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CET ÉTRANGER PAREIL A MOI

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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CET ÉTRANGER

PAREIL A MOI

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DU MÊME AUTEUR chez le même éditeur :

LE FRUIT DE VOS ENTRAILLES, roman.

LA MESURE DU MONDE, roman.

1. L E S ENFANCES.

I I . ANNABELLE.

I I I . ARCHANGES AUX MAINS CRUELLES.

I V . ANNABELLE ET D A M I E N . V. T E L S SONT LES J O U R S .

Chez Calmann-Lévy : PRÉSENCES, poèmes.

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CLAUDE LONGHY

C E T É T R A N G E R PAREIL A MOI

ROBERT LAFFONT 30, rue de l'Université

PARIS

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I L A É T É T I R É D E C E T O U V R A G E S U R C O R V O L L ' O R G U E I L L E U X D E S P A P E T E R I E S P R I O U X T R E N T E E X E M P L A I R E S N U M É R O T É S D E 1 A 3 0 , P L U S Q U E L Q U E S E X E M P L A I R E S D ' A U T E U R , LE T O U T C O N S T I T U A N T

L ' É D I T I O N O R I G I N A L E .

© 1957 by Robert Laffont.

IMPRIMÉ EN FRANCE.

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PREMIÈRE PARTIE

D I E U - L E - P È R E

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Vous intéresse-t-il d ' ê t r e t e n u a u c o u r a n t des livres q u e p u b l i e l ' é d i t e u r de cet ouvrage ?

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V

o u s vous ferez assassiner, dit-elle comme chaque soir.

D ' u n ton sec, il venait de lui signifier qu'elle voulût bien se dispenser de fermer à clé la porte du hall.

Car, il le savait, malgré ses ordres, elle s'apprêtait à le faire. Or, Arnaud Lechasle n'était pas certain que son fils eût conservé les clés de la propriété.

— Eh! nous verrons bien! grommela-t-il.

Il eut ce ricanement que lui donnait la moindre chose l'exaspérant — et les soins, à la fois tatillons et brusques, prodigués par la femme, n'étaient pas la moindre.

— Décidément, ajouta-t-il, ça ne vous dirait rien de vous heurter à mon cadavre, un de ces matins, en arrivant ?

Excédée, elle eut un haussement d'épaules. La fatigue et les menues vexations, accumulées durant la journée passée auprès de cet impotent aigri, creusaient ses traits. Entre ses lèvres frémissant du courroux contenu, et d'autant plus haineux, de ceux qui « dépendent », elle sembla savourer quelque chose de particulièrement délectable. Elle hésita

— pas longtemps — puis grommela :

— Ah! là! là! vous avez l'espoir chevillé au corps si vous espérez encore qu'il va revenir, au bout de neuf mois, et après ce qui s'est passé!

Ne recevant aucune réponse, elle s'apprêta à sortir de la pièce, non sans l'avoir parcourue du regard. A la fois encombrée et dépourvue de tout ce qui eût pu la rendre confortable et intime, cette pièçe ne semblait pas avoir été destinée à l'usage que l'on en faisait : y épuiser toutes les

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heures du jour et de la nuit — ou, au contraire, leur donner une sorte de mesure inépuisable ?

A portée de l'infirme, appuyées au dossier de son fau- teuil, étaient les deux cannes à bout de caoutchouc dont, tard dans la nuit, il s'aiderait pour gagner le divan placé au fond de la chambre.

Même sans aller jusqu'à se représenter son cadavre, la femme, chaque matin, craignait de le trouver affalé sur le sol. Si, depuis deux mois, à force de volonté et d'efforts, il était parvenu à faire de nouveau quelques pas, il n'était guère alerte.

Une unique lampe éclairait la pièce, posée sur la large table de bois blanc, encombrée de paperasses, de livres aux titres étranges, dont, durant des heures interminables, il annoterait des pages et des pages, avant que ses yeux ne se fermassent à force d'irritation. Et, le matin, elle lui verrait cette figure comme rongée, qui le faisait paraître plus âgé que ses cinquante-cinq ans.

Elle pouvait partir. Elle lui adressa son habituel bonsoir dépourvu de chaleur. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il y répondît, eût même été déçue s'il eût prononcé à son adresse un mot bienveillant. De ce manque de politesse, elle tirait une petite volupté qui lui était devenue indispen- sable : ainsi se trouvait justifié le peu de sympathie qu'elle éprouvait envers ce malade que, seule, elle assistait, depuis son veuvage, après l'avoir aidé à soigner sa femme.

Au moment de sortir, elle revint sur ses pas, ayant aperçu, au pied du fauteuil, le « pistolet » plein d'urine qu'elle avait oublié de vider.

Elle le souleva lentement. Puis le vida dans le lavabo, le rinça avec soin. Avec la même lenteur affectée, elle le reposa contre l'une des jambes du malade, celle qu'il ne bougeait qu'avec difficulté.

Tout le temps que dura le manège de la femme, Arnaud Lechasle tint son regard détourné. Sa lèvre inférieure, légèrement déformée par la congestion cérébrale qui l'avait

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terrassé huit mois auparavant, se crispait de dégoût et de rage.

La femme se sentit emplie de sérénité : c'était là l'une des rares petites vengeances qui lui fussent permises.

Enfin, elle ouvrit la porte, sans précautions : dans cette demeure isolée, habitée par ce seul infirme, le bruit ne troublerait personne.

Elle sortit.

Les mains crispées sur les accoudoirs de son fauteuil, il écouta le pas s'éloigner. Quand il n'entendit plus rien — ou à peu près — un soupir profond lui échappa. Sa poi- trine s'affaissa sous le gilet de laine marron, mal brossé, taché, troué d'une brûlure de cigarette, qui révélait le demi-abandon des grands malades qu'entourent seulement des soins mercenaires. Malades que l'on sert mais que l'on n'aime pas.

Il en était ainsi chaque soir : lorsqu'il se retrouvait seul, le même bien-être s'emparait d'Arnaud Lechasle. Il parve- nait, alors, à oublier le malaise continuel de son corps, pour lequel le moindre mouvement était encore problème, le négligé de ses vêtements. De cela, surtout, il se sentait humilié, car, toujours, il avait assimilé à de la veulerie le moindre laisser-aller vestimentaire. Il oubliait aussi, pour quelques heures, les odeurs de cette chambre confinée — d'urine, de tabac, de médicaments — preuve, encore, de sa dépendance, de sa déchéance prématurées.

De tout temps, il avait été sensible aux odeurs, particu- lièrement aux parfums délicats dont usait Perrine. Lors- qu'elle évoluait autour de lui, il aimait la deviner rien qu'à la vibration embaumée de son sillage. Et l'un des plus pénibles souvenirs qu'il avait gardés du temps où Nico- las était à S..., c'était celui d'un parloir où, d'une foule vul- gaire, se dégageaient d'âcres relents.

La femme enfin partie, la grande maison semblait l'en- tourer, le serrer de près comme une présence.

Dans cette pièce du rez-de-chaussée, jusqu'alors vaste

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cabinet de débarras, il s'était réfugié dès le lendemain des obsèques, la seule pensée de continuer à habiter les pièces où, durant quelques mois, il avait vécu avec Perrine, où, malgré les tristes circonstances, ils avaient été encore heureux, lui étant insupportable.

Sur son ordre, on y avait disposé ce qui était stricte- ment nécessaire à une existence matérielle diminuée. Les beaux meubles, les tapis, les objets de prix, garnissant cette demeure, étaient mis sous housses. La volonté d'ascèse qui s'était emparée de lui durant la maladie de Perrine exi- geait cette sommaire disposition : murs grossièrement recouverts d'un badigeon à la chaux, divan étroit et plat comme un lit de chartreux. De cette couche, il avait veillé la malade, perdant l'habitude, et presque le besoin, du sommeil.

