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Mémoire inédit : The Swing of the Pendulum: Les juristes et l'internationalisation des droits de l'homme, 1920-1939

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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HAL Id: tel-02427948

https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-02427948

Submitted on 4 Jan 2020

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juristes et l’internationalisation des droits de l’homme,

1920-1939

Dzovinar Kévonian

To cite this version:

Dzovinar Kévonian. Mémoire inédit : The Swing of the Pendulum: Les juristes et l’internationalisation des droits de l’homme, 1920-1939. Histoire. Ecole normale supérieure de Lyon, 2018. �tel-02427948�

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Décembre 2018

Dzovinar KEVONIAN

Dossier d’Habilitation à diriger des recherches

POUR UNE HISTOIRE GLOBALE DES ACTEURS, OBJETS ET PRATIQUES DES MIGRATIONS FORCEES ET DES DROITS DE L’HOMME

Mémoire inédit

T

HE SWING OF THE PENDULUM

:

L

ES JURISTES ET

L

INTERNATIONALISATION DES DROITS DE L

HOMME

,

1920-1939

T

HE SWING OF THE PENDULUM

:

J

URISTS AND

THE INTERNATIONALIZATION OF HUMAN RIGHTS

,

1920-1939

Jury de soutenance

Sylvie APRILE, Professeure d’Histoire contemporaine à l’Université Paris-Nanterre

Jacques COMMAILLE, Professeur émérite de sociologie à l’Ecole normale supérieure de Cachan

Nancy L. GREEN, Directrice d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales

Stanislas JEANNESSON, Professeur d’Histoire contemporaine à l’Université de Nantes

Guillaume MOURALIS, Chargé de recherche au CNRS – HDR, Centre Marc Bloch, Berlin

Samuel MOYN, Professor of Law and History, Yale University

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Remerciements

Je tiens à remercier les responsables des différents fonds d’archive dans lesquels j’ai travaillé, pour les qualités scientifiques et humaines de leur accueil : Jacques Oberson, au Service des archives de la SDN à l’ONU (Genève), Sergueï Tchelnokov, responsable des archives de l’Union Interparlementaire (Genève), mes collègues conservateurs.trices. de La Contemporaine, anciennement BDIC et leur directrice Valérie Tesnière. Mes remerciements s’adressent également à Marianne Amar pour son aide concernant mes recherches archivistiques américaines. J’ai également été particulièrement sensible à l’accueil que nous ont réservé dans nos recherches effectués avec Philippe Rygiel, concernant l’histoire de l’Institut de droit international, Marcelo Kohen, secrétaire général de l’IDI, Jean Salmon, Pierre d’Argent et Geneviève Bastid-Burdeau. J’ai également été très aimablement accueillie par les responsables du Centre de recherche et de la Bibliothèque de l’Institut des Hautes Etudes internationales de l’Université Paris 2.

Je tiens par ailleurs à exprimer une reconnaissance particulière à Shirin Melikoff, concernant l’accès et la découverte des archives de l’Académie diplomatique internationale. Grâce à son travail de classement et de mise en ordre et de son aide précieuse, j’ai pu procéder au dépouillement et au traitement de ce fonds documentaire inexploité.

Ce travail n’aurait pu aboutir sans l’obtention d’une délégation de recherche du CNRS ainsi que d’un CRCT de l’Université de Nanterre. Ils m’ont permis de disposer du temps nécessaire à la conception, au traitement archivistique et à l’écriture de ce manuscrit. Au sein de mon laboratoire de recherche, l’Institut des Sciences Sociales du Politique, j’ai bénéficié du soutien chaleureux de Marie-Claire Lavabre, directrice, et des encouragements de nombreux collègues chercheurs.es., enseignants-chercheur.es et gestionnaires. J’ai été enfin particulièrement sensible au soutien de Sarah Gensburger, Karin Lérian, Gilles Ferragu, Aline Angoustures, Josiane Barbier comme à la relecture attentive de Vincent Meyzie.

Emmanuelle Jouannet, professeure de droit international, a été la première à laquelle j’ai soumis l’idée de ce sujet : elle a d’abord accueilli l’historienne que j’étais avec enthousiasme. Elle a ensuite toujours exprimé son intérêt pour mes travaux alors que j’observais son travail si important de traduction et de transfert entre des historiographies francophones et anglophones parfois distantes et son ouverture aux échanges interdisciplinaires. Jean Salmon a très aimablement accepté de discuter scientifiquement ce travail et ses remarques m’ont été précieuses par leur justesse et pertinence. Je terminerai par dire tout le plaisir et l’intérêt que j’ai eus à échanger avec Philippe Rygiel. Je le remercie sincèrement pour la qualité de nos échanges. Je remercie enfin l’ensemble des membres du jury de soutenance pour leur lecture comme pour la qualité de notre discussion scientifique lors de la soutenance : Sylvie APRILE, Jacques COMMAILLE, Nancy L. GREEN, Stanislas JEANNESSON, Guillaume MOURALIS, Samuel MOYN, Philippe RYGIEL.

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Table des matières

Remerciements 2

Table des matières 3

Liste des annexes 5

Liste des abréviations 7

Introduction 9

Chapitre 1

Sociographie d’une compagnie : l’Institut de droit international

Compagnie savante et « cause » du droit international Sociographie et données biographiques

Analyse des fonctions et profils professionnels

33 34 61 68 Chapitre 2

New-York 1929 : dynamiques relationnelles et sociabilités d’une session transatlantique

Dynamiques relationnelles d’une société savante transnationale Économie des pratiques et sociabilités

Du Paquebot au Palace : esprit de corps, esprit de famille

83 84 99 108 Chapitre 3

André Mandelstam : ambivalences, droit humain et apatridie

Ambivalences et imagination juridique

Les expériences paradoxales d’un juriste russe à Constantinople Un juriste engagé dans l’exil : réfugiés, apatrides et minorités

Le formalisme juridique de la Section des minorités au mépris des droits humains

117 118 127 138 144 Chapitre 4

Droits « internationaux » de l’homme et politiques du droit entre expertise et engagement

Nations unies, clivages politiques et droit militant dans l’immédiat après-guerre

De la protection mondiale des minorités à la protection universelle des droits de l’homme

Jus constitutum ou jus constituendum ?

165

170 186 202

(5)

Chapitre 5

Les droits de l’homme à l’Académie diplomatique internationale : dénaturalisation réciproque des moyens et des fins

Cartographie d’un cercle mondain transnational et d’une structure-réseau de relations publiques

Entre entreprise économique et organisation internationale

Antoine F. Frangulis : trajectoire sociale et tournant générationnel Droits de l’homme, diplomatie et communication politique

214 217 234 242 255 Chapitre 6

Les droits de l’homme circulent sans leur contexte : appropriations, mobilisations et mises à l’agenda

La réception scientifique de la Déclaration de New-York : un tout petit monde

Effet de champ et limites de la subversion au sein du corps des juristes internationalistes « Il faut des apôtres pour déclencher un mouvement en faveur des droits de l’homme »

266 267 278 299 Chapitre 7

Le temps du raidissement : principes d’indétermination et droits de l’homme

La pétition Bernheim et la polarisation entre droits nationaux et droit humain

Entre opération de relations publiques et diplomatie de « l’espoir »: la convention mondiale des droits de l’homme de l’automne 1933

L’échelle locale : observatoire des recompositions institutionnelles et marginalisations individuelles

L’Ethiopie des juristes : « esprit du temps » et droit de l’homme

Outlaws : « les heimatlos pas plus que les autres hommes, ne sont des anges »

317 318 326 335 341 351 Conclusion 361

Archives et sources orales 372

Sources imprimées 376

Bibliographie 385

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Liste des annexes

ANNEXE 1 : Declaration of the Rights and Duties of Nations, adoptée par l’American

Institute of International Law en 1916.

Albert de La Pradelle, « La déclaration américaine des droits et devoirs des Nations », La Paix des peuples, n°4, 10 avril 1919, p. 662-668.

