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Introduction générale

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Academic year: 2021

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I. Enjeux et méthode

I.i Présentation de la problématique et du plan

Depuis plusieurs décennies, le théâtre et le spectacle vivant ont connu de profondes mutations. Tant du point de vue de l’écriture dramatique que de la représentation, ces évolutions résultent de diverses avancées ou avant-gardes qui se sont succédé au cours du 20e siècle. Toutes avaient d’une manière ou d’une autre déjà bousculé le modèle dramatique traditionnel centré sur la représentation mimétique réaliste et la psychologie de personnages disposés au cœur d’une intrigue. Par ailleurs, la mise en scène et ses artisans se sont très largement émancipés des auteurs dramatiques au cours du siècle dernier, même si beaucoup de metteurs en scène continuent essentiellement à servir un texte par le biais d’un art théâtral dont ils revendiquent l’autonomie. De manière plus générale, les différents arts vivants se croisent aujourd’hui sur scène dans des logiques qui, bien souvent, transcendent une stricte répartition disciplinaire. La danse parle, le théâtre valorise les corps, les images dialoguent avec la scène, … Désormais, ce contexte inter-artistique est d’ailleurs souvent décrit comme indisciplinaire.

Le théâtre qui est analysé dans cette thèse a été directement impacté par cette évolution. Ce qui fut remarquable dans les trente ou quarante dernières années, c’est l’accélération de la diffusion de formes spectaculaires qui entendirent véritablement libérer le théâtre de son rôle de serviteur par rapport à la littérature. Au départ cantonnée à des lieux de diffusion et de production plus confidentiels, une forme d’écriture plus spectaculaire que dramatique s’est très largement répandue sur les scènes occidentales consacrées à la scène contemporaine et dans les salles de spectacle et festivals parmi les plus renommés. Cette concentration d’un théâtre attaché à ses formes, axé sur la théâtralité et les différents ressorts spectaculaires, a d’ailleurs pris une étiquette particulière : le théâtre postdramatique. Celle-ci n’est pas sans poser quelques difficultés sur lesquelles je reviendrai. C’est à l’intérieur de ce corpus et de ce « label » que s’engage ce travail, au gré de formes théâtrales qui ont tenté de se réapproprier leurs outils scéniques. Elles l’ont fait tantôt en s’éloignant de repères esthétiques trop directeurs, tantôt en défiant des éléments dramaturgiques culturellement très inscrits. Ce qu’interroge cette thèse en particulier est la relation qu’entretient l’écriture postdramatique du spectacle avec une des fonctions les plus courantes de la représentation théâtrale : faire récit.

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problématique, tant pour qualifier sa production (en termes de projet dramaturgique) que sa réception par le public. A gros traits, sa priorité serait de montrer plutôt que de raconter.

Cependant, la force du déni installe le doute. Je me suis inquiété de l’insistance avec laquelle une certaine manière de concevoir le théâtre écartait ou s’opposait à un élément aussi structurant et persistant que le récit (en termes culturels, littéraires, dramatiques, …). Si le spectacle postdramatique s’est voulu générateur de spectacles intentionnellement « irracontables », contestant ou échappant volontairement à la logique d’un récit, je me suis demandé sur quelle base il l’affirmait, dans le cadre de quel but et de quelles définitions narratives ou dramaturgiques. Etant entendu qu’il ne s’agit là que d’un seul de ses nombreux traits esthétiques et qu’on ne peut l’y réduire. Toutefois, j’ai voulu vérifier si le spectacle postdramatique ne contenait vraiment plus aucune forme de récit, quand bien même cette fonction lui serait implicitement ou explicitement contestée. Ma décision de mener l’enquête a été essentiellement provoquée par deux phénomènes : une intuition narrative qui se manifeste quand même vis-à-vis de ces spectacles (sur quoi est-elle fondée ?), et l’existence de textes qui en font le compte-rendu sur un mode narratif à la réception. Par ailleurs, j’ai senti le besoin d’analyser de manière un peu plus fine cette poétique non-narrative déclarée par les auteurs.

Considérant donc l’usage du récit en tant que stratégie discursive face au refus que lui signifie le spectacle postdramatique, je soulève plusieurs questions :

a) Quelle est cette poétique non-narrative dans la réalité concrète de certains auteurs et artistes de la scène postdramatique ? Comment se déclare-t-elle ? Quels types de posture et de ralliement signifie-t-elle ?

b) Peut-on malgré tout, et sans la « forcer », identifier une narrativité inhérente à l’objet théâtral postdramatique ? En d’autres termes, quels sont les degrés de narrativité ou les pratiques narratives que nous pouvons repérer dans certains spectacles ?

c) Quelles définitions du récit peut-on utiliser pour cela ? En quoi le théâtre et le spectacle sont-ils des objets valides en termes de discours narratif ? Qu’est-ce qu’un « discours narratif » appliqué à un théâtre essentiellement performatif, prioritairement non textuel ? d) Quelles formes concrètes de récit rencontre-t-on qui prennent en charge ces spectacles a

posteriori, et quelles sont leurs différentes structures et fonctions ?

e) Comment le récit devient-il un outil utile à la prise en charge de l’objet spectaculaire ? Quelles sont les questions que posent les traces textuelles rassemblées à la réception du spectacle envers le fonctionnement narratif et la transmission discursive d’une expérience esthétique ?

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théâtre qui nie ou dissimule le fait de raconter, et celle d’une narratologie qui a longtemps considéré le théâtre comme du non-récit. C’est cette articulation en miroir que reflètent la juxtaposition et l’enchaînement des parties 1 et 2. Nous y verrons que, comme souvent, une certaine vérité se trouve dans les zones de gris.

La première partie (« Du théâtre sans récit ? ») répond à ces deux premiers ensembles de questions (a et b) dans les chapitres 1 à 4. Elle livrera une analyse de la position de trois artistes face au phénomène narratif (Elizabeth LeCompte, Jan Lauwers, Romeo Castellucci), ainsi qu’un relevé critique de la permanence de la narrativité dans leur œuvre selon trois niveaux : dans la tradition, dans la performance, dans le texte. De son côté, la deuxième partie traite en détails du troisième terme de cette problématique (question c) au cours des chapitres 5 à 7 (« Du récit dans le théâtre ? »). Outre le fait de rappeler l’évolution du concept même de récit, elle donnera un état des lieux des relations entre théâtre et narratologie et proposera une position originale quant à la nature narrative du spectacle postdramatique et de sa réception. Enfin, sous un angle délibérément affirmatif car appuyé par ma collecte préalable des textes (« Du récit autour du théâtre »), la troisième partie explore les différentes modalités narratives textuelles qui entourent le spectacle postdramatique (questions d et e). Elle le fera au gré des chapitres 8 à 10, à la fois par l’organisation rationnelle des exemples et au fil de plusieurs questions théoriques que posent ces derniers. Les introductions relatives à chaque partie détaillent de manière précise les contenus des différents chapitres qu’elles contiennent.

Cette thèse a comme point de départ un phénomène discursif, à travers la traçabilité et la mémoire de ces spectacles qui sont aujourd’hui en partie conservés par le biais de différents témoignages textuels. La priorité du travail sera donc d’élucider la nature du discours que constituent à la fois l’objet et son compte-rendu. Son ambition première n’est ni sémiologique ni dramaturgique ni phénoménologique. Toutefois, l’entremêlement de la signification et de la réception sera très souvent au cœur des discussions et des témoignages. C’est une donnée qu’on trouvera présente au fil de chacun des chapitres et que je m’efforcerai de récapituler au moment de conclure.

