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Que peut apporter l'étude de l'existence sur le terrain ?

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Academic year: 2021

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HAL Id: halshs-01958190

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01958190

Submitted on 17 Dec 2018

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Guillaume Matuzesky, Hugo Montero

To cite this version:

Guillaume Matuzesky, Hugo Montero. Que peut apporter l’étude de l’existence sur le ter- rain ?. Parcours Anthropologiques, Bron: Centre de recherches et d’études anthropologiques, 2017,

�10.4000/pa.545�. �halshs-01958190�

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12 | 2017

Décrire l'existence humaine

Que peut apporter l’étude de l’existence sur le terrain ?

Guillaume Matuzesky et Hugo Montero

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/pa/545 ISSN : 2273-0362

Éditeur

Université Lumière Lyon 2 Édition imprimée Pagination : 57-75 ISBN : 1634-7706 ISSN : 1634-7706

Référence électronique

Guillaume Matuzesky et Hugo Montero, « Que peut apporter l’étude de l’existence sur le terrain ? », Parcours anthropologiques [En ligne], 12 | 2017, mis en ligne le 20 décembre 2017, consulté le 01 mars 2018. URL : http://journals.openedition.org/pa/545

Parcours anthropologique

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Que peut apporter l’étude de l’existence sur le terrain ?

Guillaume Matuzesky

Ecole normale supérieure de Lyon, Universidad Nacional de Colombia, Centre de lutte contre le cancer Léon Bérard

Hugo Montero

Université Lumière Lyon 2, Stockholm University, Ljubljana University

INTRODUCTION

« Dans mon esprit, ce qu’il y a de commun au projet existentiel et à la poésie est leur détermination à maintenir un état contemplatif qui a pour objectif de nous libérer de l’emprise de notre désir de tout saisir. » (Denizeau, 2015 : 233)1

Dans cette citation, Laurent Denizeau nous invite à un rapprochement entre la question de l’existence et celle de la contemplation. Le projet de la description de l'existence humaine et la poésie ont en commun un inconnu : celui des relations mouvantes et non-dicibles du passé, du présent et du futur qui s'entremêlent ; lesquelles, insaisissables, ne peuvent être qu’évoquées.

Nous l’avons découvert avec les travaux d'Albert Piette, les détails de l’action sont porteurs de sens : le bâillement d’un prêtre pendant la cérémonie nous renseigne sur l’existence de l’individu en question. L’auteur propose alors une phénoménographie de la présence, « […] regarder, noter, écrire ce qui apparaît, l’homme dans sa présence et ses actions, quand il est avec les autres. » (Piette, 2009) Avec une focale placée sur l’individu, cette méthode se veut au plus proche de l’existence, de ce qui constitue l’individu à un moment précis et de situation en situation dans ses continuités, travaillant sur ces volumes de présence changeants.

Lors de nos recherches respectives, dans le musée d’art contemporain de Ljubljana en Slovénie (MSUM) et dans le centre de lutte contre le cancer Léon Bérard à Lyon, notre regard sur l’existence s’est aiguisé. En effet, au lieu de considérer l’individu comme un tout, interagissant avec un monde extérieur, nous avons pu glisser vers une conception dite écologique de l’individu. Dans cette conception, il ne s’agit pas de séparer l’individu de son environnement en hiérarchisant ses interactions, mais plutôt d'adopter une position

1 Traduit de l’anglais par les auteurs, tout comme les échanges de terrain et les citations issues du livre What is existential anthropology ? dans la première partie.

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horizontale en considérant sur un même plan les contextes, les espaces, le corps en acte et plus généralement les expériences situées.

Dans cette mesure, la piste méthodologique qui s’ouvre est celle de l’anthropographie (Massard-Vincent, Camelin et Jungen, 2011 : 13). Cette proposition assume une recherche anthropologique qui se centre sur un individu, en portant notamment une attention aux détails (Ginzburg, 1980) y compris à ceux qui à première vue semblent non-pertinents. D'autre part, l'anthropographie est une tentative de rendre compte de ces détails et de la lecture que fait en première personne un individu de son vécu, par une écriture plus proche de la littérature et de la narration que du compte-rendu ethnographique.

Ces éléments nous ont conduit à une question, qu’il s’agira de développer progressivement tout au long de cet article : Que peut apporter l’étude de l’existence sur le terrain ? La première étude de cas rend compte de l’entrelacement de l’existence avec l’environnement, pour ensuite faire émerger une réflexion sur les méthodes. Nous verrons ensuite l’intérêt de porter la recherche sur l’action et l’identité pour saisir la continuité existentielle de l’individu. Cette continuité est constamment reconfigurée lors des épreuves traversées. Comme fil rouge, il sera question de la mise en récit de soi c’est-à-dire de la manière dont les individus donnent sens aux situations au cours de l’expérience et de cette mise en sens en tant que processus toujours actualisé.

L’ATTENTE AU TRAVAIL, QUESTION D’EXISTENCE

« – Vladimir : Ce qui est certain, c'est que le temps est long, dans ces conditions, et nous pousse à le meubler d'agissements qui, comment dire, qui peuvent à première vue paraître raisonnables, mais dont nous avons l'habitude. Tu me diras que c'est pour empêcher notre raison de sombrer. C'est une affaire entendue. Mais n'erre-t-elle pas déjà dans la nuit permanente des grands fonds, voilà ce que je me demande parfois. Tu suis mon raisonnement ? » (Samuel Beckett, 1952 : 104)

Le travail est un domaine étroitement lié à l'existence : nous nous définissons régulièrement par celui-ci, et il peut remettre en cause notre parcours de vie tout autant qu'il en est souvent le moteur. J'ai (Hugo Montero) choisi de m'intéresser à un moment du travail qui est à l'opposé de la vision utilitariste que l'on peut avoir de ce dernier : un moment d'attente.