Malgré l'hiver rigoureux, il se contentait de deux cou- vertures, refusait draps et édredon — Nicolas, à S..., n'avait que trois couvertures, et pas de draps. Un lavabo étroit, à l'émail jauni et fendillé, offrait un seul robinet : d'eau froide. Enfin, quelques rayons de bois contenaient une partie de sa bibliothèque, nécessaire au travail intel- lectuel que, grâce à son irréductible volonté, il était par- venu à reprendre rapidement après l'offensive de la ma- ladie.

Il ne tolérait rien de plus autour de lui : en perdant sa femme, part essentielle de sa vie, Arnaud Lechasle, en une conséquence logique — nul, plus que lui, n'était homme de logique — se défaisait de tout ce qui, jusqu'alors, avait fait l'agrément matériel de son existence.

Au tabac seulement il n'avait pu — ou voulu — renon- cer. Peut-être parce que le tabac exacerbait ses facultés intellectuelles, favorisait les insomnies, durant lesquelles il vivait d'une vie étrange et incommunicable ? Il se souciait peu de la menace du docteur Pelletier : la nicotine, le manque de repos compromettaient sa guérison, abrégeaient sa vie.

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Des pipes, des cigarettes se trouvaient toujours à portée de sa main : la femme, qui se complaisait à de petites désobéissances, ne se permettait jamais de les éloigner de lui.

La nuit, une fois de plus, commençait. Souvent, il avait l'impression de vivre, depuis huit mois, la même intermi- nable nuit.

Nuit d'attente, une fois de plus. Car, malgré son intime résistance des premiers mois, depuis que Nicolas était parti, il attendait qu'il revînt. Plus encore que les souf- frances physiques, ou que les souvenirs obsédants, n'était- ce pas cette pensée : ne pas manquer l'instant du retour de Nicolas, qui avait aggravé ses insomnies ? A cause d'elle, il se refusait à absorber le moindre soporifique. Et, cependant, chaque soir, la femme en plaçait un tube auprès du pot de tabac.

... Car Nicolas reviendrait, fût-ce pour un court moment.

Pour que, de nouveau, éclatât une de leurs scènes coutu- mières ? Elle ne pourrait être plus atroce, en tout cas, que la dernière, devant le lit où Perrine était désormais impuis- sante à pallier la violence avec laquelle, depuis tant d'an- nées, le père et le fils s'affrontaient.

Pour la première fois cette nuit, il admettait que, de ces scènes, il portait une responsabilité au moins égale à celle de Nicolas. Il devenait capable d'examiner des causes qu'il jugeait jusqu'alors inadmissibles. De prendre conscience de faits en ayant découlé.

Il se laissait sombrer dans le silence et la solitude. Mais maintenant, le silence n'était plus une masse sourde et sans résonance : il vibrait d'accords, de rythmes, pour lui long- temps insoupçonnés, parce qu'il ne cherchait pas à les entendre. Tels ceux d'un cœur, dans le mystère obscur de l'être, dont on ne perçoit les battements qu'en posant une oreille exercée et attentive sur la poitrine.

La solitude, elle...

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Avant d'adopter celui de l'assassinat, la femme avait fait son leit-motiv de cette prédiction :

— Vous deviendrez fou, à force de rester comme ça tout seul dans vos mauvaises pensées.

Mais il savait que, dans la solitude, il puisait une lucidité aiguë comme un coin de cristal. Alors que la pire menace, après la congestion, était que ses facultés intellectuelles de- meurassent diminuées, la solitude l'avait guéri mentale- ment. (C'était peut-être inexplicable du point de vue mé- dical, mais cela était.) Elle l'avait conduit à une connais- sance de lui-même qu'il n'avait jamais soupçonné pouvoir être aussi profonde. Grâce à elle, il s'était enrichi, en quel- ques mois, d'une expérience dont il pénétrait ce soir l'en- tière valeur.

... Chaque soir, le pas de la femme s'éloigne, traînaille dans le hall. Bornée, mais consciencieuse, elle s'assure que rien, jusqu'au lendemain, ne menacera cette demeure, ce convalescent. Lorsque « le mal » l'avait atteint à son tour, elle lui avait proposé de continuer à coucher ici, comme elle le faisait du temps de « la dame ». Mais avec quelle indi- gnation n'avait-il pas repoussé cette offre!

La porte d'entrée refermée — à clé, malgré sa défense — le pas marque un bref arrêt sur le perron. La femme vérifie si toutes les persiennes sont closes, si la cheminée fume normalement. Graduellement, le pas s'affaiblit, jus- qu'à ce qu'il parvienne au bout de la longue allée. Puis son martèlement irrégulier — elle appuie plus son talon gauche que le droit — s'interrompt tout à coup : elle arrive à la courbe de la route. Mais l'écho n'en cesse pas tout à fait encore pour l'homme devenu extraordinaire- ment réceptif. Enfin — et c'est cela qu'il attendait, en cette tension de tout son être — dans les pièces désormais désertes, jusqu'auxquelles il ne peut plus s'aventurer, mille souvenirs se mettent à revivre. Semblant sortir de leur léthargie diurne pour, comme les oiseaux d'ombre, redevenir actifs avec l'obscurité, ils pénètrent en lui.

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Il se demande alors « Est-ce de cela que sont faits les fantômes ? En cela seulement que survivent les morts, et non, comme j'essayais de l'en persuader, comme moi-même, nourri de foi chrétienne, je l'espère, en quelque immorta- lité ? »

Il y a plusieurs minutes, maintenant, que le bruit du pas a cessé. Arnaud Lechasle regarde l'heure au grossier réveil placé sur la table. Devant lui, des heures de solitude.

Comme à un signal convenu, il porte ses yeux vers le pla- fond. Alors, de la chambre au-dessus — celle de Perrine — lui parvient le piétinement de la malade. Son pas des der- nières semaines, qu'interrompaient de brusques arrêts, lorsqu'une douleur plus violente la tenait un instant ployée.

Mais, pour tromper sa souffrance, il lui fallait arpenter ainsi la pièce, bien qu'elle y usât son reste de forces.

— Cette agitation t'exténue. Viens t'allonger, sois raison- nable, disait-il alors.

La caricature d'un sourire tirait le visage émacié. Elle fixait son mari de son regard qui avait été si confiant, mais auquel la maladie donnait une profondeur anxieuse, communiquait une sorte de connaissance surhumaine. Déjà, s'y annonçait la défaite de ce qui avait été palpitation, désir, chaleur : la vie.

— Raisonnable ?

Elle répétait le mot dont son mari usait et abusait. Rien ne le déchirait comme l'expression de la voix cassée autrefois claire et enjouée — tandis qu'elle ajoutait :

— Je le suis. Si je ne l'étais pas...

Ses yeux s'emplissaient d'avidité, se portant vers la table où, sur une serviette, les médicaments s'alignaient : fioles, boîtes, ampoules, prêts à opposer à la maladie leurs formules compliquées et — chaque prospectus l'affirmait

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— efficaces. De jour en jour, cependant, toutes, et l'une après l'autre, plus impuissantes.

Elle reprenait :

— D'ailleurs, est-il nécessaire que je sois raisonnable ? Sans lui laisser le temps de protester — confuse, peut- être, de sa morbide ingratitude — elle répétait :

— Si je ne l'étais pas...

Elle crispait ses mains sur sa robe de chambre. Il la voyait soutenir une lutte en laquelle personne — même pas lui, pour un instant — ne pouvait l'assister. Dans une attraction irrésistible, le regard s'attachait aux tubes de drogues opiacées, aux ampoules de morphine. Il semblait hypnotisé par les mots soulignés de rouge, sur les éti- quettes :

Dangereux. Se conformer strictement à l'avis du méde- cin. Poison. Usage externe.

