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CLARENCE MAY LE BÛCHERON DE SUOMI ÉDITIONS DES REMPARTS 38, RUE DES REMPARTS - D'AINA Y, LYON

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LE BÛCHERON DE SUOMI

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CLARENCE MAY

LE BÛCHERON DE SUOMI

ÉDITIONS DES REMPARTS 38, RUE DES REMPARTS - D'AINA Y, LYON

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I

Le printemps était venu, en cette année 1852, dans les forêts de Karélie. La neige avait fondu et, aux bran- ches des bouleaux, les petites pousses vert tendre des feuilles se dépliaient. Il flottait dans l'air cette odeur amère d'écorce et de sève nouvelle et aussi de décom- position végétale qu'ont les forêts du Nord à cette épo- que. Et, dans les profondeurs de la sylve, on entendait au loin résonner le cri du coucou, l'oiseau sacré de Suo- mi, Couk-Couk... Couk... Couk.

La surface du lac reluisait faiblement, sous un pâle soleil, brillant dans un ciel d'un bleu fané, presque blanchâtre.

La barque, qui portait Kaarlo Kekkonen et son intendant, Jaakko Mérikallio, aborda doucement. Ils revenaient de l'autre extrémité du lac inspecter une coupe que l'on était en train de faire. Kekkonen sauta à terre, suivi de Mérikallio. Celui-ci amarra l'embarca- tion à une racine et, l'un derrière l'autre, ils s'engagè- rent dans le chemin étroit. Le sol était couvert d'aiguil-

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les de pins et de feuilles pourrissantes, formant avec la terre un agglomérant glissant.

Kekkonen avait à peu près trente-trois ans. C'était une sorte de colosse, avec un visage aux traits fortement marqués et une barbe rousse taillée en éventail. Il ap- partenait à une lointaine origine suédoise. Il y avait en lui quelque chose de rude et cependant de loyal et de droit.

Mérikallio, lui, était d'origine finnoise: cela se vo- yait aux yeux légèrement bridés et à sa face plate. De taille moyenne, mais sa carrure était formidable et sa force véritablement prodigieuse. Il possédait ce « sisu » fait de violence et de patience placide qui est le propre de cette race héroïque et tenace.

Brusquement, tandis qu'ils remontaient dans le sen- tier, un grognement retentit ; Kekkonen s'arrêta et sai- sissant son « punko» à manche d'os de renne, le tira hors du fourreau de cuir.

Du doigt, Mérikallio lui montra la bête à demi ca- chée par un tronc d'arbre... C'était un ours noir qui se dandinait sur ses quatre pattes, en grognant d'un air furieux ; une bête maigre et efflanquée, comme elles le sont après l'hibernation et d'autant plus irritable, à cause de ce jeûne prolongé. Celui-ci avait éventé la pré- sence des deux hommes et tournait vers eux sa tête obtuse et ses petits yeux, perdus dans la broussaille de poils rudes des orbites, dardaient un regard sauvage et féroce.

— Prenez garde, dit Mérikallio, cet animal a été blessé récemment : il va foncer.

Kekkonen haussa les épaules. Il avait déjà remar-

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qué que la fourrure de la bête était tachée de sang jus- qu'au museau.

Lorsqu'il s'approcha, l'ours poussa un nouveau, gro- gnement de colère et se dressa sur ses pattes de derrière pour étreindre le téméraire qui osait l'attaquer. Un souffle rauque et nauséabond sortait de sa gueule ou- verte, armée de crocs menaçants.

Kaarlo fit deux pas en avant et frappa d'un geste prompt. Le punko s'enfonça jusqu'à la garde et un flot de sang jaillit. La bête lança sa griffe, mais déjà Kekko- nen s'était mis hors de portée.

L'ours émit un rauquement et une écume sanglante lui emplit la gueule. Il fit quelques pas en titubant puis, lentement, s'affaissa.

— Magnifique animal ! dit Stanislas, mais la four- rure ne vaudra guère.

Tout à coup, il s'arrêta de parler et regarda autour de lui.

— Grand Dieu ! murmura-t-il et, malgré sa grande maîtrise de soi, il pâlit légèrement.