L’attente au travail peut être perçue comme le jeu qu’il y aurait entre deux pièces d’un mécanisme organisant le déroulement de la tâche, du labeur. Ce moment suspendu où l’enfant, sur le bord de la mer, tient fermement les osselets dans sa main en vue de les lancer2. Mais qu’en est-il de cette attente

2 Au début du film L’éternité et un jour de Theo Angelopoulos, en voix-off, un enfant demande à un autre : « Le temps... qu’est-ce que c’est ? » - « Grand-père dit que le temps est un enfant

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dans un travail où elle occupe une majorité de la journée ? Ce qui peut paraître à première vue un vide laisse entrevoir, lorsqu’on s’y intéresse, toute une myriade d’activités, de gestes, de postures, de pensées et

« d’agissements » comme nous le signale Vladimir dans En attendant Godot. Ce temps-là est un moment de questionnements ; on évoque régulièrement sur ce terrain cet instant « où on se retrouve face à soi », et ainsi face à des pensées : quoi faire ? Et comment faire ?

À partir de ces interrogations, il sera ici question de considérer dans un premier temps l'existence comme inséparable de ses environnements, et dans un second temps les environnements comme porteurs de l'existence. Il s'agira ensuite d’envisager le dialogue comme choix méthodologique central d’une étude ayant pour objet l’existence, dans le but de laisser une place importante à l’expérimentation, au temps et à la parole d’autrui.

Temps et espace restreint

Nous sommes dans un musée d’art contemporain à Ljubljana, en Slovénie.

Je parcours comme tous les matins les différentes pièces du lieu, présentant différentes expositions. Lorsque je croise un premier regard familier, dans la torpeur du matin, la personne se lève de sa chaise et me salue. S’ensuivent les questions habituelles relatives à une rencontre elle aussi devenue habituelle.

Lorsque j’en viens à parler d’espace, je demande à Marta3 comment se retrouve-t-elle assise dans cette pièce-là, aujourd’hui. En effet, les gardiens du musée, répartis sur six postes en plus de celui de la réception, « choisissent4 » chaque matin la partie qu’ils vont surveiller durant les quatre prochaines heures. Chacun de ces espaces est composé d’une ou plusieurs pièces dont la luminosité, l’ouverture, la fréquentation, les œuvres sont différentes.

qui joue aux osselets au bord de la mer. » Il reprend ainsi la pensée d’Héraclite, qui se positionne dans un temps dit « humain » ou aiôn. Le cinéaste rajoute un élément, la mer, à la métaphore d’Héraclite. Ainsi il suggère un temps englobant, un « temps écologique », qui sort du temps humain pour y ajouter le temps du ressac marin.

3 Les noms ont été changés.

4 Le terme de « choix » est récurrent de la part des gardiens interrogés, il a donc paru pertinent de l’utiliser ici bien que ses implications soient questionnables.

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Fig.1 : Au musée d’art contemporain de Ljubljana (MSUM) Crédits : Hugo Montero

« Marta – En fait c’était la seule place de libre, les autres étaient prises, j’étais en retard et je me suis retrouvée là.

Hugo – Elle est souvent libre cette pièce, j’imagine que ça doit être lié aux sons qui émanent de là. [Une œuvre située à cet étage, dans un compartiment jouxtant la chaise où est assise la gardienne, met en présence de nombreuses voix répétant à intervalles irréguliers la même phrase]

Marta – Oui peut-être mais enfin ça je ne l’entends plus, je pense que c’est aussi dû à la lumière de laboratoire d’ici, je sais que certains ne supportent pas d’être ici, ça leur donne des maux de tête. [La pièce est éclairée entièrement par des néons qui lui donnent une teinte laiteuse et blafarde voir Fig.1] ».

Pourquoi parler de l’environnement pour en venir à l’existence ? Partons d'un postulat : nos parcours de vie ne sont pas des entités uniformes, ils existent dans le passé, dans le présent mais aussi dans le futur. En tant qu'individus faisant l’expérience de ces parcours, nous sommes faits et défaits par cette triple projection temporelle, nous passons notre temps à nous déplacer entre ces trois temps sans jamais nous y arrêter. Ce temps ne saurait être pensé sans la notion qui lui est inextricable : l'espace (Cerclet, 2010 : 178).

Nos déplacements temporels sont aussi des déplacements spatiaux ; changer de situation renvoie à la fois à des temporalités différentes et à des espaces différents. Nous pouvons alors considérer que nous ne sommes pas les uniques acteurs de cette navigation, et de plus qu’il est difficile de séparer le

« moi » du contexte dans lequel il se trouve. Le concept de ligne semble embrasser cette perspective, en faisant référence à l'aspect d'un devenir permanent de l'individu, à son parcours. La ligne n'est pas dans ce cas une

« ligne de vie », ou un « lien » avec l’environnement mais plutôt « […]

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l’expérience qui transforme et produit ce continuum, qui est celui de l’individu-dans-le monde » (Botea et Rojon, 2015 : 14). Mais il n’est pas question de laisser cette « ligne » au singulier, car comme proposé précédemment, les influences de notre parcours sont multiples ; ces derniers sont donc traversés par des lignes. Ainsi, qu’appelle-t-on l’individu ? Il apparaît comme un nœud où se rejoignent des lignes en constant mouvement, venues et traversées par diverses influences, que ce soit le temps (le présent, le passé, le futur) ou l’espace dans lesquels il interagit. Comme le précise Tim Ingold lors d’un débat avec Philippe Descola, ce point n'est pas fixe mais coulissant, il se transforme en permanence, il est « un processus continuel » (2014 : 38). L’existence est alors l’ethos de l’individu, c'est-à-dire sa projection de lui-même, de ce nœud, qui n’est alors jamais indépendant, esseulé, mais constamment relationnel (Cerclet, 2014 : 65).

Ces précisions nous permettent de revenir à notre question : quelle est la place de l’environnement dans cette réflexion ? L’existence de l’individu, en tant que processus, est en relation constante avec l’environnement. L’action de Marta va être influencée par sa projection d’elle-même, de son existence, et dans un même temps par le contexte dans lequel elle agit, qu’il soit humain ou non-humain. Deux points importants émergent pour le chercheur : s’intéresser à l’existence passe alors à la fois par l’observation minutieuse et sur un temps long des conditions en présence, des influences, mais aussi par les discussions (Desjarlais, 2003 : 6 ; Sperber, 1982 : 18-19), la mise en sens des actions, que nous développerons plus tard.