Puis le regard revenait à lui, en une imploration : « Si tu voulais... »

Que lisait-elle dans les yeux de son mari : un refus catégorique ou seulement : « Pas encore » ?

— Je suis raisonnable, murmurait-elle soudain, comme apaisée.

S'il n'avait éprouvé une telle angoisse à la voir se débattre ainsi contre la souffrance, contre la mort — toute proche

— il eût souri à entendre le mot « raisonnable » prononcé par cette bouche.

« Quel être a été moins raisonnable qu'elle ? » se disait-il en effet, avec une tendre indulgence.

Dès la première vision qu'il avait eue d'elle...

Au bord de la route de Rouen à Paris, comme il arrivait presque à Saint-Germain, par une fin d'après-midi. Elle se tenait auprès du cabriolet Ford en panne. La pluie bat-

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tante collait à son buste, à ses jambes, sa robe légère. Ses cheveux bruns pendaient sur son front et ses joues, comme le plumage d'une petite oie sauvage emportée par la tem- pête. De son bras, nu jusqu'à l'épaule, à la mode de cette année 1930, elle adressait, à chaque voiture qui passait, des signaux de détresse. Elle les fit avec une vivacité plus impérative à l'adresse de cette Citroën noire.

Tandis qu'il stoppait, après avoir hésité un fragment de seconde à le faire, elle courut vers lui, criant encore :

« Hep! Hep! »

Elle n'était pas très grande, mince, avec un minois aux sombres yeux doux, une bouche ravissante, un nez retroussé un peu trop long, qui eût été laid dans n'importe quel autre visage, mais donnait à celui-ci une note d'originalité.

Bref, dans sa robe trempée, elle était adorable et ridicule.

Malgré l'agacement que lui causait cette halte inattendue

— il avait horreur de l'imprévu — il ne pouvait retenir une expression amusée tandis qu'il descendait de voiture.

Mais, homme précautionneux, auquel il en fallait plus qu'une jeune et charmante inconnue pour qu'il se départît de son calme, il enfilait l'imperméable, posé auprès de lui.

— Qu'y a-t-il, mademoiselle ?

Le ton n'était pas particulièrement aimable. Cependant, il s'était retenu pour ne pas dire « mon petit », tant elle paraissait enfant.

— C'est grave ?

— Est-ce que je sais! Je ne connais rien à tout ça, moi.

Ce qu'il y a de sûr, c'est que je suis en panne depuis un quart d'heure, et que personne n'a daigné répondre à mes appels.

Elle semblait scandalisée.

— Hé... Mon Dieu..., dit-il avec un regard morne pour l'averse qui redoublait.

Il boutonna son imperméable, en releva le col. Puis, aussitôt, se défit du vêtement, obligea « la petite » à le revêtir. Comme elle s'en défendait, il exigeait — déjà :

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— Mettez ça tout de suite, vous entendez ? Vous allez attraper la mort dans votre malheureuse robe de...

Naturellement, il ne savait pas de quel tissu était faite cette robe ridicule et jolie comme celle qui la portait.

Elle glissa docilement ses bras dans les manches de l'im- perméable, tout en lui souriant à travers les mèches pla- quées par la pluie qui simulait un chagrin intarissable, en petites rigoles, sur ses joues. Une goutte d'eau s'accrocha à son nez retroussé. Il l'essuya de son mouchoir.

— Merci, dit-elle, semblant trouver le geste tout naturel.

Vous êtes vraiment très gentil!

— C'est bon, grommela-t-il, avec son air « ours » le plus authentique. Allons plutôt voir de quoi il retourne.

Chaussée de fines sandales de toile blanche, elle sautil- lait enfin d'éviter les flaques d'eau qui prenaient des di- mensions de mares. Mais, aussi, pour essayer d'accorder son pas aux grandes enjambées de son sauveteur. Perdue dans l'imperméable, elle avait l'air d'un cocasse épouvantail pour moineaux d'opérette.

— Oh! Seigneur! s'exclama-t-il en arrivant devant le cabriolet.

Elle avait laissé le capot relevé tandis qu'elle faisait ses signaux de détresse, et l'eau pénétrait en trombes dans le moteur.

— Vous rendez-vous compte ? demanda-t-il, sévère. C'est un raz-de-marée, là-dedans!

— Oh! oui! Vite, vite, fermez!

— Il est bien temps! Peut-on confier sa voiture à des...

Il la regarda, soupçonneux.

— Vous possédez votre permis ?

— Naturellement!

— Mais vous n'avez pas l'âge ?

— Oh! dites donc! J'ai eu dix-huit ans en mars. Ça fait cinq mois, si vous savez compter.

Il savait compter : il était sorti de Polytechnique, major de sa promotion, huit ans plus tôt.

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— En tout cas, vous n'avez pas l'âge de raison. Votre père sera content, quand il verra sa voiture.

— Cette voiture n'est pas à mon père, mais à Guy, mon cousin. C'est un chic type. Il me la prête quand je veux aller voir une amie, ou grand-mère qui habite les Mureaux.

Il haussa les épaules : n'était-ce pas grotesque que lui, si occupé, revenant d'un important rendez-vous à Rouen, courant vers un autre, dans moins d'une' heure, à son bureau de Paris, fût là, sous ce déluge, à perdre son temps pour dépanner une écervelée qui faisait des escapades auprès de gamines de son âge, ou, petit Chaperon Rouge moderne, se rendait, en huit-cylindres, auprès de sa bonne mère-grand !

En rageant, il se pencha sur le moteur :

— Que s'est-il passé ?

— Des ratés, et puis ça n'a pas voulu repartir.

Devant cette mécanique, elle semblait méfiante comme à l'égard d'un animal empli de mauvaise volonté. Pour un peu, elle lui eût tiré la langue.

Le dos transpercé, il tripota vaguement dans la machine, puis, en une seule de ses grandes enjambées, alla s'asseoir devant le volant. Il appuya sur le démarreur, n'obtint qu'une sorte d'aboiement étouffé et intermittent. Redescen- dit. Fut catégorique :

— Ecoutez-moi bien : après cette douche qui a tout noyé là-dedans, il est impossible de reconnaître quoi que ce soit.

Et d'ailleurs, je ne peux m'attarder davantage : j'ai un rendez-vous important. Très important, vous comprenez ? Alors, nous allons laisser votre voiture ici, vous télépho- nerez à un garage pour que l'on vienne la dépanner. Je vous reconduirai chez vous. Quel quartier ? Allez, vite, dites !

— Ce soir, je ne vais pas à Paris, mais aux Mureaux, dit-elle avec candeur.

C'était complet! Il fallait encore faire un détour pour remettre l'agnelle au bercail !

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Devant son visible mécontentement, elle devint toute douceur :

— Je ne veux pas vous déranger, vous savez! Vous n'avez qu'à me déposer à Paris. Je prendrai le car...

Mais sa voix était triste, et ses beaux yeux imploraient

— du moins lui plut-il de le croire. Alors, tout à fait furieux, il la poussa vers sa propre voiture.

— Ce n'est pas le moment de discuter. Dépêchez-vous de monter!

Assise, elle frissonna. Il prit sur le siège arrière une couverture, lui en entortilla les jambes, ne souffrit pas qu'elle protestât.

— Vous tenez à attraper la mort ?

— Oh! non!

Puis remarquant son veston semblable à une éponge :

— Et vous ?

Avec un grognement, il quitta le veston, le jeta à l'ar- rière de la voiture.

— Comme ça, ça ira.