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I.ii Méthodologie de recherche

La problématique soulevée par ce travail dans ses différents versants est par définition interdisciplinaire. C’est comme souvent à la fois un avantage et un inconvénient théorique. Du point de vue de ses inconvénients, la méthode appliquée paraîtra toujours incomplète aux spécialistes de chacun des points de vue traités. Une bibliographie fournie et les lectures les plus larges possibles viennent toutefois appuyer le propos dans les termes propres à chacune des théories convoquées. En revanche, cette approche a l’avantage d’ouvrir des perspectives que je pense inédites tant dans l’étude du spectacle vivant que dans celle de la théorie du récit. J’ai en effet tenté d’établir des ponts innovants entre études littéraires et études théâtrales. Si on ne les juge pas fructueux, j’espère qu’on leur trouvera au moins le mérite d’être sérieusement arrimés à une démarche de curiosité intellectuelle qui se défend. Sur le plan théorique toujours, voire sur le plan académique qui en découle, ma perspective tente de réconcilier des disciplines qui ont dû prononcer leur divorce à une époque où leurs méthodes et leurs objets se sont révélés inconciliables. Les avancées qu’en ont tiré les études théâtrales en matière de compréhension du phénomène performatif peuvent aujourd’hui profiter d’une ouverture contextuelle et dynamique d’études littéraires qui envisagent le texte et le récit sous ses formes les plus variées. De leurs côtés, les études littéraires reconsidèrent certains concepts théoriques et elles ajoutent ici à leur corpus de recherche un domaine spectaculaire qu’elles résistaient à prendre en compte. En outre, le fait d’aborder un objet artistique sous l’angle de sa réception m’a également conduit vers le domaine de la philosophie esthétique. Là encore, j’ai été surpris de constater à quel point le théâtre et le spectacle vivant contemporain manquent à l’appel en matière de corpus et d’application. Pourtant, la démarche visuelle, plastique, empruntée par bon nombre d’artistes de la scène les font tomber sous le coup des mêmes analyses que celles dérivées de, ou appliquées à, l’art contemporain. Du fait de l’affaiblissement du paradigme temporel et de l’abandon relatif d’un muthos théâtral, le spectacle postdramatique aussi participe de ce qu’il est convenu d’appeler la dématérialisation de l’expérience esthétique.

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que l’archive vidéo est une imperfection subjective par définition : elle suppose un œil intermédiaire, parfois même soumis à une démarche artistique de l’auteur du spectacle lui-même dans le montage. Certains titres parmi les plus anciens ou les plus lointains ont demandé quelques efforts de fouille ou de persuasion. Les spectacles qui exemplifient mon propos ont ainsi été choisis parmi le panel quasiment exhaustif des productions principales des trois artistes considérés.

J’ai ensuite procédé de manière assez classique au dépouillement systématique de l’ensemble des sources secondaires que j’ai pu identifier dans différents centres de recherche spécialisés ou centres de documentation. Comme on le verra dans les pages qui suivent (et cela vaut aussi pour les domaines théoriques convoqués), et du fait même de la composition du corpus, mon travail s’apparente également au domaine des études littéraires comparées puisque ces sources critiques et théoriques sont issues principalement de Belgique, de France, d’Italie, des Etats-Unis et d’Allemagne. Outre le paramètre linguistique, il a fallu prendre en compte des paramètres contextuels différenciés en matière de réception théâtrale ou en termes de tradition épistémologique. Même si le champ des arts de la scène est très internationalisé dans le dernier quart du 20e siècle, les Etats-Unis ne sont pas la France et la Belgique n’est pas l’Italie.

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II. Paysage théorique, raisons de la problématique, présentation du corpus

It is both a way of speaking – a discourse – and a cultural process envolving the expressions of thought that poetics would seek to articulate

Linda Hutcheon (1988 : 14)

Ainsi que je l’annonçais ci-dessus, cette thèse propose d’emmener le lecteur au fil d’une enquête. Comme son titre l’indique, cette enquête documente et analyse les manifestations et les (im)possibilités d’un désamour. Fidèle à l’idée d’une poétique contextuelle, l’enquête a commencé par situer les différents protagonistes dans leurs camps respectifs. Théâtre, récit, spectacle postdramatique, autant de termes chargés de référence et porteurs d’une évolution culturelle et critique. Le corpus lui-même et le choix des artistes qui le composent doivent aussi trouver une place argumentée face à cette évolution. Cette Introduction générale entend partager avec le lecteur le paysage dans lequel ces différents termes et choix interviennent. Elle en profite pour détailler les motivations d’une problématique mêlant théâtre et récit. C’est l’évolution et la composition de ce paysage qui nous inviteront ensuite à entamer le dialogue proprement dit entre ses composantes et à provoquer la rencontre entre des domaines d’études qui se parlent peu. Comme nous y invite Linda Hutcheon, il s’agira bien d’interroger certains types de discours en regard des processus culturels qui les habitent, les provoquent ou s’y reflètent.

II.i Le spectacle postdramatique : définition, place dans l’histoire du théâtre

Souscrivant à la réévaluation positive de la notion de spectacle dans le contexte artistique contemporain qui est le nôtre1, je propose d’emblée de parler de « spectacle théâtral » ou de « spectacle postdramatique » pour désigner les objets d’analyse qui composent mon corpus. Le terme convient bien pour rendre compte à la fois de la composition interartistique du corpus postdramatique (c’est-à-dire mélangeant différentes formes d’expression artistique sur scène), et de la dimension dialectique et pragmatique avec laquelle le spectacle théâtral contemporain enjoint le spectateur de prendre un rôle actif. Un « spectacle » est un objet protéiforme sur le plan de sa composition et implique d’être étudié dans un contexte précisément spectaculaire, qui convoque production et réception. Qui plus est, le terme « spectacle » traduit l’héritage forgé par l’autonomisation des études théâtrales depuis une trentaine d’années : envisager le théâtre dans sa dimension performative autant que dramatique.

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Depuis les avant-gardes historiques à la frontière des 19e et 20e siècles et le théâtre expérimental des années soixante et septante en Europe et aux Etats-Unis, et à la faveur d’une accélération de production et de diffusion au cours des années 1980 et 1990, l’exposition de formes scéniques contemporaines bénéficie d’une écriture renouvelée tout au long du 20e siècle. Ce renouvellement, ou plutôt cette évolution dans l’écriture scénique, manifeste un certain degré de décomplexification à l’égard du modèle dramatique et logocentrique (texte, fable, représentation). Comme l’énoncent Christian Biet et Christophe Triau, ce renouvellement provoque « le renversement du plateau d’un lieu de discours tenu sur le monde en un lieu d’expérimentation et d’interrogation de la perception. » « Miroir et laboratoire de l’opacité du monde et du réel », la scène remet en cause la transitivité et dévoile « la crise de la représentation mimétique réaliste » (BIET 2006 : 793). Les deux critiques ajoutent que désormais le théâtre

déjoue « la logique dramatique de l’action [ainsi que] la logique épique, qui met en avant l’acte même de la narration » (874). Obligeant l’analyse à recourir à la phénoménologie plutôt qu’à la sémiologie, ce théâtre joue de la présence sans nécessairement construire un discours. Le spectacle théâtral contemporain présente in fine un paradoxe : « [il] active l’imaginaire du spectateur par l’expérience de la scène absolument ouverte à la réception mais simultanément close et auto-référentielle. » (903)

Ce genre de spectacle s’inscrit pourtant bien dans la foulée de la tradition théâtrale de par un mode de création et de réception. Mais usant bien souvent du modèle dramatique comme repoussoir, il est qualifié de postdramatique suivant des définitions tant inclusives qu’exclusives.

