre autres, le type de gouvernement, sa légitimité, son aptitude à maintenir la stabilité intérieure, jouent clairement sur sa faculté effective de mobilisation militaire et économique. Deuxièmement, il faut justement considérer les composantes « psychologiques » susceptibles d’agir sur les actions et les réactions des « masses », donc d’affecter tout ce qui précède, et qui comprennent pêle-mêle le « tempérament » des populations, l’existence de conflits raciaux, les amitiés ou inimitiés traditionnelles25.

Etape suivante : l’intégration de ces « facteurs » modifie inévitablement le périmètre de l’analyse stratégique, et il faut impérativement se débarrasser des ornières du passé pour prendre en compte une réalité plus vaste et nécessairement plus complexe, autour de ces facteurs qui « sont si imbriqués, assure le capitaine de vaisseau et Directeur du renseignement naval Luke McNamee, qu’aucun plan de guerre sensé ne peut être élaboré sans une estimation attentive de toutes les informations concernant chacun [d’entre eux] »26. Dans la bouche d’un « théoricien »

comme le colonel Charles H. Mason, la réflexion prend un tour systématique. Il y a quatre « armes » pour « contrôler les affaires internationales par la compétition pacifique ou le conflit armé », martèle-t-il août 1919, et « ces quatre [armes] sont les actions militaires, économiques, politiques et psychologiques ». Le problème est simple : la guerre se gagne ou se perd sur ces quatre terrains. Lorsque l’on s’atèle à déterminer une situation stratégique donnée, il faut donc être en mesure d’évaluer la situation des différents acteurs dans ces différents domaines. Une fois ces évaluations effectuées, il est possible de produire l’analyse stratégique proprement dite, c’est-à-dire les considérer à la lumière de quatre coefficients variables : 1) la combinaison de ces facteurs entre eux, 2) la détermination des Etats-Unis à agir, 3) la détermination étrangère à faire de même, et, enfin, 4) l’« Hypothèse de vie, sur laquelle les individus et les nations fondent l’action, comme le destin, la providence, la chance, la destinée et autres ». Au final, « l’application de ces (…) variables aux quatre facteurs énumérés produit la solution à

25 Sweeney (W. C.), Military Intelligence…, op. cit., p. 69-74.

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l’équation stratégique à chaque instant » ; et c’est sur cette analyse compréhensive, cette « équation » formalisée, que les décideurs pourront fonder leurs décisions diplomatiques et militaires.

De ce constat, les professionnels du renseignement tirent la conséquence logique : pour « connaître, comprendre et prévoir les capacités et les intentions des belligérants potentiels », il faut rassembler un maximum de données pertinentes bien au-delà du seul domaine strictement militaire27. Pour dire les choses simplement : compter les divisions et les navires, évaluer la portée des canons et le tonnage de la flotte des adversaires ne suffit plus – c’est capital, mais cela ne suffit plus.

« Prenant en compte ces réalités, écrit Marlborough Churchill, la Division du renseignement militaire a adopté la maxime selon laquelle la situation de n’importe quel pays n’est pas entièrement comprise tant que les quatre facteurs – militaire, politique, économique et psychologique – ne sont pas compris. »28 Il ne s’agit pas seulement de pétitions de principe. Au sein de la MID en particulier, la section de renseignement extérieur (MI-2) a été dès l’origine organisée selon cette perspective : ses effectifs ont été répartis en trois, puis très vite quatre sous-sections dédiées à chacun des « facteurs stratégiques », subdivisées à leur tour par grandes zones géographiques. Au sortir de la guerre, en dépit des multiples problèmes générés par cette répartition thématique, l’influence organisationnelle et intellectuelle du modèle est encore renforcée. Non seulement le responsable de la branche, le colonel C. H. Mason, confirme cette répartition des tâches à l’été 1919 – rappelant que chaque entité est appelée à contribuer, à raison de sa spécialité, à la rédaction et à la mise à jour quotidienne des principales productions de la Branche –, mais il impose au même moment à l’ensemble de la structure du renseignement militaire l’utilisation d’un « Index stratégique » construit autour de cette même conception et de ce même vocabulaire29.