Fig.2 : Deux artistes supervisent la mise en place de leur prochaine exposition au musée d’art contemporain de Ljubljana (MSUM)

Crédits : Hugo Montero

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À partir de cette proposition existentielle, l'individu et son environnement ne sont plus séparés dans l'existence. Le musée d’art contemporain – du moins celui-ci – propose un environnement particulier car aménagé spécifiquement à l’attention d’un public et pour des œuvres d’art. Cet aménagement, qui est d’abord celui d’une ou d’un commissaire d’exposition en étroite collaboration avec un, une ou plusieurs artistes se fait sur un support qui est ici représenté par le musée (voir Fig.2), les salles d’exposition, leur amovibilité, la possibilité de changer les murs de place, de murer des fenêtres, d’utiliser différents types de lumières etc. Une fois ces grandes lignes édictées et l’accrochage terminé, cet environnement tombe entre les mains d’autres acteurs : les usagers du musée mais aussi ceux qui y travaillent, agents d’entretien, curateurs, et dans le cas de mon étude les gardiens de musée. Car bien que cet environnement ne propose que peu de prises et possibilités de manœuvre pour eux, ils vont tout de même le modifier, premièrement par leur présence, leur démarche, leur façon d’habiter les lieux ; mais aussi l’adapter au temps qu’ils vont y passer, en changeant par exemple le niveau sonore d’une œuvre jugée trop bruyante ou la luminosité d’une pièce trop ou pas assez éclairée. Nicola, gardien dans le musée, m’explique ainsi qu’il ajuste le volume des œuvres situées dans la pièce où il travaille, « juste assez bas pour que cela ne me dérange pas et assez fort pour que les visiteurs puissent entendre ». Cette adaptation n’est pas en sens unique ; eux aussi s’adaptent régulièrement à des sons, des artefacts de l’environnement qui sont répétés et « oubliés ». Ainsi le gardien va modeler son environnement pour le rendre adéquat à ce qu’il projette d’y faire, à savoir dans ce cas-là, lire. Par ces légers ajustements, les gardiens vont faire passer ces espaces d’un statut lisse, tel des non-lieux (Augé, 1992), à des lieux emplis de possibilités, d’adaptations.

S’intéresser à ces aménagements parait pertinent, notamment en reprenant les travaux de Michel Lussault, dans lesquels il souligne le fait que l'espace est un dialogue, une communication réciproque. Il ne s’agit pas simplement d’une « […] étendue matérielle support des pratiques […] » mais bien au contraire d’un acteur de la situation, « […] une ressource sociale hybride et complexe mobilisée et ainsi transformée dans, par et pour l’action » (Lussault, 2007 : 181). L’étude de ces lieux, chargés de sens pour ces personnes, conduit à comprendre les liens entre aménagement de l’espace de travail et projection de nous-même dans cet espace. En observant la manière dont ils sont habités et le discours des intéressés à leur propos, « l'action » devient primordiale.

L’espace n’est plus un soutien passif à l’existence de l’individu, mais lui aussi porteur d’existence. L’emmêlement de ces lignes, existentielles, demande au chercheur de développer des méthodes adaptées, non pour démêler ce tissu mais pour en saisir son enchevêtrement.

L’art du dialogue

Comment entrer en dialogue ? Comme c’est le cas de tout objet en anthropologie, s’intéresser à l’existence passe par des choix méthodologiques

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et théoriques qui correspondent à cet intérêt. Sans prétendre à viser l’exhaustivité des positionnements sur la question, il va être développé dans cette partie ceux engagés pour ce terrain.

Tout d’abord, donner une place prépondérante à l’émique semble cohérent pour étudier l’existence. Les anthropologues Michael Jackson et Albert Piette proposent ainsi de rompre avec une ancienne dichotomie :

« De par ses influences présocratiques, la philosophie occidentale a divisé le monde en deux : celui des apparences et celui du réel. Alors que le monde des apparences inclut ce que nous voyons, touchons, entendons, goûtons et sentons, il a été considéré comme une façade à travers laquelle percent des significations inconscientes, des processus invisibles, des règles implicites, des obsessions, et des motivations divines qui ne peuvent être exposées à la lumière que par la raison ou leur révélation. » (Jackson et Piette, 2015 : 8)

Cette dichotomie présente le terrain comme une partition qui n’attendrait qu’un code pour être décryptée. Cela nous renvoie à l’idée que ce que nous partageons sur le terrain n’est qu’un matériau brut, non relationnel, interactionnel, et peu réflexif. Ainsi, cette dichotomie hiérarchise les discours émiques et étiques en donnant pour rôle au chercheur de révéler une réalité invisible aux yeux des personnes présentes sur le terrain.

Ce que propose le groupe de chercheurs contribuant à l’ouvrage What is existential anthropology ?, sous l’appellation, large, d’anthropologie existentielle, est de ne pas considérer une frontière, en amont du discours émique, entre le réel et l’illusoire, mais de les envisager tous deux comme des apparences5 :

« […] mais des apparences qui émanent de différentes circonstances, qui répondent à différents intérêts, et qui ont différents effets. […] L’anthropologie existentielle est moins la répudiation d’une manière d’expliquer le comportement humain – scientifique, religieux, humaniste, animiste – qu’un rappel du fait que la vie n’est pas réductible aux termes avec lesquels nous cherchons à la saisir. » (idem : 9)

Cette proposition existentielle implique un changement de perspective sur la manière de conduire un terrain. Avec pour objectif d’être attentif à la fois au croisement des lignes (mêlant humain et non-humain) et au discours des personnes avec qui l’on travaille, le statut du terrain change. Il n’est dorénavant plus le lieu où l’on collecte des matériaux en vue d’une recherche, mais le lieu où la recherche anthropologique se déroule (Ingold, 2013 : 307- 334). Ainsi le chercheur n’est plus considéré comme le seul individu à interpréter le processus en cours sur le terrain : « La distinction entre

5 Ils ne sont pas les seuls à avoir traité de la question, voir par exemple Ginzburg, 1980 ; Abèles, 1989 ; Ingold, 2000.