Sur le sol gisaient, dispersés, d'horribles débris hu- mains, des jambes, des bras et une chose innommable qui avait dû être un tronc d'homme et des viscères qui, mêlés avec du sang et de la terre, formaient une boue rougeâtre, dans laquelle étaient marquées les emprein- tes de la bête. On voyait que celle-ci avait piétiné et s'é- tait acharnée sur le cadavre avec rage. C'était donc de ce sang-là que la fourrure était pleine tout à l'heure ?

— C'est épouvantable ! Qu'en penses-tu, toi ? fit Kekkonen en se tournant vers Mérikallio, qui regar- dait aussi, silencieusement, de ses yeux bridés, mais

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sans manifester d'émotion car il en avait vu bien d'au- tres.

L'intendant ouvrit les bras en un geste qui pouvait signifier qu'il n'y avait rien à penser. Il répondit ce- pendant :

— Il a dû glisser !

— Oui, approuva Kekkonen, il a dû glisser ; son coup, mal ajusté n'a fait que blesser l'ours et celui-ci l'a déchiqueté... Mais qui était-il ?

— Il était Russe, fit l'intendant, et il revenait de Sibérie. Voyez, Monsieur.

Et il montrait un couteau à forte lame d'acier qu'il venait de ramasser sur le sol.

— Un poignard sibérien, murmura Kaarlo. Ce se- rait donc un exilé évadé ?

— Nous pouvons le supposer, monsieur, sans oublier pourtant que ce genre de couteau est assez commun.

— Regardons si nous pouvons trouver quelque in- dice qui nous permette de l'identifier ? fit Kekkonen. Mérikallio hocha la tête.

Ils allaient se mettre en quête, lorsque brusquement, tout proche, retentit le cri d'un enfant en pleurs.

— Qu'est cela ? s'exclama Kekkonen en se préci- pitant vers le hallier d'où venait cette voix.

Lorsqu'il eut écarté les tiges et les branches des ar- bustes, il vit, sur un tas de feuilles, un bébé de quinze à dix-huit mois, roulé dans une pelisse.

— Par les Saintes Icones, s'exclama-t-il stupéfait, voilà qui est singulier !

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— Cet homme a dû avoir juste le temps d'enve- lopper l'enfant dans son manteau et de le lancer dans ce fourré, avant que l'ours ne l'attaque ! déduisit l'in- tendant.

— Sans doute as-tu raison, Jaakko... Mais songes-tu que ce proscrit a dû parcourir des milliers de verstes pour arriver jusqu'ici ?... Et dans des conditions si dif- ficiles, car il s'agissait pour lui d'échapper à la police !...

Comment cela serait-il possible avec un bébé dans les bras ?

— Un grand nombre de femmes font le voyage jus- qu'en Sibérie, pour accompagner leur mari condamné, portant, elles aussi, leur enfant dans les bras... Alors pourquoi serait-il impossible à un homme d'en faire autant lorsque, de plus, il a l'espérance de la liberté ?

— Oui, il faut qu'il en soit ainsi, acquiesça Kek- konen.

Et, se baissant, il prit l'enfant dans ses bras et le berça maladroitement pour calmer ses pleurs.

— Pa... Pa ! gazouilla le bébé, en le regardant les sourcils froncés.

— Hum ! grogna Kaarlo, pauvre innocent, te voi- là orphelin désormais.

« Je rentre, Jaakko, ajouta-t-il, j'emporte l'enfant.

Toi, fais enfouir les restes de cet inconnu, nous ne pou- vons les laisser ainsi, exposés en proie aux animaux. Et prie le pope Athanase de venir bénir la tombe.

— Oui, patron, dit l'intendant.

Kaarlo poursuivit son chemin. Au bout d'un quart

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de lieue, à peu près, la forêt cessait brusquement pour faire place à une vaste plaine de cultures. Cette cam- pagne avait un air très riant avec ses champs et ses prés, bordés de haies, et les petites fermes karéliennes en bois, semées ici et là, coquettes avec leurs fenêtres sculptées. Tout près de chaque maison se trouvait la

« sauna », la cabane pour les bains de vapeur. Un lac en forme de faucille dessinait sa courbe en bordure des bois.

Au fond, contre la forêt, qui montait lentement au dos des collines, on voyait l'agglomération, dominée par le clocher bulbeux de l'église orthodoxe, car dans ces régions, on trouve cette religion à côté du Luthé- rianisme, introduit par les Suédois.

