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Géographie des fantômes

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106 | 2018

Géographie des fantômes

Géographie des fantômes

Francine Barthe-Deloizy, Marie Bonte, Zara Fournier et Jérôme Tadié

Édition électronique

URL : http://journals.openedition.org/gc/7118 DOI : 10.4000/gc.7118

ISSN : 2267-6759 Éditeur

L’Harmattan Édition imprimée

Date de publication : 1 juillet 2018 Pagination : 5-15

ISBN : 978-2-343-15930-0 ISSN : 1165-0354 Référence électronique

Francine Barthe-Deloizy, Marie Bonte, Zara Fournier et Jérôme Tadié, « Géographie des fantômes », Géographie et cultures [En ligne], 106 | 2018, mis en ligne le 06 décembre 2018, consulté le 26 novembre 2020. URL : http://journals.openedition.org/gc/7118 ; DOI : https://doi.org/10.4000/gc.

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Ce document a été généré automatiquement le 26 novembre 2020.

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Géographie des fantômes

Francine Barthe-Deloizy, Marie Bonte, Zara Fournier et Jérôme Tadié

Nous tenons à remercier chaleureusement Serge Weber pour sa relecture critique et stimulante de cette présentation.

« La guerre est finie bêtement, sans qu’il ne se passe rien, sans un regret, sans un élan. Elle n’a rien laissé à penser. Tous les cadavres sans sépultures vont remonter, forcément. » Sélim Nassib, Fou de Beyrouth, 1992.

1 Dans son roman paru peu après la Guerre civile libanaise (1975-1990), l’écrivain et journaliste Sélim Nassib mêle étroitement le cheminement mental du narrateur au centre-ville de Beyrouth, détruit et envahi par la végétation, qui agit comme un miroir et comme un piège. La citation traduit l’incrédulité face à l’annonce de la fin des combats, et l’intuition simultanée que des territoires engendrés par le conflit émaneront différents fantômes. Les fantômes de la guerre, ce sont d’abord ces cadavres qui, en l’absence de sépulture, remonteront à la surface de la Terre, comme autant de victimes revenant du passé et ne pouvant trouver le repos. Ce sont aussi, dans une même confusion des temporalités, des agencements disparus, des territorialités défuntes qui hantent les esprits et laissent des traces dans le paysage urbain, témoignant que la guerre persiste sous une forme spectrale.

2 Revenant, le fantôme est ici symptôme des violences et figure de l’inachèvement. Cette double lecture constitue l’une des déclinaisons possibles de la place multiple et ambivalente qu’occupent les fantômes à travers les sociétés, et qui a suscité l’intérêt commun des éditrices et éditeur de ce dossier. Les fantômes ne font pas seulement peur. Ils inspirent aussi la création littéraire et artistique. Liés à des systèmes de croyances ou à des superstitions, ils sont porteurs de sens et chargés d’affects. Témoins d’une époque a priori révolue, ils mettent aussi en jeu la question de la mémoire. Si les fantômes ont pu être définis comme des apparitions, des choses qui « arrivent » (Delaplace, 2018), ils sont également ancrés dans les lieux mêmes de l’événement, par leur apparition dans un lieu donné ou le fait de hanter : leur dimension spatiale est ainsi transversale.

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3 En faisant dialoguer les espaces et les fantômes, ce numéro spécial répond à une double gageure. Il s’agit dans un premier temps d’aborder les fantômes en tant qu’objets invisibles et évanescents, à peine perceptibles, qui peuvent pourtant apparaître partout. Certains les voient dans des endroits privilégiés qui varient en fonction des contextes et des cultures : maisons hantées, arbres, cimetières, lieux de massacre… Ils s’invitent aussi dans les lieux moins facilement repérables mais où leur présence se fait sentir. Cela remet en question nos modes d’appréhension du réel et nos approches de terrain : faire une géographie des fantômes, c’est se frotter à la dimension subjective – voire surnaturelle – de la perception de l’espace. Les différentes contributions de ce numéro proposent également une géographie par les fantômes, lesquels deviennent une catégorie analytique qui permet d’explorer les différentes formes d’entrecroisements des temporalités dans l’espace. Le terme « fantôme » permet alors de qualifier des lieux, ou des manifestations en un lieu dont les perceptions deviennent l’objet de l’analyse du géographe.