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l’ethnologue et ses interlocuteurss’estompe et il devient possible de parler de

“ coproduction de sens ” » (Cerclet, 2014 : 55).

Qu’implique ce positionnement en termes de méthode ? Dans le cas de l’étude menée avec les gardiens de musée, il s’agit de développer des méthodologies inclusives et évolutives. C’est-à-dire, dans un premier temps, des méthodes qui vont laisser une place importante à la manière dont le ou la gardienne pense partager au mieux son existence, mais aussi une place pour l’évolution de la méthode au cours de la recherche et en fonction de ce qu’apporte la personne. Ainsi, sur ce terrain, le choix a été fait de filmer les personnes sur des moments relativement longs et de manière répétée, dans le but de mener par la suite un dialogue face à ces enregistrements, à la manière de la méthode « d’écoute réactivée » (Augoyard, 2001 : 127-153). Ce dialogue permet de laisser ouvert le champ de l’interprétation, notamment sur un terrain qui présente des situations où l’observation, visuelle et sonore, ne donne que peu d’indices sur l’action. En observant Marta sur sa chaise, pianotant sur son smartphone dans une pièce quasiment vide, je peux en tirer des observations (l'immobilité, le silence) et une hypothèse (l'évasion). Mais c’est dans notre dialogue, face à cette image d’elle en acte, que nous allons pouvoir interpréter le processus dans lequel nous nous trouvons : Marta dans cette pièce, attendant qu’un visiteur se présente, presque immobile sur sa chaise, en profite pour consulter des sites internet, avec les mots clés « que faire à 25 ans ? ». Elle pense à son futur, elle se projette alors dans un an, quand elle aura terminé ses études et qu’elle aura 25 ans, cette immobilité « ne me conviendra plus, je devrais faire quelque chose de ma vie, arrêter de me laisser aller. »

Même si des doutes étaient présents quant à la méthodologie adoptée au départ – ce qui a participé à son façonnement une fois que les échanges sur le terrain ont commencé – des résultats ont rapidement émergé. L’aspect expérimental d’une recherche est alors crucial pour entrer dans cette

« coproduction de sens ». Car, comme lorsqu'il s'agit de décrire l'existence, la recherche présente des parts de flou et d'apparente non-pertinence qui sont indispensables à la compréhension des lignes impliquées dans l'action. Ainsi un parallèle entre existence et expérimentation semble s'établir. Cette mise en relation nous invite à privilégier des méthodes ouvertes aux entités humaines et non-humaines. Cet élargissement de la focale a pour rôle et ambition de laisser une place à des temporalités distinctes. Les gardiens de musée interagissent dans des temporalités très différentes, par exemple, de celles de la réceptionniste de ce même musée. L'adaptation au temps des autres est nécessaire au pour approcher l’existence des personnes avec qui l'on travaille.

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LA SORTIE DU CANCER : CONTINUITE DE SOI ET RECONFIGURATIONS

La première partie nous renseigne doublement sur ce que peut apporter l'étude de l'existence sur le terrain. D'une part, l'existence d'un humain singulier ne semble pas séparable des environnements particuliers où elle s'inscrit : comme en témoigne les gardiens de musée, les deux se conforment et se forment l'un l'autre. D'autre part l'intérêt porté à l'existence, c’est-à-dire au sens donné par un individu à ses environnements, ses actions, sa vie, ses futurs envisagés, invite à se détacher de la coupure émique/étique. L'entrée méthodologique via l'existence ne permet plus de séparer réel et fiction, où le premier relèverait du chercheur objectif car surplombant et le second de l'individu empêtré dans ses relations. En effet, au centre de l'existence se trouve la mise en sens qui dépasse la dichotomie réel-fiction. C'est la fameuse efficacité symbolique chère aux anthropologues (Lévi-Strauss, 1985 [1958]).

Riche de ces conclusions partielles, la focale va maintenant être posée sur les temporalités et les reconfigurations sémantiques. De mars à juin 2017, au sein du département Cancer et Environnement du centre de lutte contre le cancer Léon Bérard (Lyon), les professeurs d’Activité physique adapté6 (APA) m’ont permis de travailler avec eux. Ces professionnels étaient intéressés par une approche en science sociale quant au vécu des participantes au programme APA. En effet, ces personnes ont souvent été placées en situation de « patientes », passives ; l’objectif était de leur donner la parole.

Dans la présente étude de cas quant aux reconfigurations du sens après un cancer, le contexte institutionnel et l'amplitude temporelle du terrain ne permettaient pas de mettre en place une méthodologie collaborative et itérative qui nécessite du temps. De même, alors que l'intérêt de l'enquête se portait sur les vécus in situ de la maladie et de la participation au sport adapté, la question éthique était très présente dans la mesure où ces vécus ont été extrêmement difficiles pour ces individus. À défaut, une méthode beaucoup plus classique a été mobilisée : l'entretien semi-directif7. En termes de réflexions méthodologiques, il s'agira de voir que l'existence peut être approchée de manière différente ; et quant à l'axe thématique qui en découle, cette étude de cas se centre sur la mise en récit, qui témoigne des reconfigurations sémantiques suite à un cancer.

6 Au centre de lutte contre le cancer Léon Bérard, les patients se voient proposer différents programmes, notamment celui de l’APA (Fuchs, Perrin et Ohl, 2014). Des études ont montré une corrélation entre pratique de l’APA et chute du taux de récidive (INCa, 2017, voir aussi Stein, Syrjala et Andrykowski, 2008). Ce programme – probablement non-connu par tous les patients – est souvent suivi par les participants vers la fin de leurs traitements.

