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L'espace au cinéma : La Porte du Paradis de Michael Cimino. Benjamin-Labarthe Élyette

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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EPI-REVEL

Revues électroniques de l’Université Côte d’Azur

L'espace au cinéma : La Porte du Paradis de Michael Cimino

Benjamin-Labarthe Élyette

Pour citer cet article

Benjamin-Labarthe Élyette, « L'espace au cinéma : La Porte du Paradis de Michael Cimino », Cycnos, vol. 15.1 (Espaces et paysages des États-Unis), 1998, mis en ligne en 2021.

http://epi-revel.univ-cotedazur.fr/publication/item/829

Lien vers la notice http://epi-revel.univ-cotedazur.fr/publication/item/829 Lien du document http://epi-revel.univ-cotedazur.fr/cycnos/829.pdf Cycnos, études anglophones

revue électronique éditée sur épi-Revel à Nice ISSN 1765-3118 ISSN papier 0992-1893

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Élyette Benjamin-Labarthe*

Heaven's gate, as a film, epitomizes the way space can be used by a director, in a way that creates an aesthetic effect derived from the use of movement, lines, curves and the ever-present figure of the circle. Circles imprison, isolate, protect and make belligerants out of hysterical groups united by a sense of ethnie belonging as in Giffith movies, when westward and eastward movements emulate a Fordian approach to the Turnerian ideology.

History has been distorted, actual places displaced, by an ambitious Hollywoodian project which does not altogether de serve the opprobrium that was at one time lavished on it, for it actually transcends history, by depicting subterraneously contemporary history, the evils of Manifest Destiny that Zoom above the beautifully stylisedfresco of an episode of the West in which the very lies may reach higher truths.

Le public européen, sans doute plus sensible aux qualités esthétiques du film d'auteur qu'au respect de l'étanchéité des genres, apprécia ce film baroque rapidement marqué de l'étiquette erronée de western historique où le "mélange adultère de tout", tout en bousculant la tradition du genre, se permet de déplacer, de repositionner des données historiques, activités subversives que seul le talent créateur du cinéaste a pu faire oublier. Ainsi un film qui aurait pu rester dans les annales du cinéma comme l'un des échecs commerciaux les plus cuisants d'Hollywood, demeure, dans le champ du western élargi, la saga la plus représentative de l'échec du rêve, celui de l'intégration harmonieuse des groupes ethniques constitutifs de la nation américaine. Car aucun western, depuis Griffith, n'avait vraiment tenté de brosser une fresque qui soit à même de poétiser l'espace filmique au point de le doter, grâce à un mouvement de caméras qui confine à la chorégraphie, d'une densité métaphorique dont la figure du cercle reste 1' élément primordial.

* Université Montesquieu-Bordeaux IV

Cycnos, vol. 15, n° 1. 1998

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Au cours de ce film de plus de trois heures dans sa version longue, les intrigues multiples se juxtaposent, s'imbriquent, se croisent, dans une multitude d'inclusions qui rappellent l'univers concentrique de la géométrie dans 1' espace, la complexe densité d'un univers tridimensionnel. On ne saurait guère parler de plans, tant la troisième dimension ici donne sa rondeur aux images spectaculaires qui convergent vers un effet symphonique, quand l'espace sonore est porteur d'une dimension esthétique, puisque le silence le dispute successivement au bruit insolite, au vacarme, à la musique romantique ou folklorique, pour toujours délimiter des frontières entre les univers à la dérive placés sur une voie lactée où ils se télescopent. Car la nébuleuse du western va devoir céder une partie de 1 'espace filmique à la galaxie des conflits politiques, sociaux et économiques opposant riches éleveurs de bétail aux pauvres immigrants en provenance d'Europe de l'Est. Le conflit pour la possession du sol va faire rage, créant un autre espace de confrontation de nature tiers-mondiste où les oppresseurs et les opprimés s'affronteront dans un conflit sanglant, pour la redistribution équitable du sol. Les exclusions mutuelles sont constantes. Ainsi le code du western est parasité par le code du mélodrame social, le film psychologique n'a pas vraiment l'espace nécessaire pour étendre son réseau d'explications cohérentes, l'intrigue politique se dilue dans l'espace virtuel du western aux contours trop manichéens.

Ainsi seront déstabilisés, démembrés, redécoupés, les fiefs traditionnels des genres établis au cinéma. Le baroque qui s'ensuit peut dérouter en séduisant le public élitiste, mais toutefois décevoir, irriter les inconditionnels d'un genre, dans cet éclatement orchestré des règles et conventions. Contraintes de véracité, cohérence du film historique, vraisemblance psychologique nécessaire à 1'identification aux personnages, rationalité qui sous-tend les conflits institutionnels, dépouillement qui sied au western, sont ici subvertis, irrespectueusement bafoués par un cinéaste iconoclaste dont les envolées lyriques ponctuent le contre-discours.

On comprend comment un film ambitieux, grandiose, multiforme, riche jusqu'à l'excès, ait pu dérouter, en 1980, un public américain peu enclin à accepter la distanciation ironique, 1' accusation portée à l'idéologie du melting pot que la dysharmonie globale du film sous­

entend. Ainsi la sanction du mélange adultère qui emplit 1' espace cinématographique, pétri de contradictions, de conflits, fausses notes, incompatibilités, s'inscrit dans le sillage d'autres échecs commerciaux cuisants, tels que ceux de Métropolis ou de Citizen Kane en leur temps.

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Inclusion 1 exclusion : la structuration de l'espace

L'effet d'annonce de La Porte du Paradis, amené par le titre du film de Michael Cimino, ne saurait décevoir un public friand de la représentation de 1 'espace américain. En effet, à la fois lieu et enjeu principal du récit, l'espace divisé selon le principe biblique du passage sélectif de la porte, sanctionne 1' exclusion de ceux qui sont laissés au dehors et 1' enfermement volontaire de ceux de 1' en-dedans. Tous ne seront pas admis à entrer dans le cercle paradisiaque, en accord avec les visions pessimistes attachées à dénoncer l'envers du rêve. Une stratégie narrative originale va consister à représenter les deux groupes, élus et exclus, selon une organisation clanique, marquée par 1 'oscillation entre deux mouvements, la sécante et le cercle. Si tous avancent vers l'Ouest, pour y progresser ou y régresser, selon le tracé de la ligne droite, tous s'y retrouvent pour se recentrer par des mouvements circulaires. Les deux dynamiques, sans cesse juxtaposées, rehaussent mutuellement leurs effets si bien que les deux modes de déplacement, antagoniques, animent le film d'un souffle sauvage, pour traverser ou englober l'espace avec frénésie.

L'occupation des lieux, également contrastée, porte la marque d'une opposition radicale, quand le dedans et le dehors structurent l'espace offert au regard. Confronté à l'immensité extérieure et à la protection éphémère des divers abris, l'homme conjure l'angoisse en habitant la rotonde à l'architecture noble, à l'Université de Harvard par exemple -Oxford à l'image- pour les gens de l'Est. Train, cabane, hangar, maison commune justement ironiquement nommée "La Porte du Paradis", pour les pauvres affamés de réussite symboliquement rassemblés au seuil de l'Ouest mirifique. Une dialectique ainsi s'établit entre les deux côtés de la porte, gage de protection contre les forces qui l'assiègent. A l'intérieur, dans le refuge contracté, les personnages apprennent à vaincre la peur, à s'unir, afin de sublimer la rivalité dynamique qui oppose la maison et l'univers sauvage.

C'est alors que les clans se forment, sur le modèle du cercle tribal.