4 Les éditrices et l’éditeur de ce numéro ont choisi le terme « fantôme » en raison des différentes perspectives qu’il permet d’exploiter et que l’on retrouve ici. En premier lieu, les fantômes sont la manifestation d’une vie passée : ce sont les apparitions de ces défunts. Ces entités sont l’« émanation de personnes mortes qui reviennent dans le monde des vivants » mais qui, passés dans les réseaux (Emmanuel Trouillard, ce numéro) ne sont plus que des « souvenirs d’existences matérielles ». En fonction des systèmes de croyances, ils appartiennent de façon plus générale au monde des esprits, de « ceux qui apparaissent » et dont les frontières avec ces esprits demeurent floues.

Leurs formes et modalités de présence sont variables (Jérôme Tadié, ce numéro). Elles génèrent discours et expériences, acceptation ou rejet – on peut d’ailleurs vouloir s’en débarrasser – et orientent les manières d’appréhender l’espace. Le fantôme est ainsi un fait social, admis de ceux qui l’observent ou le ressentent, où les questions du possible et du surnaturel sont annexes et insignifiantes.

5 De manière plus métaphorique, le fantôme est la trace d’une époque ou d’un événement « laissée dans les sociétés contemporaines par des territorialités défuntes » (Marie Bonte & Zara Fournier d’après Von Hirschhausen, 2017). Il hante le présent et peut constituer une menace pour l’avenir (Elsa Vivant, ce numéro). Pris en tant que qualificatif, le fantôme souligne combien les traces du passé – qu’il soit conflictuel ou non – continuent d’influencer les pratiques, les usages et les représentations de certains lieux (Berque, 1990, 1995). Une partie des contributions étudie ainsi l’existence de lieux-fantômes (Marie Bonte et Zara Fournier), de lieux chargés (en Indonésie, Jérôme Tadié), ou en quoi certaines formes urbaines peuvent apparaître comme des fantômes de l’action publique chez Elsa Vivant par exemple.

6 Ces deux approches se complètent : la première fait du fantôme un objet d’études qui renvoie à la présence de vies autres et passées dans un espace donné. La seconde considère le fantôme comme un outil de compréhension de temporalités dissonantes, qui ne sont pas forcément linéaires, et de leurs manifestations en un même lieu.

Ensemble, elles font des fantômes une notion géographique : leur présence est liée à un lieu, qu’on habite ou qu’on délaisse. Qu’ils soient placés dans les lieux périphériques et liminaires ou s’invitent dans les centralités modernes, les fantômes font partie du quotidien. De l’ordinaire de leurs apparitions au spectaculaire de leur convocation, les histoires de fantômes et leurs représentations influencent les manières d’appréhender

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l’environnement, et sont révélatrices des relations qu’entretiennent les sociétés avec leur espace.

7 De nombreux travaux anthropologiques traitent des fantômes. Ils étudient la croyance aux esprits, le pouvoir des revenants dont la présence est symptomatique des traumatismes et des injustices passés (Cameron, 2008 ; Gordon, 2008 ; Kwon, 2008 ; Berdet & Dubey, 2016 ; Callard, 2016), ou encore les différentes formes d’apparition des fantômes (Delaplace, 2018). L’attention de ces études s’est également portée de plus en plus sur l’espace (Bell, 1997 ; Agier, 2009 ; Drieskens, 2008 ; Johnson, 2014 ; Guillou, 2017). Si elles soulignent l’intérêt heuristique qui réside dans la convergence entre analyse de l’espace et prise en considération des fantômes, peu de travaux y portent encore attention en géographie, notamment dans le monde académique francophone.

S’inscrivant dans le sillage des travaux de Derrida, des publications anglophones se réclament d’une « spectro-géographie » (Wylie, 2007 ; Maddern & Addey, 2008 ; Auchter, 2014) qui met en évidence les liens complexes entre l’espace, la mémoire et le temps. Associé à la ruine (Edensor, 2005, 2008 ; Suchet, 2016) ou à la trace (Jonker & Till, 2009), l’usage du terme fantôme caractérise les espaces vides, délaissés (Verguet, 2007 ; Nussbaum, 2015 ; Buchakjian, 2017) ou détruits (Nagle, 2017). Il permet d’analyser la résurgence ou la persistance d’anciennes formes spatiales à l’échelle de la ville (Ladd, 1998) comme d’un ensemble régional plus vaste (Von Hirschhausen, 2017).