7 Neuf entretiens semi-directifs ont été réalisés auprès de dix femmes ayant ou ayant eu le cancer du sein (pour neuf d’entre elles), le cancer de la peau (pour une) et le cancer de l’utérus (pour une autre) ; neufs étaient participantes au programme APA du Centre Léon Bérard et deux à un autre programme, appelé Artémis, associant APA et autres accompagnements comme des échanges collectifs et des activités de relaxions.

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Dès les premiers jours, les quelques échanges avec les participantes lors de séances de sport auxquelles je me joignais ont conduit à préciser l’axe de l’étude. La place et l’expérience de l’APA ne faisaient sens pour les participantes qu’à l’échelle beaucoup plus vaste du vécu de la maladie. C’est au prisme de l’épaisseur temporelle et des épreuves existentielles surmontées que la pratique du sport adapté est vécue par les participantes. Les relations qui tissent l'existence sont non seulement spatiales, mais également temporelles : le passé (le cancer) donne sens au présent (à l'APA).

Le cancer est une épreuve de vie et implique de nombreux et longs moments, des séquences, des refus, de l’incompréhension, de la colère, du désordre, des bouleversements. C’est dans cette épaisseur du vécu qu’intervient la notion d’existence comme un tout, une unité extrêmement complexe qu’on ne peut circonscrire une fois pour toute et qui n’est pas appréhendable dans son ensemble. Le projet d’une anthropologie qui se questionne à propos de l’existence reconnait la part de mystère et d’indicible de l’ensemble des expériences. En philosophie, l’existence peut être définie comme la réalité individuelle, actuelle, unique et contingente, et qui s’oppose en cela à l’essence8. D'une part, l’existence est contingente. Cette caractéristique trouve toute sa place auprès des participantes qui ont vu jaillir subitement dans leur vie le cancer ; souvent la maladie n’a pas été envisagée comme une éventualité qui pourrait surgir. D'autre part, l’existence est la réalité actuelle et unique d’un individu. Les participantes à l’APA témoignent des changements réguliers qui les affectent, l’instabilité du vécu du cancer renvoie à la fois à des ressentis physiologiques variant dans le temps, au gré des traitements, de façon contradictoire ; mais également à des appréhensions et des récits sur la maladie qui changent, des éléments qui s’entremêlent.

L’existence, cet ensemble complexe et mouvant, émerge lors des discussions par bribes, dans des contextes situés environnementalement et temporellement, en l’occurrence les entretiens, où la mise en récit est une élaboration des participantes pour le chercheur.

Les APA font sens au prisme des épreuves traversées. Il s’agit d’une reconquête d’espaces d’actions (Barth, Perrin et Camy, 2014 ; Minot et Lefève, 2016). L’étude a été réalisée avec des participantes au programme d’APA, c'est-à-dire avec des personnes qui s’engagent et s’inscrivent dans des projets tendus vers « la suite ». Pourtant, même en rémission, le cancer est toujours présent selon des modalités variables. Le questionnement se porte alors sur les temporalités du dépassement du cancer (Ménoret, 2007).

L’après-maladie sera comme l’avant : la parenthèse-maladie

« Il faut que je reprenne le travail maintenant. […] C’est la première fois que je me suis arrêtée en trente ans, à part quand j’ai accouché. […] [Reprendre le travail] ça

8 Voir la définition de l’existence donnée par le Centre National de Ressources Textuelles et Linguistiques www.cnrtl.fr/definition/existence.

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rappelle l’avant, et puis on repart. On se remet dans un cercle normal, dans le cycle normal de la vie. » (Aline)

« Je languis de reprendre parce que là vraiment ce sera, ça y est, on tourne vraiment la page, entre guillemets la parenthèse-maladie est vraiment finie » (Hélène)

Le cancer peut être vécu comme une parenthèse-maladie. Dans ce cas, l’après doit ressembler à l’avant. La maladie est une parenthèse de la vie et du parcours biographique, qui a connu un début, et aura une fin. La rémission signe alors le retour à la normale.

« Vous avez cet équilibre où le boulot repart. […] Je pense qu’on retourne la page rapidement […]. On veut me mettre à mi-temps et je ne sais pas. Je serais plutôt à prendre trois semaines de plus [d’arrêt maladie], j’étais plutôt dans l’esprit “Je me prends trois semaines, et je reprends [le travail à plein-temps]”, que le mi-temps thérapeutique qui, pour le coup, on est encore un peu malade. […] C’est vrai que c’est peut-être moi qui fait un peu l’autruche, qui fait “On avance, comme si de rien n’était” et eux [les médecins] ont peut-être raison parce qu’ils perçoivent que ce que j’ai eu ce n’est pas neutre. […] Vous voyez, c’est un peu con, j’ai voulu arrêter la cigarette. Facile pendant les rayons. Et là où je me dis “On ravance”, c’est presque tout juste si “Ouai, on ravance comme la vie d’avant”, j’ai envie de reprendre une cigarette. » (Catherine)

Catherine, qui sort de son troisième cancer, est tiraillée entre deux voies qui s’ouvrent à elle alors qu’on vient de lui annoncer sa troisième rémission au moment de l’entretien. On lui propose un mi-temps thérapeutique et elle redoute que cette modalité l’enferme dans une position d’« encore un peu malade ». C'est-à-dire que la normalité pour Catherine, Aline et Hélène s’incarne dans leur travail (respectivement agent bancaire, secrétaire médicale et assistante maternelle). L’arrêt du travail a été, pour Aline par exemple, un coup d’arrêt à son identité : elle ne peut plus faire comme elle le faisait et comme elle le souhaiterait les tâches de tenue du foyer qui lui tiennent à cœur, comme cuisiner, faire le ménage, et par là recevoir amis et famille. Dépasser le cancer, ou fermer la « parenthèse-maladie » (Hélène), passe par une reprise d’un quotidien normal et qui fait sens pour ces participantes : leur travail.