392

ANNEXE 2 : Déclaration des droits et devoirs des Etats de l’Union juridique internationale

(1919)

IDI, Session de Rome, séance du 6 octobre 1921. AIDI, vol. 28, 1921, p. 208-211.

393

ANNEXE 3 : Projet de Déclaration des droits et devoirs des Etats présentée par Albert de La

Pradelle devant l’Institut de droit international en 1921 (non adopté) IDI, Session de Rome, séance du 6 octobre 1921. AIDI, vol. 28, 1921, p. 207-208.

394

ANNEXE 4 : Déclaration des droits et devoirs des minorités, adoptée par l’Union

Interparlementaire en 1923

Union interparlementaire, Compte rendu de la XXIe conférence tenue à Copenhague, 15 au 17 août

1923, Genève, Bureau interparlementaire, 1923, p. 368-369.

395

ANNEXE 5 : Avant-projet de Déclaration des droits internationaux de l’homme présenté par

André Mandelstam devant l’Institut de droit international en 1928 (non adopté)

IDI, Travaux préparatoires de la Session de Stockholm, 22e Commission, AIDI, n 34, 1928, p. 291-292.

397

ANNEXE 6 : Avant-projet modifié d’une Déclaration de l’Institut de droit international sur

la protection des droits de l’homme et du citoyen en 1928 (non adopté)

IDI, Travaux préparatoires de la Session de Stockholm, AIDI, n 34, 1928, p. 371-373.

398

ANNEXE 7 : Déclaration des droits et devoirs des États adoptée par l’Union

Interparlementaire le 28 août 1928

Compte rendu de la XXVe conférence de l’Union interparlementaire, tenue à Berlin du 23 au 28 août

1928, Genève, UIP, 1928, p. 521-523 en français et en anglais p. 525-527.

400

ANNEXE 8 : Résolution en faveur de l’établissement d’une Convention mondiale assurant la

protection et le respect des droits de l’homme adoptée par l’Académie diplomatique internationale le 8 novembre 1928 à Paris

ADI, Séances et travaux, IV, octobre-décembre 1928, p. 61.

402

ANNEXE 9 : Déclaration des droits internationaux de l’homme adoptée par l’IDI le 12

octobre 1929 à New-York

IDI, Session de New-York, Séance du 12 octobre 1929.

http://www.idi-iil.org/app/uploads/2017/06/1929_nyork_03_fr.pdf

(7)

ANNEXE 10 : Résolution de la Fédération internationale des droits de l’homme déclarant

son adhésion à la Déclaration de l’IDI de 1929, adoptée le 11 novembre 1931

De l’opportunité de l’établissement d’une convention générale pour la protection internationale des droits de l’homme, Mémoire de l’Association russe pour la SDN sur la base d’un rapport de M. André Mandelstam, Bruxelles, Secrétariat de l’UIASDN, 1932.

405

ANNEXE 11 : Projet de résolution présentée par André Mandelstam au nom de

l’Association russe pour la SDN lors du Congrès de Montreux de l’UIASDN, juin 1933 (non adopté)

De l’opportunité de l’établissement d’une convention générale pour la protection internationale des droits de l’homme, Mémoire de l’Association russe pour la SDN sur la base d’un rapport de M. André Mandelstam, Bruxelles, Secrétariat de l’UIASDN, 1932.

406

ANNEXE 12 : Résolution sur les garanties internationales pour la protection des droits de

l’homme adoptée au Congrès de Montreux, juin 1933

André Mandelstam, « Les dernières phases du mouvement pour la protection internationale des droits de l’homme », RDI, vol. 13, 1934, p. 67-68.

407

ANNEXE 13 : Projet de résolution présenté par Antoine Frangulis devant la 14e Assemblée de la SDN en faveur d’une convention mondiale des droits de l’homme, 30 septembre 1933 Tiré à part. http://proxy.siteo.com.s3.amazonaws.com/adi2.siteo.com//file/dh.pdf

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Liste des abréviations

AADI : Archives de l’Académie diplomatique internationale, Paris ABIT : Archives du Bureau international du Travail, Genève

ACEIP : Archives de la Carnegie Endowment for International Peace, Columbia University Rare Book & Manuscrit Library, New-York

AD19 : Archives départementales de Corrèze, France ADI : Académie diplomatique internationale, Paris

AFNSP/CHVS : Archives de la Fondation nationale des sciences politiques /Centre d’histoire du vingtième siècle, Paris

AIHEI : Archives de l’Institut des hautes études internationales de Paris AIU : Alliance israélite universelle, Paris

AJIL : American Journal of International Law AG : assemblée générale

AIDI : Annuaire de l’Institut de droit international

AIIL : American Institute of International Law/Institut américain de droit international, Washington (1912)

ALDH : Archives de la Ligue française des droits de l’homme, Paris

AMAE : Archives du ministère français des Affaires étrangères, La Courneuve AN-Paris : Archives nationales, France

ArIDI : Archives de l’Institut de droit international, IHEI, Genève ASDN : Archives de la Société des Nations, Genève

ASIL : American Society of International Law/Société américaine de droit international, Washington (1906)

AUIP : Archives de l’Union interparlementaire, Genève

BCIA : Bureau chargé des intérêts des apatrides, Paris (1942-1944) BIT : Bureau international du Travail, Genève

BNu : Bibliothèque Nubar d’arménologie, Paris c. : carton

CCOP : Comité consultatif des organisations privées près du Haut-commissariat de la SDN pour les réfugiés, Genève

CFA : Comité France-Amérique, Paris

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CJ : Comité des juristes (1920)

CJI : Cour de justice internationale, La Haye CP : Conférences panaméricaines

CPA : Cour permanente d’arbitrage

CPJI : Cour permanente de justice internationale, La Haye EJIL : European Journal of International Law

ELSP : Ecole libre de science politique, Paris

FIDH : Fédération internationale des droits de l’homme, Paris

IHEI : Institut des Hautes études internationales, Faculté de droit, Paris IDI : Institut de droit international, Bruxelles/Genève

ILA : International Law Organisation, Londres JDI : Journal du droit international

JHIL : Journal of the History of International Law

LaC : La Contemporaine, anciennement Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC), Nanterre, France

LDH : Ligue française des droits de l’homme, Paris

OIN : Office international Nansen pour les Réfugiés, Genève OIT : Organisation internationale du Travail, Genève

p.i. : par interim

RCADI : Académie de droit international de La Haye, Recueil des cours RDI : Revue de droit international

RDILC : Revue de droit international et de législation comparée RGDIP : Revue générale de droit international public

s.d. : sans date ss : pages suivantes

SDN : Société des nations, Genève SG : Secrétaire général

UIASDN : Union internationale des associations pour la Société des nations, Bruxelles/Genève UIP : Union interparlementaire, Genève

(10)

Introduction

Josef Laurenz Kunz (1890-1970) quitte l’Autriche en 1932. Juriste et politiste, élève de Hans Kelsen, il s’installe définitivement aux États-Unis et enseigne à l’université de Toledo. En 1944, il devient membre du comité de rédaction de l’American Journal of International Law. Herbert Briggs écrit, dans la nécrologie qu’il lui consacre, que « l’ambition de sa vie », être élu membre associé à l’Institut de droit international, est atteinte en 1957, soit à 67 ans. Il en devient membre titulaire à 75 ans, ce qui indique, comme nous le verrons, une arrivée tardive dans l’ordre de distinction de la compagnie savante1. L’homme a fait ses premières armes sur l’affaire des optants hongrois en 1927 comme consultant du ministre hongrois des Affaires étrangères. La réforme agraire en Roumanie et l’affaire des optants hongrois de Transylvanie !… la question qui, de Paris à La Haye, de Genève à Bucarest, a été partagée par une génération entière de juristes et diplomates européens, entre consultations, expertises et négociations au sein de la Société des nations (ci-après SDN). Kunz appartient à celle-ci, la seconde génération après celle des fondateurs du champ du droit international occidental, celle qui, issue de la matrice civilisationniste et mystique, intègre l’irruption du temps des masses, l’institutionnalisation de la régulation internationale et la Cour permanente de justice internationale (ci-après CPJI). En 1950, il publie un billet d’humeur dans l’American Journal of International Law (ci-après AJIL) qu’il intitule : « The swing of the pendulum : from overestimation to underestimation of international law ».