Régulièrement associée à des contextes en « post- », la figure du fantôme occupe une place inédite dans une géographie du quotidien et de l’ordinaire. Elle se lit dans les pratiques des habitants, dans les perceptions de l’espace, dans les émotions véhiculées ou dans les processus de mise en scène de la mémoire comme dans la difficulté de clore une période... comme si la figure du fantôme représentait une sorte d’arrangement pour en finir avec un « passé qui ne passe pas » (Conan & Rousso, 1994).

8 La prise en considération des fantômes fait donc vaciller un certain nombre de dualités entre incarnation et désincarnation, passé et présent, visible et invisible, vie et mort par exemple. Leur identification fait intervenir savoirs, expériences et mémoires des habitants. Elle mobilise les sens, les perceptions et les émotions, met en jeu la place du corps dans l’espace mais aussi le rapport à la norme. Les fantômes font partie intégrante des structures sociales.

9 Qui peut voir les fantômes ? Par quels sens peut-on les identifier ? Quelles sont les adaptations des individus face à de telles présences ? Toutes ces questions renvoient à la place qu’occupent les fantômes dans le quotidien et dans les mises en récit des habitants. Comment les fantômes sont-ils incorporés dans les œuvres de fiction, entre témoignages, curiosité, peur ou attraction ? Enfin, cette approche implique de s’attacher à la diversité des temporalités : celles de vies antérieures, de leurs disparitions, de leurs réapparitions (à certains moments privilégiés ou non) et de leur présence dans la durée. Une géographie des fantômes, des lieux chargés ou hantés, étudie ainsi les formes d’occupation de l’espace dans ses dimensions les plus subjectives.

Les spatialités des fantômes : figure(s) de l’équivoque ?

10 « On n’habite que des lieux hantés » (Certeau, 1990). Cette citation renvoie à la fois à la présence physique des fantômes mais aussi aux relations entre les vivants et les

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fantômes dans un même lieu. Elle pose la question des différentes modalités de présence et de perception des fantômes, jusque dans les lieux liminaires. Le fantôme serait entre deux mondes, dans un flou spatial, dans les interstices. Ces espaces délaissés – comme les lieux en ruines et en friche – constituent des condensés de traces et de marques qui oscillent entre invisibilité et visibilité et remettent en question nos modalités de perception de l’espace. Ces lieux patents parce que supposément marginaux sont à mettre en parallèle avec d’autres espaces de présence des fantômes : les espaces domestiques, les lieux d’activité et d’intense fréquentation, les centres des villes.

11 La présence et la perception des esprits varient également en fonction des contextes géographiques, comme le montre la diversité des contextes analysés dans ce numéro, depuis les régions parisienne et lyonnaise jusqu’à Jakarta, Kisumu ou Beyrouth. Elles font réfléchir à la place qui leur est accordée dans ces contextes, ainsi que sur la nature de ces lieux chargés, qui impressionnent en ce qu’ils sont émetteurs de signaux perceptibles par tous les sens. C’est ce que restitue Jérôme Tadié dans son article sur Jakarta. À partir d’enquêtes réalisées in situ, il nous invite à entrer dans un univers où l’expérience de la présence des fantômes par les habitants des quartiers appartient à la vie de tous les jours. La présence des fantômes dans tout lieu du quotidien et de l’intime met en évidence leurs façons d’occuper l’espace.

12 Comment les défunts habitent-ils les lieux, et comment habiter des lieux hantés ? Ces interrogations mettent en jeu la cohabitation avec les fantômes, leurs modes de présence (hanter, apparaître, etc.), mais aussi les frontières entre vivants et morts.