Le théâtre, ou spectacle, postdramatique ne doit d’abord pas être confondu avec la mise en

scène contemporaine. Celle-ci, même dans ses aspects formels les plus innovants2, qu’elle soit appliquée à un texte classique ou contemporain, reste un élément de la tradition dramatique. Même si texte et performance sont indissociables dans l’analyse du drame, le texte y est premier, tandis que le temps de la mise en scène et du spectacle est second (quel que soit le poids auctorial que prenne le metteur en scène). Le théâtre postdramatique se distingue également du live art, ou « art de la performance » (à ne pas confondre donc avec le terme « performance » en tant qu’expression du jeu, de la dimension spectaculaire proprement dite, cf. ci-dessus et infra). Le live

art est une forme qui se centre prioritairement sur l’individu, qui plasticise le corps ou son action

et qui dépasse largement le cadre scénique pour rapprocher artiste et spectateurs/participants. Le spectacle postdramatique s’inscrit dans le cadre théâtral d’une scène, met en jeu une démarche collective. Même s’il joue sur les frontières du réel, les limites du spectacle en restent généralement bien définies.

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Le label postdramatique : critères, débat

Comme on le sait, le terme postdramatique lui-même est formulé pour la première fois par Hans-Thies Lehmann en 19993. Son théâtre postdramatique, largement défini en extension par une liste de caractéristiques et un corpus d’exemples4, est le fruit d’une filiation dont les racines puisent à la source d’Antonin Artaud, lui-même continué par Jerzy Grotowski, englobent Robert Wilson et Richard Foreman en passant par le Living Theatre. On ajoutera à ces fondements Tadeusz Kantor, Pina Bausch, et la nécessaire référence aux avant-gardes historiques européennes aux confins des 19e et 20e siècles. Si ma propre synthèse de la diachronie proposée par Lehmann est schématique, elle dit cependant suffisamment l’ampleur des influences qui aboutissent à configurer le théâtre à la fin du 20e siècle.

Le spectacle postdramatique regroupe ces formes d’expression scénique qui ont pris distance avec la structuration dramatique occidentale conventionnelle de tradition artistotélicienne. Celle-ci suppose un texte dramatique vecteur d’une fable, porté à la scène par le biais d’un mimétisme plus ou moins réaliste et par le jeu d’acteurs incarnant le psychologisme de leur personnage. Le spectacle postdramatique contredit le drame dans sa capacité à représenter sur scène une réalité dont on pourrait trouver le correspondant dans le monde réel. Souvent antimimétiques, les œuvres postdramatiques questionnent l’autorité du texte comme source du sens (même si des éléments textuels intègrent le spectacle) ; elles développent des propositions scéniques fortement autoréférentielles. Le postdramatique privilégie l’expression interartistique (théâtre, danse, mime, …). C’est un théâtre de la théâtralité qui confère une large autonomie de sens à l’ensemble des éléments scéniques : sons, voix, musique, lumière, décors, visuels, images, acteurs ou performeurs, corps, mouvement, chorégraphie, … Lehmann utilise d’ailleurs

3 LEHMANN 2002 pour l’édition française.

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l’expression consacrée en allemand gleiche Berechtigung pour décrire cet état de fait. Auteur et metteur en scène sont également confondus à la création de ces pièces, résultats de la créativité d’un seul et même artiste (ou collectif artistique) qui assume les deux rôles. Des trois isotopies propres à la construction du sens théâtral (narrative, thématique, sensorielle5), le spectacle postdramatique privilégie les deux dernières et défie frontalement la narration, se désintéresse de la fable. Des cinq structures sémiologiques de la réception dramatique (narrative, actantielle, discursive, idéologique, structuration du monde6), il décourage l’usage des trois premières (qui permettent l’appréhension classique de la causalité, de la temporalité et de l’action). A la fiction mimétique et à l’organisation du temps, il préfère souvent le jeu avec les frontières du réel et la soumission de l’action à l’espace. Les règles de la construction et de la compréhension d’une histoire y sont donc passablement chamboulées…

Pour le résumer, on peut souligner quelques caractéristiques principales des productions théâtrales candidates au label postdramatique et à une entrée dans mon propre corpus :

- le texte n’est pas l’épine dorsale de l’œuvre - s’il est présent, c’est au titre d’un élément parmi d’autres ;

- le déroulement et le contenu du spectacle reposent sur plusieurs modalités d’expression artistique qui se complètent et ensemble composent le spectacle ;

- la dramaturgie est bien plus influencée par la prise en compte de l’espace que par l’organisation du temps narratif7 ;

- personnages et acteurs/performeurs sont souvent utilisés en tant que corps présents, ou en tant que ce qu’ils sont réellement, sans nécessairement représenter ni articuler le lien à une autre réalité fictionnelle – leur corporéité est mise en exergue, le corps est un matériel brut ;

- la création du spectacle se situe, pour mon corpus, entre 1975 et 2004 (même si des repères aussi solides que Robert Wilson, Tadeusz Kantor, ou encore Ariane Mnouchkine sont légèrement antérieurs), non pas comme la fixation d’une époque ou d’un critère historique fort, mais comme la définition d’un segment, d’un momentum de forte présence d’un théâtre « non exclusivement dramatique »8.

Je dois évidemment évoquer les nombreux commentaires et critiques qui ont émaillé le parcours du terme « postdramatique » depuis sa popularisation par Lehmann. Au sein des études

5 PAVIS 2005, 2007.

6 PAVIS 2005, sur base du lector in fabula d’ECO 1985.

7 Même si bien sûr la maîtrise de la durée du spectacle continue de jouer un rôle organisateur (y compris dans une

éventuelle inflation de celle-ci).

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théâtrales, nombreuses sont les voix qui ont dénoncé sa définition trop large et trop extensive, son aspect « catalogue ». D’autres critiques dénoncent la stigmatisation d’une période par l’usage du préfixe « post ». Celui-ci impliquerait une forme de diachronie et le rejet ou le déni de ce qui venait « ante ». Je renvoie à la première partie de l’étude récente de Catherine Bouko (2010) pour une discussion approfondie des termes de cette polémique et la difficulté de saisir un paradigme nécessaire et suffisant pour désigner ces formes théâtrales. Lehmann lui-même reconnaît ces problèmes dans son ouvrage. Il parle volontiers du postdramatique comme de la constellation d’une série de symptômes par ailleurs très largement répandus dans l’histoire du théâtre. La difficulté est en effet la suivante : être capable de définir un seuil de concentration des différents paramètres identifiés comme non-dramatiques pour saisir un corpus cohérent, sans être tenté par une segmentation historique fallacieuse. Une tradition dramatique contemporaine, forte de ses propres recherches et innovations en matière d’écriture, coexiste parfaitement à la fin du 20e siècle avec les formats postdramatiques.

J’utiliserai également dans ces pages un autre terme contesté, celui d’écriture ou d’écrivain de plateau. Forgé par Bruno Tackels pour désigner des artistes tels que Romeo Castellucci, Rodrigo Garcia, François Tanguy, Jan Lauwers, le collectif tgStan, etc… (TACKELS 2005), il

recouvre grosso modo les mêmes intentions que le terme de Lehmann mais veut insister sur l’origine particulière de ce travail théâtral : la scène, rien que la scène, toute la scène. Tackels souligne par ce terme l’importance du décentrement par rapport au textocentrisme dominant la tradition dramatique. Le texte « spectaculaire » (fait de mots et de bien d’autres choses) provient lui d’une écriture élaborée au fil du travail de plateau, avec les comédiens ; il ne précède pas l’entrée en répétition. On a pourtant pu reprocher à Bruno Tackels le maintien d’une donnée essentiellement littéraire avec le terme « écrivain », de même que le déni de l’influence de ces dramaturges du 20e siècle qui ont problématisé l’écriture et la fable face à sa mise en scène (tels Samuel Beckett ou Peter Handke pour citer les plus évidents)9. Tackels maintient cependant le cap, voulant documenter une manière spécifique d’écrire pour le théâtre après le drame moderne, ou en complément de celui-ci. Je rejoins en effet Tackels sur ce point : le propre du théâtre postdramatique, de l’écriture de plateau, est de receler avec une concentration particulière les trésors d’inventivité qui parsèment l’histoire du drame.