Son fardeau sur le bras, Kekkonen se dirigea vers le village. Des paysans occupés au travail le saluèrent.

— Yväpäiva (bonjour), disaient-ils.

— Yväpäiva... Yväpäiva, répondait-il, mais sans s'at- tarder.

Intrigués, ils le suivirent des yeux.

— Que portait-il, Gosta ? demanda l'un.

— Je n'ai pas bien vu, Olav... Il est bizarre ce ma- tin.

Pendant ce temps, Kaarlo se dirigeait vers sa mai- son. Une grande demeure solide, construite en granit rouge avec des toits d'ardoise grise. Il poussa la porte, traversa le vestibule et entra dans la salle commune.

Cette pièce était très vaste avec un plancher en bou- leau rose bien ciré. Aux murs étaient suspendus des

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« ryijyt », représentant des scènes de chasse, avec des hommes armés d'arcs et des rennes fuyant au milieu de paysages roses ou verts ; ou bien de vieux dieux et des géants tels que Ilmarinen, le forgeron éternel. Les meubles étaient fort beaux et sculptés avec art. En ef- fet, la longue nuit nordique laisse beaucoup de loisirs aux paysans et ils ont le goût d'embellir leur intérieur.

— Varvara ! appela Stanislas d'une voix forte.

Une femme d'environ quarante-cinq ans, et mani- festement de race slave, parut aussitôt.

— Me voici, monsieur, fit-elle.

— Vois, Varvara, dit Kekkonen, en ouvrant la pe- lisse.

— Seigneur, un enfant ! s'exclama la femme de charge étonnée.

— Oui ! Occupe-toi de lui, donne-lui à manger et tout ce dont il peut avoir besoin... Tiens, prends-le.

Mais le petit se cramponnait obstinément au cou de Kaarlo en poussant des hurlements qui retentirent à travers toute la maison.

— Voyons que se passe-t-il ? jeta tout à coup une voix douce et en même temps impérieuse.

Il s'agissait d'une jeune femme d'environ vingt-cinq ans, mince et blonde avec des yeux d'un bleu extraor- dinairement lumineux, l'épouse de Kekkonen.

En voyant le bébé dans les bras de son mari, elle resta un moment stupéfaite, ce qui amena un léger sourire sur les lèvres de Kaarlo.

— Vous arrivez bien, ma chère Kyra, dit-il. Voyez

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si vous pouvez faire quelque chose de ce jeune brail- lard.

— Mais, murmura-t-elle, qui est cet enfant ?

— Je crains bien que nous ne le sachions jamais, ma chère amie, répondit Kekkonen ; et il fit un bref ré- cit de ce qui s'était passé.

Comme il terminait son explication, l'intendant en- tra.

— Tenez, acheva-t-il, voici Mérikallio qui vous con- firmera ce que je viens de dire... Vous n'avez rien trou- vé, Jaakko ?

— Non, monsieur, rien, aucun indice.

— Pauvre petit, murmura Kyra. Donnez-le-moi, Kaarlo... Comment allons-nous l'appeler ?

— Ah ! ma foi ! jeta Kekkonen.

— Il est Russe, m'avez-vous dit... Sergueï est un joli nom, qu'en pensez-vous ?

— Oui, Sergueï, si vous le désirez, Kyra.

— Viens avec moi, Sergueï, prononça la jeune fem- me, doucement, en tendant les mains... Viens.

L'enfant la considéra d'un air grave et se laissa em- mener...

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II

Sergueï s'éveilla. Du fond de la nuit s'élevait le gron- dement profond du vent dans les arbres. Puis, domi- nant ce bruit, il y eut comme un son clair : un son vibrant de cristal.

Le jeune homme savait ce qui venait de se produi- re : l'eau gelait brusquement. Demain, lorsque le jour se lèverait, la surface du lac serait devenue dure et lis- se... Car ce vent était le souffle du Nord, le vent du Pôle qui, comme un coup de baguette magique, endort la terre finlandaise pour tout l'hiver.