Renvoyant dos à dos l’idéalisme juridique des années vingt et le réalisme positiviste des années 1950, comme la posture d’opposition entre lex lata et lex ferenda, il affirme que, semblable au pendule qui va dans son balancement d’un extrême à l’autre, les juristes ont eu le même mouvement. C’est bien l’expérience de la Société des nations à partir de 1930 qui, écrit-il, a déclenché l’oscillation du pendule dans la direction opposée jusqu’à son extrême inverse. L’effet de balancier a abouti en 1950 à un état d’atonie du corps des juristes internationalistes : déprécié, peu étudié et peu financé, le champ est à la fois dominé par une institutionnalisation des relations internationales ayant remplacé la paix par l’objectif de sécurité et par une dévalorisation disciplinaire sans précédent. Coupés des sociétés, déconnectés des espaces et acteurs des mobilisations sociales, comme des sources de financement institutionnelles ou privées, les juristes font, écrit-il, l’erreur de se soumettre au nouveau réalisme, qui dit qu’il n’y a rien d’autre que le

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pouvoir et que le droit international est stérile2. Cette oscillation est au centre de notre propos, en ce qu’elle engage tout à la fois un champ, un corps, une pratique et une production juridique. Elle dit aussi beaucoup d’un corps qui a un rapport quasi « organique » à des régimes de réassurance, au-delà de la traditionnelle opposition entre jusnaturalistes et positivistes, que ce rapport à l’ambivalence s’exprime en termes de régulation élitaire et rationalisation des passions, de rejet de l’impureté sociale dans la pratique normative ou encore d’un adossement assumé à un régime de croyances métajuridiques. Cet article reprend tous les « totems » du champ depuis sa constitution dans le dernier tiers du XIXe siècle : philosophie hégélienne contre marxisme ; jusnaturalisme contre positivisme comtien ; optimisme du XIXe siècle contre pessimisme du XXe siècle ; domination de la « Western Christian civilization » et attaques ressenties contre celle-ci générant une « insécurité générale » après 1945.

C’est bien le statut du doute que pointe Stefan Kunz et auquel nous voulons accorder toute son importance ici : d’une saine intégration du doute dans la pensée rationnelle par Blaise Pascal et de son approfondissement par Kierkegaard, on serait passé (dit Kunz) à un usage dogmatique du doute par Oswald Spengler puis Arnold Toynbee. Sa référence est le choc, la faille, celle que le physicien allemand, Werner Heisenberg, a établi en 1927 dans la physique quantique en théorisant le principe d’incertitude. Le théorème de Heisenberg affirme qu’il existe une limite à la précision avec laquelle il est possible de connaître simultanément deux propriétés physiques d’une même particule. C’est l’abandon de la logique d’Aristote, soit l’affirmation de la nature probabiliste de la mesure et l’un des éléments de la controverse Bohr-Einstein dans les années suivantes. Transféré dans le domaine des sciences humaines et sociales, le principe d’incertitude est ce doute pessimiste des hommes des temps de crise. L’extrême du pendule en 1950 exprime l’inefficience de la mystique de rationalisation du droit international comme réduction du principe d’incertitude, soit de l’insécurité de la société internationale en raison du nombre de variables et de l’impossibilité fondamentale de les mesurer précisément.

Le deuil de l’entre-deux-guerres est à la mesure de l’intrusion du principe d’incertitude et de la révolution conceptuelle de la physique quantique rapportée au domaine des sciences sociales : « Moi qui ai donné tout l’enthousiasme de mes jeunes années, tout mon travail à l’œuvre de Genève, j’ai considéré la disparition de la Société des nations comme une tragédie personnelle de ma vie ». Nous nous sommes autorisé à emprunter dans notre titre la formule de Josef Kunz, non pas parce que nous partageons cette approche finaliste du progrès humain dont les échecs seraient des

2 Josef L. Kunz, « The swing of the pendulum : from overestimation to underestimation of international law », AJIL, vol.

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épreuves et blessures du corps réel et symbolique des juristes. Aucun effet de croyance non plus pour la mystique genevoise et la rhétorique scolaire de l’échec de la sécurité collective. Conçus comme des revers temporaires à surmonter, tous ces éléments, ses épreuves légitiment de fait, de manière à la fois a-historique et immanente, et le corps, et le champ. Le titre de Josef Kunz nous a inspiré car c’est bien la structuration socio-politique de cette projection légale-émotionnelle comme de l’intrusion du principe d’incertitude qui sont des objets d’histoire.

Cette étude vise à comprendre les conditions de production d’un discours juridique prônant l’internationalisation des droits de l’homme pendant l’entre-deux-guerres en l’articulant avec l’une de ses matrices, la question de la protection internationale des réfugiés, apatride et des minorités, à partir de l’étude des profils et itinéraires de ces juristes, de leurs positions doctrinales et des contraintes institutionnelles internationales propres au système de la Société des nations. Nous avons choisi d’associer parcours, pratiques et discours, de nous pencher de la manière la plus concrète sur les espaces transnationaux de formation, de reformulation, de co-écriture des principes et notions, sur les arènes de négociations et de concurrences des projets et propositions. Notre perspective est donc de nous intéresser spécifiquement aux tensions internes propres au discours du droit international, aux trajectoires et profils des juristes, et de rapporter ces tensions discursives aux positions simultanées ou successives qu’ils occupent dans le champ. En nous attachant à l’interface entre internationalisation des droits de l’homme et question de la protection des réfugiés, apatrides et des minorités, on se place au centre de deux types de tensions : discours d’une primauté du droit « contre » le politique ; sujets du droit et ordre westphalien. Ainsi, la mobilisation du droit dans le processus d’institutionnalisation des relations internationales, caractéristique de ce que l’on a appelé à partir du tournant réaliste des années 1940, « l’idéalisme juridique », procède de convergences des courants solidaristes et des théoriciens de l’interdépendance, d’une reconfiguration des théories de la souveraineté à l’échelle occidentale et des États « semi-périphériques », comme de l’essor de l’influence des sciences sociales3.

La question méthodologique qui se pose pour analyser un phénomène aussi multipolarisé que l’internationalisation des droits de l’homme est de savoir à quelles échelles et devant quelles arènes poser notre objectif. Dire que les approches systémique et multi-scalaire sont indéniablement des outils appropriés à cet objet ne suffit pourtant pas. Ainsi, indéniablement, les organisations dites humanitaires et sociales de la Société des Nations représentent des espaces d’élaboration d’une réflexion inédite et de nouvelles normes transnationales impliquant des groupes d’intérêt et des

3 Frédéric Audren, Les juristes et les mondes de la science sociale en France : deux moments de la rencontre entre droit

et science sociale au tournant du XIXe siècle et au tournant du XXe siècle, thèse de doctorat en droit, Université de

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coalitions de causes qui participent du sujet : droits des réfugiés, droit des femmes et des enfants, droit des minorités, etc. Notre thèse nous avait permis d’en analyser la composition, la pratique transnationale et les résultats. L’espace de législation internationale et de négociations tripartites que représente l’Organisation internationale du Travail est également un lieu où, au-delà de la question de législation sociale, se pose plus largement, les droits des populations soumises au joug colonial, l’égalité homme/femme, les droits syndicaux, etc. Les circulations et transferts qui existent entre ces organisations et ces arènes sont indéniables, notamment en raison du petit nombre d’individualités et de structures engagés et, surtout, de leur multipositionnalité fonctionnelle aux échelles nationales et internationales. Cette transversalité des positions participe de la diffusion rapide des énoncés et narrations de mise en politique de la question des droits humains et sociaux dans la période. Pour autant, prétendre tout embrasser aurait été à la fois présomptueux et peu opératoire. C’est donc à partir du prisme de trois objets, préalablement travaillés et ayant fait l’objet d’une internationalisation au lendemain de la Première Guerre mondiale (réfugiés, apatrides, minorités) que nous avons posé l’axe démonstratif de cette étude.

