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Les sentiers du vieux causse

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Academic year: 2022

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Les sentiers du vieux causse

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DU MÊME AUTEUR : Aux Editions Jean-Pierre Delarge AUGUSTINE ROUVIÈRE CÉVENOLE Prix Broquette-Gonin, de l'Académie française Prix Jeanne Bôujassy, de la Société des Gens de Lettres

LES SENTIERS DU VIEUX CAUSSE : GOUSTA-SOULET

Au « Paysan du Midi » Romans lozériens : DOUCE-AMÈRE LA PASSERELLE

© Jean-Pierre Delarge, Editions universitaires, 1979 ISBN 2-7113-0319-7

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RAYMONDE ANNA REY

Les sentiers du vieux causse

Jean-Pierre Delarge, éditeur 10, rue Mayet, 75006 Paris

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L'été torride déverse des nappes de feu au ras du causse gris. Sec, brûlé, le sol fendillé crisse d'insectes bondissant à la hauteur des herbes courtes rôties de soleil au zénith. La terre rouge des sentiers a l'air de chauffer ses cailloux. C'est la pause, pour les hommes comme pour les bêtes.

Frédéric, étendu sur les dalles de la salle voûtée, regarde dormir Griotte à son côté. Il ouvre et referme les yeux, lentement, savourant toute une paresse de fatigue qui le laisse abandonné sur le rivage du sommeil. Les volets fermés, juste un filet de brise passe aux fentes des fenêtres étroites. L'esprit tranquille, en berger qui a soigné ses brebis avant de songer à sa propre joie, il écoute, terrassé de chaleur, bouger le troupeau dans le silence accablé de la bergerie.

Griotte dort, penchée sur le côté. Jambes allongées sur la pierre fraîche dans une sorte de moiteur. Sa bouche entrouverte fait sur le carreau une tache d'humidité qui tremble sous son haleine. Frédéric s'est dressé sur un coude pour mieux la voir dormir. Toujours surpris de la trouver sans cesse différente et cependant la même. Leur vie est un torrent dont le courant file trop vite.

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Un an déjà que le village au pied du causse et le hameau dans la vallée les ont accompagnés à l'église grise. Dans l'odeur des moissons et celle, indéfinissable, des toisons rases et des étables proches, leur lune de miel s'était confondue avec le soleil ardent du mois d'août.

Le jour du mariage ils avaient quitté leurs maisons : tous ceux qui avaient encore des yeux et des oreilles et une langue bien pendue. Ce jour-là ils l'espéraient depuis si longtemps! Coucut, Noémie et son frère Fernand, Perdigal le chasseur, sans oublier la Bouffio, ce gros mangeur de cochonnaille, qui pense que dans la vie il n'y a que de petits problèmes.

Toutes leurs existences enchevêtrées et finalement réunies en écheveau serré pour célébrer un renouveau ! Des maisons endormies sous les saisons qui ont passé sur elles sans atteindre leur cœur. On dirait qu'elles vivent de toute éternité et que la mort n'existe pas sous l'emprise du Temps. Même en ruines leurs pierres continuent d'attendre, sous les orties, les ronces et le chiendent.

Qu'une fumée se fonde au-dessus d'un toit gris, se mêle au ciel du soir en une respiration de feux de bois, de bêtes confondues et qu'enfin sonne à toute volée la cloche de l'église, la vie surgit, tout recommence. Le hameau, sorti de ses hivers, brûle et flambe de joie. On sent dans l'air une musique de mois d'août, de chants de faux. L'alouette grisolle aux épis et l'amitié se chauffe au soleil en habits du dimanche. La cloche se balance au rythme du ciel bleu percé du cri des martinets, en ballet d'ailes aiguës, de plumes noires fendant l'air.

Et ça sonne et ça carillonne! Un mariage! Le premier depuis bien longtemps !

Des enterrements, Dieu sait combien il y en avait eu en

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peu de temps! Et chaque fois les volets s'étaient fermés pour toujours.

— Encore un qui s'en va, murmuraient ceux qui restaient encore.

Plus beaucoup à demeurer sur leur terre, à s'accrocher à leurs cailloux, à leurs sources pures. De jour en jour ils s'en allaient. Et voilà qu'enfin jaillissait et volait la jeunesse, faisant sortir les vieux sur le pas de leur porte, tout étonnés de reconnaître le frémissement de leurs ans révolus remonter dans leurs membres gourds et les réchauffer jusqu'au mitan du cœur.