En manches de chemise — une chemise blanche, à col et manchettes glacés — le torse bien proportionné, les épaules larges, les gestes aisés, elle s'aperçut qu'il ne fai- sait pas « si vieux que ça », malgré son visage aux traits sévères, à la bouche mince, au regard si profond qu'on le saisissait à peine, par instants, en un éclair. L'un de ces visages dont, avant les vacances, avec ses camarades espiègles du lycée, elle eût dit :

« Un qui rit quand il se brûle! »

Il démarra, accéléra, conduisant plus vite qu'il n'en avait l'habitude. N'était-il pas pressé par son rendez-vous, que cet absurde contretemps menaçait de lui faire manquer ? La reconduire jusqu'aux Mureaux! Si elle n'avait pas eu cet air penaud, comme il l'eût abandonnée quelque part dans Paris! Et qu'elle se débrouillât! Elle ne serait pas en peine : une fille qui court les routes... La grand-mère devait avoir le dos complaisant... si toutefois elle existait...

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Avec une violence redoublée, la pluie frappait les por- tières, le pare-brise. La jeune fille s'indignait :

— Ce que les gens sont mufles!

— Les gens se soucient peu de jouer les saint-bernards pour sauver du déluge de jeunes écervelées, dit-il d'un ton sentencieux.

Il fut surpris qu'elle ne regimbât pas. Mais non : elle disait, avec une sorte de ferveur — et dans sa voix une note argentine rappelait l'enfance encore toute proche :

— Vous vous êtes bien arrêté, vous.

Déjà, ne semblait-elle pas faire deux parts de l'huma- nité : tous les autres, et lui ?

Mais il paraissait de nouveau plein de rage.

— Tsst! Peut-être suis-je un vieil idiot, moi!

Alors elle se récria, si spontanément que sa mauvaise humeur tomba d'un coup :

— Oh! un vieux!

Il trouva délicieux le rire qui gonfla sa gorge : c'est qu'elle semblait sincère !

Elle l'était : un peu mystérieux, peut-être, cet inconnu, mais elle ne détestait ni le mystère, ni l'imprévu, elle.

Tout de même, elle eût voulu saisir son regard : était-il aussi beau que les sourcils tracés droit sous le front ma- gnifique ?

En attendant, elle faisait, à part elle, ses petites ré- flexions :

« Ses cheveux sont restés impeccablement coiffés, malgré le vent et la pluie, donc il met de la gomina. « J'adore » les coiffures à la « gomina ». C'est cette coiffure qui lui donne son air « monsieur sérieux, déjà arrivé ». S'il faisait paraître une petite annonce pour se marier — il ne l'est pas : il n'a pas d'alliance, et, malgré ses grands airs, il doit être timide — il la rédigerait comme ça : Monsieur sérieux, situation stable... Quelle situation ? Voyons... Méde- cin ? Notaire ? Architecte ? Peut-être... Ingénieur ? Ça se

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pourrait bien... Un métier de chiffres, ça lui irait. En tout cas, rien de « rigolo ».

Dans le même temps, le « monsieur sérieux » gromme- lait :

— Naturellement, un vieux. Savez-vous que j'ai plus de vingt-neuf ans, moi ? Vingt-neuf...

Il semblait étonné de se découvrir cet âge. Un peu effrayé.

Ou voulait-il que, une fois encore, elle protestât ? Ce qu'elle fit spontanément :

— Mais c'est jeune, pour un homme ! Et d'ailleurs, moi, je n'aime pas les très jeunes gens. Ils sont bêtes!

Un frisson l'interrompit. Son épaule, sous l'imperméable trempé, frôla celle du conducteur.

Il ne fut pas certain que cette épaule ne s'appuyait pas, une seconde, avec complaisance, contre la sienne.

La pluie tombait si fort que la danse rythmique de l'essuie-glace ne suffisait plus à assurer une visibilité sa- tisfaisante. Cependant, il prit un virage avec témérité.

— Vous conduisez vite, remarqua-t-elle tranquillement.

Elle posait sur lui ses yeux, à la fois inquisiteurs, can- dides et un peu effrontés, comme ceux des très jeunes enfants :

— Ça ne fait rien. Avec vous, il me semble que je ne pourrais avoir peur.

Le sentiment de puissance que lui donnait chaque être qui l'intéressait, chaque tâche qu'il décidait d'entreprendre l'envahit.

... Non qu'en l'occurrence il pensât à profiter de cette rencontre charmante, mais banale : aucun homme n'était plus que lui hostile à l'aventure. D'ailleurs, malgré la mau- vaise opinion qu'il s'était efforcé de se faire d'elle, elle n'avait pas l'air d'une jeune personne en quête « d'occa- sions ». Plutôt d'une lycéenne, un peu émancipée, certes, comme elles l'étaient toutes, maintenant.

Elle éternua, secoua sa tête aux mèches trempées. Des gouttelettes aspergèrent la joue du conducteur.

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— Naturellement, vous allez vous enrhumer, dit-il. Ah!

si j'étais votre père...

— Oh! décidément, vous êtes ridicule, à dire comme ça des choses absurdes!

Ces mots ne le vexèrent pas. Au contraire, il lui fut agréable qu'elle ne lui accordât pas l'importance à laquelle, en général, il tenait tant.

Il sentit qu'elle le regardait à la dérobée, et il éprouva une sorte de voluptueux frémissement, comme si elle avait passé un doigt léger sur sa peau. Et, cette fois il en était certain, elle s'était rapprochée de lui.

Mais elle murmurait, et, soudain, il n'y avait plus rien de puéril dans sa voix :

— Vous ne savez pas ce que vous dites. Mon père est mort depuis longtemps.

Il répondit, sur un ton aussi grave — et ce n'était pas celui d'une question :

— Vous aimiez beaucoup votre père.

Elle ne sembla pas étonnée que cet étranger la comprît si bien, si vite, mais répondit, et, de nouveau, une sorte de ferveur contrastait avec l'expression malicieuse de ses traits :

— Oh! oui, qui aurait dit...

Mais elle n'ajouta rien. Ils approchaient des Mureaux, et elle le guidait.

— Vous habitez avec votre mère ?

— Non. Ma mère...

Décidément, elle ne voulait pas lui en apprendre davan- tage. Elle ajouta cependant :

— J'ai obtenu mon second bac en juin. Je vais suivre des cours de secrétariat, car je dois travailler. J'habite à Paris, chez ma tante.

— La mère du « chic type » ? coupa-t-il d'une voix que faussait la mauvaise humeur.

— C'est ça, dit-elle, en lui lançant un regard provocant, comme s'il ne lui déplaisait pas de l'inquiéter un peu. Je

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viens souvent, ici, voir ma grand-mère. C'est la mère de mon père, et elle m'a élevée en partie.

Ils arrivaient à un carrefour. Elle lui signala le chemin à suivre :

— Vous allez voir, ce n'est pas une maison drôle.

Il trouva horripilante sa façon — celle de tous les gamins de cet âge — d'employer des termes passe-partout.

Mais, cependant, il eût voulu qu'elle ne cessât pas de par- ler, de lui découvrir, fût-ce en ces pauvretés verbales, un peu de son être intime. Car, déjà, il s'inquiétait, prenait ombrage de ce père qu'elle avait beaucoup aimé, de ce cou- sin complaisant.

Ils arrivaient devant une grande propriété, sans style, compromis entre une villa et un « castel » bourgeois, située à l'écart de l'agglomération. Une longue allée y conduisait.

Un parc, dont les arbres hauts et touffus gémissaient sous la pluie, l'isolait. L'ensemble donnait, en effet, une im- pression lugubre, tout au moins par ce mauvais temps.

Cependant, il s'avisa que l'on devait jouir ici d'une incomparable possibilité de recueillement, d' « aller au fond des choses », ce qu'il appréciait.

— Cette demeure semble parfaite, dit-il. Comment pou- vez-vous ne pas vous y plaire ?

— Je ne m'y plais pas, dit-elle, sans plus d'explication.