*

*

*

Le corps de référence choisi a été celui des juristes internationalistes. Depuis plus de quinze ans, les historiens du droit ont largement concouru à renouveler l’historiographie existante. En atteste notamment la création de The European Journal of International Law (EJIL) en 1990 et du Journal of the History of International Law (JHIL) en 1999 dans un contexte de fin de guerre froide où ceux-ci se posaient la question de la place et de la fonction du droit international dans le nouvel ordre post-bipolaire ou de ce que certains qualifiaient alors de post-wespthalien. Plus largement, l’historiographie du droit international a connu de profondes évolutions qui tiennent à l’influence d’une approche déconstructiviste des pratiques et discours juridiques, des travaux menés par les tenants des Critical Legal Studies aux États-Unis, comme des effets du Linguistic Turn. Dans l’état des lieux auxquels procèdent Bardo Fassbender et Anne Peters en 2012, en introduction du volumineux Oxford Handbook of the History of International Law4, ils insistent sur le tournant

historiographique qui a débuté notamment par la traduction anglaise de l’ouvrage de Wilhelm Grewe en 20005 puis dans une perspective d’histoire intellectuelle critique par The Gentle Civilizer

4 Bardo Fassbender, Anne Peters, “Introduction: Towards a Global History of International Law”, in Bardo Fassbender,

Anne Peters (eds.), The Oxford Handbook of the History of International Law, Oxford, OUP, 2012, p. 1-24.

(14)

of Nations de Martti Koskenniemi en 2002, lequel reconstitue les sensibilités cosmopolites

impériales des juristes internationalistes occidentaux6. Celui-ci montre les ambivalences d’un corps ou d’un milieu qui, tout en ayant participé à l’institutionnalisation de l’internationalisme libéral7, a tout à la fois échoué et contribué à légitimer mission civilisatrice et dominations impériales8.

Les travaux inscrits dans une histoire globale ou mondiale critiquant l’approche européocentriste de l’histoire du droit international sont concomitants9. Cette dernière, longtemps dominante, a ignoré les expériences légales extra-européennes en se concentrant sur le système interétatique européen mis en place à l’époque moderne. Le constat a nourri la critique d’un ordre juridique légitimant les processus de domination coloniaux et impérialistes10. En 2013, Emmanuelle Tourme-Jouannet proposait une analyse nuancée intégrant la spécificité du XIXe siècle, le refus du contre-récit et une conception du droit comme reflet des ambivalences des sociétés et juristes11. Dans le même temps, était posée la question d’un nationalisme épistémique endémique12.

International Law, Berlin: Walter de Gruyter, 2000.

6 Martti Koskenniemi, The Gentle Civilizer of Nations. The Rise and Fall of International Law, 1870-1960, Cambridge,

CUP, 2002.

7 Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, « Les “bons offices” du droit international : la constitution d’une autorité non

politique dans le concert diplomatique des années 1920 », Critique internationale, vol. 26-1, 2005, p. 110-117 ; Guillaume Sacriste, Antoine Vauchez, « La “guerre hors la loi”, 1919-1930. Note de recherche : les origines de la définition d’un ordre politique international », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 151-152, 2004 ; Dzovinar Kévonian, « Les juristes et l’Organisation internationale du travail, 1919-1939. Processus de légitimation et institutionnalisation des relations internationales », JHIL, vol. 12-2, 2010, p. 227-266 ; Jean-Michel Guieu, “The Debate about European Institutional Order among International Legal Scholars in the 1920s and its Legacy”, Contemporary

European History, vol. 21-3, 2012, p. 319-337 ; « Juristes internationalistes », dossier de la revue Relations internationales, n° 149, 2012, coordonné par Jean-Michel Guieu et Dzovinar Kévonian. Concernant spécifiquement le

cas de la Belgique, la thèse récente de Vincent Genin : Incarner le droit international. Du mythe juridique au

déclassement international de la Belgique (1914-1940), Bruxelles, Peter Lang, 2018.

8 L’Erik Castrén Institute of International Law and Human Rights de l’Université d’Helsinki a été engagé de 2012 à

2016 dans un programme intitulé “Intellectual History of International Law : Empire and Religion”, coordonné par Martti Koskenniemi. Voir la publication récente : Martti Koskenniemi, Mónica Garcia-Salmones Rovira, Paolo Amorosa (dir.), International Law and Religion : Historical and Contemporary Perspectives, Oxford, OUP, 2017. Sur le « moment Koskenniemi » et les lectures qui en ont été faites : The Law of International Lawyers. Reading Martti

Koskenniemi, edited by Wouter Werner, Marieke de Hoon, Alexis Galàn, Cambridge, CUP, 2017.

9 Balakrishnan Rajagopal, International Law from Below : development, Social Movements and Third World Resistance,

Cambridge, CUP, 2003 ; R. P. Anand, Studies in International Law and History : An Asian Perspective, Leiden, Martinus Nijhoff, 2004 ; R. P. Anand, Development of Modern International Law and India, Baden-Baden, Nomos, 2005 ; Anthony Anghie, Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge, CUP, 2004 ; Arnulf Becker Lorca, “Universal International Law: Nineteenth-Century Histories of Imposition and Appropriation”, Harvard

International Law Journal, vol. 51, 2010, p. 475-552 ; Martti Koskenniemi, “Histories of International Law : Dealing

with Eurocentrism”, Rechtgeschichte, n°19, 2011, p. 152-176. Sur les deux générations des TWAIL studies : Arnulf Becker Lorca, “Eurocentrism in the History of International Law”, in B. Fassbender, A. Peters (eds.), The Oxford

Handbook…, op. cit., p. 1034-1057.

10 Nathaniel Berman, Passions and Ambivalence : Colonialism, Nationalism and International Law, Leiden, Brill, 2011.

Trad. française : Paris, Pédone, CERDIN,2008.Voir la stimulante introduction d’Emmanuelle Jouannet, in E. Jouannet,

Hélène Ruiz Fabri (dir.), Impérialisme et droit international en Europe et aux États-Unis : mondialisation et

fragmentation du droit, Paris, Société de législation comparée, 2007.

11 Emmanuelle Jouannet, « Des origines coloniales du droit international : à propos du droit des gens modernes au XVIIIe

siècle », in Vincent Chetail, Pierre-Marie Dupuy, eds., The Roots of International Law/Les fondements du droit

international. Liber Amicorum Peter Haggenmacher, Leiden, Brill-Nijhoff, 2013, p. 649-671.

12 Anne Peters, « Die Zukunft der Völkerrechtswissenschaft : Wider den epistemischen Nationalismus », Zeitschrift für

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L’approche globale a ainsi contribué à revisiter l’histoire du droit international. Elle a également engagé des débats internes dans le champ des juristes sur la conception des rapports entre droit et histoire dans les années suivantes, sur une approche critique remettant en cause l’implicite du champ du droit international : produit du progrès dans l’histoire des idées, présumant qu’il représente une expression du progrès des sociétés humaines, en bref intégré dans une mystique du progrès13.