Conscient des défauts de ces labels (dont on devine le caractère endémique), je situe donc délibérément mon corpus en leur sein. Il m’importe en effet de désigner les artistes étudiés, si pas au sein d’une période (danger de l’historicisation), au moins au creux d’une démarche particulière de la création théâtrale. Elle n’est d’ailleurs peut-être plus tout à fait la leur au moment d’écrire ces lignes, comme je le commenterai ci-dessous dans la définition du corpus. Qu’on la nomme

9 Tackels revient sur ces critiques dans une édition de 2009 de son Introduction à la petite série « Ecrivains de

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postdramatique ou écriture de plateau, cette manière de faire a consisté en une forte re-théâtralisation du théâtre au 20e siècle, aidée par l’avènement de la mise en scène comme expression autonome, adossée à l’avant-garde historique ou politique ainsi qu’au champ de la performance (dans le sens du live art anglais). Sa dénomination globale cache certes une variété de degrés et d’intensité dans la mise en œuvre de moyens scéniques autonomes ; elle occulte la difficile définition du seuil de l’autonomisation de ces moyens par rapport au textocentrisme dramatique ou par rapport aux pratiques bien identifiée du live art / performance art10. Reste qu’il s’agit aujourd’hui d’un terme commode pour désigner le théâtre dans lequel justement l’autorité du texte premier est contestée, de même que ses fonctions archétypales (dont celle de l’organisation narrative que j’interroge en particulier).

Le spectacle postdramatique : concentration d’une évolution

La seule définition lehmanienne du postdramatique ne constitue pas une balise suffisante quant à cette « conception de l’acte théâtral comme aspiration à témoigner d’une démarche plutôt qu’à constituer un objet parfaitement abouti » (BIET 2006 : 790). Et pour cause : la concentration

postdramatique soulignée par le critique allemand est, comme on l’a relevé, le résultat d’une amplification d’éléments non-dramatiques qui ont toujours existé au théâtre11. Voire, comme le soulignent encore Christian Biet et Christophe Triau, le postdramatique ne met pas au jour « une nouvelle tendance du théâtre contemporain mais plutôt celle d’une pratique sociale et esthétique […] [il permet] non seulement de lire le présent […], mais aussi de relire, grâce à ce nouvel outil pratique et théorique, toute l’histoire du théâtre » (BIET 2006 : 926, 928). Je pense donc utile de

rappeler brièvement ici combien la poétique et la fabrique théâtrales des auteurs considérés dans mon corpus sont la résultante d’un faisceau extrêmement dense d’évolutions artistiques très largement documentées au sein des arts de la scène, tant en Europe qu’aux Etats-Unis12.

D’une manière générale, et comme le fait Lehmann aussi d’ailleurs, on peut avancer une filiation esthétique entre les innovations, les provocations et les décentrements conduits sur le plan sociologique, esthétique, parfois politique ou exclusivement formel par les différentes avant-gardes en –isme de la fin du 19e et du début du 20e siècle jusqu’à ces artistes repris dans le champ du postdramatique (de Robert Wilson, jalon initial peut-être, à nos Wooster Group, Romeo

10 Cf. sur ce point : Béhague, Emmanuel, « Entre théâtre de la mise en scène et performance : l’impossible espace du

théâtre postdramatique », dans : THIERIOT 2013 : 105-122.

11 Les études rassemblées dans THIERIOT 2013 par exemple soulignent de nombreux aspects d’une théâtralité

spectaculaire dans des pratiques et des écritures allant de l’Antiquité au 21e siècle, en passant par la Renaissance ou le 19e.

12 Cf. entre autres les perspectives générales données par ROUBINE 1996, ARONSON 2000, NAUGRETTE 2005, PAVIS

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Castellucci, Jan Lauwers, et autres Jan Fabre ou Heiner Goebbels). Même si elle s’attache spécifiquement à l’histoire de la performance (live art), Roselee Goldberg nous aide à tracer une ligne cohérente portant une nouvelle esthétique qui s’est déroulée et exprimée tout au long du 20e siècle. On sait d’ailleurs combien les contaminations sont nombreuses dès le début des années 1980 entre ce champ du live art et celui du théâtre. Goldberg souligne la primauté progressivement affirmée d’une esthétique performative qui allie le goût du spectacle au mélange des disciplines, aux recherches formelles, et à la dénonciation d’un sens univoque (GOLDBERG

2012).

Sur le plan formel, il serait inutile et présomptueux de vouloir résumer ici en deux pages les filiations et les héritages de toute l’histoire de l’art au 20e siècle. Il m’importe surtout d’asseoir l’analyse sur cette conviction largement relayée que le momentum postdramatique concentre et révèle sur une scène de théâtre des pratiques artistiques qui ont traversé le siècle à la marge du discours esthétique et critique dominant, occultées par une doxa théâtrale profondément marquée par l’aristotélisme occidental. Le postdramatique profite en quelque sorte de ce qui est désigné comme la crise du théâtre, c’est-à-dire le transfert vers les médias dominants et autrement plus efficaces sur le plan mimétique (cinéma, télévision) de la logique illusionniste du drame. La scène postdramatique a ainsi pu réinvestir le média théâtral et ses institutions avec toute la force et la potentialité de la présence, de l’expérience, de l’action relationnelle qui lui sont propres (GUENOUN 1997, BIET 2006). Les mélanges interdisciplinaires du Bauhaus, les décors et

pantomimes surréalistes, les paysages de Gertrude Stein, les enseignements et les principes actionnels de John Cage, les aspirations ritualistes d’Artaud, toutes les expérimentations formelles menées dans les années 1960 et 1970, …, s’engouffrent sur des scènes progressivement vidées de leurs obligations mimétiques13. Conjuguée à une relative prise de distance politique (le postdramatique n’est pas du tout traversé par un positionnement idéologique uniforme, et il faut certainement se garder d’en faire le calque artistique d’un certain déconstructionnisme

13 De manière anecdotique, et à prendre comme tel, la critique américaine Bonnie Marranca (éditrice du réputé Performing Arts Journal) relève de manière frappante combien l’ensemble des artistes qu’elle a pu rencontrer et

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postmoderne14), la liberté formelle s’organise en dehors des contraintes narratives et référentielles du drame, riche de tous les apports charriés par le 20e siècle.

Le postdramatique, inscrit dans la « raison spectaculaire » et non plus la « raison narrative »15, compte aussi des références bien plus lointaines que le seul 20e siècle sur le plan des formes théâtrales, même si ces filiations antérieures sont alors d’un ordre beaucoup plus symbolique. Prenant le contrepied du format aristotélicien, ou figurant son dépassement, le postdramatique évoque parfois une dimension antique, la remise au goût du jour d’éléments pré-dramatiques, de modes d’exposition théâtrale évacués par l’histoire moderne du drame. Valorisant les racines rituelles et participatives du format théâtral, sa théâtralité opère une stylisation de procédés scéniques, dont beaucoup préexistaient à l’avènement de la mise en scène au 20e siècle (à l’intérieur du textocentrisme), propres à des pratiques théâtrales beaucoup plus performatives. C’est ce que montre Florence Dupont (2007) quand elle dénonce la « vampirisation aristotélicienne » du théâtre occidental et qu’elle entend revaloriser tous les théâtres de la théâtralité qui ont bel et bien existé dans la tradition occidentale16, qui valorisaient le jeu bien plus que le muthos rendu central par Aristote. Dupont est cependant très dubitative quant à la réussite du postdramatique à véritablement révolutionner le théâtre aristotélicien et à renouer avec des pratiques exclusivement spectaculaires17.