A la circonférence règne une énergie centripète que sous-tend le sentiment d'appartenance, lequel engendrera une dynamique de l'action agressive. A l'intérieur du cercle, isolation et auto-suffisance sont la marque des élus dont la cohésion va se manifester avec le plus de vigueur quand il s'agira d'exclure, de condamner, de proscrire. Ainsi l'Ouest ouvert, infini, généreux, dans lequel le pionnier plongeait toujours plus avant, se resserre. L'individu seul, confronté aux grands espaces, devient un animal grégaire confiné dans l'enceinte des édifices qu'il a construits pour se protéger de la nature hostile mais également, et surtout ici, des autres. Les lignes droites des pistes à la John Ford, plongées optimistes sur des paysages accueillants, deviennent ici contre-plongées menaçantes

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sur un espace raréfié où tourbillonnent, en mouvements redondants, des foules meutrières.

La caméra décrit inlassablement les cercles qui accompagnent les personnages, effectue des travellings verticaux et latéraux, lacérant l'écran avec une violence destinée à déranger l'œil du spectateur, de sorte que le récit filmique, dans l'organisation d'ensemble qui assure un effet de cohérence, est bien, au-delà de l'impression visuelle d'un ballet baroque, cette véritable topographie striée de lignes droites verticales et horizontales, croisée de fuites vers le haut ou vers le bas, perturbée par des mouvements contradictoires vers la droite et vers la gauche, mais surtout dominée par la force récurrente de déplacements concentriques qui vont ponctuer les diverses étapes de l'intrigue. Du vigoureux travail géométrique d'une caméra qui stylise l'espace, ainsi que de la déviation du sens de l'histoire de la Johnson County War, se dessine une stratégie narrative construite autour de l'utilisation du mouvement dans l'espace que nous aimerions aborder ici.

L'espace filmique structuré par la circularité, animé de déplacements de sens opposés et travaillé de mises en abymes n'est pourtant pas le reflet fidèle de l'espace historique réel, mais une aire de confrontation marquée par des transpositions de luttes, substitutions et tricheries avec le réel, consenties pour reconstruire un espace plus signifiant destiné à la représentation symbolique et animé d'impératifs idéologiques. Cet espace intellectuel, abstrait, de substitution, qui bouscule l'histoire de l'Ouest, fait coïncider une fausse reconstruction historique et un sur-western baroque, pour présenter une toile bigarrée couverte de surimpressions et de collages.

L'attente de la parousie américaine que symbolise le titre n'a pas eu lieu, car le héros James Averill, après le voyage initiatique dans 1'Ouest, revient sur la côte Est, au point de départ. Le titre aurait toutefois pu, dans sa littéralité, présenter l'Amérique comme l'annexe du paradis terrestre, s'inscrivant ainsi dans la tradition puritaine d'une Amérique sare de sa mission divine. On est tenté d'évoquer la ville de Saint Louis, surnommée "La Porte de 1' Ouest", lieu de départ pour les immenses territoires mal connus de l'Ouest mirifique et menaçant à la fois, jalon et borne qui symbolisait le passage de 1 'Est établi, déjà figé par les pesanteurs sociales imposées par une caste dominante, à la zone entropique de 1'Ouest, que les pionniers avaient choisi de représenter par un terme à connotation biblique. La grande arche de Saint Louis, construite dans la ville pour rendre hommage à cette terre promise, atteste d'ailleurs de la foi des immigrants, devant les possibilités offertes par l'espace qui continuait à se dérouler, au-delà du seuil. Déjà, dans son discours d'adieu à Harvard, Irvine, l'orateur de la classe 70 déclarait, au nom de tous les nantis, "The sun will continue to set in the West/ Where the majority of us consider it best 1 We disclaim no intention of making a

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change 1 Of what we esteem on the whole well-arranged". Ainsi l'auto­

satisfaction des gens de l'Est s'affiche dès les premières images.

James Averill, lorsqu'il s'arrête à Saint Louis au terminus du train, franchit le seuil qui représentait, en 1880, le passage obligé pour tous les immigrants en route vers l'Ouest. Ainsi la Porte divisait arbitrairement l'espace, séparant Ouest et Est, culture et nature, ville impure et paysages soi-disant vierges dont l'effort et la vertu humaines feraient la Nouvelle Jérusalem. Si la prophétie biblique se réalisait grâce à 1' enthousiasme constructif des flots d'immigrants qui s'acheminaient vers l'Ouest, le rêve d'une société meilleure, plus tolérante, égalitaire et juste, serait enfin réalisé, après un échec malheureux dans un Est à 1' évidence corrompu, oligarchique, profondément inégalitaire.

Le premier plan du film ne déçevra pas l'attente du spectateur. Il montre un travelling descendant dans un ciel silencieux, jusque sur le clocher d'une église, filmé en contre-plongée, augurant bien de la mission divine, écrasante pour l'individu, pérennisée par la doctrine de la Destinée Manifeste. Cette contre-plongée inaugurale va placer le film tout entier sous l'autorité morale d'une image forte, dichotomique, qui sépare la terre et le ciel, en accord avec l'idéologie fondatrice, théocratique, de la nation étasunienne des origines, forte de son ancrage spirituel et du concept de l'élection divine. Car c'est Dieu qui fait un geste descendant, condescendant, au peuple des élus, dans le silence qui sied à la doctrine de la prédestination. Le spectateur écrasé par l'inéluctable message, soumis à cette plongée écrasante du ciel vers la terre, après avoir lu le titre du film, pressent soudain que la vision globale tient de l'allégorie, qu'elle pourrait bien se construire autour de l'occupation de l'entre-deux, espace de résolution symbolique, entre ciel et terre, où les hommes qui ont reçu le signe d'en haut, vont agir et œuvrer, sans autre légitimité que celle de ce signal divin littéralement et figurativement tombé du ciel.

La portée allégorique de l'image elliptique ciel/terre censée traduire 1' aventure américaine sera vite démentie par la suite du film, quand surgit la violence d'un western gauchi, accolé à une fausse fresque historique mâtinée de documentaire sociologique, surchargé des oripeaux usés d'une intrigue psychologique d'ailleurs à peine esquissée, sur laquelle viennent se greffer, de surcroît, les arguments d'un pamphlet politique. En effet, quand James A verill, 1' aventurier patricien venu de l'Est, issu du bastion anglo-américain, fort de l'appartenance à un cercle clanique, devient shérif dans l'Ouest chaotique où l'homme est un loup pour l'homme, sans que la Loi puisse intervenir positivement, dans un flou des valeurs que le cinéaste n'essaie d'ailleurs pas de clarifier pour le spectateur, l'intrigue d'un western potentiel se dessine. Il rencontrera Ella, l'inévitable prostituée d'origine française dont il tombera nécessairement amoureux, à l'instar du jeune cow-boy inculte Nate

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Champion, à qui il devra mollement la disputer, dans l'atmosphère surchauffée d'un village archétypal dont on ne sait presque rien, sinon qu'il vit de désordre, dans l'hystérie permanente de la vie de la frontière.

A l'autre bout d'un empire naissant aux règles encore imprécises, aux franges de la légalité et de la morale, la communauté vit en vase clos.

Bien que les personnages archétypaux du western soient présents -depuis J. B. Bridges, le tenancier de bar d'origine irlandaise représentant le gouvernement fédéral, les diverses occupantes de la maison close, l'employé de gare, le maire, le riche éleveur, le général de cavalerie et les hommes de l'Est, jusqu'au chasseur de loups et aux musiciens d'inspiration gaélique ou acadienne- le genre sera pourtant vite subverti. Car l'espace codifié du western sent ici la démesure, du côté du macrocosme ou du microcosme d'ailleurs, tant les plans sont surdimentionnés ou sousdimentionnés, dans un attachement méticuleux au grandiose ou au trivial. Sans cesse ils s'agrandissent vers le cosmos ou se resserrent sur le détail, véritable métaphore de la raréfaction de l'espace, de l'occupation acharnée, de l'enkystement qui sanctionne l'antithèse de la marche en avant ou du déplacement sans entrave sur la route ouverte. Comme l'animal traqué ou prisonnier tourne dans sa cage, faute d'espace vital, de même, face à la clôture de vastes horizons, 1 'Américain va creuser un sillon circulaire, dans la vision obsédante, renfermement et la frénésie du cercle, en mouvements concentriques évocateurs d'une machinerie infernale mue par un acharnement stérile.

