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LES ÉTATS-UNIS ET LA RUSSIE *

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L ES É TATS -U NIS ET LA R USSIE *

PIERRE MELANDRI

Ce sujet est immense et je redoute de paraître à la fois long et schématique. Je parlerai d’abord de la période de la Guerre froide même si la Russie est, à cette époque, l’URSS et je passerai ensuite à la période qui va de cette Guerre froide à la période actuelle.

Auparavant, je voudrais faire trois remarques : Première remarque :

- Il s’agit des relations entre deux États continents dont il était déjà courant, au début du XIXe siècle, de prédire qu’ils seraient appelés à dominer un jour le monde. Mais il s’agissait de nations très différentes sur deux plans : sur le plan géostratégique on avait d’un côté une puissance îlienne, maritime d’instinct, et de l’autre une puissance continentale et terrestre dans sa culture. Cela se concrétisera très bien à l’époque nucléaire dans le choix des arsenaux, les Américains mettant l’essentiel de leurs forces sur les sous-marins et les Soviétiques sur les ICBM basés au sol.

- La différence existe aussi sur le plan politique puisque l’on a, d’un côté, une République qui va devenir très vite, au début du XIXe siècle, une démocratie fondée sur le principe du gouvernement par le peuple et, en face, une autocratie, puis une dictature, toutes deux fondées sur le principe du gouvernement pour le peuple.

Seconde remarque générale :

- Les relations ont été assez cordiales jusqu’en 1867, année de l’achat de l’Alaska par le Secrétaire d’État William Steward ; on peut imaginer ce qu’aurait été l’histoire de la Guerre froide si l’URSS avait gardé sur le continent américain le pied qu’elle y avait jusqu’à la première moitié du XIXe siècle.

- Les relations sont ensuite devenues plus difficiles avec l’impact de deux données, qui ont dominé toute la Guerre froide : d’un côté la tendance croissante des États- Unis à se montrer tous les jours moins tolérants envers la nature des régimes de leurs interlocuteurs, à la fois pour des raisons intérieures (par exemple la dénonciation, à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, par la communauté juive américaine, des pogroms et de la discrimination exercée à l’encontre des juifs en Russie), mais aussi pour des raisons idéologiques, ainsi la conviction croissante que les pays autoritaires à l’intérieur sont inéluctablement enclins à l’agressivité à l’extérieur.

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- On a alors des heurts d’intérêts plus fréquents que dans la première moitié du XIXe siècle dans la mesure où l’Amérique commence à s’intéresser à l’Extrême-Orient, le maximum étant atteint sans doute entre 1917 et 1920 avec la combinaison, d’un côté du double défi idéologique lancé par la Russie qui se pose à la fois en État révolutionnaire refusant le système international existant et en État qui prétend se substituer aux États-Unis comme avant-garde de l’histoire, porteur d’un homme nouveau qui n’est plus « l’homo americanus », et de l’autre côté, la présence à la Maison Blanche de l’homme qui, avant le Président actuel, a peut-être plus que quiconque incarné la conviction que les régimes autoritaires étant naturellement enclins à l’agression, les intérêts et la sécurité des États-Unis étaient liés à la diffusion maximale dans le monde de leur modèle de démocratie et de libéralisme : d’où la réaction du Président Wilson à la révolution russe avec l’énoncé de ses quatorze points qui représentent un juste milieu entre la paix sans annexion ni indemnité, identifiée au bolchevisme, et les ambitions territoriales des traités secrets des dirigeants européens traditionnels.

Enfin troisième remarque :

- Si les relations entre les deux pays ont été relativement faibles jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, celle-ci constitue une période tout à fait à part : l’ère de la grande alliance. Le pacte germano-soviétique de 1939 a représenté un abîme dans ces relations mais dès 1941 l’invasion allemande de la Russie et surtout Pearl Harbor ont réuni les deux nations dans une grande alliance.

- Cette alliance n’a pas été seulement de circonstance. Roosevelt a sans doute vu dans la coopération avec le Kremlin un moyen pour limiter les efforts en hommes des Américains, pour limiter les pertes et donc éviter le spectre d’un retour des Américains à l’isolationnisme, un moyen aussi pour dégager des ressources afin de conduire la guerre en Extrême-Orient. Mais il a vu aussi dans cette alliance un moyen d’intégrer l’URSS dans « le cercle de famille » des démocraties. Cette préoccupation a été effet un reflet de sa conviction que les États-Unis ne pourraient plus jamais s’isoler et qu’il leur faudrait, en conséquence, instaurer un système mondial favorable aux aspirations et aux valeurs américaines, non seulement à travers le projet de sécurité collective que Wilson avait imaginé mais aussi, et surtout, à travers la coopération - qu’il jugeait indispensable pour le maintien de la paix - de ceux qu’il appelait les « quatre policiers », les futurs membres du Conseil de sécurité, auxquels la France a été finalement ajoutée.