14 Sur ces questions, voir AUSLANDER 1992. Sur base d’un corpus américain qui inclut le Wooster Group (il faut

donc nuancer les transferts au domaine européen, mais ils ne sont pas impossibles), il propose une définition de l’impact politique d’un théâtre postmoderne en termes de résistance et non de transgression. Il s’agit d’analyser et de décaler, de l’intérieur du système, des représentations et des images idéologiques ou culturelles. La période postmoderne (années 1980 et 1990) n’est pas apolitique au regard de la politisation plus marquée des artistes dans les années 1960, mais elle est passée dans sa traduction théâtrale d’une attitude transgressive à une forme de résistance intérieure, qui certes prête plus le flanc au risque de cooptation progressive. Un théâtre postmoderne résistant aura donc un modus operandi moins frontal, différent de celui du théâtre de l’avant-garde des années 1960 (en particulier aux Etats-Unis), qui usait plus puissamment des artefacts de la communication théâtrale et de l’autorité de la présence du performeur. Appliquée au théâtre, la position de Philip Auslander est très proche de celle développée par Linda Hutcheon en termes de « poétique du postmoderne » - cf. HUTCHEON 1988.

15 Termes empruntés à Florence Dupont (2007 : 300).

16 Elle identifie dans les comédies romaines par exemple (centralité du jeu, impliquant acteur et public, et de la

performance rituelle, loin du muthos aristotélicien) ou les tragédies attiques antérieures à l’influence majeure de la Poétique les vestiges d’un théâtre non dramatique riche d’enseignements sur le plan de la théâtralité. A propos de la comédie romaine, Florence Dupont souligne d’ailleurs un fait très intéressant pour les cas qui m’occuperont (2007 : 225, 228). D’après elle, ce genre connaissait la pratique d’un texte fixant le spectacle, mais le texte n’était rédigé qu’après celui-ci, par une sorte de « scripteur » n’ayant pas le statut d’auteur. Brevet de non-dramaticité pour Dupont, ce texte, réduit à « la trace d’un événement », évoque la pratique rencontrée parmi des auteurs postdramatiques d’un script traduisant a posteriori le « texte de performance ».

17 Florence Dupont conteste que les œuvres postdramatiques dépassent réellement le modèle aristotélicien dominant

(17)

Cela dit, et outre des procédés antiques alternant jeu, chants et danses, le postdramatique évoque aussi d’autres formes anciennes extrêmement codifiées mais par ailleurs très populaires, qui appartenaient d’une certaine manière au registre de « l’art de masse » : les mystères médiévaux, la commedia dell’arte, qui n’a jamais subi le joug artistotélicien mais a connu un certain oubli, les lazzi du théâtre italien en France, ainsi que d’autres formes non occidentales de théâtre qui convoquent codification et rituel, corporalité et théâtralité. On sait combien les théâtres indiens, japonais, balinais ont largement nourri l’inspiration de nombreux théoriciens et praticiens. Quand la dimension spectaculaire du théâtre et ses racines ritualisantes sont valorisées et réapparaissent au cœur du propos artistique (entraînant notamment le travail du corps dans sa matérialité), quand la fonction totalisante de l’image et d’un travail visuel vient s’immiscer dans les interstices laissés ouverts par la diminution de la prééminence du script, on peut désormais retrouver dans le contexte de la création contemporaine les éléments favorisant les formes spectaculaires qu’Antonin Artaud appelait de tous ses vœux sur le plan théorique18. Ces éléments seront très largement soulignés dans les chapitres 1 et 2, à l’heure d’analyser les rapports au rituel, au mythe et à la tradition qui traversent abondamment le théâtre des trois artistes étudiés. Le traitement du récit en tant que discours organisateur est inévitablement problématisé au cœur de références culturelles qui enveloppent la scène d’une densité cérémonielle et d’une couleur mythique.

Plus encore que de caractéristiques formelles, le postdramatique hérite également du 20e siècle (et d’avant…) quelques postures travaillées dans la durée par ses nombreux aînés. Des postures au sens de prises de position et d’évolutions artistiques qui ont contribué à façonner durablement l’art théâtral jusqu’à aujourd’hui. J’en détaille ci-dessous quatre éléments particuliers : l’autonomisation du metteur en scène, la valorisation de la performance, la prise en compte du spectateur, et la mise en cause de la représentation du réel.

Ce théâtre d’artistes, d’auteurs scéniques tels Robert Wilson ou Claude Régy (qui en constituent peut-être des paradigmes de référence19), ce théâtre est bien sûr l’héritier direct de ce

un élément plus central que jamais) (80-83). A l’exception éventuelle de Tadeusz Kantor, « véritable non-aristotélicien qui a inventé un théâtre rituel célébrant les désastres du 20e siècle » (308), il n’y a pour Dupont aucune révolution fondamentale dans les travaux d’un Wilson ou d’autres, car ils ne sont pas parvenus à créer un théâtre nouveau ou une nouvelle tradition. Ils n’ont de l’influence esthétique sur leurs contemporains, dit-elle, que dans une démarche réactive par rapport à la tradition aristotélicienne, sans parvenir à s’en échapper totalement (192-193). Ses propos devraient sans doute être un peu nuancés quant à une absence totale d’innovation chez Wilson. Mais tant la permanence d’une forme de narrativité spectaculaire que le franc retour à la narration des artistes de mon corpus après 2004 tendraient peut-être à lui donner en partie raison…

18 Signe que le pré-dramatique évoque peut-être ces temps rêvés d’un théâtre plus libre aux yeux de certains

théoriciens, un vocabulaire antiquisant est assez répandu dans les commentaires entourant le théâtre contemporain : écriture chorale et polyphonique, auteurs rhapsodiques (cette pratique du fragment narratif détachée par SARRAZAC

1981, 2000), figures du coryphée, valorisation du rôle du public dans une assemblée qui évoque le theatron, sans compter les hiéroglyphes chers à Artaud et à Derrida.

19 « La scène wilsonienne récuse […] le principe dramatique (fondé sur l’action) tout autant que le principe épique

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qu’il est convenu d’appeler « l’avènement de la mise en scène au 20e siècle ». Ce sont de vieilles idées que le théâtre total ou le théâtre de la théâtralité. Jean-Jacques Roubine montre l’émergence au début du 20e siècle de cette volonté d’un « théâtre temple, liturgie de l’espace et du temps » (1990 : 149) telle que formulée par Edward Gordon Craig, du théâtre protéiforme rêvé et dessiné par Meyherhold. Il en fait remonter les racines jusqu’à Victor Hugo ou aux naturalistes ! Catherine Naugrette (2005) quant à elle livre l’histoire complète : d’André Antoine à Stanislavski, d’Antonin Artaud à Jerzy Grotowski, des repères tels qu’Antoine Vitez et Bertolt Brecht établissent solidement les bases historiques du développement de la mise en scène et de son autonomisation artistique dans la tradition théâtrale française et européenne. Ces metteurs en scène démiurges, devenus plus puissants que les auteurs des textes qu’ils servent, écrivent pourtant leur art dans une tradition dramatique qu’ils renforcent. Le spectacle postdramatique requiert lui les efforts supplémentaires d’une volonté « d’émancipation » de la scène, qui s’est ensuite véritablement libérée de son rôle ancillaire (une « dédramatisation du théâtre » - GUENOUN 2005). Bernard Dort (1988) insistait : réellement émancipée, la représentation n’est

pas une œuvre, terme qui implique une densité, une totalité qui repose sur un auteur. Elle est une rencontre entre un texte, la mise en scène, le jeu, le public. Pour que le spectacle s’appuie sur la phénoménologie de la performance, l’auteur de la scène ne pouvait simplement remplacer l’écrivain. Il fallait formuler l’activation du spectateur et la réintégration des « composantes refoulées de la scène jusqu’alors » (PAVIS 2007) : corps, gestes, mouvements, rythme, architecture,

espace, lumière, acteurs et/ou interprètes, public, techniciens, …

L’inclusion de ce terme de « performance » (au sens de l’action, de la mise en œuvre du geste théâtral), fondamental aujourd’hui, doit beaucoup à la pratique et à la théorisation américaine. Quand il compare mise en scène et performance, Patrice Pavis écrit : « Le français [mise en scène] imagine le passage du texte à la scène, du mot à l’acte. L’anglais [performance] insiste sur la production d’une action dans l’acte même de son énonciation. […] Pour [Antoine] Vitez, tout texte peut devenir théâtre, pour [Peter] Brook, tout est action performative. La nuance est d’importance. » (PAVIS 2008 : 42, 50). Même si elle apparaît déjà chez John Cage20, Richard