La voiture arrêtée, il refusa de descendre, bien qu'elle insistât. Elle voulait que sa grand-mère le remerciât. Avait- elle deviné sa suspicion, tout à l'heure, et désirait-elle lui prouver que la grand-mère existait bien ? Mais plus elle le priait, plus il se défendait. Il éprouvait pourtant une grande envie de ne pas la quitter ainsi, ne sachant l'un de l'autre que leurs noms échangés un moment plus tôt :

« Arnaud Lechasle... »

« Moi, Perrine Martinet... »

Le prénom, peu commun, l'avait enchanté. Mais il avait trouvé que le patronyme « faisait futile ». Car, s'appliquant

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à elle, il n'évoquait pas le fouet des châtiments enfantins, mais un vol d'hirondelles, joyeux et désordonné.

Pour ne pas céder, il s'accrochait au prétexte de son rendez-vous, maintenant manqué, cependant. Tout à coup, comme il allait capituler, elle cessa d'insister.

— Tant pis, dit-elle.

Aussitôt, il trouva qu'elle renonçait trop facilement.

— Je vous remercie beaucoup.

Puis, désignant la maison, le parc :

— Sérieusement, vous ne trouvez pas tout ça sinistre ?

— Mais non, assura-t-il, un peu parce que c'était vrai, beaucoup avec le souci de la contredire. J'aimerais vivre dans une maison semblable, y enfermer ceux que j'aime.

Etait-ce la dure précision qu'il mit sur le verbe ? Ou le froid qui la pénétrait de plus en plus, tandis qu'elle quit- tait l'imperméable, puis le lui tendait ? Mais elle eut un nouveau frisson.

— Moi, dit-elle, il me semble que c'est une maison faite pour que l'on y meure.

« C'est une romanesque », pensa-t-il. Mais il ne se pres- sait pas de reprendre l'imperméable, fut sur le point de dire :

« Gardez-le, je reviendrai le chercher un de ces jours. » Il n'en fit rien, et elle le jeta à ses pieds, dans la voi- ture, d'un geste maussade.

Elle lui tendit sa main pour prendre congé. Il se dit :

« C'est un congé définitif, puisque je n'ai pas voulu entrer, que je ne lui ai pas laissé mon vêtement. Tant mieux! »

Mais, un instant, elle sembla ne pouvoir détacher ses yeux des siens : elle venait, enfin, de rencontrer son regard, d'une teinte entre le bleu et le gris, à la fois aigu et profond, difficile à soutenir, inoubliable. Dans une sorte de désarroi, elle se retourna vers la maison. Tandis qu'il serrait fermement sa main — « c'est définitif, définitif »,

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se répéta-t-il — elle murmura, dans une puérile contradic- tion — et, cette fois, un véritable élan de tendresse protec- trice, qu'il eut du mal à contenir, souleva Arnaud :

— Moi, si l'on m'obligeait à vivre ici, je finirais par y mourir !

Vingt-trois ans plus tard, elle y mourait, atteinte de leucémie.

Durant des mois, ils avaient consulté médecin après médecin, professeur après professeur. Il l'avait traînée jus- que chez des guérisseurs, à Paris, en province. Ils avaient attendu des heures — quelquefois un jour entier — chez des mages en complets-vestons. Des foules, haletantes d'un espoir ou d'une reconnaissance hors de tout raisonnement, s'entassaient en de banales salles à manger dont on avait repoussé les meubles pour faire de la place. Lorsque la drogue miraculeuse se dispensait en piqûres, la même aiguille, sans la moindre asepsie, faisait passer, d'une chair à l'autre, un liquide mystérieux, fabriqué à « la maison », comme les confitures. Personne ne semblait redouter la moindre contagion, l'abcès plus que probable... qui, d'ail- leurs, ne se produisait pas. Et c'était sans doute là le plus grand miracle du traitement.

Elle se prêtait docilement à ses directives. Puis, lors- que, malgré tant de soins, elle déclina rapidement, il l'installa dans la maison. Combien changée par la maladie...

Un an plus tôt, à quarante-deux ans, elle paraissait la sœur aînée de ce garçon de vingt ans, son fils. Ce qui ajoutait à l'illusion, c'était l'expression de complicité joyeuse qui, le plus souvent, emplissait leurs yeux. Comme il l'eût fait à une camarade, Nicolas aimait déranger, d'un doigt taquin, une boucle des cheveux courts, donner une chiquenaude au bout du nez maternel. Décidément, le nez impertinent, dans le joli visage, attirait ce geste !

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Lorsqu'il se le permettait en présence de son père — et ce n'était jamais plus « spontanément » qu'alors — il voyait se contracter le visage resté beau, mais profondément marqué.

Dans un éclat pâle et glacé, le regard se fixait sur le jeune homme, le même regard qu'autrefois, lorsque, au re- tour de sa captivité, Arnaud reprenait sa femme qui, trou- vait-il, employait un langage trop puéril pour s'adresser au fils déjà grand :

— Ma chérie, je te prie d'éviter ces diminutifs ridicules :

« Nie... Nicou... »

... Même sérieux disproportionné, pour dire au garçon de dix-huit ou vingt ans :

— Nicolas, je te prie de te conduire vis-à-vis de ta mère un peu plus respectueusement.

Un soupçon d'ironie, aussi glacée que « le regard », retroussait les lèvres charnues du garçon — les lèvres de sa mère, et non le trait dur de l'autre bouche. Et, comme toujours en pareille circonstance, semblant jouir de la tension en laquelle il sentait son père, Nicolas prenait

son temps pour répondre :

— Bien, Père.

Quel mot eût témoigné de moins de confiance, de moins d'accord que celui-ci, détaché avec affectation ?

... Oui, l'an dernier encore, Perrine apparaissait, certains jours, aussi puérile, presque, que la jeune fille secourue sur la route, tant d'années auparavant. Puis elle s'éteignait dans cette maison où, aidé seulement par la femme, Arnaud la soignait.

Et, souvent, il réentendait la phrase comme prophétique :

« Si l'on m'obligeait à vivre ici, je finirais par y mourir », qu'elle avait prononcée tandis qu'il lui adressait son adieu définitif.

Définitif ? Deux mois plus tard ils se mariaient,

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Un craquement du plancher, dans la chambre au-dessus, le fit tressaillir : son pas, durant des heures.

Vainement, essayait-il de l'entraîner vers le lit. Elle s'y refusait, regardait le lit avec des yeux terrorisés, comme si, acceptant de s'y étendre, elle eût consenti en même temps à ne plus le quitter.

Habituellement si soumise à lui, si aimante, en ces ins- tants elle se dégageait de ses bras pour reprendre cette marche qui, pourtant légère, écrasait le cœur d'Arnaud.

Grâce au mouvement, espérait-elle se défendre mieux contre l'implacable puissance en marche vers elle ? Ou bien...

Une crainte, plus pénible qu'aucune autre, assaillait par- fois Arnaud : n'était-ce pas là une façon de se refuser à lui ? Même s'il n'en était rien, comment ne se disait-elle pas qu'après sa disparition, lorsque ces choses lui revien- draient à l'esprit, il en éprouverait le plus cruel des doutes ?

Un grief, parfois, s'ajoutait à cette crainte :

« N'est-ce pas l'influence de Nicolas qui la dispose contre moi ? Nicolas et son agitation, ses faux jugements de garçon jeune, et, surtout, instable ? Nicolas et les idées saugrenues qu'il lui met en tête ? »

Mais, le plus souvent — et c'était à ces moments qu'il l'aimait le mieux — envers lui seul elle ne manifestait aucune réserve.