- Autrement dit, pour lui, l’entente avec l’URSS était un des piliers essentiels de ses plans pour l’après-guerre. D’où l’importance des gestes qu’il a dû faire pour convertir une Amérique très marquée par l’anti-communisme depuis 1917, en promouvant l’image d’une URSS quasi démocratique et éloignée de celle identifiée à la révolution bolchevique1. D’où aussi l’importance de ses efforts pour persuader les Bolcheviques de sa bonne volonté avec des gestes qui sont allés jusqu’à l’acceptation de l’instauration d’une zone d’influence russe, ouverte, en Europe de l’Est. Si cette alliance n’a pas duré, c’est sans doute parce que Roosevelt a compté peut-être exagérément (et nous retrouverons presque systématiquement le même trait chez nombre de ses successeurs) sur les relations personnelles avec son interlocuteur soviétique. C’est peut-être aussi parce qu’il n’a pas pu lui offrir ce que, par- dessus tout, Staline souhaitait, l’ouverture rapide d’un second front pour soulager l’effort soviétique. Mais c’est enfin et surtout parce que les visions du monde des deux hommes et des deux pays étaient trop différentes pour ne pas finir par les entraîner dans un conflit.

1 Voir le film « Mission to Moscou ».

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LA GUERRE FROIDE

Je voudrais remarquer d’abord qu’elle constitue un formidable renversement : en quelque deux ans, l’URSS a été érigée en ennemi des États-Unis, ce qu’elle va rester jusqu’au début des années 90. Ce renversement paraît logique puisqu’on a cette fois, d’un côté, une formidable extension des intérêts géostratégiques américains, qui multiplie les occasions de heurs avec le Kremlin et, de l’autre, un choc idéologique d’autant plus prononcé qu’au lendemain de la guerre les deux camps vont s’opposer au nom de deux conceptions différentes de l’avenir de l’humanité, l’une mettant l’accent sur la justice sociale et le prolétariat industriel, l’autre sur les libertés individuelles et les classes moyennes.

Ce renversement marque le début d’un système bipolaire2 où les relations avec l’URSS se sont tellement confondues avec l’histoire américaine que l’ouvrage de Warren I.

Cohen dans la « Cambridge History of American Foreign Relations » s’intitule « America in the Age of Soviet power ». Cette période a été dominée, aux États-Unis, par un anti- communisme viscéral qui s’est révélé à la fois une source de déchirement (la chasse aux sorcières), mais aussi de progrès social et racial parce qu’il fallait séduire et ne pas s’aliéner l’opinion internationale. De plus cette période a été dominée par la mise en place de quelque chose de totalement inconnu aux États-Unis, un « National Security State » en temps de paix, dont l’impact s’est fait sentir autant sur le plan économique que politique avec la montée, jusqu’aux années 60, d’une Présidence impériale.

Il s’agit d’une période dont les débuts se sont confondus avec ceux de l’ère nucléaire, en sorte que chez les Américains, ce sentiment de puissance s’est accompagné d’un sentiment parallèle de vulnérabilité et qu’éviter un affrontement direct avec l’adversaire s’est imposé comme la plus absolue des priorités : tout en étant presque toujours convaincus que les Soviétiques ne voudraient pas risquer une guerre nucléaire, les États-Unis n’ont jamais pu s’empêcher de redouter de la voir néanmoins éclater à l’occasion d’une escalade non contrôlée. Ils ont donc cherché instinctivement à s’assurer une position de force qui, à leurs yeux, paraissait seule susceptible de dissuader leur ennemi d’attaquer même si l’envie lui en prenait. Bref, les États-Unis se sont tenus, durant toutes ces années, prêts à gagner une guerre pour ne pas avoir à la mener, au risque de renforcer la suspicion et l’inquiétude de leur adversaire. De sorte que, dans cette lutte titanesque résumée par la formule de Raymond Aron : « Paix impossible, guerre improbable », il a fallu, des deux côtés, recourir à d’autres méthodes pour la promotion des intérêts, à la négociation dans la mesure où le degré de confiance le permettait et où, surtout, la dangerosité des développements l’exigeait, mais aussi les affrontements par alliés interposés, l’action secrète, la propagande et l’action psychologique, puisque l’objectif essentiel était moins de détruire l’adversaire que de le contraindre à changer. Bref, il fallait gagner le cœur et l’esprit des hommes pour l’emporter.

On peut distinguer dans cette « Guerre froide » trois grands moments : - de 1945 à 1963 la structuration du système bipolaire ;

- de 1964 à 1979 les années de détente ; - de 1979 à 1991 la fin de la Guerre froide.