Cet « Index stratégique » vaut que l’on s’y attarde un instant. Il décompose la classification des données collectées – et à collecter – autour des quatre facteurs stratégiques centraux, chacun faisant l’objet d’une arborescence décomposant les grands axes en sous-thèmes successifs pour aboutir à pas mois de cent-vingt-et-un items numérotés (soit quatre cent quatre-vingt-quatre au total) :

 Le traitement du « facteur combat » est sans conteste le plus « classique » : trois sous-thèmes – « puissance militaire », « puissance navale », « localisation géographique » – doivent permettre d’évaluer le potentiel strictement militaire du pays concerné, c’est-à-dire la structure, l’équipement et l’efficacité de ses forces armées, ainsi que les avantages et inconvénients relevant de sa situation spatiale, de sa topographie et même de son climat.

27 Memorandum n° 137, “Strategic Index”, August 14, 1919, 10560, RG 165 E 65, MID, Security-Classified

Correspondence (ci-après “MID, Security-Classified Correspondence”), Box 3515; S. H. Ford, “The Military Intelligence Division”, AWC Lectures. Voir également : Lecture by Captain Luke McNamee, “Naval Intelligence”, RG 80, Subject Files.

28 M. Churchill, “MID and How It Works”, Yarborough Papers.

29 Memorandum 142, 22 août 1919, MID, Security-Classified Correspondence, Box 3515. Sur l’organisation de la

MI-2 pendant la guerre, cf. Bidwell (B.), History of the Military Intelligence Division, 1775-1941, Frederick, University Publications of America, 1986, p. 150-159.

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 Le pan « économique » est envisagé avec une précision redoutable : les « ressources », en matières premières brutes, animales et énergétiques, en capacités de production industrielle, en produits alimentaires ; la « distribution », c’est-à-dire les équipements de transport, des infrastructures de communication et les possibilités de financement (les réserves en or, la situation du crédit et jusqu’à la structuration du système bancaire) ; les données « humaines » (humanity), en termes quantitatifs – les effectifs combattants, productifs et « inutiles » – et qualitatifs – santé, aptitudes physiques, efficacité au travail.

 En matière « politique », on invite à considérer trois domaines distincts : les « intérêts » tout d’abord, qui comprennent à la fois les intérêts « individuels » des gouvernants, de leur entourage, des personnalités éminentes, ceux des principaux « groupes », partis et organisations « politiques », « castes » (« civiles, militaires, religieuses ») et « classes » (« sociales, commerciales, main-d’œuvre »), ainsi que les intérêts « constitués », par exemple des milieux d’affaires ; l’élément « sociologique » ensuite, terme nettement plus ambigu par lequel il faut visiblement entendre l’influence des grandes tendances idéologiques distinguées en orientations « individualistes » (anarchisme, égotisme, moralisme) et « collectivistes » (souverainisme, libéralisme, socialisme) ; le paramètre ethnique enfin, envisagé à la fois du point de vue « racial » – les types raciaux représentés, leurs histoires, leurs qualités intellectuelles, physiques, morales – et « culturel » – langue(s), coutume(s), religion(s) –, ainsi que les aspirations politiques, la répartition (dans la société, la main-d’œuvre, les forces armées) et la structuration en organisations politiques ou syndicales des différents segments.

 Le quatrième et dernier ensemble décline, dans un classement significativement un peu plus flou, les types d’information devant permettre d’approcher les traits « psychologiques » des nations : le degré d’intelligence (individuel, racial, national), l’impact de l’environnement et le niveau éducation, les repères spirituels, « sensuels » et scientifiques conditionnant la relation à la vérité, à la superstition, à l’erreur, les dimensions religieuses, émotionnelles et jusqu’aux modes dominants de perception des phénomènes et des événements.

Voilà, selon Charles Mason, l’« idéal [de connaissance] qui ne peut peut-être pas être réalisé, mais en direction duquel le service doit toujours tendre30 ».

Ce document – qui, répétons-le, n’est en aucun cas un exercice spéculatif, mais bien un outil de travail imposé à l’ensemble de la Division afin d’uniformiser la collecte, le traitement, le classement des informations et de faciliter l’élaboration de ses productions synthétiques – dit l’influence profonde de cette conception multifactorielle et le degré de raffinement auquel le service de renseignement de l’armée de terre croit nécessaire de la porter. Il montre surtout à quel point on entend divorcer d’une approche strictement militaire, pour hisser, au moins formellement, les facteurs « civils » à un statut équivalent parmi les préoccupations du service.