Qu’il s’agisse de « revenants de la ville » (Certeau, 1980), petites enclaves, ruines ou reliques du passé qui ouvrent sur un temps hors du temps présent, ou bien d’espaces plus étendus, la question des espaces hantés se pose à l’échelle d’une société entière comme à celle de l’individu, en passant par des groupes divers. Ainsi des procédés sociaux et spatiaux permettent d’apprivoiser, de domestiquer (c.-à-d. faire entrer dans le quotidien) les fantômes sous des modalités parfois inédites. La contribution de Quentin Mercurol sur les pratiques funéraires de Kisumu au Kenya nous offre un éclairage sur cette question : parti enquêter sur le terrain, il nous montre comment, à partir de la présence différenciée des sépultures dans le tissu urbain de Kisumu, les spectres du passé colonial sont toujours convoqués, y compris à l’occasion de la formulation de projets urbains. C’est ce futur urbain compétitif, projeté dans le discours de l’émergence africaine dans le monde qui n’arrive pas à se défaire de registres et de catégories spatiales du passé colonial.

13 La figure du spectre est aussi mobilisée dans l’article de Guillaume Matuzesky sur les spatialités du cancer du sein chez des patientes touchées par la maladie. L’auteur montre comment le cancer s’insère dans toutes les expériences quotidiennes ou extraordinaires de ces malades. Intrusif et disruptif, il hante ces femmes atteintes dans leur corps. Les espaces d’actions, les routines, les itinéraires créent ainsi des pratiques contraintes.

Fantômes, spectres et reconfiguration d’espaces- temps

14 Les questions liées aux apparitions mettent en évidence différentes temporalités. Dans la mesure où fantômes et spectres apparaissent de façon quasi atemporelle, ils

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entremêlent passé et présent. Les temporalités liées aux fantômes soulèvent la question du brouillage des frontières entre les différentes temporalités linéaires et les autres conceptions du temps (voir Jérôme Tadié dans ce numéro). Un spectre invoqué est une incursion du passé dans le présent, mais peut aussi être une projection du futur (Derrida, 1993). C’est donc la pluralité des échelles d’analyse du phénomène qui est présentée dans ce numéro.

15 La question des temporalités appelle celle de la rupture et des seuils : faut-il un arrêt brutal de l’existence (d’un lieu, d’une personne, d’une période) pour qu’en surgissent les fantômes comme le laissait entendre la citation de Nassib ? Ou au contraire est-ce que l’absence de rupture nette et complète forme une condition idéale pour ces retours et ces revenants ? Au cœur de cette problématique figure la notion d’inachèvement et de difficulté à clore une période, qu’il s’agisse de la vie d’un individu, impliquant par exemple la question de la disparition et du deuil, d’une époque historique ou encore d’un édifice. L’article d’Elsa Vivant nous offre un exemple remarquable de cette imbrication de temporalités. La tour Utrillo, détruite aujourd’hui et située à la limite des communes de Clichy-sous-Bois et Montfermeil, dévoile les déboires de l’action publique urbaine. Peuplée de mémoires qui ont laissé des traces comme les documents de planifications, les visites de personnalités ou la mort tragique de deux adolescents, cette tour est aussi un fantôme de l’action publique urbaine. L’auteur décrit avec précision la manière dont les fantômes de diverses natures agissent sur le territoire et influencent les décisions des acteurs.

16 Cet inachèvement peut être appréhendé sous l’angle du politique, en étudiant les spectres venant du passé et qui demeurent tant que « l’injustice qui les a créés perdure » (Houssay-Holzschuch, 2010). Cette notion est minutieusement analysée dans l’article de Marie Bonte et Zara Fournier sur Beyrouth et la situation post-conflictuelle du Liban actuel. Leurs deux terrains de recherche nous invitent dans les spatialités nocturnes de la ville et dans la fabrique des lieux de mémoire du sud du Liban. Malgré les héritages de conflits successifs, leurs recherches posent la question de l’inachèvement et de la difficulté d’en finir avec les résurgences mémorielles. Les deux auteures soulignent l’importance des lieux-fantômes dans ces héritages, ces lieux où les traces du passé hantent le présent et modifient les perceptions et les usages de l’espace.

17 La question des lieux hantés peut aussi être considérée comme intrinsèque aux espaces qui imbriquent des logiques héritées de périodes antérieures (conflit, colonisation par exemple), et de logiques nouvelles, sociales ou spatiales. La question n’est d’ailleurs pas dénuée d’ambiguïtés, d’une part, parce que reléguer certains objets, groupes sociaux ou événements au rang de fantômes peut faire rejouer certaines relations de pouvoir, d’autre part parce que les sensations suscitées par ces espaces – la peur, le plaisir, la nostalgie par exemple (Gervais-Lambony, 2012) – sont elles-mêmes contradictoires.