Toute la montagne tressaille d'allégresse et jusqu'aux flancs du vieux causse à labours d'herbes rousses, sous les touffes rabougries de l'aspic et du genêt piquant, la terre écoute frémir ses racines.

Noémie n'a pas dormi de la nuit. Longtemps elle a gardé les yeux ouverts sur les choses familières qui brillent dans la pénombre et qu'elle devine à travers l'étendue de ses rêves. Préoccupée, craignant d'avoir oublié le détail qui pourrait, à ses yeux, la déshonorer en ce jour solennel, elle attend l'aube qui résumera pour elle le bonheur. Tous ces espoirs ramassés en elle, retenus si longtemps, portés sur la tête de ces enfants qui sont déjà les siens autant que par la chair, elle ne parvient pas encore à croire qu'ils vont enfin avoir le droit de s'échapper, de bondir librement de cascade en cascade, jusqu'à devenir le courant de deux vies confondues.

Pendant des jours et des nuits elle a pensé à cet instant miraculeux où elle pourra enfin se dire :

— A présent je peux me reposer. Là-haut sur le causse, ma maison va retentir de rires, de jeunesse. Finie la grande solitude, les souvenirs éparpillés aux quatre vents !

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Elle s'est levée avant le jour. Longuement elle écoute la source sourdre de la montagne. Le tronc d'un châtaignier la canalise au creux de son écorce. Elle tombe dans le bassin avec le recueillement des gouttes d'eau qui connaissent le prix de l'été.

Devant Noémie, en pente douce, monte le sentier qui mène à la maison d'un vieux qu'ils ont tous peut-être méconnu : Gousta-Soulet le vieux sanglier solitaire, mort comme savent mourir les bêtes sauvages blessées qui se cachent pour leur dernier sommeil. Mort d'amour pour une enfant trouvée qu'il avait appelée Griotte et qu'on lui avait arrachée. Elle a passé des années loin de la vraie vie ; là où les forts se croient obligés d'enfermer ceux qui sont différents d'eux-mêmes.

Noémie a relevé ses cheveux en couronne sur son visage rond.

— Tu as toujours tes beaux cheveux, lui a dit l'autre jour, avec un peu de mélancolie, son vieil amoureux Paul- dit-lou Coucut, en la croisant à la rivière.

« Coucut parce-que, dit la Bouffio, ce grand bédigas s'est laissé couillonner un jour par une femme de la ville, que personne connaissait, ni d'Eve, ni d'Adam. »

— Comme tout cela perd de son importance! se dit Noémie en se regardant dans la glace.

Ce matin elle a envie d'être belle. Oh! Comme elle le voudrait! Belle comme une vraie mère qui conduit son enfant par la main vers un avenir qu'elle a longuement préparé.

Dehors, Fernand traverse déjà la cour, sa fourche sur l'épaule. Aujourd'hui les chèvres resteront à l'étable. Pas le temps de faire le pastre.

Sur le dossier d'une chaise est posé son costume noir.

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L'unique costume d'une vie. Ou presque. Celui qui accompagne chaque cérémonie. Depuis le mariage — quand vous avez la chance de trouver une femme — jusqu'à la mort dans laquelle il vous suit. Que vous deveniez gros, ou bien maigre et voûté, il restera le double de vous-même. Un uniforme en quelque sorte. Soigné, brossé, avec son veston à l'éternelle mode endossé sur la chemise blanche et la cravate de soie noire, il sera de tous les festins de joie et de chaque fête des morts.

Dans les châtaigniers les oiseaux font un tapage que Noémie écoute comme si elle l'entendait pour la première fois. Jamais encore elle n'avait remarqué combien les hortensias sous les fenêtres étaient bleus. Bleus comme les yeux bleus de Griotte, comme le ciel bleu, comme le ruban bleu qui ceinture le chapeau de paille noire dont l'ombre cachera tout à l'heure ses pleurs de reconnaissance.

Des massifs d'hortensias bleus à foison... Ils ont poussé à profusion, ronds et charnus, dans cette terre de shiste qui suffit à elle seule à leur donner cette couleur de paradis. Ils couvrent les pierres des murailles de bouquets de vierge Marie.