Les deux groupes dansent en ronde policée, en habit et crinoline, au son du "Beau Danube Bleu" pour les gens de l'Est, en ronde endiablée et en patins à roulettes pour les gens de l'Ouest. Dans l'antre de "La Porte du Paradis", réminiscente des bouges du Voyage au Bout de l'Enfer, la caméra tourne en volutes vertigineuses, accompagnant le combat de coqs où s'exhale l'expression du refoulé, qui reflète la violence des hommes placés à la circonférence.

Frénésie du déplacement

Les déplacements zèbrent 1'écran. Le train, en route vers 1' Ouest apparemment illimité, traverse l'écran de droite à gauche, transportant les nouveaux pionniers. Quant au shérif, il voyage seul depuis Saint Louis, dans un compartiment réservé, vide, pendant que les foules d'immigrants sont amassées sur le toit, alors que les wagons à bestiaux, immédiatement en-dessous d'eux, sont totalement vides. Nous sommes aux antipodes des visions petit-bourgeoises de groupes humains homogènes, voyageant ensemble, vers l'Ouest, "en masse", dans des compartiments communs, selon 1'occupation traditionnelle du lieu à laquelle nous ont habitués les westerns. Loin de la diligence de La Chevauchée Fantastique (1939),

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loin aussi des quelques regards méprisants de Lucy Mallaury, la passagère sudiste, ou d'un discret mouvement de dégoût provoqué par la proximité immédiate du mélange des classes, de l'exaspération due à l'ingérence d'une langue autre que l'Anglais dans l'univers anglophone du western. Car le genre, en général, répugne à montrer les ostracismes de classe. Pas d'euphémismes ici, ou de masque démocratique, comme dans la fameuse diligence. Les paysans nouvellement arrivés d'Europe de l'Ouest sont insultés, comme autant de "hunky mudfuckers" par les propriétaires installés. Les classes sont distinctement séparées, négation même de l'esprit égalitariste qui était censé animer la marche vers l'Ouest.

James Averill, patricien qui semble, bien que sans grand enthousiasme, faire ses classes dans l'Ouest, après un échec dans la banque, vingt ans après l'autre séjour initiatique à Harvard, voyage selon les critères habituels de sa classe, en première. Seul, puisque lui seul sans doute, pouvait payer son voyage, à moins que, plus simplement, le wagon n'ait appartenu à la compagnie de chemin de fer ou à la banque familiale. Ainsi l'acheminement vers l'Ouest strie l'écran en diagonale fragmentée. Une subtile stratégie narrative montre l'occupation de l'espace selon le principe de l'inclusion et de l'exclusion. En effet, le spectateur peut voir dans cette scène, selon un mode segmenté, plusieurs fractions d'un même ensemble, soit, successivement, le wagon du maître, occupé seulement par le shérif ivre, puis la galerie, bondée de passagers misérables, enfin dans un plan très bref, adroitement inséré au discours filmique, une séquence presque subliminale, qui montre les wagons de marchandises ou de bétail, à contre-jour, circulant à vide.

Certes, le bétail, à cette époque, remontait peu vers les grandes plaines, en raison de la surproduction massive qui affectait le commerce de la viande bovine, ce qui accrédite la pertinence historique de la scène.

Mais la valeur négative du vide des wagons à bestiaux se superpose, pour l'amplifier, à la valeur également négative du vide de l'unique compartiment de voyageurs, montré en mouvement dans la séquence, occupé exclusivement par le shérif, pour sanctionner la permanence des ostracismes transportés directement de l'Est des origines au pays d'arrivée, ici Saint Louis, ville soi-disant généreuse, porte du soi-disant Paradis.

James Averill, ou, dans son sillage, le conducteur du train qui vient le réveiller à l'arrivée, semblent peu se préoccuper des conditions de voyage des foules amassées sur le toit du train. Un personnage instrumental dans un passage ultérieur, lui assène "You're a rich man with a good name. You only pretend to be poor", comme pour l'accuser de ne manifester qu'une molle sympathie à l'égard des foules de nouveaux colons. En effet, les conditions d'acheminement de la superbe voiture qu'il transporte à Casper, lieu de sa destination, préoccupent bien

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davantage le shérif désireux de l'offrir en cadeau amoureux à Ella, l'une des rares femmes du village. Tout au long du voyage transcontinental, le contraste entre l'agglutination des voyageurs, sur le toit, et l'installation confortable, en-dessous, de l'élégant et luxueux véhicule, à l'instar des paquebots d'Ellis Island, semble attester de l'intention ironique du cinéaste: certains individus s'accordent plus d'espace que d'autres, comme les objets, aussi futile soient-ils, peuvent avoir plus de valeur que les hommes. A ce titre, le shérif imperturbable, à 1'œil vide ou énigmatique au point d'en devenir irritant, ne manifestera jamais le moindre geste libertaire à l'égard des foules misérables. Le mythe du shérif au grand cœur est ainsi battu en brèche, puisque la seule générosité que l'Ouest inspire à Jim A verill découle de l'intérêt qu'il voue à Ella, l'une des rares femmes désirables du village de pionniers dans lequel il doit séjourner.

Les allers-retours entre le village de Casper et les deux cabanes isolées dans la Prairie, celle d'Ella, vouée à la prostitution, et celle de Nate Champiop, employé de l'association d'éleveurs, strient également l'espace de longues chevauchées transversales. La rivalité dynamique entre la maison et l'univers s'exprime pleinement à l'issue de ces chevauchées, quand, la porte refermée, la maison retrouvée rappelle 1 'héroïsme de 1 'homme, puisque 1 'habitacle servira de véritable instrument à affronter le cosmos. La caméra évoque cette âpre lutte, par de brèves et silencieuses contre-plongées vers le ciel vide. Dans la cabane, Ella, si jeune d'apparence, dans l'équilibre intime des murs et des meubles, comme emmaillotée dans la dentelle, renforce le bonheur d'habiter. Poêle, lampe allumée, rideaux élégants, piano, table ronde au milieu de la pièce, longs couloirs qui mènent à la féminité des décors intérieurs, expriment la valeur onirique de 1' abri dans sa simplicité émouvante, comme elle ravive le sens de la hutte primitive, par la force du regard de la petite fenêtre ouverte sur un extérieur hostile.

La maison est devenue refuge mais aussi redoute, tel le bastion miniature de Nate Champion, protection dérisoire vite détruite par les prédateurs, miliciens commandés par le sinistre Clanton. Mais elle s'impose également en tant que symbole de l'origine de la civilisation.

C'est dans cet esprit que confusément, Nate, jeune homme fruste mais familier de la solitude extrême, a construit sa chaumière, véritable solitude centrée au milieu de la prairie. La vision de la cabane isolée hypnotise et émeut le spectateur, créant un véritable encadrement de tranquillité dans une heureuse intensité de pauvreté. Homme de main des mercenaires, le cow-boy n'en est pas moins romantique. Il fait visiter les lieux à Ella, dans un lent mouvement circulaire de la caméra qui s'attarde en gros plan sur les murs maladroitement recouverts d'un papier peint de fortune, dont Nate revendique la fonction décorative, en disant : "lt civilizes the wilderness". Quand le papier, longuement, en gros plan,

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brille sous nos yeux durant l'incendie criminel, c'est la culture des hommes de l'Est, destructrice, qui anéantit l'effort des pionniers courageux. Une pensée paradoxale s'installe, on prend conscience de la fibre féminine de Nate, cow-boy qui n'a rien de viril, du désir universel de s'abriter dans une chrysalide, des efforts du doux mercenaire pour ancrer la maison, en son centre, en installant une nappe bleue, circulaire, sur laquelle la caméra s'attarde.