Il se retourna sur sa couche dure. Dans l'écurie pro- che, les chevaux s'agitaient doucement dans leur stal- le ; parfois, il y avait le bruit mat d'un sabot contre le bat-flanc et l'on entendait le tintement des mousquetons d'acier sur le rebord des mangeoires.

Il se rencoigna sous ses couvertures et se rendormit, mais le jour pointait à peine lorsqu'il se leva silencieu- sement et sortit de la maison.

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Depuis quelques semaines, la forêt avait revêtu sa parure hivernale et les branches des arbres étaient gi- vrées, se découpant en arabesques légères. L'air était d 'une pureté absolue, froid et sec.

Le jeune homme descendit vers le lac. Il allait d'un bon pas, respirant précautionneusement, car il connais- sait le danger des basses températures et se souciait peu d'avoir les poumons gelés.

Sergueï avait maintenant vingt-deux ans. C'était un jeune homme de haute stature, robuste avec un visage viril et intelligent. Son attitude était pleine de force et de fierté, avec une sorte de distinction assez surprenan- te chez un bûcheron.

Bientôt, il fut en vue du lac dont la surface brillait faiblement. On eût dit quelque gigantesque miroir ter- ni tombé au milieu des forêts. Et, là-bas, il vit une silhouette volter et virevolter sur la glace avec une mer- veilleuse légèreté.

— Ingrid ! murmura-t-il.

En fait, il était venu là avec l'espoir de l'y rencon- trer. Il savait bien qu'elle ne résisterait pas au plaisir d'essayer la première glace de l'hiver.

Il la regardait évoluer avec un vrai plaisir et un sen- timent d'amertume indéfinissable. Ramassant une bras- sée de bois, il y mit le feu.

Sur une dernière pirouette, elle fila, glissant à toute.

vitesse vers le feu.

Elle eut une moue d'ennui, en apercevant Sergueï

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debout sur la rive; cependant, coquette malgré tout, elle lui sourit.

— Yväpäiva ! dit-il.

— Yväpäiva, répondit-elle.

— Ne sais-tu pas qu'il est dangereux de se hasarder sur la glace dès le premier jour ?

— Ah bah ! c'était assez amusant, je la sentais plier.

C'est une sensation extrêmement curieuse et intéres- sante.

— Et, si elle se rompait ?

Elle posa sur lui son regard bleu câlin et moqueur qui le troublait tellement.

— N'étais-tu pas là ? répartit-elle.

Quelques secondes, en effet, il pensa qu'il eût été bon de la sauver au péril de sa vie et de mériter sa re- connaissance.

Elle continuait à l'observer, un sourire aux lèvres, se doutant bien des images qu'il était en train d'évo- quer. Puis elle égrena un petit rire.

A son tour, il lui jeta un regard. A dix-neuf ans, Ingrid Kekkonen était vraiment très belle. Son visage, encadré par un capuchon en peau d'élan, garni de four- rure d'hermine, était délicatement rosé avec des sour- cils fins et des yeux bleus profonds. Mais elle gardait les deux pieds sur terre. Elle ne désirait qu'une chose : épouser un homme riche, noble autant que possible, qui l'emmènerait aux bals de Saint-Pétersbourg. Et il se rendait compte de ce qui les séparait, lui, Sergueï, l'enfant trouvé, et elle, Ingrid Kekkonen, la fille de

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son bienfaiteur et l'homme le plus considérable de Raik- kola ; cependant, il ne pouvait s'empêcher de l'aimer.

La jeune fille s'assit sur la banquette de terre au bord du lac et essaya de défaire les courroies de ses pa- tins, mais elle ne pouvait y parvenir et s'énervait.

— Puis-je t'aider ? demanda-t-il.

— Si tu le veux ! acquiesça-t-elle condescendante.

Aussitôt, il mit un genou en terre et déboucla dé- licatement les lanières.

— Merci, jeta-t-elle brièvement.

Ils remontèrent dans le sentier. Après avoir parcou- ru environ deux cents pas, Sergueï s'arrêta et Ingrid, machinalement, l'imita.

Là, au bord du chemin, se dressait un arbre dans le tronc duquel était gravée une croix orthodoxe et, tout près, s'étendait un tumulus que l'on voyait sous la neige.

— Si tu avais le moindre bon sens, prononça In- grid brusquement, tu nivellerais le sol et tu enlèverais cette croix.