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C’est évidemment, en matière de renseignement, l’aboutissement de la réflexion alors menée sur les implications de la « guerre moderne » : si celle-ci est « totale », au sens où elle mobilise l’ensemble des ressources, des moyens, des énergies des nations, alors le renseignement doit se concevoir comme un programme de connaissance « totale » des adversaires potentiels. C’est à une investigation approfondie des nations, des sociétés, des peuples que l’on doit se livrer pour déterminer le potentiel – et, en cas de guerre, les facultés de mobilisation et de résistance – des gouvernements, de l’économie, des masses adverses.

Ces ambitions sont rapidement revues à la baisse et, faute de moyens, la MID abandonne l’usage de cet index. L’essentiel n’en subsiste pas moins : cette conception élargie du renseignement s’est ancrée dans les services, qui n’en divorceront plus. Pour la MID, le renseignement restera, durant les deux décennies suivantes, « le produit résultant de la collecte et de l’évaluation scientifiques et systématiques d’informations sur les facteurs géographiques, politiques, économiques, psychologiques et militaires de tout pays dans le but d’arriver à une conception aboutie de sa capacité militaire et de ses intentions31 ». Quant au Bureau du renseignement naval, où l’on n’a pas trouvé trace d’une formalisation aussi poussée de la problématique « renseignement », il adoptera néanmoins et conservera une définition à peu de choses près similaire : le renseignement ministériel (Navy Department Intelligence), dit ainsi le manuel de l’ONI en 1933, est « le produit de la collecte et de l’évaluation scientifique d’informations sur la situation politique, économique, sociale et psychologique, militaire, aérienne et navale, et géographique d’une nation donnée, dans le but d’atteindre une appréhension précise de sa force et de ses efforts navals et une estimation des intentions initiales de ses forces navales en cas de guerre32 ».

Résumons : les confrontations armées futures – possibles, sinon probables, voire inévitables à plus ou moins long terme – prendront la forme de guerres « modernes », c’est-à-dire non pas seulement d’un affrontement de forces armées sur des champs de bataille, mais plus largement d’une collision entre des nations, des peuples, des sociétés au moyen d’instruments militaires et non militaires. L’anticipation et la préparation ne peuvent donc être fondées que sur une intelligence globale des problèmes internationaux, et singulièrement de la situation, des capacités et des intentions des possibles adversaires, prenant en compte, au-delà de l’aspect strictement militaire, un ensemble de facteurs – politiques, économiques, sociaux, psychologiques – déterminant la conduite et les facultés des nations. La curiosité militaire doit de ce fait s’exercer bien au-delà de son périmètre initial, l’objectif devant dorénavant être d’accumuler le maximum de données militaires et non militaires pour être en situation de jauger les adversaires potentiels, de prévoir leurs initiatives et de planifier les réponses adaptées. Au sein des services et en matière de renseignement, une deuxième digue conceptuelle traditionnelle, celle qui sépare le militaire et le civil, est rompue.

31 Définition de Stanley H. Ford dans “The Military Intelligence Division”, AWC Lectures. La mention des tâches

de la branche renseignement à la veille de Pearl Harbor : Bidwell (B.), History of the Military Intelligence

Division…, op. cit., p. 263.

32 ONI-19, ONI Intelligence Manual, 1933, § 2004-2005 (cité dans Wyman H. Packard, A Century of Naval Intelligence, Washington, Department of the Navy, 1996, p. 144).

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3. L’intérieur et l’extérieur : la connaissance de soi

« La collecte de renseignement militaire requiert l’investigation de pratiquement tous les domaines », confirme Stanley H. Ford en 1928, avant d’ajouter immédiatement : « et de tous les pays33 ». Tous les pays du monde ? Oui, il faut prendre au mot le chef du renseignement militaire : « tous les pays », y compris le sien, car on ne saurait évidemment évaluer les capacités et les intentions des ennemis potentiels que de manière relative, en rapportant la situation de l’adversaire à la sienne. Les orientations diplomatiques et stratégiques, les préparatifs et les arbitrages logistiques et industriels et, plus tard, les choix tactiques dans la conduite des opérations militaires dépendent autant de la juste appréciation de ses propres forces et faiblesses que de la connaissance de celles de ses rivaux. Le basculement, inévitable si l’on suit le raisonnement qui précède, n’en est pas moins fondamental : c’est cette fois son propre pays qui doit être systématiquement évalué de manière « stratégique », ses forces armées, son gouvernement, ses ressources, son appareil productif et sa population être entendus comme des éléments factoriels de son « équation » – avec toujours, en point de mire, l’éventualité de l’implication dans une guerre « moderne » et, en attendant, la nécessité de s’y préparer. Là encore, on ne peut pas dire que l’idée soit véritablement nouvelle ; mais là encore, ce qui change, c’est le caractère systématique de cette préoccupation, sa centralité dans le raisonnement adopté et promu par les services, et les conclusions qu’ils en tirent en matière de renseignement.