Le repli dans la maison, espace clos, affecte également, de manière symétrique, les personnes issues du monde patricien de l'Est, lors de leurs réunions ou au cours de leur déplacement, en formation militienne, dans le train qui les conduira sur les lieux de 1' affrontement final des deux communautés. Dominatrice, englobante, la figure du dôme édifiant ou de la coupole majestueuse préside aux scènes de leurs pompeuses réunions. Le club en revanche, filmé en plongée, accuse un plafond bas, pai l'arche écrasante qui en marque 1' entrée, évoquant douves féodales et cryptes des sociétés secrètes, mais rappelant surtout insidieusement l'arche des vo1ltes de 1 'alma mater sur lesquelles le début du film s'attarde avec une insistance prémonitoire, pour mieux façonner, par ce doublon, 1' empreinte idéologique dont les anciens étudiants de Harvard ou Yale ne se départiront pas. A ce titre encore, mais en total contraste avec le message précédent, Chris Christoffersen- alias Jim Averill- est pris en contre-plongée menaçante, sous le même arc roman du club de Buffalo, dans une perspective verticale inversée cette fois, quand il se

démarqu~ de ses amis, puis les insulte, pour refuser de céder à leurs exigences criminelles. Basse et écrasante lorsqu'elle montrait les oligarques occupés à comploter l'extermination des nouveaux arrivants, 1' arche devient soudain, par le biais des mouvements de caméra inversés, le demi-cercle icônique valorisant digne d'entourer la tête et le buste d'un roi byzantin. L'image de l'acteur ainsi encadré dans l'embrasure, qui ne manque pas de rappeler, par l'immensité de sa silhouette, la figure de Gary Cooper en justicier, demeure à ce jour une pièce d'anthologie.

Enfermements concentriques : la métaphore du cercle

En dehors des passages dévolus à la ligne droite plus conforme à l'idéal du western, il semble que l'ordre spatial se polarise ici autour de mouvements circulaires, agitations concentriques ou spirales nerveuses qui écarteraient le vide environnant, puisque mieux vaut le cercle, dans un environnement inconnu et aride, que l' horror vacui des espaces mal délimités. Ainsi le cercle, rêve de perfection pure, qu'il soit tracé par le mouvement des personnages ou par celui de la caméra - ou la conjugaison des deux - entraîne le spectateur dans une ronde aux élans mystiques dont la circularité répétitive s'inscrit artistiquement dans le

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carré de 1'écran, en un chassé croisé vertical entre la terre et le ciel. On est tenté d'évoquer les tableaux du Tintoret ou les illustrations du Paradis de Dante par Botticelli, tant certaines scènes agencées sur le mode concentrique ont de beauté et de force apocalyptiques.

La concentricité, cette rondeur des jours qu'évoquait Giono, va devenir la métaphore essentielle d'un film complexe qui rassemble, tout en les isolant, des groupes humains appelés à devenir antagoniques face à la raréfaction de l'espace : ceux de l'Est attachés à leur antériorité sur le territoire, -puis les autres, venus en vague successives, crispés sur une identité à défendre et un droit au sol à acquérir. Destinés, en 1892, à la suite d'un conflit historique, connu sous le nom de la Johnson County W ar, à s'affronter en formation guerrière toujours gérée par la concentricité, ils s'extermineront dans une ronde funeste qui laissera le spectateur seul, devant l'écran vide à l'instar d'une scène shakespearienne. Car Irvine, rejeton de la célèbre famille patricienne, ami de James Averill mais trop pusillanime pour résister à l'appel de la confrérie des mercenaires, semblable au fou du roi, disparaîtra soudain derrière un nuage cyclonique, abandonnant 1'écran laconique à sa forme carrée, non sans avoir cité quelques vers du maître. La vision du vide va entériner la fin de la dynamique filmique, ainsi que l'aboutissement prosaïque des affrontements terrestres entre les groupes hostiles, non sans que 1 'espace sonore soit adroitement perturbé par les mots "war path" à peine audibles, et la réponse "go to hell". Par ces mots-parasites, les Blancs se sont substitués aux Indiens pour réclamer un peu plus de justice sociale.

Une apparente immobilité s'installe alors dans l'ultime plan du film, sorte d'odyssée finale au goût stérile qui succède à la saga de l'Ouest, quand la goélette officielle qui emmène Jim Averill, autre rejeton vieillissant issu de l'Est -appelé à des fonctions officielles après son intervention dans 1'Ouest, selon un scénario classique qui fut également celui du jeune Roosevelt- vers une destination mystérieuse. Dans un mouvement régressif vers l'Est des origines, le plan se transforme, par un curieux effet d'optique, en vision circulaire ultime de connotation dantesque. Car dans 1'extrême éloignement, la mer, comme une grande vision diaphane, décrit sur l'écran un cercle immense qui a l'air de tout envelopper. On est tenté d'évoquer la divinité telle qu'elle apparru."t à Dante au terme de son voyage céleste, quand il la représente sous la forme d'un point autour duquel se disposent des cercles concentriques, autour du nue stans, le point immobile qui renvoie à l'éternité. La stase finale renvoie ainsi, au tout début du film, à la métaphore du ciel descendu sur la terre. Tentative de réconciliation, sans doute, qui vise à neutraliser l'agitation tourbillonnante dont les excès, comme autant de morceaux de bravoure, avaient ponctué le film, la séquence finale isole le héros dans un repos mystique.

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Mais le sens du déplacement, orienté vers l'Est de par la position du navire, porteur d'une charge symbolique négative comme dans les films de Griffith et de Ford, infirme toutefois l'apparente immobilité. Car le bateau, en fait, vogue vers l'Est, à la recherche de nouvelles conquêtes, pour une nation intéressée maintenant, au début de l'ère rooseveltienne, à l'expansion en direction de Cuba, au retour du long voyage initiatique vers l'Ouest. C'est donc une dynamique Est-Ouest, suivie d'une dynamique contraire Ouest-Est, qui entre également dans le jeu filmique, soit le mouvement en avant, ou son contraire, la fuite, dans deux directions qui traversent l'écran en véritable zig-zag droite-gauche, gauche-droite, le dernier segment sanctionnant le retour au lieu du commencement. La citation du film de Hathaway, Ford et Stevens, La Conquête de l'Ouest (The Covered Wagon, 1962) , constitue ici un ancrage voulu dans la tradition américaine, puisque c'est à reculons, dans les deux cas, à la fin des films, que la caméra abandonne l'Ouest dans un rapide mouvement de fuite, pour avancer ensuite, après un changement brutal de direction, dans une fuite en avant, en direction de l'Est, vers l'Océan Atlantique qui devient, par ce revirement, un nouvel horizon. Si dans le film des aînés, le mouvement contrarié, savamment didactisé, était ponctué d'un fragment de l'hymne célèbre "We won't forget how the West was won", seule ici subsiste dans le halo rêveur de la fin, l'évocation de l'idylle initiale, gage de fidélité à l'Est qu'on n'a pas renié après l'aventure de l'Ouest, par le portrait de femme mis une dernière fois en abyme. Le spectateur évoque alors l'envers de cette idylle fade, l'autre femme, Ella, mollement aimée, morte loin de là, et le prix à payer pour l'installation dans l'Ouest. La citation du film de Ford se développe dans la mémoire des cinéphiles, car sans doute James Averill pense-t-U, selon les termes de la ballade, que "l'Ouest a disparu depuis longtemps, mais que la rude simplicité et le courage des pionniers demeurent, comme le sol fertilisé par leur sang". L'envers cruel de l'ode à l'Amérique devient ici "poor people have nothing to say in the affairs of this country [ ... ]/[ ... ] it's getting risky to be poor in this country", remarque à laquelle Jim Averill répond par le cryptique et désabusé "it always was".