Centrer la recherche sur l'existence informe que les environnements et les espaces d’actions semblent être porteurs de l’identité : la continuité existentielle de l’individu passe par ses habitudes actionnelles, contextuelles, liées à l’image de soi (horaire, collègue, lieux, occupation temporelle et attentionnelle, anecdotes à raconter en rentrant à la maison, se voir au travail, se dire au travail).

Catherine est en pleine hésitation, entre le vécu de la maladie comme parenthèse qu’elle a déjà connue en 2011 pour son premier mélanome (reprendre le travail, reprendre la cigarette, reprendre les activités, « comme si de rien n’était […], comme la vie d’avant ») et une considération d’un mi-

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temps thérapeutique qui ouvre un autre quotidien, une autre façon de vivre mais également de se présenter, de se voir.

Reconfigurations : travail du temps et sémantique

Le cancer et les effets des traitements constituent de rudes épreuves.

Pourtant, la maladie peut être considérée comme ayant a posteriori des bénéfices.

« C’est une expérience pour moi, j’y vis comme une expérience [le cancer]. Dans le mauvais tu trouves des éléments positifs, même dans ce qui est le plus mauvais. » (Joëlle)

« Je pense qu’il y a un avant un après quand même. Il faut déjà plus essayer de profiter de ce qu’on a, déjà. Et de se rendre compte de ce qu’on a, des gens qui vous entourent. » (Aline)

A l’instar d’Aline, après le cancer, pour certaines participantes, la présence passée du cancer invite à un tournant hédoniste : il faut profiter sans attendre.

D'autres participantes témoignent, à l’instar de Joëlle et d’Isabelle, la prise de distance qu’implique l’expérience du cancer envers leur travail. Si le cancer a posteriori est retravaillé sémantiquement pour constituer une expérience qui n’est pas que négative, c’est avant tout au prisme d’une vie singulière et de ses modalités. En l’occurrence, Joëlle et Isabelle sont d’accord sur le fait qu’elles donnaient trop pour le travail. Elles y passaient beaucoup de temps et se laissaient happer. Le cancer, accompagné de longs moments difficiles d’attente, d’arrêts maladie longue durée, et surtout d’un programme d’APA et autres accompagnements, leur a fait prendre du recul sur leur vie d’avant.

« J’ai tout mis entre parenthèses ces dix dernières années, je ne voyais plus grand monde en fait. […] Tout de suite tous mes amis ont été très présents […] ça m’a permis de reprendre une socialisation. Du coup ça a été un moment plutôt positif en fait. […] On envisage la vie, enfin moi j’envisage la vie tout à fait différemment.

Parce que d’abord je ne veux plus que le travail prenne toute la place dans ma vie, parce que je pense que c’est une grosse connerie. Et ça remet les choses à leur juste place. » (Françoise)

Pour Françoise, la succession d’évènements difficiles, dont le cancer, a conduit à prendre de la distance avec un surinvestissement au travail ou à la maison. Le cancer peut être interprété comme une prise de recul nécessaire sur sa vie. Françoise témoigne de modalités alarmantes de la condition au travail, féminine notamment : mettre entre parenthèse sa vie sociale au début de sa carrière, travailler jusqu’à « l’épuisement », ne jamais « dire stop ». L’ampleur de cette situation est révélée par le cancer : c’est seulement la maladie grave qui permet d’arrêter ce cycle. À l’échelle de l’existence de Françoise, trois évènements douloureux dont le décès de son père et son cancer, lui ont permis de renouer avec ses amis. Lors de l’entretien, elle parait très épanouie dans cette nouvelle vie faite de sociabilités, de bons moments et de rire, d’une

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attention portée aux « activités du bien-être » corporel (elle pratique la méthode Pilates, entre autres). La reprise de sa vie professionnelle dans le même domaine mais avec beaucoup moins de responsabilités lui convient bien. À ce sujet, la chercheuse en STAPS Blandine Lefevbre parle de réversibilités biographiques (2010 : 209-210). Françoise témoigne de comment le cancer change la vie dans l’après : « On envisage la vie vraiment différemment je trouve ». La sémantique apparait alors liée aux particularités biographiques de chaque participante : c’est seulement dans un contexte existentiel précis que la maladie devient bénéfice. L’existence sur le terrain permet de prendre en compte que les reconfigurations s’opèrent inextricablement avec la vie d’avant et les diverses expériences vécues.

La maladie constitue pour Evelyne et Françoise un moment de vie qui les a changées. Mais ces changements existentiaux, là où ils sont valorisés par Françoise, Joëlle et Isabelle, sont beaucoup plus nuancés par Evelyne. Celle-ci témoigne d’un état de fait : « vous ne vous retrouvez pas avant la maladie et après la maladie ». Durant l’entretien, Evelyne témoigne de ce vécu du cancer qui chamboule tout, qui change la vie, qui transforme la personne. La reconfiguration est un processus long, non-automatique, sinueux, souvent plein de résistances, de tensions (Denizeau et Gueullette, 2015 ; Durif-Bruckert et al., 2016). Derrière les versions extrêmement positives de la maladie comme bénéfice, Evelyne permet de mettre à jour qu’en amont, les reconfigurations s’opèrent de manière difficile, entre la perte de soi et l’émergence petit à petit de « choses plus importantes que d’autres » (Evelyne).

En termes de temporalités émerge l’hypothèse qu’au début des traitements, quand la maladie vient de jaillir dans la vie, il y aurait une fixation sur la reprise du travail. Pour tenir le coup dans les moments difficiles, les pensées se tournent sur la lumière au bout du tunnel : la maladie sera une parenthèse.

Cependant au cours du temps des choses évoluent, peu à peu. La sortie lente de la maladie fait expérimenter un autre vécu et d’autres perspectives (Guïoux, Lasserre et Durif-Bruckert, 2016).