Soit par exemple le tableau consacré à la situation stratégique des Etats-Unis publié dans le classé « confidentiel » Monthly Information Bulletin de l’Office of Naval Intelligence en décembre 1923. L’analyste se montre d’emblée plutôt confiant quant aux « fondamentaux » américains. D’un point de vue strictement militaire, la situation est plus que satisfaisante. Avec une population de cent onze millions d’habitants (dont près de cent millions de Blancs, onze millions de Noirs et six cent soixante-quinze mille « autres »), le pays affiche une situation démographique qui le met dans une position indéniablement favorable : on peut compter sur une masse mobilisable estimée à huit millions d’individus – un chiffre pouvant même être porté à plus de seize millions sous des délais assez brefs. L’armée comme la marine sont dans une situation correcte, même si les effectifs entraînés sont nettement insuffisants et les limites imposées par les accords navals internationaux sont défavorables aux Etats-Unis à moyen terme.

Du point de vue économique, la situation est presque excellente. Les ressources en matières premières stratégiques sont suffisantes dans la plupart des cas pour assurer l’autosuffisance : le territoire recèle des minerais en quantité ; les réserves en pétrole couvrent les besoins, d’autant que l’on peut se garantir en cas de besoin l’accès quasi exclusif aux champs mexicains ; le caoutchouc, de laine, de cuir ne manquent pas ; les productions agricoles sont excédentaires, sauf en sucre, café et thé. Le niveau et l’état des infrastructures sont jugés adéquats : les systèmes de transports sont efficaces, en particulier le réseau ferroviaire, et les systèmes de communications télégraphiques, téléphoniques et radiophoniques sont convenables. En cas de

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conflit de grande importance, la marine marchande peut assurer la continuité des échanges commerciaux, et, si nécessaire, participer au transport de troupes et soutenir activement la Navy. La capacité industrielle globale des Etats-Unis est également satisfaisante, même si les réserves en munitions sont trop faibles à court terme et qu’il faudra quoiqu’il en soit de douze à dix-huit mois pour la mettre efficacement au service de la production de guerre. Quant à la situation financière, elle est « bonne » : les Etats-Unis sont une nation créditrice et le budget est équilibré : « les finances ne seront pas un facteur limitatif de l’effort de guerre ».

Une question préoccupe toutefois plus particulièrement l’auteur : la capacité productive de la nation dépend également la population civile, qui de ce fait constitue un élément essentiel du facteur « économique » :

« La guerre moderne n’est pas simplement un conflit entre des armées et des marines ; c’est plutôt un affrontement titanesque entre des organisations économiques rivales dans lequel la mobilisation des industries nationales est d’une importance égale à la mobilisation des forces combattantes. Le fondement de la structure industrielle d’un pays commence avec la main d’œuvre disponible (manpower) dans la production de matières premières et s’achève avec la main d’œuvre disponible (manpower) dans la fabrication de produits finis. La main d’œuvre (labor) en raison de son lien avec l’industrie est de ce fait l’un des nerfs de la guerre. »

C’est d’autant plus vrai que la « mission de la nation » ne se limite pas à pourvoir aux besoins des forces armées. La « production adéquate » des équipements et matériels militaires dans la « limite de temps » imposée par l’ennemi est certainement le point essentiel, insiste l’auteur, mais la stabilité de l’arrière et la situation générale de l’économie sont également des enjeux de premier ordre. Il est tout aussi essentiel de produire les « choses essentielles à la vie » pour nourrir la partie de la nation qui ne sert pas sous les drapeaux et de maintenir l’équilibre économique afin de permettre la reconstruction après la guerre. A priori, dans le cas des Etats-Unis, rassure-t-il, la quantité de main d’œuvre brute « n’est pas un facteur limitant dans l’avenir immédiat. » Mais l’expérience récente n’en a pas moins montré les nombreuses difficultés qu’entrainent le défaut d’organisation dans la période initiale, le manque de coordination entre les différentes institutions intervenantes, la redondance de leurs efforts dispersés ; il faudra à l’avenir se montrer nettement plus interventionniste34.