En dépit de ce désenchantement, il emportera partout avec lui le portrait encadré d'argent de la jeune femme aimée qui répond à son propre statut social, en conformité avec les règles de l'Est. Par trois fois, en accord avec la mise en doute biblique, le portrait mis en abyme, jalon et objet (lccusateur, va parasiter le milieu entropique de l'Ouest, pour s'opposer à l'image charnelle d'Ella. L'ultime mise en abyme fera reprendre au portrait sa place dans la réalité initiale du film, puisque la jeune femme qu'il représente, compagne du début, muse de Harvard, cliché d'amour idéal, n'est plus que cette créature fripée, poupée enrubannée qui accompagne le héros dans son voyage final. La mise en abyme devenue discours raconte l'histoire d'une marche vers l'Ouest

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dont on revient désabusé, pour continuer toutefois à jouer le jeu des élites de l'Est, en désaveu formel de toute vision d'une nouvelle humanité régénérée par le passage de la Porte. La mise en abyme répétée, par le gros-plan furtif sur la photo de femme enchâssée dans son cadre d'argent, emportée dans l'Ouest comme un talisman mais revenue au bercail, a fait surgir dans cet espace figé, mortifère, l'écho d'un passé amoureux intense dont l'intrusion viendra contredire le mariage de raison auquel ni spectateur, ni cinéaste, ne sauraient vraiment souscrire.

La photo de la femme de l'Est s'était incrustée dans la vie amoureuse du shérif pour mieux servir le propos initial du film, soit tendre à souligner le contraste entre deux univers antinomiques. Ainsi l'espace oriental du continent, symbole de l'ancrage historique, surgit dans le récit par 1'emboîtement de 1'intrigue amoureuse ancienne régulièrement mise en abyme, pour souligner le souvenir omniprésent d'un univers protégé, celui des familles fondatrices, lequel affleure à la conscience du shérif, dans un Ouest lointain et incertain dans lequel il n'a cependant jamais cessé de servir de référence. De telles procédures spéculaires, qu'elles soient visuelles ou sonores, structurent l'espace, par le rappel de la présence lancinante de l'Est, lui-même réminiscent de l'Europe, à laquelle on prétendait pourtant vouloir échapper. C'est ainsi qu'Irvine -dont l'acteur anglais John Hurt incarne à merveille la morgue ancestrale - au cœur de la scène de confrontation finale entre les deux groupes ennemis, évoque le charme esthétisant de Paris, avant de tomber sous le feu des assaillants, ou que les violons un peu mièvres du Beau Danube Bleu sont régulièrement incrustés sur la bande sonore.

Le rude voyage vers l'Ouest ne scellera pas l'amitié des communautés diverses dans un harmonieux partage de l'espace mais dénoncera, dans une absence flagrante de fraternité, l'âpreté d'une lutte clanique. Car deux groupes humains, séparés par une appartenance distincte, vont se cotoyer, après un déplacement parallèle marqué par la ligne droite et des points de fuite communs vers l'Ouest, pour s'exclure mutuellement par des figures concentriques endogéniques dont l'autre communauté, toujours, demeure exclue. Il en sera ainsi des éleveurs de bétail et des immigrants de fraîche date rassemblés dans des formations circulaires qui excluent toute ingérence, jusqu'au mouvement circulaire contradictoire final. Car après la ronde infernale menée dans un sens par les riches propriétaires de bétail, contre le mouvement inversé des pauvres postulants à la propriété de l'autre, l'espace dynamique de l'Ouest est abandonné au profit d'une mer étale dont l'implacable immobilité, aussi menaçante que l'agitation qui l'a précédée, génère le malaise.

Lorsque cessent le vacarme et la lutte, l'espace vide résonnera encore du conflit trop vite évacué de l'écran pour que le spectateur ne lui reste pas attaché. Ainsi la vision forte des rondes centrifuges qui ponctuent le film poursuit le spectateur, dans un succédané d'ivresse

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visuelle dont Blaise Cendrars, chantre d'un Ouest peu riant, n'aurait pas renié le tourbillon morbide. Car l'espace géographique traversé en ligne droite, en direction de l'Ouest, autorisait au départ le rêve paradisiaque d'un nouvel Eden. Espace juridique marqué, dès l'arrivée, par des limites n'autorisant plus la libre occupation, il va devenir l'espace de confrontation de différentes ethnies, bigarrure rarement montrée au cinéma sur un support de western, dotée de surcroît d'un accompagnement sonore esthétisé, afin que devienne criante de vraisemblance l'intense babélisation de l'espace sonore, vite assimilable, pour le spectateur, à un déni du melting pot.

Si le genre du western s'accommodait, dans sa période classique, d'une épuration de l'espace habité tout au plus par deux ethnies antagonistes, la blanche et l'indienne, dans Heaven's Gate la pluralité des voix en provenance d'Europe de l'Est, devenue, par les vertus d'un oxymore, symphonie cacophonique, subvertit le concept pour aller même bien au-delà du "sur-western" défini par André Bazin. En effet, si ce western, revisité après la leçon du néo-réalisme, emprunte à un cinéma de réflexion l'analyse des conflits de classe et une certaine complexité psychologique, il devient doublement atypique. Non seulement l'espace n'y est plus stylisé en accord avec le postulat lyrique, emphatiquement présenté, d'une terre promise illimitée vouée tout naturellement à l'hégémonie des premiers colons, mais les conflits ethniques traditionnels avec des autochtones indiens ont disparu de l'écran. La stratégie narrative a consisté à substituer, dans l'espace traditionnellement dévolu aux conflits classiques Blancs /Indiens, un conflit entre Blancs, où les nouveaux arrivants sont persécutés par les occupants antérieurs, en accord avec une idéologie fascisante qui exalte l'antériorité sur le territoire.

L'idée forte de l'expansion naturelle, légitimée par le vide des grands espaces, d'une ethnie conquérante censée apporter la civilisation, subvertie justement ici grâce à l'utilisation d'un discours filmique construit autour de la notion d'accaparement injuste de l'espace, a fait depuis son chemin dans le cadre de l'idéologie multiculturaliste des années 1985-90. La reconstruction des confrontations liées à l'espace entreprise par Cimino, la dénonciation qui l'accompagne, d'une idéologie proche de celle de l"' espace vital", négation même de la terre d'asile que les pères fondateurs avaient voulu imposer, loin des ostracismes, de la xénophobie propres à 1 'Europe, font incontestablement du film un jalon important de l'histoire du cinéma, à la barbe des historiens qui ont peu apprécié le véhicule de l'argument historique ou les diverses manipulations de l'histoire.