Dans le même temps, aux côtés d’une approche réaliste concevant le droit comme élément de légitimation des rapports internationaux de domination, une autre perspective centrée sur les dynamiques entre centre et périphérie, intégrant les logiques endogènes et les formes de résistances a été promue par les séries éditées par Fleurs Johnson, Thomas Skouteris et Wouter Werner dans le

Leiden Journal of International Law14. En 2014, est parue l’importante contribution au champ d’Arnulf Becker Lorca qui couvre la période 1842-1933 et dont nous avions mis le livre en débat dans le dossier thématique coordonné avec Philippe Rygiel dans les pages de la revue Monde(s) en 2015, avec une lecture croisée de Douglas Howland et de Jean-Louis Halpérin15. En reconnaissant

les origines hybrides de la discipline, Arnulf Becker Lorca analyse la diffusion d’une conscience juridique (en référence à la notion développée par Duncan Kennedy de « legal consciousness ») dans les régions semi-périphériques du monde occidental en mobilisant la théorie du système-monde d’Immanuel Wallerstein. Il montre que les élites juridiques de ces États semi-périphériques (Chine, Japon, Russie, Empire ottoman, Amérique latine), qui ont été formées dans les universités occidentales, ont été les transmetteurs et interfaces de diffusion d’un droit international dans lequel elles voyaient le bénéfice d’une intégration de leur nation d’origine dans le système international. En bref, la globalisation du droit international ressort tout autant d’une mécanique simple d’imposition et de domination impériale que d’appropriations stratégiques (adhésion au principe de souveraineté des États et de civilisation). Ainsi, il montre qu’au tournant du XXe siècle, la reformulation du principe de souveraineté étatique est tout autant un effet de l’incapacité du système international de prévenir la guerre qu’un outil de justification des pratiques impériales par le refus de reconnaître l’égale souveraineté des États. Concernant la période de l’entre-deux-guerres qu’il analyse jusqu’en 1933, l’auteur montre l’abandon progressif du critère de distinction États civilisés/non civilisés dans le discours juridique. Il y voit l’un des effets de l’appropriation de la

13 Sur la réception critique, voir la note de synthèse d’Alexandra Kemmerer : “Towards a Global History of

International Law? Editor’s Note”, EJIL, vol. 25-1, 2014, p. 287-295 ; Réponse à A. Kemmerer par Jochen von Bernstorff, elle-même commentée par Marcus M. Payk dans le blog de l’EJIL: https://www.ejiltalk.org/the-history-of-international-law-or-international-law-in-history-a-reply-to-alexandra-kemmerer-and-jochen-von-bernstorff/ .

14 Les approches croisent études biographiques et entrées thématiques : Alejandro Alvarez (2006), Taslim Olawale Elias

(2008), India and International Law (2010), The League of Nations and the Construction of Periphery (2011).

15 Arnulf Becker Lorca, Mestizo International Law : A Global Intellectual History 1842-1933, Cambridge, CUP, 2014.

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pensée juridique moderne par les acteurs semi-périphériques, le droit international de cette période se restructurant alors par le jeu des oppositions entre centre et semi-périphérie.

Ainsi, ce processus d’appropriation culmine selon lui dans la formulation de la convention de Montevideo en 1933 qui affirme le caractère « métissé » du droit international, comme un ensemble de règles hybrides, lesquelles approuvent les demandes d’autonomie, d’égalité des États et le principe de non-intervention en termes modernes. Arnulf Becker Lorca pointe les ambivalences des acteurs en montrant comment ces juristes contestent l’unilatéralisme occidental en insistant sur des solutions institutionnelles placées sous l’égide de la Société des nations tout en réclamant la reconnaissance de la souveraineté absolue et l’indépendance pour l’État semi-périphérique dont ils sont issus. La position devient complexe à tenir en ce qu’ils sont confrontés aux juristes du « centre » qui plaident pour une politique économique et de coopération au nom de l’internationalisation des intérêts de la communauté internationale. Cette étude montre bien comment plusieurs dynamiques sont conjointement convoquées par ces nouvelles perspectives : un processus historique d’intégration mondiale dont les éléments de périodisation sont objets de débats et un mode d’approche des processus historiques impliquant un décloisonnement des regards et une approche contextuelle pouvant être élargie à l’échelle planétaire16. Déplacements épistémologiques

et méthodologiques en résultent, qu’attestent les croisements disciplinaires actuels, la diversité des objets investis, le dépassement des historiographies nationales et du « récit » de l’occidentalisation du monde17 ; l’entreprise rejoint alors les perspectives de l’histoire connectée18 ou d’une histoire à parts égales19.

Le débat épistémologique entre historiens et juristes au sein du monde anglo-saxon, précédemment évoqué, s’est développé ces dernières années dans différents domaines du droit international sous la qualification de « framing dichotomy », voire de « clash between lawyer’s histories and historians’ histories »20. Il concerne un champ de recherche en fort renouvellement, celui de l’histoire des droits de l’homme, qui nous intéresse ici au premier chef. L’abondante historiographie des droits de l’homme s’inscrit dans des champs académiques différents, parfois

16 Frederick Cooper, “How Global Do We Want Our Intellectual History to Be?”, in Samuel Moyn, Andrew Sartori

(eds.), Global Intellectual History, New York, Columbia University Press, 2013, p. 283-294 ; Caroline Douki, Philippe Minard, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire

moderne et contemporaine, n° 54-54bis, 2007, p. 7-21.

17 Bruce Mazlish, The New Global History, New York, Routledge, 2006.

18 Sanjay Subrahmanyam, “Connected Histories : Notes Toward a Reconfiguration of Early Modern Eurasia”, Modern

Asian Studies, vol. 31-3, 1997, p. 735-762.

19 Romain Bertrand, L’histoire à parts égales : récits d’une rencontre Orient-Occident, XVIe-XVIIe siècles, Paris, Le

Seuil, 2011.

20 Valentina Vadi, « International Law and Its Histories : Methodological Risks and Opportunities », Harvard

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non connectés ou s’ignorant les uns les autres : histoire politique, histoire des idées, histoire du droit, histoire des relations internationales. L’histoire propre de chacun de ces champs a souvent amené à donner à l’objet des contenus différents (du formalisme juridique aux « droits » diffus), l’a engagé dans des débats historiographiques plus larges (nature des régimes politiques, finalités du système international, humanisme social, histoire religieuse), comme dans les principales ruptures épistémologiques (critical legal studies, linguistic turn, subaltern studies, histoire globale, etc.)21. Parmi les débats récents au sein du champ des juristes et historiens du droit, s’est posé celui de la généalogie des droits de l’homme. Il oppose les tenants d’une temporalité de la longue durée associant l’histoire des « droits » à l’histoire même de l’humanité depuis ses origines (natural rights), et ceux qui récusent une histoire régressive des « origines » et entendent déconstruire une généalogie devant toujours davantage aux enjeux du temps présent qu’à ceux des temporalités de référence22. En « naturalisant » les droits de l’homme, le risque d’essentialisation prend les formes soit d’un récit idéologique, soit d’un formalisme déconnecté des réalités socio-politiques. Contextualisation et historicisation sont donc indispensables.

Dans ce mouvement récent de déconstruction et de critique analytique sur le contenu des droits de l’homme et leurs temporalités, les travaux de Samuel Moyn ont été déterminants, notamment à partir de la publication en 2010 de l’ouvrage The Last Utopia23 et de l’état des lieux

historiographiques qu’il propose en 2012 dans l’Annual Review of Law and Social Science24. Nous ne reviendrons pas ici sur Philip Alston qui qualifie en 2013, la thèse principale de Samuel Moyn de « big bang theory of human rights » et de droits de l’homme qui « émergent de nulle part en 1977 »25, ni sur l’expression de « provocative iconoclasm » employée par Valentina Vadi plus récemment26, ni même sur la mise au point de Lynn Hunt en 2016 qui estime que le grand mérite de Samuel Moyn est d’avoir « revitalized the historical study of human rigts by contesting the relevance of a long-term perspective »27. Il nous importe, moins d’entrer dans un régime partisan de critique ou de justification, que de réintégrer la démonstration de l’auteur dans l’ensemble des perspectives analytiques et problématiques qu’il introduit dans ses travaux récents. Ainsi, en 2010, il analyse l’émergence sur la scène internationale des années 1970 des mobilisations sociales pour les droits de l’homme comme une réponse à l’échec des grandes utopies ou idéologies politiques et

21 Nous renvoyons à l’introduction historiographique de Miia Halme-Tuomisaari et Pamela Slotte (eds.), Revisiting the

Origins of Human Rights, Cambridge, CUP, 2015, p. 1-36.

22 Sur ces prises de position : Philip Aston, « Book Review – Does the Past Matter ? On the Origins of Human Rights »,

Harvard Law Review, vol. 126, 2013, p. 2043-2081.