Fantômes et vie publique : quels arrangements ?

18 Les fantômes interviennent de diverses manières dans la vie publique. Certains articles les présentent comme agissant sur leur environnement, par leur seule existence d’abord. Mémoires oubliées, refoulées ou rejetées dans un passé qu’ils ravivent, ils n’en interviennent pas moins dans la vie politique des zones où ils apparaissent. Alors que l’on voudrait faire oublier certains phénomènes, les fantômes réactivent des passés parfois douloureux. C’est ce que montrent Marie Bonte et Zara Fournier dans leur

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contribution. Elles analysent la présence des spectres de la guerre et des massacres aussi bien à Beyrouth que dans le sud du Liban. Le même processus est à l’œuvre dans l’article d’Elsa Vivant au sujet de la tour fantôme d’Utrillo. Celle-ci est politique de deux manières : ces fantômes rappellent l’inaction politique ; la tour en elle-même peut être considérée comme un fantôme, plus encore après sa destruction. Elle montre ainsi combien les traces d’anciennes politiques restent encore présentes à la manière de membres amputés.

19 Mais les fantômes sont aussi utilisés par les gouvernements et les idéologies dominantes dans leurs discours nationaux ou politiques : par le silence, l’oubli ou la réactivation sélective de ces disparus. C’est ce que pointe l’article de Jérôme Tadié à Jakarta, d’une part dans l’identification de certains fantômes qui correspondent à l’idéologie nationale (qu’elle soit coloniale ou anti-communiste), d’autre part dans la manière dont on tente de les incorporer dans les systèmes de pensées officiels, dans les religions en particulier. De même, à Kisumu au Kenya, Quentin Mercurol nous décrit avec précision la manière dont les spectres du dualisme colonial sont constamment réactivés dans l’édiction des règles et politiques de traitement des townships et des espaces publics. L’article de Marie Bonte et Zara Fournier, outre le choix des thèmes issus de la guerre et d’un « âge d’or » qui aurait précédé les conflits correspond également à cette sélection et à cette conjuration : pour les loisirs et la récupération de thèmes liés à la guerre civile du pays jusque dans les boîtes de nuit de Beyrouth, mais aussi dans la muséification de la prison de Khiam par le Hezbollah libanais. La convocation de ces spectres du passé, constitutifs de « lieux-fantômes » provoque ainsi une sorte de catharsis qui permet leur intégration à la vie de tous les jours. Toutes ces contributions montrent combien fantômes et spectres s’invitent dans la politique des espaces concernés. Depuis les constitutions volontaires de mémoires et de répertoires collectifs jusqu’au rappel de ce que l’on essaye de cacher, ils font partie de façon plus ou moins cachée de la vie publique des espaces. Ils intègrent dans un même mouvement dit en non-dit, rejeté et mis en avant.

Conjurer, apprivoiser les fantômes : le rôle des affects, des images et de l’art

20 L’entrée par les représentations, les affects et l’esthétique aborde un dernier volet de cette géographie des fantômes. Ces processus d’esthétisation par la mise en image permettent d’invoquer, de conjurer les fantômes au double sens du terme : en les représentant et en les médiatisant. Il s’agit à la fois de les apprivoiser et de s’en débarrasser en investissant des espaces d’action par l’affect, par l’image ou par l’art.

21 En tant que défunts revenus perturber le quotidien des vivants, les fantômes viennent révéler les versants obscurs de nos interactions sociales et de nos émotions. C’est ce que démontre l’article d’Emmanuel Trouillard, à partir de l’exemple de leurs représentations dans le cinéma japonais de la fin des années 1990. Il identifie deux dispositifs spatiaux de fantômes en réseaux – les spectres contagieux et les revenants connectés – pour étudier la représentation des morts venus hanter les vivants. Ces dispositifs seraient autant de manifestations d’émotions intimes et conflictuelles : l’angoisse, la peur ambivalente de l’autre et la solitude. Il propose ainsi une approche renouvelée des relations entre spatialités et émotions, en intégrant ces dernières dans des dispositifs spatiaux visibles – en réseaux, en nœuds, en interactions – que les

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fantômes incarnent. Questionnant directement le rapport du fantôme au réel dans le cinéma japonais, l’auteur montre que les fantômes sont autant de médiateurs et de miroirs des sociétés contemporaines.