Schechner a forgé cette distinction capitale entre « texte dramatique » et « texte de performance », élargissant la notion de texte et renversant surtout la priorité de l’un sur l’autre pour pouvoir libérer la scène dans sa pratique créative21. Selon Schechner, la performance conçue dans sa

que l’idée d’un univers mental. […] Ce dont témoigne surtout l’exemple de Wilson […] c’est un degré de plus dans la consécration de l’autonomie de la scène […]. Œuvre « totale », entièrement déterminée par l’acte créatif du metteur en scène, elle est création esthétique intégrale, ostensiblement subjective. » (BIET 2006 : 693-694)

Sur la poétique et la dramaturgie de Wilson, cf. MAURIN 2010.

20 Selon GOLDBERG 2012 : 138, à propos du happening Variations IV (1964).

21 Cf. SCHECHNER 2006, 2008. Je signale qu’un de ses articles fondateurs (traduit dans le recueil SCHECHNER 2008)

(19)

dimension événementielle22 englobe l’action théâtrale qui elle-même renferme le script de ses actions détaillées au profit (éventuellement) de l’élucidation d’un drame23. La hiérarchie du tout est progressivement renversée au fil des décennies, de sorte que le spectacle postdramatique peut explorer librement cette distinction du texte et du spectacle. Il est libre de redécouvrir la différence effacée au cours des âges entre mímesis et opsis, malencontreusement traduisible par le même terme de « représentation » en français24.

A côté de l’autonomie de la mise en scène et de l’introduction de l’idée de performance, un autre point est capital dans cette évolution progressive. L’idée d’un théâtre qui glisse de la sémiologie à la phénoménologie pour son interprétation (BIET 2006 : 820) repose sur la

coconstruction spectatorielle. A l’image d’un lecteur barthésien devenu scripteur, le spectateur est attendu progressivement par le théâtre du 20e siècle comme son co-auteur. Tantôt qualifiée « d’attention sélective » ou « d’inattention sélective » selon le point de vue du sémiologue (DE

MARINIS 1987) ou du performer anthropologue (SCHECHNER 200625), cette dramaturgie du

spectateur actif dans l’élaboration du texte de performance trouve encore une fois son fondement chez John Cage lui-même. « Tout advient dans l’esprit du spectateur », dit-il dès 195226. Les conceptions se bousculent entre le topos du « veilleur endormi » dû à Jean Vilar27, le spectateur actif dans une assemblée théâtrale collective et responsable (GUENOUN 1997), voire le théâtre

comme lieu de communion, d’expériences relationnelles plus que représentationnelles (FISCHER

-LICHTE 1997), ou à l’opposé l’idée d’un spectateur investi d’un rôle décisif mais reposant sur sa

rationalisation individuelle, ancrée dans sa propre réalité (MERVANT-ROUX 2006). En tout état de

cause, le spectacle postdramatique peut activement positionner sa dramaturgie dans les mains d’un spectateur lui aussi émancipé. J’aurai l’occasion de revenir sur les avatars et les difficultés d’une théorie du spectateur à l’heure d’analyser en détails le principe de la narrativisation du spectacle contemporain (cf. chapitre 7). Se confirmera une forme de continuité tautologique relevée par Michaël Vanden Heuvel (1993) dans toutes les esthétiques qui ont voulu le non-sens en transférant au spectateur la responsabilité de son élaboration : il y a toujours de la recréation de sens et du gap filling.

22 A l’origine évidemment des performance studies et des cultural studies qui envisagent aussi bien l’analyse d’un match de

football et d’un meeting politique que d’un spectacle théâtral.

23 Il est évidemment fondamental de signaler qu’à l’image d’un Antoine Vitez ou d’un Jean Vilar, Richard Schechner

est un praticien de théâtre avant d’en être un théoricien. Il fut l’animateur et le directeur du TPG, The Performance Group, à New-York dans les années 1960 et 1970, où il développa l’expérience de son « théâtre environnemental » d’inspiration anthropologique (en lien avec Eugenio Barba) et grotowskienne. C’est de la dissolution du Performance Group que naquit progressivement le Wooster Group entre 1975 et 1981.

24 Distinction opérée par DUPONT 2007 : 43.

25 SCHECHNER 2006 : 250, 260. « Selective inattention » est le titre d’un article paru originellement en 1976 (Performing arts journal, vol1, n1).

(20)

Enfin, le postdramatique est l’héritier de dramaturges désenchantés par rapport à la fable, incapables d’imaginer un récit chargé de dire le monde. La littérature dramatique du 20e siècle a, comme le roman, traduit l’émiettement ou l’horreur de son temps. Elle a questionné la globalité du réel au-delà des enjeux de la représentation du monde propres à l’histoire du théâtre (le naturalisme l’avait élargi, le symbolisme s’en était échappé, etc…). La capacité même de représenter le monde, d’imaginer cette possibilité globale, est d’ailleurs admise comme une frontière possible entre l’époque moderne tardive (un système unifié de référence est possible) et le développement des avant-gardes du 20e siècle (l’éclatement est consommé). Pablo Picasso ou Samuel Beckett sont à ce titre des artistes emblématiques de cette frontière (ARONSON 2000).

Du point de vue du réel, trois phénomènes traversent le théâtre au 20e siècle et nourrissent abondamment les scènes postdramatiques :

- la revendication de non référentialité, l’intransitivité et la « plasticisation » de la scène28 ; - la pratique du fragment narratif plutôt que de la fable ordonnée, l’impossibilité du récit

linéaire dans l’éclatement et la catastrophe ;

- la rupture du contrat fictionnel et le caractère fractal de l’incursion permanente du réel29. La rupture mimétique, la dégradation fictionnelle et la manipulation stylistique des moyens du théâtre conduisent progressivement celui-ci à se ranger sous les formes « dictionnelles » d’art et de littérature30. L’hyperconcentration postdramatique de ces effets produit un théâtre qui vise plus la présentation que la représentation31.

Très vite cependant, on s’interrogera sur la capacité restante à écrire pour le théâtre après l’épuisement de la mise en scène et les expérimentations formelles des avant-gardes (GUENOUN

1997). Même si l’innovation scénique reste une préoccupation apparente, une vraie évolution prit

28 La non référentialité absolue est sans doute une impossibilité pratique. On aura beau jouer sur des réels et des

réalités plurielles, provoquer des fragments d’expérience et de présence, la représentation est inévitable. Même rendue à un état prioritairement présentationnel, la scène propose un acte qui en lui-même toujours représente. Cf. SAISON 1998.

29 Hans-Thies Lehmann parle du « réel métonymique » qui prend la place du « réel métaphorique » (2002 : 243).

Erika Fischer-Lichte parle elle de glissements et de ruptures qui conduisent le spectateur à vivre une « expérience liminale », si bien que « toute certitude quant à savoir si l’on doit se placer dans un monde réel ou fictionnel s’évanouit » (Fischer-Lichte, Erika, « Réalité et fiction dans le théâtre contemporain », dans : DANAN 2007 : 7-22). 30 C’est-à-dire des formes dont le caractère artistique repose sur la reconnaissance d’un travail stylistique ou formel plutôt que sur une identité mimétique ou fictionnelle. Cf. GENETTE 1991. C’est à partir de l’assertion de la fiction comme premier critère constitutif de la littérarité (poétiques essentialistes, critère thématique) que Gérard Genette développe les éléments d’une poétique conditionnaliste, que guide la diction, à savoir le centrage de l’attention sur les formes (critères rhématiques) : la forme poétique, critère plutôt constitutif, et l’attention stylistique dans la prose non fictionnelle, critère plutôt conditionnel.