— Pourquoi ?

Elle haussa les épaules avec impatience et commi- sération.

— Je rentre, jeta-t-elle.

— Ingrid !

Mais, déjà, elle s'éloignait d'un pas rapide.

Sergueï considéra le tumulus à ses pieds, songeant au drame qui s'était déroulé en cet endroit, vingt ans auparavant. Car l'inconnu, dont les restes mutilés a-

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vaient été ensevelis dans ce sol, était son père. Com- ment s'appelait-t-il ?... D'où venait-il ?... Où allait-il, lorsque la mort l'avait saisi ? Autant de questions res- tées sans réponse.

Kekkonen avait fait effectuer des recherches tant en Finlande qu'en Russie, mais le mystère n'avait pas été éclairci et ce mystère pesait sur Sergueï.

L'enfant trouvé avait été élevé par Varvara, la ser- vante de Kekkonen, qui s'était consacrée à lui et l'en- tourait d'une affection toute maternelle.

Sergueï avait eu comme maître le pope Athanase, curé de la paroisse, un saint prêtre qui, contrairement à la plupart des ecclésiastiques orthodoxes à cette épo- que, était fort instruit. Servi par une remarquable in- telligence, le jeune garçon avait promptement assimilé les leçons. De plus, il était très fort et très habile au travail ; nonobstant cela et malgré sa jeunesse, Kek- konen lui avait confié la direction d'une paire de chan- tiers d'abattage où il avait fait la preuve de sa compé- tence. Il dirigeait ses hommes avec autorité et obtenait d'eux un excellent rendement. Ce n'était que devant Ingrid qu'il perdait ses moyens et se trouvait soudain comme faible et désarmé.

Dès qu'il avait été en âge de comprendre, on lui avait expliqué ce qui était arrivé. Lui-même avait alors gra- vé au couteau cette croix orthodoxe dans le tronc du mélèze et il entretenait la tombe.

Non, il ne nivellerait pas le sol, ni n'effacerait la croix.

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Un pas sonna sur la neige dure du chemin. Sergueï se retourna et vit qu'il s'agissait de Jaakko Mérikallio.

L'intendant atteignait, maintenant, soixante-cinq ans, mais c'était un homme encore robuste, malgré que, sous le bonnet de fourrure, le visage fût tout creusé de fines rides.

— Vraiment, Jaakko, interrogea Sergueï, n'y avait- il aucun indice ?

Le vieillard se renfrogna.

— Aucun, fit-il rudement.

Et, sans rien ajouter, il continua sa route. Sergueï secoua la tête et, soupirant, emboîta le pas à l'inten- dant.

Comme ils arrivaient à l'embranchement de la rou- te, un traîneau passa devant eux, rapide comme une flèche. Dans ce véhicule se tenait une vieille dame, tou- te emmitoufflée dans des fourrures blanches. Derrière la voiture deux chiens samoyèdes énormes suivaient à pas pressés, infatigables comme des loups.

— La princesse Tatiana Soblanov est revenue, mur- mura Mérikallio.

Ils regardèrent s'éloigner le traîneau, le suivant des yeux jusqu'à ce qu'il eût disparu parmi les arbres.

La princesse Soblanov était très connue dans tout le pays. Veuve d'un ancien représentant du Tzar au- près de la Diète finlandaise, elle partageait son temps entre Raikkola où elle possédait un vaste domaine et St-Pétersbourg. On la voyait passer ainsi, l'hiver dans son traîneau et l'été dans sa calèche, toujours suivie de ses molosses, lointaine et inacessible.

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— C'est une puissante dame ? dit Sergueï.

— Oui, bien sûr.

— Ne vous a-t-elle jamais adressé la parole, Jaakko ?

— Une seule fois et je n'ai pas eu à m'en louer, grommela l'intendant. Tous ces gens sont pétris d'un orgueil insensé et c'est pourquoi Dieu se détourne d'eux... Au revoir, Sergueï, te voici chez toi, acheva-t-il brusquement.

— Au revoir, Mérikallio, répondit le jeune homme.

A ce moment, Varvara parut sur le seuil. L'âge l'avait un peu épaissie, mais son visage conservait le même air de calme bonté.

— Hâte-toi, Sergueï, dit-elle, le déjeuner est prêt.