Ce type d’analyse n’est ni isolée, ni surprenante, qui reflète – reprend en fait – les réflexions alors menées sur la mobilisation économique et industrielle, sujet qui occupe, au début des années 1920, une place très importante dans les débats relatifs à la préparation d’un nouveau conflit. La conviction de nombreux responsables civils et militaires est faite : la guerre « moderne » fait de la production industrielle – et de l’économie en général – un élément-clef du succès des nations en guerre et de la mobilisation planifiée, dirigée et contrôlée des ressources la solution incontournable. Au sein des forces armées, la question devient un problème en soi, fait l’objet d’études par diverses subdivisions de l’état-major, notamment par

34 “Estimate of the Economic Situation, October 1923”, Monthly Information Bulletin, Office of Naval

Intelligence, December 1923 (RG 38 E 141, ONI, Security-Classified Publications of ONI, 1882-1954, Box 12-18).

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l’Army War College, qui y consacre même des modules d’enseignement. Le National Defense

Act de 1920 confie surtout à une autorité civile, l’assistant-secrétaire à la Défense, la

panification des approvisionnements en matériels militaires et, bien que de manière plus ambigüe, celle de la mobilisation économique et industrielle dans son ensemble. En dépit des résistances, et d’une lente mise en route, cette initiative débouchera, à partir du début des années 1930, sur la rédaction de « Plans de mobilisation industrielle » (Industrial Mobilisation Plans) poussant plus loin les logiques de centralisation et de contrôle. Certaines questions, telles celles relatives à la main-d’œuvre civile, y sont toutefois abordées avec une grande prudence, conséquence du caractère public de documents qui ne manquent pas nourrir les critiques des milieux isolationnistes, pacifistes et radicaux, et qui pourraient provoquer un raidissement des syndicats35.

Si la question économique domine, il en est une autre qui préoccupe presque autant les états-majors, les planificateurs du ministère et, singulièrement, les services de renseignement : le moral de la population. Ce facteur « psychologique », pour reprendre la terminologie précédemment exposée, est jugé d’une importance capitale. De l’adhésion de la population au principe de la guerre, du consentement à l’effort collectif et individuel qu’elle suppose, de l’attitude vis-à-vis des difficultés et des privations qui en résultent, dépend la mobilisation harmonieuse, efficace et durable des autres facteurs clefs. A l’inverse, le mécontentement, les dissensions, les oppositions vont à tous les niveaux entraver, retarder, gripper l’enrôlement des moyens humains et matériels de la nation. L’auteur du texte publié par le Bulletin de l’ONI en décembre 1923 n’oublie pas d’aborder incidemment cette question, de même que les planificateurs du ministère sept ans plus tard qui ouvrent leur premier Plan de mobilisation industrielle en soulignant l’importance du soutien de l’opinion publique en matière productive. Ceux-là restent toutefois évasifs quant aux mesures à prendre, soulignent leur préférence pour des mesures favorisant la coopération volontaire, tout en évoquant le besoin de « façonner [l’opinion publique] par la présentation des informations appropriées ». Ils cherchent visiblement à se dispenser de la polémique que ne manquerait pas de déclencher toute allusion à un programme de propagande d’Etat. Le facteur « psychologique » n’en constitue pas moins un discret objet d’inquiétudes militaires tout au long de la décennie, avant de gagner brutalement en visibilité à la veille du second conflit mondial36.

35 Sur les questions de mobilisation pendant et après la Première Guerre mondiale, nous renvoyons aux travaux

de Paul A. C. Koistinen : Koistinen (P. A. C.), « The “Military-Industrial Complex” in Historical Perspective : World War I », The Business History Review, 41 (4), 1967 ; Koistinen (P. A. C.), « The “Military-Industrial Complex” in Historical Perspective : The Interwar Years », The Journal of American History, 56 (4), 1970 ; Koistinen (P. A. C.),

Mobilizing for Modern War : The Political Economy of American Warfare, 1865-1919, Lawrence, University Press

of Kansas, 1997, p. 288-298 ; Koistinen (P. A. C.), Planning War, Pursuing Peace : The Political Economy of

American Warfare, 1920-1939, Lawrence, University Press of Kansas, 1998, p. 1-71. Cf. également : Glaser (E.),

« Better Late than Never : The American Economic War Effort, 1917-1918 », in Chickering (R.), Förster (S.), Great

War, Total War…, op. cit. ; Yoshpe (H. B.), « Economic Mobilization Planning Between the Two World Wars,

Part I », Military Affairs, 15, 1951 ; Yoshpe (H. B.), « Economic Mobilization Planning Between the Two World Wars, Part II », Military Affairs, 16, 1952.