Cette hypothèse est à corréler à la rudesse des traitements. Par exemple Catherine témoigne que pour son premier mélanome, elle a vécu la maladie comme une parenthèse : alors qu’elle avait seulement été opérée (tumorectomie), elle a repris le travail et vécu comme avant. A l’inverse, le cancer dans le temps long et ses traitements lourds constituent une immense épreuve qui bouleverse Françoise, qui la transforme. Cette transition, ou non, de la maladie-parenthèse à une maladie-reconfiguration dépendrait de la dureté et de la longueur des traitements, mais également du chemin parcouru, des contextes et des moments de la vie Pour Catherine, ses premiers cancers intervenaient quand ses enfants étaient jeunes, maintenant ils sont de grands adolescents. Les façons de considérer l’expérience de la maladie changent, tout comme les retours réflexifs sur soi et sur le futur imaginé. « Ce n’est pas une parenthèse en fait. C’est comme ça. Tu dois y vivre et puis tu y vis », dit Joëlle.

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Les changements sont certains, mais n’empêchent pas la reconfiguration de l’identité et la continuité d’un soi.

Être la même et être une autre : raconter le cancer

Comment assurer la continuité existentielle et assumer les ruptures ?

« Parfois je dis “J’ai été malade” parce que pour moi c’est déjà derrière. En même temps c’est là donc il faut que je fasse gaffe. Mais je ne veux pas être victime non plus, ma vie m’appartient, mais j’ai envie de mettre les chances de mon côté. » (Dolorès)

Dolorès donne à voir la présente absence du cancer. Il n’est plus là et pourrait bien revenir. Il ne faut pas l’enfermer trop vite au passé, car cela serait se voiler la face : les effets des traitements sont encore très présents.

Mais, sémantiquement, cela fait sens de ne « pas être victime non plus ».

L’utilisation du passé a le mérite de ne pas se complaire au présent dans l’identité de malade, pour envisager un autre avenir.

« J’appréhendais la repousse des cheveux car ils peuvent repousser tout noir ou tout blanc, frisés ou pas frisés, par endroit ou pas.. Donc voilà, je trouve que, même s’ils sont très différents d’avant, ils sont très fins, mon père avait les cheveux très fins aussi. Je pense que dans un an ils seront un peu différents. » (Dolorès)

La dialectique de la continuité de la vie et des changements est vécue par Dolorès. Dans les modifications, y compris intimes, subies et physiques comme ses cheveux, elle trouve du sens et de la continuité identitaire en souvenir de ceux de son père.

« Joëlle – Moi je suis hyper active donc je suis toujours hyper active en fait, il n’y a rien de changé. Ça ne m’a pas changée ; si, ça change beaucoup la maladie. Ça change comment on aborde la vie. Les jours où on vit : le plaisir de voir une copine, de venir marcher, de profiter du soleil, de profiter de ses enfants, de relativiser tous les problèmes (Isabelle rit). […] Je n’ai plus le stress du boulot, du coup ça a un super côté positif. J’apprécie vraiment. La maladie ce n’est pas tout noir finalement. […] Normal : je suis toujours la même. Toi tu n’es plus la même ? Isabelle – Si (elles rient).

Joëlle – On change pas, hein ? On n’est pas que des malades non plus.

Isabelle – Elle ne te change pas radicalement, elle te change dans ta façon de voir les choses. Même si physiquement, tu es changée physiquement, mais après c’est toi qui l’acceptes, c’est toi qui le prends, c’est toi qui le vis. »

L’échange entre Joëlle et Isabelle est révélateur du concept d’identité narrative développé par Paul Ricœur (Michel, 2003 ; Cabestan, 2015) : « Ça ne m’a pas changé [la maladie] ; si, ça change beaucoup la maladie » (Joëlle).

L’enjeu de l’après cancer semble être celui d’assurer la continuité de soi, de son identité, tout en intégrant et faisant soi les changements qui sont

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intervenus. Un travail de reconstruction du sens est nécessaire (Denizeau, 2015) : d’éléments éparses, subis, incompréhensibles et durs, il faut retisser un ensemble qui fasse sens (Lasserre, 2011). C’est dans cette mesure que nous pouvons parler d’efficacité symbolique ou plutôt de physiosémantique (Le Breton, 1995) : le travail du sens reconfigure inextricablement le corporel, la perception, l’identité.

La mise en récit participe de la mise en sens, mais ne ferait pas tout. Les expériences travaillent l'individu. Le sens ne renvoie pas uniquement à un discours qui change la perception du réel, mais modifie inextricablement la perception, les façons d'agir, les lieux fréquentés et les actions menées, et donc les futures expériences qui travailleront à nouveau l'individu. C'est dans cette mesure qu'il s'agit de parler d'une physiosémantique, où le sens est effectif sur les environnements, le corps, les discours, les idées, inséparablement. L'étude de l'existence sur le terrain semble alors pouvoir être un outil heuristique qui invite à dépasser la dichotomie corps-esprit, à travers le sens et donc le vécu en première personne, changeant au gré des relations.

CONCLUSION

Les méthodologies pour approcher l'existence semblent être multiples, et ont pour fil rouge de faire sens quant aux circonstances du terrain. L'étude menée avec les gardiens de musée nous renseigne finement sur les liens environnementaux au présent qui tissent, portent et font l'existence singulière en acte, dans les co-habitations. L'hypothèse est complétée par les participantes à l'APA qui souhaitent reprendre le travail comme avant. Il y a une continuité existentielle de soi dans ces environnements habités, qui font sens pour les individus.