De sa fenêtre Noémie ne peut voir la maison de Gousta- Soulet. Cachée dans les arbres verts, toujours debout au milieu de l'herbe conquérante, elle nargue amicalement sa voisine, la maison de Frédéric qui s'ouvre aujourd'hui sur le triomphe de l'amour. C'est comme une île protégée des hommes, de leur faim, de leur avidité, comme une terre franche dont l'éden resterait encore à découvrir.

On entend chanter un coq. Un autre lui répond, très loin. Un autre encore. Un chien aboie dans les nuages et les sons arrivent à Noémie à travers un brouillard de bonheur,

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doux comme un duvet d'oie des neiges. Plus haut un volet claque.

— Mon Dieu! Déjà! murmure Noémie. Vite! Savoir si Griotte dort encore. Cela m'étonnerait.

Eh! Parbleu! On a respecté les convenances! La petite est chez Noémie depuis quelques jours. Elle couche dans la chambre à côté de la sienne.

— Où serait-elle mieux que chez nous? avait demandé Noémie quand Griotte sortit de l'Institut.

Noémie avance dans la chambre, à petits pas. Sur ses bas. Ses souliers à la main elle descend lestement l'escalier et le parfum du feu monte à elle par les marches usées, l'atteint au cœur. Jamais encore elle n'avait goûté comme aujourd'hui la vérité des choses coutumières, leur profon- deur magique. Tout, en cette matinée prodigieuse, devient nouveauté, découverte.

Griotte, déjà levée, a allumé le feu. Devant la cheminée, entre les cendres chaudes, attend le petit pot brun plein de lait. Sur le trépied la casserole chante doucement au coin de l'âtre.

Debout devant la fenêtre Griotte a l'air d'écouter quelque chose, une chose secrète qu'elle porterait en elle, qui lui appartiendrait, qu'elle voudrait garder, préserver.

Noémie a une hésitation. Chaque fois qu'elle a pu elle a enseigné à Griotte ce qu'elle-même savait depuis toujours : la vie simple, quotidienne, comme de faire la soupe du cochon, le fricandeau, ou de faire téter un chevreau, trop faible pour saisir le pis de sa mère.

Griotte paraissait comprendre et aimer ces tâches pay- sannes, dures, monotones, avec les hivers qui crevassent les mains, les talons et aussi le chemin qui conduit à l'écurie.

Une vie de renoncement, d'acceptation, d'humilité, sans

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robes à danser, sans cinéma, parfois même sans autre compagnie que celles des clarines. Ou du chien et du matou coureur de mulots, tous deux utiles, indispensables.

Cette vie est-elle bien celle qui convient à l'enfant délicate, sensible comme un bouton de fleur sous les gelées? Ne sont-ils pas tous en train de l'engager sur un chemin qui ne la conduira jamais là où elle aura toujours envie d'aller?

Pauvre Noémie! C'est comme un orage qui s'abat sur elle. Comme l'éclair qui foudroie le chêne solide qui semble indéracinable. Elle écoute et regarde. Griotte ne bouge pas mais elle a l'instinct sûr de ceux à qui est accordée la grâce de remplacer leurs sens défaillants par d'autres plus subtils, plus tactiles. Noémie avance d'un pas et vient passer un bras autour de ses épaules.

Dehors le matin clair s'embrase de chaleur, de lumière.

La brise bouge aux vertes frondaisons et respire tout en haut des arbres. Le ciel est plein d'oiseaux, crie et chante à tue-tête. Quand enfin elles osent se regarder, d'un même mouvement se retournant l'une vers l'autre, dans leurs yeux il ne reste plus que le bonheur et la joie d'être ensemble.

— Cette petite ne changera jamais ! soupire Noémie en l'embrassant.

Et cela la rassure. Elle la tient à bout de bras et regarde le petit visage qu'elle connaît si bien. Pas une tache de rousseur dont elle n'ait appris la place. Pas une fossette qui ne se soit creusée sans qu'elle y posât un tendre regard, pas une mèche flamboyante qui n'ait volé sans qu'elle y vît une aile.

— Habille-toi vite ma droulette. Ce n'est pas le jour de se mettre en retard. Tout est prêt sur ton lit. Bois ton café et je monte t'aider.

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Dans la cour a déjà commencé le grand branle-bas de tous les jours. Les chèvres bêlent, les poules chantent sur le fumier, toutes fières de leur œuf matinal et le hameau tout entier se prépare à la fête.