36 « Estimate of the Economic Situation, October 1923 », loc. cit. Sur la sensibilité publique à la question de la

propagande d’État : Sproule (J. M.), Propaganda and Democracy : The American Experience of Media and Mass

Persuasion, Cambridge-New York, Cambridge University Press, 2005 [1re éd. 1997], p. 22-52 ; Sproule (J. M.),

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Ce qui importe ici c’est que les services de renseignement partagent ces préoccupations liées à la mobilisation, à la gestion et au contrôle du « front intérieur » lors d’un hypothétique conflit futur. Ils ont même très tôt tirés les conclusions qui s’imposent et, sous le sceau du secret, les ont depuis longtemps exprimées avec singulièrement moins de précautions. La « ligne » est très claire : le rôle des autorités est de s’assurer de la bonne mobilisation des quatre « armes », au besoin par la contrainte, et plus précisément d’articuler les considérations strictement militaires avec les trois facteurs stratégiques non-militaires, à savoir la gestion efficace des affaires intérieures, le bon fonctionnement de l’économie et le maintien du moral de la population. Il semble entendu que les militaires, et singulièrement les services de renseignement, sont très probablement – et sans surprise – les mieux placés pour déterminer les exigences internes générées par un conflit ouvert, puis servir d’interface entre les différents acteurs impliqués37. Un officier supérieur de la MID résume en septembre 1920 :

« L’arme militaire est directement mise en œuvre par l’armée ; les armes économiques, politiques et psychologiques sont mises en œuvres par les ministères civils concernés en liaison avec le renseignement militaire, qui est l’organe de l’état-major chargé de la coordination de ces agences civiles, de façon à ce que leur objectifs soient synchronisés avec les objectifs militaires, et vice-versa38. »

Et en attendant que surviennent le moment de l’affrontement ouvert, qu’il soit temps de s’assurer de la mobilisation effective de l’appareil productif et de la population, les yeux et les oreilles des forces armées ne sauraient de toute évidence rester aveugles et sourds à la situation de leur propre pays. Là encore, la conclusion s'impose presque d'elle-même : si la défense des Etats-Unis et de leurs intérêts internationaux dépend d’une série d’éléments internes, militaires

et non-militaires, les états-majors ne peuvent se dispenser de s’y intéresser de près. Il est logique

– indispensable – de s’informer, de collecter et de mettre constamment à jour le maximum de données propres à établir la situation stratégique relative des Etats-Unis, et donc de considérer son propre pays comme on considère les nations tierces, de l’aborder dans le même esprit, de se poser les mêmes questions et, pourquoi pas, d’utiliser la grille d’analyse élaborée pour les puissances étrangères. C’est d’ailleurs très exactement ce que l’on se propose de faire à la MID dans le contexte encore favorable de l’immédiat après-guerre. Dans le mémorandum qui annonce la généralisation de l’usage de l’Index stratégique évoqué plus haut, le colonel C. Mason prend la peine de noter que celui-ci « est également utile pour rendre compte des conditions dans notre propre pays, puisqu’indiquant la nature et l’étendue du renseignement "positif" désiré par la Division du renseignement militaire aux Etats-Unis39 ». On sait ce qu’il adviendra de cet index ; il n’en demeure pas moins que sa généralisation avortée témoigne de l’établissement d’un continuum logique qui justifiera, aux yeux des responsables des services, tout au long de l’entre-deux guerres, l’immixtion des deux services sur le terrain intérieur.

Perspective, New York, Praeger, 1989. Sur la question du moral de la population civile : Herman (E.), The Romance of American Psychology : Political Culture in the Age of Experts, Berkeley-Los Angeles-London, University of

California Press, 1995, p. 48-81.

37 Mason (C. H.), “Doctrine and Practice”, Yarborough Papers.

38 “The Military Intelligence Division, by Colonel Oliver Edwards, Infantry, Lecture delivered at the General Staff

College, September 2, 1920”, “Intelligence Course n°1”, Military History Institute, UB 253, E 26 (1920) 70231.

39 Et dans la liste de pays visés figurent effectivement, entre Ukraine et Uruguay, les « Etats-Unis ». Memorandum

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