Plusieurs arguments s'offraient alors aux multiples détracteurs. Nul doute, dans ce cas, que le film ait davantage séduit le public européen que celui de l'en-dedans, peu désireux de voir mettre à mal les idéaux

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inlassablement vélùculés par le western formel. Le sacrilège consistant à utiliser le vélùcule du western, genre déjà passablement fatigué aux yeux du grand public, tout en subvertissant ses règles, pour déplacer l'antagonisme Indien/colon anglo-américain ne passerait pas. Pas plus que l'outrecuidance menant au-delà encore des implications morales du

"sur-western" un peu appuyé à la Delmer Daves, ou au western révisionniste bien-pensant que l'on verra fleurir avec Kevin Kostner, pour aller ici jusqu'à rayer l'existence des Indiens tenus pour exterminés par Irvine, homme de l'Est qui s'exclame, avant la charge finale de la milice contre les immigrants : "It' s not like the Indians. This time you just can't kill them ail". La plongée dans les failles du melting-pot, grâce à la substitution des autochtones dépossédés par des immigrants sans terre issus de minorités ethniques, pouvait difficilement être pardonnée à ce cinéaste sulfureux qui n'avait, en outre, sans doute pas perçu le danger du mélange des genres, à moins qu'il ne lui ait été imposé par Hollywood. Car pas plus le public habituel des westerns que le grand public n'était, en 1980, pénétré de l'idéologie multiculturaliste, ou même sensibilisé à son dérivé, la tendance "politiquement correcte" qui allait, un an plus tard à peine, animer un film comme Dances with Wolves (Danse avec les Loups, Kevin Costner, 1981), contribuant largement à son énorme succès.

Le contre-western ou la subversion de l'espace

A travers un faux western, Cimino va faire un usage subversif de l'espace, l'utilisant pour le dépeupler de ses habitants autochtones, en violation des règles du vrai western, classique ou reconstructionniste d'ailleurs, pour le repeupler d'un groupe humain certes présent dans l'Ouest, mais dans des circonstances et sur un motif différent de celui dont s'est saisi le film. Car le passé de Casper, petite ville du Wyoming, n'est pas conforme à la fiction de Cimino. Le déplacement des lieux et des enjeux, fruit du génie du cinéaste, faisant fi des données lùstoriques, va inventer un espace de confrontation idéologique, en vertu d'un postulat multiculturaliste, pour défendre les droits des immigrants issus des minorités ethniques, en dénonçant les ostracismes dans une optique tiers-mondiste.

S'il a choisi, dans la veine iconoclaste dénonciatrice des failles du melting-pot, le vélùcule du western romanesque, après celui du film de guerre, pour s'inscrire dans le sillage de The Immigrant (Charlie Chaplin, 1917), ou d'America, America (Elia Kazan, 1963), ou encore d'Hester Street (Joan Micklin Silver, 1975), c'est sans doute pour les raisons idéologiques qui traduisent la volonté d'artiste déjà à l'œuvre dans The Deer Hunter. Les immigrants isolés dans les quartiers dits ethniques ,

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ouvriers métallurgistes, y dansaient déjà en formation concentrique, au son métissé de crin-crins tziganes ou gaéliques, isolés de 1' Amérique patricienne qui les enverra au Viêt-nam. Si la partie de chasse n'était que 1' infime et éphémère prétexte du film précédent, une manière de brouiller les pistes, le thème de l'immigration déjà à l'œuvre deviendra le thème majeur de Heaven's Gate. Pas d'exaltation ici, de la terre d'asile ouverte à tous les pauvres hères. Nous sommes loin, en effet, de l'Amérique triomphante de King Vidor, dans An American Romance (1944), mais proches de l'agitation fébrile des immigrants de troisième classe entassées dans les cales, arrivant à Ellis Island, pour s'y voir interpellés comme autant d'" esclaves" par 1' employé préposé à l'immigration, dans le film d'Elia Kazan. Non moins proches de la vision dantesque des foules d'immigrants cachés, exploités, parqués dans les sous-sols du Métropolis de Fritz Lang (1927), où les diverses formes concentriques, de l'horloge aux lieux fermés, jusqu'au rouages diabolisés, symbolisent également l' enfermement et la confiscation de l'espace.

Aussi le western de Cimino sera-t-ille contre-western arraché à son idéal de l'espace ouvert, déjeté du côté de l'envers du paradis, devenu néo-western qui révise l'histoire sociale des Etats-Unis en la greffant dans un contexte-prétexte, celui des paysages de l'Ouest, lieu géographique où le spectateur se voit imposer par un discours spectaculaire somme toute hollywoodien, un contre-discours qui dénonce l'âpre lutte pour l'appropriation d'un espace raréfié.

La filiation avec le "sur-western" existe, dans la mesure où La Porte du Paradis se démarque du regard optimiste et naïf. Ici le cercle, figure emblématique devenue motif essentiel du regard filmique, traditionnellement délimité par le sympathique lasso du cow-boy, ne s'accompagne plus d'une succession jubilatoire de cris de liesse, comme dans Red River d'Howard Hawks (1948), mais du parquage des immigrants dans l'enceinte d'un hangar qui ne manque pas d'évoquer à nouveau les camps de concentration. Car 1' espace, matériau shakespearien d'élection - Cimino s'en souvient - insaisissable, extensible, presque irréel, y est compté, à l'instar des individus ou des têtes de bétail. Compter, signe de l'acquisition saine de la propriété, activité principale, indispensable qui accompagne l'épopée lyrique des troupeaux ondulants de Red River par exemple, semble devenu ici le mode d'évaluation perverti, aux relents totalitaires, d'une société qui marque sadiquement ses exclus, après avoir mesquinement marqué son cheptel. Ainsi en est-il d'une vache manquante, dès le début du film, volée ou simple maverik égaré, payée de la mort de Michael Kovach, immigrant d'origine serbe, ainsi que des 125 proscrits, immigrés de souche récente inscrits sur une liste noire, que l'oligarchie des éleveurs de bétail voudra faire abattre.

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Par le jeu homonymique d'une citation, le Clanton de My Darling Clementine (La Poursuite Infernale, John Ford, 1946) immortalisé par Walter Brennan, devient le Cl anton de La Porte du Paradis, chef de file du mouvement milicien, comme le train menaçant pris en contre­

plongée, transportant les mêmes mercenaires, peut évoquer le train pris en otage qui amène Gary Cooper dans l'Ouest délétère du Man of the West d'Anthony Mann (1958). Car les citations affluent, dans ce western total qui se voulait être la somme et le point d'orgue, pour aller jusqu'à créer un réseau intertextuel pouvant servir de contrepoint à la banale histoire d'amour certes indissociable du genre. Répétitive, voisine de la platitude, amenée par des plans séquences qui surgissent ça et là, elle ne semble destinée qu'à mieux mettre en valeur l'intrigue réelle, celle qui monte en volutes, par de nombreux travellings vers le haut, de l'air raréfié que respirent les immigrants slaves opprimés par 1'ethnie dominante d'origine anglo-saxonne.

La citation de clôture, marque d'un chef d'œuvre dans son vertige concentrique aux allures funestes, ne va pas sans rappeler la scène finale du massacre des Blancs par les Indiens du Fort Apache (Le Massacre de Fort Apache , John Ford 1948), où Henry Fonda, à la tête de l'armée, essuie une défaite, après que les Blancs dominateurs n'ont pas respecté la parole donnée aux Indiens. Ici, à 1'encontre du rituel fordien, des Blancs encerclent des Blancs, les ethnies minoritaires ont remplacé les autochtones. Ainsi le massacre à l'identique prend une teneur d'autant plus amère que les massacres perpétrés par les Indiens organisaient l'espace selon cette traque circulaire, véritable danse de mort, expiatoire, reprise dans le film de Cimino par les ethnies bafouées qui encerclent les miliciens venus pour les anéantir. L'inversion est flagrante, quand les Blancs s'entre-tuent dans ce regard croisé à l'identique annonciateur de décadence.