23 Samuel Moyn, The Last Utopia. Human Rights in History, Cambridge, Belknap Press of Harvard Univ. Press, 2010. 24 Samuel Moyn, « Substance, Scale, and Salience : The Recent Historiography of Human Rights », The Annual Review

of Law and Social Science, vol. 8, 2012, p. 123-140, en ligne.

25 Philip Aston, « Does the Past Matter ? … », op. cit., p. 2074. 26 Valentina Vadi, « International law and Its Histories … », op. cit.

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met en lumière de ce fait le contraste avec la période de conclusion de la déclaration universelle de 1948 et le cadre diplomatico-politique de son adoption28. Se démarquant d’une histoire du droit international faisant de la naturalisation de ses objets l’une des composantes de sa propre légitimation, Samuel Moyn contribue à l’autonomisation intellectuelle d’un champ pouvant se démarquer d’une vision volontariste ou téléologique des droits de l’homme. Il prend ainsi ses distances tant avec l’idée d’une continuité depuis la nuit des temps qu’avec une vision finaliste ou kantienne de l’histoire en termes d’échecs et de relances positives. Il entend ainsi à associer histoire du droit, histoire des idées et histoire des espaces et acteurs participant à la formulation et à la circulation des énoncés des droits de l’homme : sur les mobilisations des années 197029, sur l’influence de la pensée catholique et protestante du concept de dignité humaine dans l’expression publique conservatrice de la piété religieuse après la Seconde Guerre mondiale30, sur quelques figures « iconiques » qu’il réinsère non seulement en leur temps mais en retissant la trame constitutive de leur pensée et de leurs engagements. C’est le cas de René Cassin31 et de Giuseppe Manzini32 notamment.

Dans le champ des sciences sociales, une même révolution des droits de l’homme peut être constatée au tournant du XXIe siècle, notamment en ce qu’ils deviennent un objet d’étude à part

entière en sociologie politique et en se distinguant progressivement du droit et de la philosophie. Ils ont été ainsi réinsérés dans un questionnement sur les revendications des droits de l’homme comme vecteur de politisation ou de rénovation démocratique33. En 2013, Mikael Rask Madsen et Gert Vershraegen proposent un ouvrage collectif dans lequel ils questionnent à travers des études de cas, l’émergence aujourd’hui des droits de l’homme comme principale force sociale, et les rapports entre les droits et les structures des sociétés aux échelles nationale et internationale, au-delà d’une représentation clivée entre expressions de l’individualisme et normes de régulations et de justice

28 Samuel Moyn, « The Universal Declaration of Human Rights of 1948 in the History of Cosmopolitanism », Critical

Inquiry, vol. 40-4, 2014, Around 1948 : Interdisciplinary Approaches to Global Transformation, p. 365-384.

29 Jan Eckel, Samuel Moyn, The Breakthrough : Human Rights in the 1970s, University of Pennsylvania Press, 2014.

Cet ouvrage collectif balise l’espace mondial et les mouvements nationaux et transnationaux de mobilisations en faveur des droits de l’homme en les réinsérant dans leurs contextes et dynamiques propres. Reprenant l’idée d’une « révolution des droits de l’homme », Jan Eckel conclut l’ouvrage sur la renaissance du politique dans cette période, sous la forme d’une nouvelle mystique éthique (chap. 13).

30 Samuel Moyn, Christian Human Rights, University of Pennsylvania Press, 2015.

31 Samuel Moyn, « René Cassin (1887-1976) », in Jacques Picard, Jacques Revel, Michael Steinberg, Idith Zertal (eds.),

Makers of Jewish Modernity: Thinkers, Artists, Leaders, and the World They Made, Princeton, PUP, 2016, p. 278-291.

32 Samuel Moyn, « Giuseppe Mazzini in (and beyond) the history of human rights », in Miia Halme-Tuomisaari, Pamela

Slotte (eds.), Revisiting the origins of human rights…, op. cit., p. 119-139.

33 Kenneth Cmiel, « The Recent History of Human Rights » (2004), repris dans Akira Iriye, Petra Gedde, William

Hitchcock (eds), The Human Rights Revolution. An International History, Oxford, OUP, 2012. Voir également : Morgan Rhiannon, Bryan S. Turner (eds), Interpreting Human Rights. Social Science Perspectives, Abingdon, Routledge, 2009 ; Stefan-Ludwig Hoffmann (ed.), Human Rights in the Twentieth Century. A Critical History, Cambridge, CUP, 2010 ; Benjamin Gregg, Human Rights as Social Construction, Cambridge, CUP, 2011.

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sociale34. Ils rendent compte d’une dynamique de la recherche en sociologie du droit international qui puise son inspiration dans les travaux d’Yves Dezalay et Bryant G. Garth, notamment La

mondialisation des guerres de palais, parue en 200235. A partir de l’analyse sociologique des professions et la place de la formation juridique dans la formation des élites politiques engagées dans l’acquisition de positions de pouvoir, ceux-ci ont montré les biais d’appréhension des organisations et des instruments juridiques internationaux. Dans sa thèse, publiée en 2010, Mikael Rask Madsen a ainsi montré, à partir d’une étude comparée (France, Grande-Bretagne, pays scandinaves), la place et l’importance très relatives des instruments juridiques internationaux et européens des droits de l’homme dans les champs nationaux des savoirs académiques et du pouvoir politique entre 1945 et 1970 en Europe. Il constate tout à la fois que des juristes reconnus et établis se font les promoteurs de la défense des droits de l’homme à travers des instruments internationaux et que ces instruments restent toutefois marginaux et peu mobilisés tant dans la production scientifique que dans la mise en place des politiques publiques et de justice à l’échelle nationale. La défense des libertés et des droits humains dans le cadre de ces États ne s’est donc pas construite dans cette période en référence à ces outils juridiques internationaux. Mikael Rask Madsen parvient ainsi à montrer l’articulation étroite entre cet état de fait en Europe et un contexte de domination coloniale en décomposition-recomposition et de guerre froide36. Cette analyse est prolongée

notamment en 201637.

Ces travaux rejoignent donc en ce point les études précédemment citées sur les conditions de formation du champ du droit international et de son insertion dans les logiques impériales et coloniales depuis le dernier tiers du XIXe siècle. Mais plus encore, la démonstration de Madsen permet de constater que la déclaration de 1948 pose en des termes clairs dans quel sens la tension entre un instrument juridique prescriptif et une convention impliquant l’hypothèse de recours individuels devant une cour internationale a été résolue, notamment par René Cassin. L’universalisme cosmopolite est compatible tant avec l’ordre dominant en 1945 qu’avec l’affirmation des droits de l’homme. Ceci nous ramène à la question du consensus politique et de sa

34 Mikael Rask Madsen and Gert Vershraegen (eds.), Making Human Rights Intelligible : Towards a Sociology of

Human Rights, Oxford, Hart Publishing, 2013.

35 Yves Dezalay, Bryant G. Garth, La mondialisation des guerres de palais : la restructuration du pouvoir d’État en

Amérique latine, entre notables du droit et « Chicago Boys », Paris, Le Seuil, 2002.

36 Sur l’effet de surprise de la France et de la Grande-Bretagne face aux effets incontrôlés de l’internationalisation des

droits de l’homme dans le contexte de décolonisation, un article plus ancien de Mikael Rask Madsen : « Make law not war : les sociétés impériales confrontées à l’institutionnalisation internationale des droits de l’homme », Actes de la

recherche en sciences sociales, vol. 151-152, 2004, p. 97-106. Une analyse éclairante des similarités avec la position

américaine : Olivier Barasalou, La diplomatie de l’universel : la guerre froide, les Etats-Unis et la genèse de la

Déclaration universelle des droits de l’homme, 1945-1948, Bruxelles, Bruylant, 2012.