31 Lehmann maintient le terme d’une « mímesis énergétique » (notion de théâtre énergétique empruntée à Jean-François Lyotard, Essays zu einer affirmatieven Ästhetik, Berlin, 1982, p12, n2), mais dans le sens de la mimesis d’Adorno (soit selon Lehmann : « un processus d’assimilation préconceptuel et affectif ») : « […] Lyotard pouvait déjà trouver chez Artaud des images et concepts montrant qu’au théâtre, les gestes, les figurations, les enchaînements, sont possibles qui – autrement que des « signes » d’illustration, d’indication ou de symbole – se réfèrent à un ailleurs, y font allusion, attirent l’attention et s’affirment dans le même temps comme l’effet d’un courant d’énergie, d’une innervation, d’une fureur. Un théâtre énergétique existerait au-delà de la représentation – ce qui, certes, ne veut pas dire simplement sans représentation, mais plutôt : non assujetti à sa logique. » LEHMANN

(21)

place de la fin des années 1980 à la fin des années 1990 (selon les ères culturelles et les générations d’artistes32), dans laquelle les recherches formelles ont progressivement réintégré un langage théâtral qui dialogue avec le réel. Le théâtre des années 2000 (ou même post 11-septembre selon qu’on y voit la borne d’un nouvel état du monde) est capable de produire et de valoriser des formats hybrides entre drame et performance, désireux et capables de référentialité tout en intégrant les avancées langagières et formalistes développées dans les décennies précédentes (VANDEN HEUVEL 1993 : 7). C’est précisément la réintégration affirmative d’une

possibilité narrative par les artistes postdramatiques de mon corpus qui représentera la frontière qui clôt la période que j’étudie. Car c’est leur rupture préalable affirmée avec le récit du monde que j’interroge.

Et c’est justement cette volonté de rupture narrative qui m’a poussé à interroger ce corpus sur le plan narratologique.

32 Comme je l’expliquerai plus loin, et dans l’exemple qu’en donne mon corpus, le Wooster Group a ainsi réintroduit

(22)

II.ii Pourquoi une approche narratologique ? Sur base de quel récit ? Sur base de quelle théorie narrative ?

Dans cette section, je désire présenter les raisons qui ont conduit à interroger le corpus du spectacle postdramatique sur le plan de ses liens apparemment contre-nature avec le récit. Je motiverai tout d’abord les doutes qui m’animent face à la possibilité d’une rupture radicale. J’expliquerai ensuite comment les nombreuses traces textuelles qui entourent le spectacle postdramatique suscitent des interrogations quant à leur possible nature narrative. Je dirai également comment les buts que poursuit une approche narratologique ne doivent pourtant pas ramener l’impérialisme narratif au devant de la scène. Enfin, j’expliquerai le cadre général dans lequel évoluent les théories contemporaines du récit que je convoquerai dans le développement de l’analyse.

Doutes face au refus du récit

Premièrement, l’approche narratologique se veut une approche dubitative. Plus de récit ? Vraiment ? C’est la question sur laquelle se pencheront tous les chapitres de la première partie à partir du corpus retenu. Pour les appuyer, il faut ici dire quelques mots de l’attitude générale du postdramatique face à la fonction narrative, c’est-à-dire l’organisation raisonnée des éléments d’une histoire par un discours assumé. C’est cette attitude de déni plus ou moins généralisé qui stimule le doute.

Au moment de leur apparition, ou plutôt de leur densification et de leur large diffusion dans les institutions théâtrales à partir de 1975-1980, on comprend que les spectacles postdramatiques ont largement perturbé l’horizon d’attente33 du public occidental en matière de théâtre sur le plan de la fable, de la représentation et de la linéarité narrative. Fragmentaires et infiniment « rhapsodiques »34, visuels, parfois silencieux, illogiques dans leur développement, rompant les règles et les conventions élémentaires du drame, ils ne créent pas les conditions de leur compréhension en tant qu’histoires et récits. Bien au contraire, ils rejettent explicitement le cadre narratif et l’ordre de la narration, comme on le verra dans les poétiques déclarées des artistes du corpus.

33 Horizon d’attente qu’ils ont depuis largement contribué à modifier en matière d’habitus théâtral, concourant à

l’autonomisation d’une frange du public face au spectacle qui requiert sa participation dans l’établissement du sens. J’y reviendrai dans ma conclusion.

34 Selon le terme popularisé par Jean-Pierre Sarrazac (1981, 2000), inspiré par Roland Barthes : « une structure

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Bien sûr, le théâtre de Brecht et de nombreux metteurs en scène contemporains avait travaillé au démantèlement de la fable, à la dénonciation des aspects illusionnistes de la fiction narrative contenue dans le drame. Mais la distance voulue par le théâtre épique brechtien visait à créer une position d’analyse de la part du spectateur vis-à-vis des éléments du récit dramatique, voire à provoquer une posture politique. La fable restait bel et bien l’élément dominant la mise en œuvre dramatique ; son interrogation distanciée la rendait encore plus centrale et assumée35.

Dans le cas du spectacle postdramatique, on ne parle plus d’une distanciation dramatique, mais d’une « distance phénoménologique » (BIET 2006 : 874) qui met à mal tant la fiction que la

narration. Nous nous trouvons ainsi face à des œuvres qui s’offrent au regard et à l’appréhension affranchies de deux cerbères que sont la narrativité et la fictionnalité. Pourtant, elles procèdent par leur inscription contextuelle (le théâtre, la scène) d’une tradition dont les piliers millénaires et encore aujourd’hui profondément ancrés dans la conscience collective sont l’intrigue et la représentation transfigurée du réel (muthos et mimesis artistotéliciens) …

Du point de vue général, la structure de composition elle-même du spectacle postdramatique témoigne d’un changement de paradigme. La priorité donnée à l’espace au détriment du temps peut être indifféremment interprétée comme une cause ou un effet du désintérêt narratif. Mais l’abandon partiel ou total du récit par les artistes postdramatiques confirme par la négative la réciprocité ricoeurienne entre organisation de l’intrigue et maîtrise du temps36. Dépourvus d’organisation narrative apparente ou volontaire, ces spectacles provoquent la perte des repères dans la maîtrise de la temporalité. Le paradigme du temps est rendu à son incohérence itérative ou durative37. Le temps contenu dans le spectacle est proposé dans sa matérialité partagée, comme le sujet même de ce qui est (re)présenté, fixation d’un présent idéalement éternel. Il perd de son poids organisateur au profit de son éternel concurrent : il est supplanté par le paradigme de l’espace dans une part importante de ces œuvres. Tandis qu’elles procèdent d’une tradition théâtrale dominée par la notion de récit orienté vers une « fin », la prise de pouvoir de l’espace sur le temps les rapproche de l’exposition « présentée » d’un état spatial (ou même conceptuel sous-jacent) proche d’une démarche plastique. Ceci les place sous l’angle d’analyses formelles qui trouvent certains parallèles avec l’évolution qu’ont connue au 20e siècle les arts plastiques dans leur appréhension et leur évaluation esthétique (ce que j’évoquerai en conclusion de la deuxième partie). Cet abandon du temps narratif, un temps littéraire, dynamique,

35 Hans-Thies Lehmann dit d’ailleurs de Brecht qu’il est peut-être le représentant le plus exemplaire d’un théâtre

dramatique complètement abouti (2002 : 44). Il est en cela rejoint par Florence Dupont (2007 : 151-183) ; Brecht constitue sa troisième révolution « pseudo aristotélicienne » dans l’histoire du théâtre. Le théâtre épique brechtien n’est pas la sacralisation du texte propre au théâtre littéraire, mais il est néanmoins fondamentalement lié au muthos de la norme tragique.