22 Les fantômes agissent aussi comme révélateurs : dans son article Guillaume Matuzesky envisage le cancer comme un spectre, entendu « comme outil heuristique et langagier », ce qui permet de détecter sa présence dans des spatialités « où nous n’avons pas l’habitude de le trouver, de le voir et de le reconnaître ». En l’envisageant comme une spectralité, il montre à quel point le cancer s’immisce dans les spatialités et les temporalités les plus intimes. Face à ces intrusions, Matuzesky met en exergue une double conjuration. De la part des sujets, en l’occurrence des patientes en rémission, la

« reconquête » face au spectre se manifeste par l’investissement de spatialités et d’espaces d’actions non subis, et notamment affectifs et artistiques. L’auteur évoque l’hypothèse d’une alternative entre la fuite, l’oubli, et l’appel à « vivre avec lui en tension pour toujours » : la sublimation par l’esthétique et par l’art. L’auteur pose ainsi la question de l’engagement, et énonce la possibilité d’une seconde conjuration, celle du chercheur ou de la chercheure travaillant sur les fantômes et les spectres :

« l’esthétisation du spectre participerait-elle à le conjurer, à l’apprivoiser, à s’en débarrasser ? »

23 C’est cette question qu’explore l’article d’Elsa Vivant, à travers la trajectoire de la tour Utrillo en Seine Saint-Denis. Elle étudie non seulement l’évolution d’un lieu riche en fantômes de tous genres, mais elle propose aussi de « donner voix » à ces fantômes, grâce à un travail de recherche-création et d’écriture subjective. Elle les convoque pour mieux les apaiser et donc les faire disparaître : c’est un « moyen de deuil ». Elle pose ainsi directement la question de l’engagement affectif et de la subjectivité du/de la chercheur.e. De manière plus générale, elle ouvre ainsi ce numéro sur la question des effets de la conjuration des fantômes (au sens propre comme au figuré) par l’esthétique et l’affect. Qu’il soit chercheur, artiste, ou tout autre intervenant dans l’espace hanté, le conjurateur intervient dans un contexte où des injustices perdurent et sont renouvelées. Il est donc lui-même pris dans des rapports de force, qui entretiennent les fantômes.

24 Les six articles de ce numéro nous permettent de relancer les jalons d’une géographie de l’invisible et de ses relations avec les espaces visibles. Fantômes et spectres viennent brouiller les lisières qui séparent le passé et le présent comme les mondes humain et des esprits. Ils montrent comment les passages entre au-delà et en-deçà, entre imaginaires et monde matériel, reflètent non seulement l’agencement d’univers parallèles mais nous informent aussi sur l’organisation du nôtre et les manières de le percevoir. Au-delà de la question de leur existence ou de la croyance que l’on peut avoir en eux, fantômes et spectres peuplent nos espaces de façon plus ou moins occulte. Ils hantent les lieux habités et participent à leur organisation. Ainsi, ce numéro réévalue la place du non-humain et de l’immatériel dans nos sociétés de deux manières. D’une part, il analyse la participation des fantômes et des spectres à la constitution de notre environnement et questionne la relation engendrée : que (nous) font les fantômes et que faisons-nous d’eux ? D’autre part, il s’intéresse aux différentes formes – matérielles, mémorielles, émotionnelles, sensibles – de la récurrence ou de la persistance du passé. Fantômes et spectres remettent en jeu les modalités de nos relations à l’espace et au temps.

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AUTEURS

FRANCINE BARTHE-DELOIZY

Laboratoire Espaces, Nature et Cultures – ENeC UMR 8185 francinebarthe@wanadoo.fr

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MARIE BONTE Université Lyon 3

Laboratoire PACTE– UMR 5194 marie.bontec@gmail.com

ZARA FOURNIER Université de Tours

Laboratoire Citeres – UMR 7324 zaradfournier@gmail.com

JÉRÔME TADIÉ

UMR URMIS, Institut de recherche pour le développement (IRD) jerome.tadie@ird.fr

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