37 Mikael Rask Madsen, « La Guerre Froide et la fabrication des droits de l’homme contemporains : Une théorie

transnationale de l’évolution des droits de l’homme », European Journal of Human Rights/ Journal Européen des

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chronologie, élément qui rejoint la révision de la temporalité de la révolution des droits de l’homme proposée par Samuel Moyn. Un dernier axe en sciences sociales qui nous a permis de construire le cadre historiographique de cette étude concerne la sociologie politique du droit, conçue comme la compréhension des processus de régulation des sociétés et qui entend articuler production normative et facteurs sociaux. Historiquement construite sur la volonté d’un dialogue interdisciplinaire entre sociologues et juristes peu développé en France, celle-ci apporte à l’historien des outils méthodologiques, en ce qu’elle vise à conjuguer une sociologie qui considère en soi la spécificité juridique avec une analyse des transformations de la politique et de l’action publique. Revenant récemment sur cette démarche à la fois épistémologique et méthodologique dont il a fait l’objet de son travail durant de nombreuses années, Jacques Commaille a publié en 2015 une synthèse à la fois historiographique et programmatique qui a nourri notre approche du sujet ici traité38.

Ceci nous amène à la période même qui intéresse notre propos, celle de l’entre-deux-guerres, dont on peut dire d’emblée que les droits de l’homme ne constituent pas un élément ni de légitimation du champ du droit international, ni d’utopie régulatrice des juristes. Solidarisme et reformulation du principe de souveraineté étatique, paix internationale et sécurité collective constituent les objets préférentiels d’un corps dont les ancrages diplomatiques et nationaux, sont dominants39. En ce qui concerne la réinscription des droits de l’homme dans une temporalité de la période 1930-1950, en cours actuellement de réévaluation, nous avons nourri notre réflexion des travaux de Mark Mazower (notamment son article paru en 2004 dans The Historical Journal) et de Gerard D. Cohen40. Il est traditionnellement rappelé que le pacte fondateur de la Société des nations ne contient pas de disposition générale concernant les droits de l’homme. Pour autant la prise en compte des préoccupations sociales et/ou humanitaires dans l’organisation internationale apparaît à travers des dispositions catégorielles ou sectorielles, visant à protéger certaines populations ou à

38 Jacques Commaille, A quoi nous sert le droit ?, Paris, Gallimard, 2015. Voir également : Pierre-Yves Condé, « La

justice internationale entre conflits et espoirs de paix », in Jacques Commaille, Martine Kaluszynski (dir.), La fonction

politique de la justice, Paris, La Découverte, 2007, p. 251-272.

39 Sur l’enracinement national des questions internationales en France, le dossier d’habilitation à diriger des recherches

de Stanislas Jeannesson et son mémoire inédit, publié en 2013 : Jacques Seydoux (1870-1929), Paris, PU Paris-Sorbonne. Toujours sur le cas français, voir les publications de Jean-Michel Guieu depuis ses premiers travaux sur les pacifistes français à la Société des nations : « State Sovereignty in Question : The French Jurists between the Reorganisation of the International System and European Regionalism (1920-1950) », in Julian Wright, H. S. Jones (eds.), Pluralism and the Idea of the Republic in France, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2012, p. 215-230 ; « ‘Société universelle des nations’ et ‘sociétés continentales’. Les juristes internationalistes euro-américains et la question du régionalisme européen dans les années 1920 », Siècles, Revue du Centre d’histoire « Espaces et cultures », n°41, 2015, [en ligne].

40 Mark Mazower, “The strange triumph of human rights, 1933-1950”, The Historical Journal, 47/2, 2004, p. 379-398 ;

Mark Mazower, No Enchanted Palace. The End of the Empire and the Ideological Origins of the United Nations, Princeton, PUP, 2009; G. Daniel Cohen, “The Holocaust and the Human Rights Revolution of the 1940s : A Reassesment”, Akira Iriye, Petra Goedde, William Hitchcock (eds.), The human rights revolution…, op. cit., p. 53-72.

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mettre en place une législation sociale internationale. Dans l’historiographie classique, deux affirmations au demeurant contradictoires dominent. La déclaration universelle de 1948 est conçue comme l’acte d’internationalisation des droits de l’homme, ce qui peut faire écrire que pendant l’entre-deux-guerres, l’idée que « les droits de l’homme puissent faire l’objet d’une protection internationale n’ait pas encore pénétré les esprits »41. Et les droits de l’homme, comme « droits naturels » sont à la fois permanents et atemporels et sont intégrés à un récit linéaire marqué par l’alternance des périodes de crises et de relances. Pour autant, la production historiographique récente s’est intéressée à cette période de l’entre-deux-guerres par deux biais principaux. Le premier concerne la « réhabilitation » dans la perspective d’une généalogie des droits de l’homme réfractant à partir de la date symbolique de 1948, des « figures oubliées » et des « pères fondateurs » supposés de la période : notamment André Nikolaïevitch Mandelstam et Antoine F. Frangulis42. Le second biais a inscrit cette période dans une chronologie plus large des mobilisations sociales et acteurs transnationaux ayant promu, défendu ou contribué aux différentes inscriptions socio-politiques des droits « internationaux » de l’homme43.

Ceci nous amène au dernier champ à la jonction duquel se place notre objet, celui des réseaux, espaces et pratiques transnationales dans l’entre-deux-guerres. Nous partageons les interrogations qui ont été avancées sur la valeur opératoire de la notion très prisée et diffuse de transnationalisme dont ont été signalés, depuis plus d’une décennie déjà, les usages flottants tantôt méthodologiques, tantôt épistémologiques, ou encore historiographiques. La « redécouverte » des circulations et des acteurs non étatiques, dans le prisme du tournant de l’histoire globale et de la mondialisation, et selon des perspectives interdisciplinaires, demande en effet être relativisée44, notamment en raison de la globalisation même des sciences sociales en cours et des effets de mode concernant les paradigmes dominants45. Dans un article récent au titre évocateur (« The Trials of

41 Rusen Ergec, Protection européenne et internationale des droits de l’homme, Bruxelles, Bruylant, 2006, p. 11. 42 Jan Herman Burgers, « The Road to San Francisco : The Revival of the Human Rights Idea in the Twenthieth

Century », Human Rights Quarterly, vol. 14/4, 1992, p. 450-454 ; Jan Herman Burgers, “André Mandelstam, forgotten pioneer of international human rights”, in Fons Coomans, Fred Grünfeld, Ingrid Westendorp, Jan Willems (eds.),

Rendering justice to the vulnerable. Liber Amicorum in Honour of Theo van Boven, The Hague, Kluwer Law

International, 2000, p. 69-82. Voir encore récemment la perspective adoptée par Barbara Metzger concernant Antoine Frangulis dans : « The League of Nations, Refugees and Individual Rights », in Matthew Frank, Jessica Reinisch (eds.),

Refugees in Europe, 1919-1959. A Forty Years’ crisis ?, London, Bloomsbury Publ., 2017, p. 101-119.

43 Paul Gordon Lauren, The Evolution of International Human Rights : visions seen, Philadelphia, University of

Pennsylvania Press, 1998, p. 112-117 ; Alfred W.B. Simpson, Human Rights and the End of Empire : Britain and the

genesis of the European Convention, Oxford, OUP, 2001, p. 151-156 ; Greg Burgess, “The Human Rights dilemna in

anti-nazi protest : The Bernheim Petition, Minorities Protection and the 1933 Sessions of the League of Nations”, CERC

Working Papers Series, n°2, 2002 ; Roger Normand, Sarah Zaidi, Human Rights at the United Nations : the political history of Universal Justice, Bloomington, Indiana University Press, 2008, p. 76-82.

44 Jean-Paul Zuñiga, Pratiques du transnational. Terrains, preuves, limites, Paris, Bibliothèque du Centre de recherches

historiques, 2011. Outre l’introduction de Jean-Paul Zuñiga (p. 9-19), la contribution de Nancy L. Green, « Le transnationalisme et ses limites : le champ de l’histoire des migrations », p. 197-208.