36 RICOEUR 1985.

37 C’est bien la « discordance » augustinienne au fondement de la théorie de Paul Ricoeur, l’aporie du paramètre

(24)

en continuelle progression, les place surtout dans la droite ligne de l’héritage de Gertrude Stein et de ses vœux d’un landscape theatre.

C’est donc mû d’abord par la curiosité que j’interroge le spectacle postdramatique sur le plan du récit, et de sa capacité réelle à l’éloigner. C’est en effet devenu un truisme critique que de déclarer de manière un peu abrupte que le postdramatique est rétif et hostile à la narration. Je reviendrai longuement dans la première partie sur les aspects déclaratifs d’une poétique non-narrative parmi les auteurs du corpus, bien plus nuancée qu’il n’y paraît. Je dégagerai l’héritage formel qui l’habite et les effets de posture et de ralliement esthétique qu’elle signale. J’analyserai également dans cette première partie le contenu précis de certains spectacles du point de vue des procédés narratifs qu’ils recèlent encore malgré leur priorité donnée à l’espace scénique sur l’organisation temporelle d’une intrigue.

Présence de traces narratives à la réception

Deuxièmement, l’approche narratologique est motivée par la nécessité d’analyser et de répertorier sur le plan du discours les très nombreux textes qui entourent le spectacle postdramatique. Produits à l’extérieur du spectacle et a posteriori, basiquement ou fortement narratifs, ces textes interrogent la définition même d’un récit. Ils interrogent surtout, au point de cette introduction, leur propre rôle à la réception de spectacles délibérément non-narratifs.

Si le théâtre postdramatique ne considère plus la scène comme le support d’une représentation textuelle, elle devient cependant le prétexte de nombreuses et nécessaires productions textuelles. La notion de « lecture » est devenue déterminante dans la construction du sens du spectacle. Mon hypothèse est qu’elle appelle une construction narrative afin de transmettre, de critiquer, de se souvenir.

(25)

commenter, le critique doit dire et raconter. Son discours de recomposition est constitutif de l’objet artistique lui-même. Ce que Richard Schechner définissait comme le « texte de performance » (cf. ci-dessus) doit être linguistiquement et textuellement traduit par le biais du récit de son actualisation scénique avant que toute opinion, commentaire personnel ou souvenir critique puisse être communiqué (en dehors d’images vidéos ou de photos bien entendu, mais qui soulèvent bien d’autres questions que nous n’aborderons pas ici).

D’autre part, le processus de réception et d’interprétation spectatorielle qui s’applique au théâtre postdramatique implique parfois selon moi la production de récits personnels, conséquence d’une expérience concrète du spectacle et d’une représentation mentale produite au cours et à la suite de celui-ci. Pour qualifier et répertorier ces récits personnels de spectacles collectés dans mon travail, je m’appuie sur ce qui a pu être dit de la réception postdramatique. Dans son essai Théâtre et réception. Le spectateur postdramatique, Catherine Bouko (2010) propose un modèle sémiologique qui étend le « spectator in spectaculo » de Patrice Pavis38 et décrit le processus de réception en jeu face à un spectacle de cette nature. Brièvement dit, elle suggère que le spectateur de théâtre postdramatique crée de la signification au cours de plusieurs étapes qui le conduisent à renoncer aux vecteurs de sens et aux cadres de signification dont il dispose pour en créer d’autres. L’issue de ce processus est une démarche intellectuelle nommée « dramatisation » (j’y reviens au chapitre 7).

En fait, l’approche sémiologique de Bouko s’arrête très exactement à l’endroit où je démarre ma propre collecte. J’analyse ce qui me semble être les produits concrets de ce processus d’interprétation dans l’esprit du spectateur : des histoires et des récits qui sont le résultat d’une signification personnellement élaborée, publiés sur de multiples supports. La troisième partie de cette thèse présentera ces textes sous différents angles (modalité de la réception esthétique, fondement narratif, motivation, destination) et par le biais de nombreux exemples.

Au cœur d’une double négation : d’un théâtre déclaré comme non-narratif à la relocalisation du discours narratif

Face à mes deux motivations premières (mieux comprendre l’intention non-narrative et souligner la particularité d’une réception textuelle), l’approche narratologique voudrait en définitive servir deux buts complémentaires. Ceux-ci doivent contrer les positions historiques d’une narratologie qui a ignoré le fait théâtral en tant que discours narratif.

Mon travail ambitionne d’abord de cerner cette « écriture scénique » dans un de ses possibles fonctionnements poétologiques, et avec un outil qui ne lui a pas été appliqué par les études théâtrales (tandis que la narratologie d’hier ou d’aujourd’hui considère très peu le théâtre et

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les arts de la scène). Christian Biet et Christophe Triau ont-ils raison de souligner que « même déconstruit et ironisé, c’est bien toujours du même acte, et de ses contradictions qu’il s’agit [dans le spectacle postdramatique] : dans le présent de l’assemblée théâtrale, raconter des histoires et produire de l’événement et de la fiction qui, elle-même, désigne simultanément l’inanité du théâtre et du monde qui le contient. » (BIET 2006 : 920) ? Sommes-nous dans la métaphore du

point de vue du lexique employé, ou peut-on réellement qualifier en termes de discours narratif une écriture qui se dérobe à l’écriture et déclare une position non-conventionnelle face aux canons du drame ? J’envisagerai cette question à l’aide des développements les plus récents de la théorie du récit ; ma réponse sera à la fois dans la qualification du discours narratif au niveau du spectacle et dans la recherche de la localisation effective de ce discours.

C’est de cette localisation que découle le second but de l’approche narratologique, en cela précisément complémentaire au premier. Elle rationalisera ces textes qui constituent une écriture lisible au sens strict, qui bâtissent une trace autour de formes spectaculaires prioritairement plastiques et événementielles. Ces textes complètent et déplacent le discours narratif car, comme je l’avance ci-dessus, on ne peut pas parler du spectacle postdramatique sans avoir recomposé le récit qui le désigne. L’approche narratologique qualifie donc aussi le discours propre au récit médiateur face à l’objet spectaculaire, celui qui le reconstitue avant de le soumettre à une analyse poétique ou dramaturgique. En termes esthétiques, on dirait qu’avant d’appliquer une analyse verbale à une œuvre qui se dérobe au langage, il faut indiquer textuellement l’objet d’immanence de l’œuvre elle-même39. Je soutiens que le récit est une forme de discours qui, sans être le seul possible, peut être utile à cette entreprise. Il permet de rassembler de manière cohérente l’expérience produite par cet espace potentiel qu’est le spectacle postdramatique. En cela, il fonctionne de la même manière que face au rêve, à une expérience émotionnelle forte ou à une session psychanalytique (j’y reviendrai dans les derniers chapitres).

A ce stade de la présentation de ma démarche, je dois apporter une réponse de principe à un reproche qui me serait facilement adressé.

A vouloir tracer la permanence non nécessairement désirée d’indices de narrativité dans le travail des artistes envisagés, je pourrais sembler tomber dans le piège de l’impérialisme narratif. Je pourrais moi aussi être la victime d’un aristotélisme toujours bien accroché, refusant d’aborder le spectacle postdramatique dans sa spécificité dramaturgique. Au contraire. Je ne souscris pas à la « métaphysique de la fonction narrative » comme modèle unique de pensée40. Mais ces spectacles témoignent d’un changement de paradigme dominant dans leurs recherches formelles et théâtrales, pas d’une rupture totale. En appréciant et en nuançant la balance de ces paradigmes, j’entends simplement montrer que ces spectacles peuvent néanmoins s’appuyer sur le discours

39 Dans les termes de GENETTE 1994.

40 C’est le reproche envers la théorisation ricoeurienne que formule Florence Dupont dans sa bataille

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