2 En réalité complexe puisque l’historiographie actuelle met beaucoup plus l’accent que par le passé sur le rôle parfois crucial des initiatives des acteurs locaux ou secondaires sur la politique des Superpuissances.

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1. Première période, 1945-1963

Dans cette première période, on peut distinguer deux moments : le déclenchement de la Guerre froide (1945-47) et la marche vers la militarisation et la mondialisation de l’endiguement du côté américain (1947-1963).

Le premier moment conduit à s’interroger sur les échecs des efforts américains pour s’assurer la coopération du Kremlin. Longtemps, la question a été au cœur d’une polémique passionnée chez les historiens américains : elle a opposé une école orthodoxe (pour laquelle l’URSS portait l’exclusive responsabilité, du fait de son comportement en Europe de l’Est, dans la rupture de la « Grande Alliance ») à une école révisionniste (pour laquelle la Guerre froide résultait avant tout soit de l’expansionnisme économique de l’Amérique, soit du durcissement de sa diplomatie à l’arrivée de Truman). Mais aujourd’hui, dans l’historiographie, la question de la culpabilité apparaît largement dépassée et l’on considère que la Guerre froide ne pouvait probablement pas être évitée. Tout d’abord parce que, au regard de ce qui s’était passé, il était difficile de refuser à Staline une zone d’influence en Europe centrale : Roosevelt en était le premier persuadé. Ensuite parce que, dans la pratique les Soviétiques semblent n’avoir connu qu’une méthode pour s’assurer la loyauté des pays qu’ils occupaient, les communiser, et parce que Staline resta sourd aux appels à la discrétion des Américains qui voulaient le voir disposer de gouvernements amis mais non fatalement communistes parce qu’ils redoutaient l’impact de ce comportement sur l’opinion américaine où beaucoup de groupes ethniques se sentaient concernés par ce qui se passait en Europe centrale et sur le Congrès qui était un écho de cette opinion.

Dès lors, du fait de cet unilatéralisme soviétique, aux États-Unis, l’impression a commencé à se diffuser que, contrairement à ce que l’on avait espéré, l’URSS n’était pas mue par des considérations traditionnelles de sécurité que des concessions pourraient apaiser, mais que sa politique résultait, comme dans son Long Telegram de février 1946 George Kennan devait le suggérer, de la combinaison d’une tradition autocratique encline à l’agression extérieure et d’un militantisme idéologique. Dans ces conditions, au regard de la puissance militaire sans égale dont elle disposait sur le continent, et plus encore de l’avantage que lui assurait l’existence des partis communistes dans un contexte qui paraissait prérévolutionnaire, la seule politique possible pour les dirigeants américains était de s’opposer à l’expansionnisme que l’on croyait pouvoir déceler.

On sait aujourd’hui que Staline ne pensait probablement pas étendre son emprise au- delà de son glacis de sécurité, mais à l’époque, au regard de la leçon que « l’apaisement » des années 30 avait laissée, on ne voulait pas prendre le risque de lui en laisser la possibilité ; d’où l’adoption de la fameuse politique de l’endiguement, une « politique de patience dans la fermeté qui se voulait un juste milieu entre l’isolationnisme et le bellicisme. Elle visait à provoquer à terme, et pacifiquement, le changement du régime soviétique en neutralisant ses pulsions stratégiques et marquait la détermination des États-Unis à remplir le vide stratégique que la fin du conflit avait laissé entre l’océan atlantique et la Russie. Elle signifiait en particulier que les États-Unis allaient devoir recourir au deuxième volet de la politique de sécurité qu’ils avaient conçue durant les hostilités : s’assurer, à côté de la sécurité collective, une « prépondérance de puissance », seule à même de dissuader, Munich l’avait à leurs yeux

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démontré, un ennemi totalitaire de menacer leurs intérêts. Cette décision a amené les Américains, dans un premier temps, à s’opposer aux ambitions soviétiques en Iran dans une région où le pétrole paraissait essentiel à l’économie des démocraties. Dans un deuxième temps, elle les a conduits à prendre une série de grandes mesures visant à empêcher l’Europe occidentale qui représentait l’autre grande concentration de capacités industrielles, de main d’œuvre scientifique et technique, de savoir technologique, ce qui eût fait surgir le spectre que, depuis leur naissance, ils avaient toujours cherché à exorciser, l’émergence d’une puissance hégémonique hostile sur le continent eurasiatique. Évidemment, pour justifier le coût de la politique activiste qu’ils se voyaient contraints d’embrasser, ils durent recourir à une rhétorique fondée sur le binôme « tyrannie contre liberté » que la doctrine Truman devait dès le mois de mars 1947 développer. L’adoption officielle, avec cette doctrine, de l’endiguement eut deux retombées : désormais l’exécutif américain avait un critère clair en fonction duquel orienter sa politique étrangère : endiguer l’URSS ; mais en même temps, il allait être tenté d’osciller entre deux pôles opposés. Si, en effet, ils réagissaient à toutes les avancées du Kremlin, le risque était grand pour les Américains de ne plus contrôler le coût de leur politique, et de mettre de l’intérieur en danger leur système libéral à travers l’inflation voire l’instauration, à la longue, d’un État garnison. Mais à vouloir sagement ajuster les fins à leurs moyens, ils risqueraient de voir les progrès du communisme renforcer le prestige soviétique ce qui pourrait conduire leurs alliés à douter de leur crédibilité et leur opinion renâcler à poursuivre une politique aux coûts bien élevés au regard de sa faible efficacité.