— J'arrive, Matouchka... J'arrive, répondit-il.

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III

Le traîneau glissait dans le chemin, dont les méan- dres suivaient un haut « hardjiu » qui le protégeait du vent. Le soir tombait; d'ailleurs, toute la journée avait été crépusculaire, sous un ciel livide et triste. Dans quelques semaines allait commencer la longue nuit nordique et il semblait que la lumière fût blessée et comme sans force.

Sergueï activa l'allure du cheval, car il prévoyait une chute de neige et il lui tardait de retrouver la chaude atmosphère de la maison. Au loin, résonnait l'aboiement rauque d'un chien, et par moments, une rafale gémissait dans les branches agitant la forêt d'une houle profonde.

Tout à coup, le cheval fit un écart. Sur le remblai que faisait la moraine, une forme se dressait, immo- bile. Les pans d'une vaste cape flottaient autour d'elle, semblables aux grandes ailes d'un immense oiseau. Un

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moment, il crut voir un fantôme, mais un faible cri lui parvint.

Tirant sur les rênes il arrêta son cheval et, au mo- ment où il sautait à terre, la forme s'affaissa dans la neige. En deux bonds, il fut près d'elle. Il se rendit compte, alors, qu'il s'agissait d'une femme ; une jeune fille, plutôt. Elle grelottait, ses lèvres étaient blanches et ses yeux exprimaient une sorte de terreur.

— Que faites-vous ici, mademoiselle ? Vous êtes- vous égarée ?

Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n'en sortit.

— Venez ! jeta-t-il.

Elle fit effort pour se mettre debout, mais ses jam- bes refusèrent de la soutenir. Alors, se baissant, il la souleva doucement dans ses bras et, l'emportant jus- qu'au traîneau, il la glissa sous les chaudes fourrures.

— Vous n'êtes pas d'ici, certainement ? demanda- t-il.

De la tête, elle fit non.

— Où alliez-vous ? Elle eut un geste vague.

— En ce cas, je vais vous emmener chez nous ; par la suite, nous aviserons, poursuivit-il.

Elle ne répondit pas, épuisée, sans doute.

Il secoua les rênes et le cheval repartit d'un bon pas.

La nuit était complète lorsqu'il arriva en vue de

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Raikkola et les petites fenêtres éclairées faisaient des points de lumière dans la nuit, comme autant de mi- nuscules étoiles.

Au bruit des grelots, Varvara sortit sur le seuil, une lanterne à la main.

— Je commençais à me faire du souci à ton sujet, dit-elle, lorsque Sergueï arrêta l'attelage.

A ce moment, elle aperçut la jeune fille que Sergueï aidait à descendre du traîneau.

— Mais qui donc est avec toi ? s'exclama-t-elle étonnée.

— Je t'expliquerai plus tard, matouchka, dit le jeu- ne homme. Fais coucher cette jeune personne dans un bon lit et donne lui quelque chose de chaud, pendant que je m'occupe du cheval.

Varvara obéit et le jeune homme s'en alla remiser le traîneau sous l'appentis, détela le cheval, le conduisit à l'écurie et le bouchonna énergiquement. Puis, ayant garni la mangeoire, il entra dans la cuisine.

Varvara achevait de mettre le couvert. L'âge avait un peu épaissi l'ancienne servante, mais elle était en- core très active et son visage exprimait la même bonté.

— Eh bien ? interrogea le jeune homme.

— Elle a avalé quelques cuillerées de bouillon et s'est rendormie aussitôt. Elle avait l'air épuisée. Elle ressemble à un petit chat maigre... Qui est-elle ?

— Je n'en sais rien, mère. Je l'ai trouvée au bord

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quet qui fermait- l'horizon, le fleuve qui glissait sans fin... Et parce qu'elle avait abdiqué toute sécheresse de coeur et toute dureté, elle en saisissait l'harmonie pro- fonde.

Pour la première fois, elle percevait le rythme puis- sant du monde et toute la tendresse de la vie.

FIN

Inscrit sous le n° 1828 du registre des travaux des Editions des Remparts, 38 rue des Remparts - d'Ainay, Lyon Imprimerie Fratelli Spada S.r.l, rue Enée, 77 Rome (Italie).

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