Lorsque, épuisée, elle interrompait enfin sa marche, il l'obligeait à poser le front sur son épaule. D'abord, elle se raidissait pour lui éviter le contact de son corps défait;

elle retenait son haleine. Mais il l'étreignait avec une dou- ceur impérieuse, murmurant seulement :

« Ma petite... »

Et, de nouveau, il la sentait toute à lui, reprise par la tendre exigence de ces mots brefs.

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.... Là-haut, le craquement dont même la mort n'a pu supprimer l'écho en lui.

Puis, comme chaque soir, à mesure que la nuit s'avance, cent autres bruits achèvent de rendre vivante la maison déserte. Tous fidèles, sauf un : celui qui annoncera le retour de Nicolas.

Cependant, il en est certain, la porte d'entrée a bougé.

Secouée par le vent ? Mal fermée par la femme ? Ou...

poussée parce que, enfin, Nicolas, de nouveau, est ici ? Combien de fois, depuis huit mois qu'il demeure reclus dans cette pièce, cloué sur ce fauteuil, n'a-t-il pas cru entendre ?

Après leur dernière scène, Nicolas ne pourra revenir en plein jour.

... Il demeure tendu vers ce frissonnement de la porte.

Il pense « frissonnement », comme s'il s'agissait d'un être vivant.

A l'instant même où, dans cette tension trop soutenue, son cœur semble près d'éclater, il s'affaisse dans le fau- teuil, certain que personne n'est entré. Une fois de plus, seul le vent nocturne a fait bouger la porte, et ni l'ombre ni le silence n'ont été troublés par son pas.

Une fois de plus, il peut vivre la lente passion des souvenirs.

Moins de deux mois après, il l'épousait.

Stricte intimité. P o u r toute assistance, à part les témoins, la grand-mère, la tante et le cousin de la mariée.

Les parents du marié n'étaient pas venus. Ils n'approu- vaient pas ce mariage.

L a décision dont, un mois auparavant, leur fils était venu leur faire p a r t à Alençon, avait été la première surprise désagréable qu'il leur eût causée. Cette décision ne présen-

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tait, en effet, aucun point commun avec le garçon « sé- rieux » qui n'avait eu d'histoires pas plus au lycée qu'au régiment, qu'à Polytechnique, qu'au début de sa carrière alors qu'il habitait seul ce guêpier à tentations : Paris.

Il s'était toujours montré difficile dans le choix de ses cama- rades, n'engageait ses femmes de ménage, pour trois heures par jour, que munies d'excellents certificats, ne jugeait un auteur qu'à son troisième ou quatrième livre. Et, soudain, ce précautionneux, ce pondéré voulait prendre femme comme on achète un timbre!

Jusqu'alors, ils avaient été très fiers de ce fils qu'ils comprenaient si bien.

Ce fils qu'ils ne connaissaient pas.

« Qui est-elle ? d'où vient-elle ? » furent leurs premières questions.

Ils s'effrayèrent lorsqu'ils s'aperçurent qu'Arnaud ne s'en souciait pas. Il aimait cette jeune fille, c'était suffisant. Or, pour eux, provinciaux et catholiques un peu timorés, le mot « amour », pût-on le qualifier de « légitime », gardait quelque chose de scabreux.

Ce qu'ils avaient souhaité pour leur fils, c'était naturel- lement ce que, autrefois, ils avaient choisi pour eux- mêmes : estime, affection, confiance, sentiments qui, à l'encontre de l'incendiaire coup de foudre, ne naissent qu'avec le temps.

Ils se prodiguèrent en conseils, tous valables et, autant, inutiles :

« Au moins, prends la peine de te renseigner. »

Arnaud n'en sentait pas le besoin : il en savait assez, l'ayant rencontrée sur la grand-route, comme une bohé- mienne !

Ils demandèrent eux-mêmes les renseignements : ils n'é- taient pas faits pour les rassurer.

En ce qui concernait la jeune fille elle-même, ils ne révé- lèrent rien de grave. Pouvait-on lui faire grief de sa

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grande jeunesse, de l'éducation désordonnée qu'elle avait reçue ?

Sa mère, très jeune encore, s'était fixée dans le Midi, di- rectrice d'un Institut de Beauté. Aux yeux des Alençonnais, ce n'était pas une profession d'honnête femme. Pas plus que n'était son époux l'homme avec lequel elle vivait, puis- qu'elle n'était remariée que civilement.

Son premier mari, le père de l'éventuelle fiancée, était mort, en 1923, dans un accident de chasse. Accident équi- voque. N'eût-il pas fallu, plutôt, parler de suicide ? Lors- qu'il était revenu, capitaine, de la guerre qu'il avait faite tout entière, M. Martinet s'était aperçu que l'honnêteté, la paix, le bonheur avaient déserté son foyer : sa femme avait une liaison, qu'elle refusait de rompre. Il ne s'en était pas accommodé. De là à penser que l'accident de chasse...

La veuve s'installant à Cannes laissait, avec désinvolture, sa fille aux soins partagés de sa belle-mère et de sa belle- sœur. De temps à autre, elle la faisait venir auprès d'elle pour de courtes périodes, mais se passait fort bien de cette enfant qui lui rappelait, sans doute, de gênants souvenirs.

... Et c'était cette petite, élevée dans un milieu boule- versé, au sens moral faussé on ne savait que trop par quels funestes exemples, sur laquelle pesait peut-être quel- que lourde hérédité — un suicide ! — que, sans rien vouloir entendre, Arnaud décidait d'épouser.

Le soir des noces, il l'emportait dans la maison des Mureaux; la grand-mère la leur abandonnait pour leurs premières heures d'intimité. En quelques semaines de fian- çailles, Perrine lui avait voué une tendresse assez ardente pour accepter de passer sa nuit nuptiale dans cette de- meure dont elle continuait d'éprouver une crainte profonde.

Lui, l'y enfermant, lui murmurait, pour la première fois, les mots de son amoureuse possession (toujours, il appuyait sur l'adjectif) :

« Ma petite... »

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Tant d'années plus tard, comme ils venaient d'arriver dans la maison par un pluvieux après-midi de mars, il la serrait contre lui avec les mêmes mots.

... A la mort de la grand-mère, en 1937, il s'était fait attribuer la propriété. Mais Perrine n'ayant pas accepté de l'habiter, il avait dû se résigner à la louer. A son retour de captivité, il s'était employé à faire partir les locataires.

Il y était parvenu, grâce à quatre ans d'efforts et à une large compensation. On ne s'était pas, pour autant, installé aux Mureaux. Perrine — et Nicolas — avaient seulement con- senti à y passer les week-ends et une partie des vacances.

Encore, combien de fois les agissements concertés des deux

« complices » n'avaient-ils pas raccourci ces séjours...

Et si, maintenant, Perrine avait souscrit à son désir de quitter Paris, n'était-ce pas parce qu'elle espérait voir cesser, avec la séparation, le guet impitoyable que le père et le fils faisaient l'un de l'autre, depuis dix ans ?

Mais qu'entendait-elle, ce jour-là, dans les paroles ten- dres et exclusives de son mari ? L'expression de la joie passionnée que, de même qu'aux premières heures de leur mariage, il éprouvait de cette retraite à deux ? Ou bien se disait-elle : « Il a gagné. Au bout de vingt-quatre ans, il va m'obliger à vivre dans cette maison, comme il l'avait décidé dès le premier instant de notre rencontre. »

« ... Tout sera mieux ainsi, se persuadait Arnaud, soulevé d'un nouvel espoir, encore qu'il le sût vain lorsqu'il con- templait sur ce visage les ravages de la maladie. Au moins, ici, trouvera-t-elle le calme... Nicolas restant à Paris, ne venant aux Mureaux que... »

« ... Une fois par semaine serait raisonnable », pensait-il.