Les citations innombrables, allusions à D. W. Griffith, John Ford, John Hathaway et Howard Hawks, savamment incrustées dans le discours filmique, tout en rendant un hommage détourné au western classique, se voient toutefois subverties par l'intention iconoclaste de Cimino. En effet, la traditionnelle fresque épique, riante saga des cavaliers et fermiers somme toute solidaires à travers la réconciliation convenue, ritualisée, du western formel -bien que ponctuée d'intempérance et de violence, beuveries, fusillades, règlements de compte et mariages - ne laissait que rarement la place à la face cachée, celle des ostracismes de classe, de la xénophobie dont il semble que le public de masse répugne à voir le reflet au cinéma. Quant à 1'espace sonore, empli de musiques martiales qui rehaussaient l'hégémonie de 1'Anglais, jamais il n'avait ainsi été troublé, privé du caractère aisément intelligible qui en faisait un repère rassurant pour les spectateurs. L'Anglais, présenté comme une langue homogénéisante, fédératrice, ne pouvait tolérer qu'un léger parasitage,

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occasionné par 1' intrusion de marqueurs folklorisants, tels que des borborygmes d'Indiens ou un saupoudrage d'Espagnol bien dosé. Tout au plus pouvait-il faire pardonner le signe de sa domination incontestée par la tolérance molle manifestée envers les ethnies minoritaires, à travers de laborieuses reconstructions de dialectes indiens dictées par une évidente bonne volonté ethnographique.

Le choc culturel que traduit l'incompréhension relative, voulue par le cinéaste, d'un espace sonore où le son a perdu le sens, ne pouvait que déstabiliser le grand public, frustrer son attente en le forçant à accepter l'incompréhensible, l'inclusion de bribes de Russe, de Yiddish, de Serbe, de Français, ou des passages non-didactisés, mais dramatiquement intégrés à 1' espace sonore, jusqu'à créer un effet qui acquiert une véritable dimension esthétique, par l'utilisation de l'inintelligibilité, du brouillage, de la cacophonie érigés en système polyphonique.

Car les langues s'entrechoquent sous le sceau de l'incompréhension constitutive des États-Unis, dans la représentation sans fards d'une situation initiale où le Serbe, le Russe, le Polonais, le Yiddish perduraient dans les grandes plaines où le western classique avait superposé et imposé une esthétique laminante de l' English Only. On peut penser que le sabir des nouveaux arrivants, contraints de communiquer, ressemblait à la langue des barbares que les Grecs méprisaient. On notera que le fermier Kovach, contrairement à sa femme, laquelle s'exprime en Serbe authentique, ne parle aucune langue identifiable lorsqu'il s'adresse à Nate Champion, avant que ce dernier ne l'exécute froidement dans une scène calquée sur The Birth of a Nation de Griffith (1915). L'acteur, d'origine anglo-arnéricaine, émet quelques syllabes dont l'absence totale de sens, voulue par le réalisateur, acquiert justement un supplément de sens, dans un espace sonore globalement sculpté dans la cacophonie.

Ainsi l'effort de communication stérile, la tentative d'assimilation maladroite et avortée du Serbe, vues à l'écran travers un drap blanc troué d'une balle, trop semblable à celui du Klu-Klux-Klan, mènent à 1' exacerbation des passions xénophobes, et non pas à 1' acceptation pluraliste tant chantée. L'image de 1' exécution du Serbe, par balle, à travers le drap de lit suspendu pour protéger le dépeçage d'un bœuf errant, placée historiquement, en 1880, à l'époque des massacres perpétrés par les membres du Klan dans un Sud en reconstruction, se fait dans le cadre de la béance d'un cercle, manifestement sous le signe d'une mandala, par l'association symbolique du cercle dans le carré, à l'instar des apparitions punitives du groupe telles qu'elles fleurissent dans les films de Griffith. Ainsi la fuite du cavalier vengeur qui tue un Noir dans The Birth of a Nation, vue à travers un cercle inscrit dans un drap blanc, trouve un écho ici dans 1' exécution sur commande de l'immigrant serbe Kovach par le cavalier au long manteau, Nate Champion, homme de mains de 1' association des éleveurs de bétail, par là

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même assimilable au Klan sudiste placé également sous l'égide du cercle, par la triple présence des consonnes grecques kl.

Le film parle de l'autre, cet exclu. Un paysan hongrois crie

"you're one of us", à son bourreau, les militaires et militiens parlent de

"the man outside", le paysan qu'ils vont abattre froidement. De telles images, sans concession aucune à une fraternité illusoire, n'ont pu que contribuer à la réception désastreuse du film de Cimino par ceux de 1'en­

dedans, lesquels n'ont pas trouvé leurs repères habituels dans un espace à la concentricité dantesque transformé en ballet macabre où les groupes hystérisés, dans un repli narcissique, tels des derviches tourneurs, se déchaînent enfin dans une apothéose sanglante. Lutte fratricide, animale, qui n'inclut donc, à l'encontre de la tradition, ni des Noirs comme dans les films de Griffith, ni des Indiens comme dans l'épopée fordienne, ni des Hispaniques comme dans les westerns reconstructionnistes. Car la terre, selon l'idéologie propre au western classique, était censée appartenir aux premiers occupants, qui la civilisent, comme en témoignent par exemple les déclarations de John Wayne dans Red River.

En effet, pour Danson, pionnier qui possède deux têtes de bétail à son arrivée -une vache et un bœuf- installation vaut possession et titre de propriété, à tel point qu'il tue de sang froid les Mexicains envoyés par Don Diego pour réclamer leur terre.

L'individualisme exacerbé du cow-boy solitaire qui constituait l'un des mythes les plus enracinés, bien que l'un des plus contestables de cette fresque romantique, mis à mal par Cimino, fait place à une solidarité des pauvres transformés en foules hostiles, ainsi mieux à même de défendre leurs titres de propriété face à une situation dont les enjeux prennent une connotation politique. Le face-à-face cruel, ponctué par la domination du plus fort, dans un espace de non-droit, va devenir la confrontation de groupes organisés, dans un espace juridique où la loi ne sera plus gérée par ceux de l'en-dedans mais par un arbitrage extérieur. Car la faillite de l'idéal du shérif fort, qui rétablit l'ordre dans une communauté désunie, n'est pas démentie par la fin du film. En effet, la personnalité de Jim A verill se dilue, l'homme apparaît flou, préoccupé des apparences, pusillanime, froid, à peine touché par l'aventure des immigrants. Au bord de l'intervention, la mise en abyme de son visage énigmatique ou vide, dans le miroir qu'il utilise pour se raser, traduit bien ses incertitudes, l'absence claire de positionnement. Il n'a rien d'un John Wayne ou d'un Henry Fonda avant l'action. Prisonnier de sa classe, même si pour un court instant, le cinéaste fait mine de vouloir lui faire épouser Ella, il ne saurait emporter 1'adhésion du public.

L'espace juridique du film de Cimino, dans sa complexité, ne pouvait que dérouter le spectateur intéressé au droit d'occupation de la terre, principal ressort de bon nombre de westerns de la première époque.

Mais la situation historique de base, mettant aux prises l'ancien occupant

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et les nouveaux prédateurs, se transforme ici en imbroglio juridique dont le cinéaste lui-même ne semble pas avoir souhaité prendre la mesure.

Pour l'historien autant que pour le cinéphile averti ou pour l'amateur de western, la compréhension des enjeux y reste confuse. Au bénéfice du flou artistique, nul n'est tenu d'adhérer, et l'opacité du débat pour la possession de la terre peut irriter les amateurs de vraisemblance ou d'intrigue bien ficelée. Dans La Porte du paradis, ces derniers sont priés de s'abstenir de penser, car le regard, comme le sens moral, sont également priés de prendre le pas sur la rationalité et la logique. Car les enjeux ~restent flous, dans une intrigue pourtant ancrée dans l'histoire événementielle de 1' Ouest où le droit coutumier et la législation fédérale s'affrontent autour du droit à posséder la terre, justement en 1892, moment historique ramené au statut subalterne de contexte ou plus sommairement encore, prétexte, puisque Cimino n'a pas daigné vraiment expliciter les enjeux du droit au sol tels que l'histoire politique les a

consignés. .