— Je voudrais pouvoir regarder par un trou de souris pour savoir un peu ce qu'ils font tous, dit Noémie à son frère en jetant un coup d'œil vers la maison des autres.

— Pas besoin de trou de souris pour savoir que la Bouffio attend pas après ton dîner pour commencer à s'empiffrer. Celui-là, il manque jamais une occasion !

Sa tasse de café à la main Noémie s'avance vers son frère :

— Et alors? On pouvait pas faire autrement que de l'inviter aussi celui-là. Il a fait un joli cadeau à la petite.

Son cadeau c'est une corbeille à pain en acier inoxy- dable, achetée probablement à l'épicerie Casino. Ou peut- être qu'il avait eue en prime avec des timbres.

— Te fais pas de souci ! Ils seront tous à l'église. De peur d'être en retard à table. Crois-moi, le bien des autres faut jamais se faire prier pour le manger!

Dans la grange tout est prêt pour le repas de noce.

— Une vraie noce campagnarde, il faut que ce soit une vraie noce campagnarde. Ainsi en avait décidé la mère de Frédéric qui s'était chargée de la décoration.

— Une mère seconde. Je suis une mère seconde, dit-elle quelquefois avec un peu d'amertume et quelque jalousie à l'égard de la mère première, cette Noémie d'adoption à laquelle, peu à peu, elle a abandonné ses droits.

Jour après jour, année après année, au cours des vacances puis durant l'adolescence de Frédéric, après son choix pour ce métier de berger qui remplissait sa vie, elle avait consenti au partage. Partager, de peur de tout perdre.

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C'était la seule issue au seul combat qu'elle ait jamais eu à livrer. Une vraie bataille qu'elle espérait avoir gagnée. Son fils unique! Elle avait desserré les mains et l'oiseau s'était envolé, libre, dans l'espace ouvert devant lui.

— S'il se casse la figure il se ramassera tout seul. De toute façon, c'est ainsi qu'il apprendra la vie.

Ainsi avait raisonné le père de Frédéric.

Dans le pays de Noémie, dans cette vallée où il avait grandi, Frédéric savait être parmi les siens. Fondu depuis longtemps au creuset de leur amitié. Personne ne se demandait plus s'il était un jour venu d'ailleurs, ni même quels étaient ses père et mère par le sang : ces parisiens du Nord. Et du nord de la Loire...

Frédéric, ce matin, est descendu de sa falaise, tenant son troupeau enfermé, juste le temps des épousailles. Là-haut il a fallu des mois et même des années pour qu'il se sente enfin chez lui. Il tremble pour la première fois devant le rêve qu'il a fait chaque nuit et qui est là aujourd'hui, à portée de ses mains. Un rêve qu'il va enfin toucher, connaître, avec la peur de le briser.

Chaque fois qu'il a tenu Griotte entre ses bras, malgré la soif qu'il avait d'elle, c'était avec la crainte de la perdre. Il se sentait maladroit, encombré de ses mains qui devenaient calleuses, de l'odeur de suint et de fumier de bergerie accrochée à sa peau, si ténue et si persistante qu'elle avait fini par faire partie de lui-même. Elle le gênait seulement auprès de cette fille qu'il aimait plus que sa propre vie.

Il a dit à son père :

— Vous ouvrirez la maison de Gousta-Soulet. Tous les volets, les portes, les fenêtres. Il faut qu'il sache.

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Et son père a compris. En grinçant comme avant la porte cloutée a tourné sur ses gonds. Les mulots, effarés, courent sur le plancher vermoulu. Les araignées regagnent leurs coins sombres, à grandes pattes sur les murailles enfumées.

Le soleil vient traverser, timide, les rameaux de la treille tordue. Quelle extraordinaire odeur d'années d'illusions perdues! Jamais encore le mystère des maisons délaissées n'était remonté à la surface de leurs pierres avec autant de force.

Stupéfait, le père de Frédéric s'est arrêté sur le seuil. C'est comme si le vieux se dressait tout à coup devant lui et venait lui demander des comptes.

— De quel droit avez-vous laissé crever ce toit que j'avais monté de mes mains? Et ce foyer, que j'avais conservé envers et contre tous, pourquoi, vous, les vivants, le laissez-vous éteint, sans âme et sans honneur?