Mais il n'avait rien imposé, comptant sur les études absor- bantes du trimestre à venir, et sur certain autre... intérêt, combien plus impérieux pour un garçon de vingt et un ans, amoureux. Absolument hostile au sentiment, au choix

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de son fils, M. Lechasle, maintenant, comptait sur eux pour...

— Ma petite, répéta-t-il.

Mais, de la main, elle tentait de le repousser. Et il s'étonna douloureusement que cette main décharnée trouvât pour cela tant de force encore :

— Je t'en prie, murmura-t-elle, tu m'étouffes...

Il relâcha un peu son étreinte. Fallait-il entendre cette phrase dans son sens propre, ou figuré ? Le repoussait- elle à cause d'une gêne physique, ou parce que l'expres-

sion abusive lui apparaissait, aujourd'hui, intolérable ? Il se refusa à approfondir, se fit plus persuasif car, désormais, il fallait non seulement la convaincre elle, mais lui-même :

— Je suis certain, tu entends, qu'ici tu vas te remettre.

Certain.

La répétition de cette certitude faillit ranimer l'angoisse dans le regard de la malade : pour affirmer ainsi, comme il devait douter...

— Nous aurions dû venir plus tôt. Paris, et toute cette...

agitation, autour de toi, ne te valaient rien. Je le savais, mais tu ne m'écoutais pas. Enfin, il n'est pas trop tard.

Bientôt, tu te sentiras mieux.

Les phrases rapides ne permettaient aucune réfutation.

N'étaient-elles pas capables de forcer le destin, libérant, déjà, une force salutaire ?

Il reprit, plus fermement encore :

— Tu vas guérir, je le veux. Et toi, tu le veux aussi, mon p e t i t .

De nouveau, dans la flamme de ce regard, subissait-elle l'emprise de la volonté dont elle se savait dépendante, aux

premières heures de son amour ?

En tout cas, il la sentit soudain, contre lui, comme autrefois. Dans le même élan, dans cette totale confiance qu'elle mettait en lui seul — qu'elle avait mis, particulière- ment, dans les graves circonstances où Nicolas leur donnait

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le même souci. Peut-être attendait-elle de lui, comme elle ne l'espérait plus d'aucun médecin, le miracle de vivre ? Oui, se répéta-t-il, il avait bien fait de l'arracher à Paris, à tous les autres, à...

— Je veux guérir, mon chéri, murmura-t-elle, je le veux.

Elle eut une sorte de sanglot, mais son regard s'éclairait :

— Toi, tu me guériras.

L'émotion le suffoqua. Sa propre confiance en sa volonté, ce qu'il devait à cette malade condamnée, dont il assumait la charge entière, qui ne doutait pas de lui — moins en- core, peut-être, qu'elle ne l'eût fait de Dieu, même si elle eût eu une foi plus ferme — tout cela le souleva d'un altruisme capable de tous les prodiges. Un vertige le saisit, devant l'abîme de sa puissance. Il pouvait tout, pour elle!

Jusqu'à ce jour, aucune maladie ne l'avait affaibli lui-même, les épreuves de sa captivité étaient réparées, jamais il ne s'était senti capable de plus de réflexion, de décision. Il transfuserait en cette femme qui, plus que jamais, lui ap- partenait entièrement, sa propre vitalité.

Il oublia vraiment le diagnostic des médecins, les déro- bades des imposeurs de mains : « Il est inutile que vous reve- niez. C'est un cas pour lequel nous ne pouvons rien. »

Et le même regard détourné des savants et des charla- tans signifiait : « Un cas désespéré. »

Ils demeurèrent un moment ainsi, l'un contre l'autre. Ils décelaient, autour d'eux, la vibration, de la grande maison qui, dès cet instant, commençait de s'accorder au rythme de leurs deux vies solitaires. Les giboulées claquaient sur les vitres. Dans le vent, les arbres agitaient, en un va- carme sec, leurs branches encore sans feuilles. Il régnait une température tiède : la veille, il était venu s'assurer que la femme avait mis en marche le chauffage et tout préparé pour recevoir la malade. Lui-même avait orné de fleurs la maison, placé là-haut, sur la coiffeuse, ses lotions de toilette préférées, disposé sur le lit la robe de chambre

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dont, en arrivant, elle aurait la surprise : elle était encore coquette.

... Ce fut elle qui brisa le charme. Se détachant de lui, dans l'instabilité des grands malades elle embrassa le hall d'un regard empli d'une nouvelle angoisse, celle de ne rien retrouver, ici, de son univers familier, de devoir, dès maintenant, s'adapter à tant de choses différentes. Ainsi...

ses derniers pas, son dernier regard, sa dernière pensée, son râle d'agonie, ce serait ici, dans cette demeure que, jamais, elle n'avait aimée, où, après n'avoir pu obtenir qu'elle vécût, il lui imposait de mourir ? Où, prisonnière

— oui, prisonnière, fût-ce d'un dévouement si fidèle, d'un attachement si passionné — il la retiendrait éloignée de...

Non! Au moins, fallait-il que...

— Dis..., murmura-t-elle.

Sa bouche tremblait, tandis qu'elle interrogeait anxieu- sement le visage incliné sur elle. Un instant, elle hésita, puis, ne pouvant plus retenir ses paroles, cria presque :

— Dis! Nicolas viendra me voir ?

Il fut sur le point de la repousser. Déjà, la menace se dressait, venant d'elle, et non des autres. A peine arrivée, elle souhaitait entre eux une présence. Cette présence-là.

Elle avait quitté son fils depuis quelques heures à peine et, déjà, attendait qu'il vînt.

Mais, devant les traits bouleversés de cet être espérant tout de lui, le magnanime orgueil de lui consentir, une fois encore, un peu de joie, le fit se maîtriser :

— Allons! Allons! Si nous commençons ainsi... Ton fils est assez grand pour savoir s'il doit venir.

L'expression de souffrance qui déforma le visage de Per- rine l'emplit de pitié. Mais plus encore, peut-être, d'envie et d'amertume. Et il dit, plus bas :

— ... et tu sais combien il t'aime.

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I

L fut un temps où je l'aimais plus que tout.

J'en suis plus convaincu que jamais, neuf mois après son décès.

Ce soir, tandis que, dans la pièce quittée ce matin par Françoise, s'écoulent mes dernières heures de « civil », je revis ce temps. Et plus particulièrement l'après-midi et la soirée du 5 septembre 1939.

Pourquoi celles-ci ? Pourquoi ce souvenir, si souvent évo- qué en seize années, s'impose-t-il à moi, ce soir, avec une force nouvelle ? Parce que les heures présentes, comme celles d'autrefois, marquent un tournant de mon existence.

Un enfant différent naquit de la journée du 5 septembre.

Serai-je tout à fait le même à la fin de cette nuit ? Après l'évocation qu'elle me propose, les réflexions auxquelles elle me dispose ? A quoi, surtout, risque-t-elle de m'inciter, et pourquoi suis-je sur la défensive ?

Demain matin, je prendrai le train pour Nancy, en attendant un départ plus lointain. Françoise, elle, a quitté Paris pour Nontron. Elle eût pu partir seulement demain, en même temps que moi. Mais, sans que je lui en eusse rien dit, elle devinait combien je souhaitais avoir quel- ques heures de solitude avant ce départ.

Je revois sur le quai d'Austerlitz sa silhouette déformée par une grossesse de huit mois; le sourire vaillant, le regard franchement posé sur le mien, son geste rassurant, tandis que le train s'ébranlait, tout cela plus explicite que des paroles : « Je ne douterai jamais de toi. Je n'accepterai jamais d'être pour toi une charge. »

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Et maintenant, à onze heures du soir, me voici seul dans cette chambre d'un hôtel de la rue de Lévis, mon... notre quatrième domicile en neuf mois, tant m'est devenue insup- portable l'idée qu'il puisse apparaître devant moi, après notre dialogue devant le lit où ma mère, morte...