Une anthropologie qui se donne comme horizon heuristique la description de l'existence humaine assume pour méthode de se centrer sur quelques individus, sinon un seul. Au lieu de considérer la personne, une catégorie, ou une identité collective (les gardiens de musée, les patientes ayant eu un cancer), le point de départ de la réflexion était de tâcher de suivre un individu dans ses différentes actions, espaces et temporalités, de situations en situations (Piette, 2009). Selon différentes méthodes, allant de l'observation participative à l'élicitation9 vidéo, en passant par l'entretien semi-directif, l'objectif était de travailler avec les individus au-delà de leurs seules caractéristiques socio- démographiques afin d'appréhender le vécu particulier au prisme plus large de l'existence singulière. La première conclusion issue de ces recherches est qu'en centrant l'attention sur une individualité comme un tout, apparait nettement le caractère relationnel des expériences et de l'existence. L'attente au

9 Le verbe éliciter fait référence à un emprunt de l’anglais elicitation qui renvoie au fait de susciter un commentaire en utilisant par exemple un objet (photographie, film, son, etc.) ou un mot, une expression. Voir http://www.cnrtl.fr/definition/%C3%A9liciter

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travail, étudiée dans l'in situ de temps longs au musée, renseigne sur l'expérience sensorielle et spatiale vécue. Le gardien de musée est co-auteur des espaces qu'il surveille, en les réorganisant, en braconnant (De Certeau, 1980), et dans un même temps par la sémantique qu'il y accorde. L'existence ne semble pas appréhendable en dehors des mondes qu'elle habite. Tous les récits livrés quant aux reconfigurations suite à la maladie sont inextricablement liés à des expériences vécues, une façon de vivre ses épreuves en lien avec les contextes familiaux, professionnels, etc. Également, c'est à travers l'engagement à l’Activité physique adaptée que les discours et sémantiques de la maladie sont retravaillés et toujours actualisés depuis des expériences in situ, comme le sport. L'existence apparait alors comme relationnelle, faite de détails, de rencontres, de lieux, d'autres humains, d'objets. Elle est également liée au sens que lui donne l'individu au présent. La distinction proposée par Laurent Denizeau entre sens et signification nous semble pertinente : une anthropologie qui se soucie de décrire l’existence humaine s’inscrit moins dans une démarche de recherche des significations (partagées, culturelles, langagières) que dans le travail du sens, relationnel et changeant pour chaque individualité.

« Si la signification a une dimension cognitive, le sens a une dimension effective : il opère des changements d’existence. Le sens fait sens. La signification s’articule dans un discours, le sens se dilate pour venir faire sens dans une histoire. La signification se saisit là où le sens me saisit. » (Denizeau, 2017 : 2).

Au prisme des deux recherches, il apparait non-pertinent de séparer une existence qui serait le nœud relationnel qui forme l'individualité d'une part, et la mise en sens de ce tissage de relations d'autre part. L'existence semble être l'émergence au présent de sémantiques d'un ensemble d'expériences relationnelles. Ces mises en sens mouvantes des expériences passées et présentes s'entremêlent alors avec l'identité et les futurs projetés, toujours actualisés. L'étude de l'existence invite à prendre en compte les changements et reconfigurations, et permet donc d'entrevoir ce qui devient, ce qui advient.

Par cette émergence de récits et de mises en sens existentielles au présent et dans des temps longs, les personnes témoignent de nombreux éléments imprévisibles, où les situations ouvrent le champ à de possibles futurs. Le musée pourrait paraitre bien statique et ses gardiennes et gardiens passifs.

Mais en s'interrogeant quant à l'existence de ces travailleurs, l'attente au travail n'est pas vécue de façon attentiste : les gardiens témoignent de leurs choix. Même dans la contrainte apparaissent des marges d'actions : s'organiser un espace de confort, profiter de ce temps là pour d'autres projets comme celui de lire, ou encore se projeter vers un après-musée. Un parallèle peut être proposé avec les participantes à l'APA : elles ont toutes eu à subir d'importants changements dans leur vie et leurs relations environnementales, elles ont dû subir et accepter de lourds traitements. Pourtant, elles se tournent vers des devenirs inattendus, y compris pour elles. Alors que certaines

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souhaitent reprendre le travail pour se réinscrire dans le « normal » de l'avant maladie, d'autres découvrent d'autres voies : d'autres sociabilités, d'autres rapports aux temps, au travail, au corps et au bien-être. À l'échelle de l'existence et de la sémantique, il apparait que les expériences successives indéterminent en partie les projets de vie et ce qu'il reste à venir (Biehl et Locke, 2010).

Décrire l'existence humaine conduit à se concentrer sur les sémantiques vécues d'une singularité et à tâcher de mettre à disposition ces quelques bribes existentielles qui font sens, ce monde singulier et relationnel. Pourtant, le singulier ne semble pas se limiter à lui-même, et dans la fine appréhension du particulier naissent des inspirations plus larges, à l’instar de deux chercheurs qui, afin de parler des droits à la mise sous tutelle des personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer, mobilisent l'étude du cas de l'une de leur tante (Eyraud et Desprès, 2014). De cette grande contextualité et contingence du cas, les auteurs laissent entrevoir la profondeur des liens de filiation au prisme de la perte. Pour les récepteurs de ce texte, il ne s'agit pas seulement d'une explication ou d'un exposé savant, mais d'une fraction de réel contée qui devient une expérience en permettant au lecteur de toucher du doigt soi- même la situation, de se questionner sur ses propres relations. Ainsi, du particulier finement approché via l’existence et rendu au récepteur de façon narrative, s'ouvrirait heuristiquement un champ d'expérience et de réflexivité.

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RÉSUMÉ : Qu'apportent les réflexions et tentatives de descriptions de l'existence humaine au projet anthropologique et particulièrement à ses recherches de terrain ? Pour répondre à cette interrogation, les auteurs s'appuient sur deux études de cas. La première se déroule dans le musée d'art contemporain de Ljubljana et mobilise une méthode inspirée de l'explicitation : les enregistrements vidéo des gardiens les invitent à parler de leur vécu. La seconde s'inscrit dans le cadre du centre de lutte contre le cancer Léon Bérard où ont été réalisés des entretiens semi-directifs auprès de participantes à un programme d'Activité physique adaptée. Les résultats invitent à préciser que l'existence humaine est inséparable des environnements dans lesquels elle évolue. Sa description doit prendre en compte les reconfigurations du sens toujours actualisées au sein des temporalités des individus.

MOTS-CLÉS : sens, récit, écologie de la vie, temporalités, reconfigurations, existence, terrain, méthodes, élicitation, expérience, vidéo.

Références

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