Que de mots oubliés! L'honneur, le droit et l'âme! Quel est ce nouveau langage que vient ici tenir ce mort qui, durant toute sa longue vie, bredouillait juste quelques mots de français? lui qui ne savait que jurer, parler tout seul, méchant et taciturne, sauvage et mécréant?

Le père de Frédéric regarde autour de lui. Il voit tout l'héritage laissé par le vieil homme aux enfants qu'il a tant aimés. Un legs qui dépasse de loin les vérités tangibles de la vie et qui va au-delà des pauvres murs croulants et des réalités sordides.

Il voudrait tout recommencer. Là, tout de suite ! Refaire la charpente, les poutres, les croisées, le plancher qui garde encore, entre ses lames gondolées, le souvenir des pas lourds du bonhomme et le glissement léger des pantoufles à pompons de Griotte.

— Je demanderai à Coucut de m'aider. Les autres

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viendront bien aussi donner un coup de main. Comment avons-nous pu être aussi indifférents, aussi lâches !

Voilà. Ils attendaient. Ils ont attendu des années, sans même s'en douter. Sans savoir qu'ils laissaient filer entre leurs mains le temps perdu. Ils ont attendu ce jour qui naît aujourd'hui dans un carillon de folie, un tourbillon de joie.

Frédéric a dévalé jusqu'au torrent où a dormi de son dernier sommeil son vieil ami. Juste à l'endroit où on l'a trouvé mort, perdu au creux de l'eau, tout au pied de sa vigne folle. On voit encore, çà et là, un cep tordu dont un sarment accroche à la ronce sauvage une grappe stérile. Le torrent est devenu courant d'été et il attend les pluies d'automne qui rouleront sur ses galets comme elles crépitaient, jadis, sur le sentier de lauzes grises où tintait le bâton du vieux.

Au-dessus du torrent les peupliers ont poussé leur pointe jusqu'au ciel et ils tremblent là-haut dans le frisson argenté de leurs feuilles nouvelles. Le bruit du ciel mêlé au bruit de l'eau... C'est une bouche qui chanterait une chanson ancienne que Frédéric reprendrait à mi-voix.

Le goût de l'eau! De l'eau vive à saveur de galets et de mousses, palpable, une eau qui sait le secret des sources et qui le garde, retenu. Est-ce le petit garçon ou l'homme qu'il est en train de devenir qui a envie de se laisser éprouver par elle? C'est le moment unique qu'ils espèrent tous deux depuis longtemps, avec un cœur qui n'a peut-être pas changé.

Frédéric s'est coulé entre deux grosses pierres, se laisse aller. Comme il est bien ! Il plonge la tête sous l'eau et reste un long moment sans respirer. Si longtemps que le sang bourdonne à ses oreilles et que le soleil l'aveugle dès qu'il refait surface. Il voit de tout près danser les araignées d'eau

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sur leurs longues pattes de faucheux. La mousse verte des galets sent la menthe et la marjolaine. Il a dix ans. Dans un instant le vieux va sortir du sentier en faisant semblant de le chercher. Il le menacera de son bâton et sa grosse voix va tonner :

— Aquel moustré d'effon! En tés passa? Aquel drolé mé fara mouri !

— Ce monstre d'enfant! Où a-t-il pu passer? Ce petit me fera mourir !

Et il rira sous sa moustache.

D'un bond Frédéric a sauté sur le sable de la berge. Une toute petite langue de sable fin et doux où son pied enfonce avec un crissement soyeux. Il se sent frais, lavé au plus profond de lui, tout neuf et bouillonnant de vie. C'est comme s'il avait rendu un devoir à quelqu'un de très cher.

Un rendez-vous secret avec le vieux et cette autre part de lui-même : celle du petit garçon qui rêvait aux étoiles.

Ce fut une noce comme on n'en fait plus. Peut-être parce que l'épousée s'était gardée vierge, sans peur du ridicule, et que le novi avait patiemment attendu le moment où ils découvriraient ensemble qu'ils avaient une même chair, un langage qui n'avait pas besoin de paroles et un grand lit où ils dormiraient au mitan comme dans une rivière profonde.

Deux par deux ils sortirent de l'église. Le père de Frédéric au bras de Noémie et sa mère au bras de Fernand.

Et tout cela semblait couler de source.

Les enfants avaient, ce jour-là, quitté l'école pour voir de

novi : marié.

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près la tête que faisait le maître quand il abandonnait sa blouse grise pour ceindre l'écharpe du maire, oubliait un peu le tableau noir et la craie pour aller marier les autres.