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Transnationalism : It’s Not as Easy as It Looks »), Nancy L. Green pose la question des usages méthodologiques, qui nous intéressent au premier chef46. Notant la « flexibilité » de la notion, elle montre à travers l’analyse du champ des migrations, comment le transnationalisme est devenu un mot-valise dont la flexibilité et le mouvement ont constitué l’un des éléments du discours post-structural sur la fluidité. Dernier avatar de l’attention portée à l’agency, soit à la capacité et aux ressources propres des acteurs, en deçà et au-delà des carcans institutionnels stato-nationaux, le transnationalisme s’inscrit dans une construction implicite : l’opposition entre l’immobile, le cadre régulateur étatique et les identités corporatives, et le mobile, l’inventivité, la polysémie et la pluri-appartenance. Comme Nancy L. Green le rappelle (et qui est pour ceux qui travaillent sur les réfugiés et apatrides, un constat récurrent), l’espace transnational est fragile et hiérarchisé, fait de tensions et de solitudes, d’ambivalences et de concurrences. Réinscrire le paradigme dans une histoire sociale attentive aux groupes sociaux, aux stratégies individuelles et collectives, au rapport coût/bénéfice de l’investissement dans les pratiques, espaces et réseaux transnationaux, nous fait rejoindre les approches de sociologie du droit international inspirés des théories bourdieusiennes, évoquées précédemment, notamment la notion de « transnational legal entrepreneurs »47.

Ce champ thématique des réseaux, espaces et pratiques transnationales dans l’entre-deux-guerres s’est déployé dans plusieurs domaines qui croisent notre objet. Le premier concerne les institutions et organisations internationales, notamment la Société des nations et l’Organisation internationale du travail (ci-après OIT) et une approche renouvelant l’histoire diplomatique classique, attentive à l’expertise, aux modalités hybridées de fabrication des normes internationales, en mobilisant notamment le concept d’Ernest Haas de « communautés épistémiques »48. Il est vrai que le sentiment de marginalité était considérable pour ceux qui travaillaient dans les archives de la Société des nations, du Bureau international du Travail (ci-après BIT) ou du Comité international de la Croix-Rouge (ci-après CICR) à Genève à la fin des années 1990, comme nous l’avons signalé dans notre mémoire de synthèse. Les travaux récents de Glenda Suba sur l’intrication entre nationalisme et internationalisme, le programme de recherche dirigé par Madeleine Herren et son approche par l’analyse d’un espace social international

Histoire@Politique, n° 26, 2015, en ligne (un intéressant passage sur le transnationalisme au prisme de la sociologie de

la connaissance).

46 Nancy L. Green, « The Trials of Transnationalism : It’s Not as Easy as It Looks », The Journal of Modern History,

vol. 89, 2017, p. 851-874.

47 Yves Dezalay, Mikael Rask Madsen, « In the ’Field’ of Transnational Professionals: a post-Bourdieusian approach to

transnational legal entrepreneurs », in Leonard Seabrooke, Lasse F. Henriksen (eds.), Professional Networks in

Transnational Governance, Cambridge, CUP, 2017, p. 25-38.

48 Patricia Clavin, “Defining Transnationalism”, Contemporary European History, vol. 14, 2005, p. 421-439 ; Susan

Pederson, « Back to the League of Nations », The American Historical Review, vol. 112-4, 2007, p. 1091–1117 ; Sandrine Kott, « Une autre approche de la globalisation : Socio-histoire des organisations internationales (1900-1940) », dossier thématique de Critique internationale, vol. 52/3, juillet 2011 (voir notamment la contribution de Daniel Laqua) ; Davide Rodogno, Bernhard Struck, Jakob Vogel (eds.), Shaping the Transnational Sphere : Experts, Networks and

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que constitue Genève, marquent, dans une perspective d’histoire globale, un renouvellement historiographique, dans lequel s’engagent aujourd’hui de jeunes chercheurs sur les organisations internationales, notamment celles de la nébuleuse genevoise de l’entre-deux-guerres49.

La seconde orientation, souvent articulée avec la première, concerne l’étude des mobilisations et des réseaux transnationaux de groupes d’intérêts ou celles des coalitions de cause (advocacy coalition

framework) selon la formule de Paul Sabatier50, ceux-ci participent au processus de fabrication d’une politique en créant des sous-ensembles composés d’agents publics et privés, partageant un ensemble de croyances normatives communes51. Dans notre cas, la question de ces mobilisations constitue l’un des éléments de la construction d’un discours sur l’internationalisation des droits de l’homme. Les apports de la sociologie des mouvements sociaux croisée avec la perspective transnationale, apportent des exemples d’usages méthodologiques qui ont nourri nos analyses52.

Reste un dernier champ qui intéresse notre sujet, celui des circulations intellectuelles et universitaires et des espaces de savoirs transnationaux (congrès, sociétés de savoirs, sociétés professionnelles) qui préexistait à la « vague transnationale-globale » des deux dernières décennies. Les nombreux travaux de Christophe Charle sur les professions universitaires et les universités comme ceux de Victor Karady sur les mobilités étudiantes internationales et de Gisèle Sapiro sur le champ intellectuel et l’espace intellectuel transnational53, ont été indispensables dans l’analyse d’un corps, celui des juristes internationalistes, souvent universitaires et professeurs de droit, comme des sociétés de savoirs. Les travaux de Pierre Bourdieu ont évidemment dans cette perspective constitué un vivier notionnel et analytique incontournable dans la dimension d’histoire sociale que nous souhaitions développer dans notre propos. Dans cette question de la structuration de la circulation des hommes et des idées, les institutions scientifiques internationales et les espaces de sociabilités intellectuelles ou scientifiques tiennent une place de choix et ont constitué l’une de nos entrées méthodologiques dans le sujet. Aussi l’étude pionnière

49 Glenda Sluga, “The Transnational History of International Institutions”, Journal of Global History, vol. 6-2, 2011, p.

219-222; Glenda Sluga, Internationalism in the Age of Nationalism, University of Pennsylvania Press, 2013 ; Madeleine Herren, « Geneva, 1919-1945 : The Spatialities of Public Internationalism and Global Networks », in Heike Jöns, Michael Heffernan, Peter Meusburger (eds.), Mobilities of Knowledge, Springler, 2017, p. 211-226, en ligne.

50 Paul A. Sabatier, « Advocacy coalition framework (ACF) », Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de

Sciences Po, 3e éd., 2010, p. 49-57.

51 Daniel Laqua, Internationalism Reconfigured: Transnational Ideas and Movements between the World Wars, London,

Tauris, 2011.

52 Deux exemples : Davies Thomas Richard, The Possibilities of transnational Activism : The Campaign for

disarmament Between the Two World Wars, Brill, 2007 ; Paul Knepper, The Invention of international crime : a global issue in the making, 1881-1914, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.

53 Christophe Charle, Jürgen Schriewer, Peter Wagner (eds.), Transnational intellectual networks. Forms of Academic

Knowledge and the Search for Cultural Identities, Campus Verlag, Frankfurt/NewYork, 2004; Gisèle Sapiro (dir.), L’Espace intellectuel en Europe, XIXe-XXIe siècles : de la formation des Etats-nations à la mondialisation, Paris, La

Découverte, 2009 (ainsi que son article : « L’internationalisation des champs intellectuels dans l’entre-deux-guerres : facteurs professionnels et politiques », p. 111-146) ; Gisèle Sapiro, Johan Heilbron (dir.) dossier thématique « La circulation internationale des idées », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 145, décembre 2002.

Figure

Tableau de présence des sessions de l’Institut de droit international (1919-1947) 75 Mai 1919  Paris  Octobre 1921 Rome  Août 1922 Grenoble  Août 1923  Session jubilaire Bruxelles  Août 1924 Vienne  Juillet-Août 1925 La Haye  Août 1927 Lausanne  Total memb
Tableau de présence nominale des sessions de l’Institut de droit international (1919-1927)
Tableau de présence nominal des sessions de l’Institut de droit international (1928-1947)
214  Tableau constitué à partir des informations collectées dans les bilans financiers annuels publiés dans les 20 volumes  du  Year  Book  of  the  Carnegie  Endowment  for  International  Peace  de  1920  à  1939
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