Une pointe d'érudition, à ce titre, peut éclairer le contexte subtil sur lequel le réalisateur a choisi de construire sa fresque. Ainsi le Président Cleveland, en 1885, interdit la pose de fil de fer barbelé dans l'Ouest, pour ordonner la suppression des barrières, afin de favoriser l'installation de colons, qui pouvaient créer ainsi leur petite entreprise d'élevage en brisant le monopole des grands éleveurs. L'entreprise privée allait donc nai"t:re sous l'impulsion de la loi fédérale hostile aux grands maquignons groupés dans les "associations". Or Cimino fait un choix idéologique : il montre ces groupements d'intérêts sous un jour négatif, afin de leur faire endosser la responsabilité de la xénophobie ambiante. Cette vision globalisante, paradoxale car politiquement incorrecte bien que très "Politically Correct", jette un discrédit sur le grand capital en le diabolisant à outrance. Les erreurs du réalisateur ici seront ses choix, car Cimino ne pouvait ignorer que les compagnies d'élevage, menacées de disparition, n'étaient pas ces associations de malfaiteurs de type néo-nazi que le film montre complaisamment au public de cinéma, avec tant de talent qu'il immortalise les éleveurs du Wyoming sous la dégaine de Sam Woodward, alias Clanton, accompagné de ses hommes vêtus d'imperméables sortis tout droit des vestiaires poussiéreux des westerns spaghettis ou des stocks usagés de la seconde guerre mondiale. Mais quels que soient les excès, dans la mesure où ils portent le sceau du talent, ils ont toujours été, à long terme, pardonnés à Hollywood.

Certes le fameux Cheyenne Club, resté célèbre pour 1 'outrecuidance de certains membres de la Wyoming Stock Growers Association, ressemblait en partie au club du clan Clanton, affublé de quelques rejetons cyniques des grandes familles du chemin de fer californien comme Irvine, adonnés à la boisson et au jeu. Le journaliste

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de l'époque Nathan Champion en a consigné les excès. A ce titre, les constructeurs d'atmosphère du film, Tony Gaznick, Robert Weinstein et Ellen Ribner ont bien consulté les archives du Cheyenne Daily Leader, comme le générique fièrement le mentionne, en superposant toutefois aux oligarques flamboyants un groupe de dangereux fascistes. Après les films douloureusement ancrés dans la mémoire qui ont dépeint la Shoah, les images de camps nocturnes éclairés par des miradors en appellent d'autres, irrépressibles, qui jaillissent de l'inconscient, pour se substituer insidieusement à celle de Clanton et ses acolytes rassemblés la nuit, dans un camp entouré de barbelés, sous la lumière blafarde d'un mirador.

Clanton, déjà affublé d'un nom resté célèbre dans l'ignominie, porte bottes à la Eric von Stroheim, chapeau soviétisant, moustache stalinienne, trois signes qui connotent l'espace clos d'un camp de concentration. De quoi salir la mémoire, à tort ou à raison, des descendants d'éleveurs des principaux états de 1'Amérique profonde. Car à ce titre, les historiens du Wyoming proposent des arguments aussi convaincants que ceux de Cimino.

La critique fut donc acerbe, qu'elle vienne du public de masse inconditionnel des westerns ou des amateurs de films historiques. Car d'un côté, la fraction des spectateurs cultivés, informés de l'histoire de l'Ouest, même férus d'histoire locale, particulièrement celle du comté de Johnson et de la ville de Buffalo, en 1892, région où sont censés se dérouler les événements du film, totalement ou partiellement aliénés, ne parvinrent pas à oublier le fossé qui sépare 1 'histoire fictionnelle de 1 'histoire réelle, tant ils furent, et sont encore, aujourd'hui, attachés à dénoncer une évidente manipulation de l'histoire à des fins idéologiques.

D'un autre côté, les fidèles de héros univoques à la John Ford, familiers d'intrigues simples d'où l'ellipse est bannie, fervents adeptes d'archétypes psychologiques qui laissent peu de place aux zones d'ombre, ne peuvent que sortir irrités d'une séance de trois heures et demie où ils se sentent frustrés par 1'absence apparente de repères explicatifs, tant il semble que le film ait intentionnellement privilégié l'atmosphère au détriment de la rationalité des faits, l'impact des formes et du mouvement suggestif au détriment de la logique de l'enchainement des images.

A ce titre, seuls des initiés, justement spectateurs potentiels ciblés parmi les connaisseurs de l'histoire de l'Ouest, pouvaient paradoxalement accéder à la signification de bien des passages laissés délibérément en dehors de tout schéma explicatif, comme pour faire un pied de nez à la technique surexplicative, didactique, du western classique. Comment comprendre 1'élimination du voleur de vache hongrois, si ce n'est en sachant que ce dernier avait agi dans la légalité, tuant une vache non marquée qu'il avait le droit de s'approprier comme tous les cowboys travaillant dans les ranchs, selon la procédure classique

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du mavericking, soit l'appropriation de jeunes vaches sans mère trouvées errantes dans des prairies non clôturées, ce qui justifie la remarque du mourant: "You're one of us". Car le cow-boy sans fortune vendu aux intérêts des éleveurs, Nate Champion, avait semble-t-il accepté le dummying, soit de devenir l'un des nombreux hommes de paille, acheteurs fictifs d'un lopin de terre situé près de la rivière Sweetwater, pour monopoliser les points d'eau qui empêcheraient les petits propriétaires de créer leur propre entreprise, en contradiction avec la tradition américaine. L'ellipse, qui n'accorde qu'un plan très bref montrant Ella et Nate près du point d'eau, ainsi que la multiplicité des thèmes, leur richesse accumulée en couches successives, créent un véritable métalangage qui n'est pas aisément accessible au spectateur habituel des westerns.

Seuls les esthètes prêts à sacrifier l'idéal moral du western, la règle intransigeante de la vérité historique, au charme d'un espace onirique, reconstruit ailleurs que dans les territoires du Wyoming, autour d'autres impératifs, plus personnels car nés de la volonté de l'artiste, s'abandonneront à la, vision dantesque d'un espace stylisé, arrivé au terme de son expansion pour devenir espace entropique. Ici la dynamique redondante du cercle qui unit mais isole, tout en menaçant par son potentiel centrifuge ou centripète, fermeture en désaccord total avec la libre dynamique de la ligne, constitue une stylisation de l'espace dont l'intérêt dépasse à la fois la dimension anecdotique de la psychologie des personnages et la querelle des historiens.

Le gauchissement de l'espace historique

Sans doute faut-il aborder le film sous l'angle de ses principaux détracteurs, citoyens de l'Amérique profonde, traditionnalistes attachés au passé régional et à la mémoire des fondateurs de l'Ouest, magnats du chemin de fer, riches éleveurs, familles de petits éleveurs ou fermiers. En dépit de l'adroite présentation des trois cartons du film censés connoter l'historicité, en dépit également d'un générique riche de notations savantes, allusions à des sources précises, contributions de chercheurs, consultations d'archives attestant d'une reconstitution minutieuse, il apparaît que ce paratexte ingénieux n'est qu'un masque ou un écran de fumée qui cache mal, aux yeux des historiens étasuniens, l'inexactitude des faits relatés, leur gauchissement idéologique au sens littéral et figuré.

Les exactions du cinéaste vont de glissements anodins mais manifestes jusqu'à des infléchissements plus graves des données. Ainsi le lieu n'est_ pas le Wyoming, alors que Cimino aurait pu très aisément, disent les· habitants de la ville de Casper, tourner son film dans le décor réel des paysages grandioses de la chaine des Tetons, ou dans l'une des

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