C'était une chose difficile pour eux que de l'imaginer satisfaisant ses besoins naturels dans la même position et aux mêmes endroits que le plus commun des mortels ! Un personnage sacré, plus craint encore et respecté que le curé qui leur faisait le catéchisme. Assurément auréolé du prestige que donne le savoir. Pour ses élèves le maître c'était un « savant ». Quand Perdigal disait de quelqu'un :

— Mais c'est qu'il est savant! vous pouviez penser à coup sûr que ce dernier savait au moins lire, écrire et, peut- être compter sans l'aide de ses doigts.

Les trois compères : Coucut, Perdigal et la Bouffio, se tenaient dans le fond de l'église. Les joues rouges rasées de frais, leurs mains gonflées posées à plat sur le béret qui coiffait un de leurs genoux, le dos raide et le cul mal à l'aise sur l'étroit banc verni où glissait le fond de leur culotte, ils n'avaient pu se séparer.

Une odeur de foin et d'étable les unissait et, sans elle, ils étaient perdus au milieu de cette fête de lumière et de goupillon balancé. Ça faisait un bruit de chaîne comme lorsqu'ils tiraient sans façon leur montre du gousset de leur gilet de laine. Un nuage d'encens brouillait leur vue, abolissait leurs ans. Ils retrouvaient, le temps qu'il se dissipât, l'enfant de chœur en surplis blanc brodé sur une robe rouge, l'enfant crédule qu'ils avaient été jusqu'à leur solennelle communion.

C'était vrai, sauf pour Paul-dit-Coucut, seul protestant de ce coin de vallée. Lui, s'il était entré aujourd'hui dans l'église, c'était bien pour faire plaisir à Noémie. Que de choses il avait abdiquées pour elle ! Et sûrement pour rien !

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Il ne fréquentait plus le temple du village et, qui sait? peut- être que sa pauvre mère en était morte de chagrin ! Toute sa vie, « tenant d'une main forte l'étendard de la foi » elle s'était opposée, comme d'ailleurs la mère de Noémie, au mariage de son fils avec une catholique. Une barrière invisible s'était dressée entre les deux familles, une barrière que ni l'un, ni l'autre n'oseraient plus jamais renverser. De toute façon d'autres choses les avaient séparés, et puis c'était trop tard.

Perdigal ne quittait pas des yeux la jeune mariée. Il la voyait de dos, dans sa longue robe blanche, fine et droite comme un grand lys pur. Pourquoi fallait-il toujours se souvenir de quelque chose? A quoi bon toutes ces réminiscences qui surgissaient d'un passé mort qu'ils avaient, du reste, rarement le loisir d'évoquer?

Là, subitement inoccupé, les souvenirs remontaient en Perdigal en enluminures vivaces de bleus profonds et d'ors fanés ; en images pieuses, de ces images sur papier translucide glissées entre les pages d'un missel. Une gravure qui sent l'église et où l'on voit un jeune communiant plein de recueillement, raide dans son premier costume à pantalon long et fier de son brassard à franges. Comme lui, Perdigal, au temps où on l'appelait encore par son nom de baptême, le nom écrit au verso de l'image en petites lettres dorées :

— Souvenir de première communion de : Pierre Roux.

Tiens ! Il avait oublié qu'il s'appelait Pierre Roux. Il y a si longtemps que tout le monde l'appelle Perdigal! Depuis sa première perdrix. Ah! qu'elle était jolie, et dodue à souhait dans sa robe de plumes rouges. Plus jamais il n'en reverrait de pareille. Il l'avait levée avec un chien qu'il ne cessait de regretter ; un chien infatigable, bon pour l'arrêt et

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Sur le Causse, deux maisons isolées.

Celle de Frédéric et de Griotte qui abrite, avec leurs brebis, un amour tout neuf.

Celle des vieux, dont le fils aventurier va devenir, le temps d'un éclair, semeur de violence, de mort et de désolation.

Mais Noémie et Fernand vont, avec la patience terrienne apprise au rythme des saisons, recréer le foyer ébranlé, le faire, par-delà l'amnésie, re-naître, dans ces murs mêmes que le Gousta-Soulet leur avait légués.

Entre les sonnailles du troupeau et les lueurs de l'incendie criminel, la can- deur du jeune couple rafraîchit les Céven- nes austères.

Atelier Pascal Vercken

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