Quelques jours après le décès, j'ai reçu une convocation de son notaire. Je n'y ai pas répondu, ne voulant rien con- naître de la succession : il pourra m'accuser d'avoir été un fils ingrat, criminel par... abstention, non d'être intéressé

Et nous avons commencé nos pérégrinations : rue de Trévise, boulevard Diderot, rue des Pyrénées, rue de Lévis.

Demain matin, Nancy, pour le stage à l'Ecole des Héli- coptères. Dans trois mois, l'Algérie. Ma licence obtenue, voici un mois, à la session d'octobre, il ne me restait qu'à contracter cet engagement. Les fortes primes que je tou- cherai pour mes heures de vol ne seront pas négligeables : quand on a femme et enfant, et que la carrière que l'on a résolu d'embrasser est de celles qui, en général, ne nourris- sent pas très rapidement leur homme...

Peut-être, en l'occurrence, pourrait-elle le nourrir ? Je ne peux m'empêcher de jeter un coup d'œil vers le dossier à chemise « orange » — mon premier roman — posé là, sur la table. Paraîtra-t-il ? Enivrante puissance! Depuis trois jours, cela ne dépend plus que de moi. Mais, même s'il paraît, mon engagement signé, rien ne saurait changer.

Comment me défendre de quelque ironie envers moi- même ? N'est-il pas cocasse que, bien décidé, voici encore si peu de temps, à profiter jusqu'au bout de mon sursis d'étudiant, j'en sois venu là ?

Cela me rappelle la belle lettre que son brave homme de père, dépassé par les « prouesses » de son fiston, adres- sait à un garçon de S... En substance :

« Ce que tu as fait, ce n'est pas beau. Mais tout peut encore s'arranger... si tu t'engages dans la marine, que tu sois un marin courageux, un honnête homme et un bon Français. Vivent la France et les marins ! Papa. »

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Suis-je sur le point d'acheter, enfin, moi aussi, une conduite ? Grâce, non à la marine, mais à l'aviation ? Tout simplement, je ferai ce que j'aurai à faire, et pas moins bien qu'un autre. Non que je me prenne — déjà — pour un héros! Si, dans ma conduite, se glisse, par-ci, par-là,

un grain d'héroïsme, peut-être sera-ce surtout affaire de circonstances ?

Tout d'un coup, je me dis que lui approuverait ma décision. J'ai un sursaut de défense, à la pensée de me trouver en accord avec l'une de ses volontés. Vieille habitude de onze années.

Françoise, pour ma tranquillité plus que pour la sienne, a accepté d'aller faire ses couches à Nontron, au- près de ses parents. Ils y ont consenti, « à condition que l'enfant soit légitime ». Il le sera : nous sommes ma- riés depuis six mois. Elle laissera le bébé à sa mère quelque temps : celui juste nécessaire à trouver à Paris, maintenant qu'elle possède le Diplôme, une situation à peu près stable.

Françoise, telle, aujourd'hui, qu'à la première heure où je l'ai rencontrée : simple, efficace, à l'aise partout. Et, cependant, cette première fois, c'était dans un taudis de sous-prolétariat où elle s'efforçait d'effacer un peu de crasse, tout en donnant la becquée à quatre gosses, dont la mère était clouée au lit.

Car c'était à cela que Françoise consacrait le peu de loisirs que lui laissait sa vie besogneuse de petite provin- ciale seule à Paris. Ce qu'il est convenu d'appeler « une- sœur de charité laïque »? Mieux : une fille pleine de vie, de santé, de gaieté, portée par un grand élan de solida- rité active, et pas seulement velléitaire, comme tant d'au- tres. Détournée de toute dévotion, de toutes pratiques par la bigoterie de sa mère, et de la vie familiale par la minu- tieuse imbécillité de son père, cheminot, présentement à Nontron.

En classe, « bonne » en toutes matières, elle obtenait

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son brevet à quinze ans. Elle eût souhaité préparer le bac.

Mais le cheminot avait déclaré, avec l'assurance rancunière des imbéciles : « Le bachot, c'est pas pour notre milieu;

ça fausse les idées. »

Très douée pour le dessin, elle était lauréate de toutes les expositions scolaires du département. Mais le dessin inspirait au cheminot plus de méfiance encore que le

« bachot ». Aussi, avait-il offert à sa fille six mois de cours chez Pigier, puis lui avait trouvé une place de sténo- dactylo-comptable chez un grainetier, bien convaincu de l'arracher ainsi à de mauvais penchants, et de supprimer, pour trois jeunes sœurs, un exemple pernicieux.

A dix-huit ans, Françoise envoyait promener en même temps : le fils de la Grande Boucherie du Centre qui, aubaine inespérée, la demandait en mariage, la machine à écrire, les registres noirs, le bureau — sentant la poussière de céréales et les cafards — du grainetier. Le milieu fami- lial, par la même occasion. Elle avait besoin de musique que l'on n'entend pas à Nontron, de musées que l'on ne trouve pas à Nontron, de lectures que l'on ne peut faire à Non- tron, tout au moins pas dans l'excitation d'une certaine ambiance. Elle « montait » à Paris, voulant tenter le con- cours d'entrée aux Arts Décoratifs. Ce, non dans l'espoir de se consacrer uniquement à l'Art — elle est très réaliste, Françoise — mais de parvenir à une situation indépen- dante, lucrative s'il se pouvait, en tout cas en rapport avec ses goûts.

Ça n'avait pas été tout seul. Le cheminot avait cependant fini par consentir à payer les cours qui la prépareraient au concours. Mais il couperait les vivres au premier échec.

Comme encouragement, il souhaitait à sa fille de manger un peu de « vache enragée pour lui faire le caractère ».

Mais Francoise avait le caractère déjà bien fait, la vo- lonté inébranlable, le cœur courageux, et le crayon habile.

Elle réussit le concours à la première fois.

Elle pouvait se nourrir, une fois par jour, au restaurant

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universitaire, et sous-louer une mansarde à peu près saine, grâce aux gardes d'enfants — payées, celles-ci — qu'elle assurait le soir, et dont elle joignait le profit à ses maigres ressources.

Lorsque, « en ménage » avec elle, je refusai, après le décès de ma mère, les mensualités paternelles, je me mis à donner des leçons à de jeunes ambitieux, briguant « lé passage » en sixième, ou en cinquième. Cela nous permit de continuer à prendre un repas sur deux, chacun son tour : ainsi, avions-nous l'impression de jeûner moins!

Françoise mangeait à midi... et moi le soir. Dîner l'em- pêchait de dormir, assurait-elle en riant. Avec ce régime, elle était assurée d'un sommeil parfait. J'avoue qu'à moi, doté d'un bon appétit, la journée semblait longue, entre le

« crème » et les deux croissants du matin — notre luxe — et le repas du soir...

... C'était, certainement, un étrange répétiteur que celui qui, tous les quarts d'heure, lorsqu'il voyait le regard de son élève s'évader, lui conseillait :

— Allez, détends-toi.

Cette méthode insolite, si elle me valait une grande popu- larité auprès des enfants, ne recevait guère l'approbation des parents.

« Pendant ce temps, il ne se fatigue pas à expliquer. » Ce petit pion leur volait leur argent : au prix où sont les leçons particulières, même si, pour payer moins cher, on a choisi un demi-licencié.

Mais le demi-licencié se souvenait de sa propre torture, autrefois, courbé, des heures, sur les devoirs rebutants :

« Allez, recommençons! »

Il se revoyait, « séchant » devant la question, tandis que celui qui savait — car il savait, lui — attendait sans rien dire. S'il eût prononcé la moindre syllabe, touché mon- bras, s'il m'eût permis de me lever une seconde, certaine- ment eussé-je trouvé.

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