C’est ce dilemme qui explique largement les fluctuations des approches que nous allons voir de 1947 à 1963. Fluctuations au milieu desquelles on découvre une constante, le souci d’éviter une Troisième Guerre mondiale : ainsi lors de la première crise de Berlin, en 1948, où Truman interdit au général Clay de tester la détermination soviétique en envoyant des soldats forcer le blocus qu’il préfèrera surmonter par un pont aérien ; de même lors de la guerre de Corée, les Américains décideront d’ignorer les pilotes et avions que le Kremlin y aura engagés ; enfin et surtout, lors de la crise des missiles de Cuba (octobre 1962) ni Khrouchtchev ni Kennedy ne voudront prendre le risque de mettre l’avenir du monde en péril.

Dans ce deuxième moment, on peut distinguer trois périodes : 1-1. 1947-1953

Un effort est d’abord fait pour répondre à la menace soviétique par des moyens strictement économiques, parce que la menace paraît moins militaire que politique : le vrai danger, aux yeux des États-Unis, est la déstabilisation des démocraties occidentales, ce n’est pas le déferlement de hordes soviétiques sur l’Europe de l’ouest. Pourtant l’inquiétude suscitée par certaines initiatives du Kremlin (la création du Kominform, le coup de Prague, le blocus de Berlin) conduit Washington à acquiescer à la demande des vieux pays d’une garantie diplomatique à travers la signature, en avril 1949, du Pacte Atlantique.

Les évènements de 1949-1950 (perte de la Chine, perte du monopole atomique, guerre de Corée) ont trois formidables conséquences :

- D’abord, dans la foulée de la « perte de la Chine », alors que jusqu’ici dans l’endiguement l’accent avait été placé sur seulement trois régions jugées cruciales sur le plan

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stratégique ( l’Europe, le Japon et le Moyen-Orient) on a le sentiment que désormais un recul dans n’importe quelle région du monde pourrait avoir des répercussions psychologiques sans proportion avec l’importance réelle de la zone sur le plan géostratégique et l’on voit les États- Unis prêter une attention toute nouvelle à la périphérie : ceci les conduira à réagir en Corée mais aussi à s’engager dans l’Indochine française.

- Ensuite, la fin du monopole nucléaire américain avec l’explosion nucléaire soviétique de 1949 conduit les États-Unis à s’engager dans une course aux armements nucléaires, en particulier par la mise au point de la bombe H, phénomène qui va se perpétuer soit par désir de s’assurer une supériorité qui atténuerait le déséquilibre des forces classiques, soit par la crainte de se voir un jour dépassés par les Soviétiques.

- Enfin, dès le printemps 1950, ce double renversement de perspective débouche sur la fameuse directive NSC 68 qui préconise une augmentation vigoureuse des dépenses de sécurité afin de doter les États-Unis de la capacité de riposter partout où ils le jugeraient nécessaire aux initiatives de l’adversaire. Une directive dont seule la guerre de Corée persuadera un Truman et un Congrès, d’abord réticents, d’accepter le coût très élevé.

Dès lors les années 1950 à 1953 seront marquées par deux développements, une militarisation de l’approche, marquée entre autres par la création de l’armée intégrée de l’OTAN et par la décision de réarmer l’Allemagne, et une radicalisation des tensions qui se traduit par le lancement d’une campagne idéologique : c’est l’époque où est créé le

« Congress for Cultural Freedom » mais aussi l’époque où s’intensifient les efforts de la CIA pour aider la résistance en Europe de l’Est et porter des coups à ce que l’on considère comme le talon d’Achille de l’Union Soviétique. C’est aussi une période marquée par le déchaînement de l’anticommunisme dans l’opinion américaine et l’apogée du Maccarthysme.

1-2. 1953-1958

La période suivante, 1953-1958, résulte avant tout du ralliement de l’Union Soviétique puis de l’Amérique au concept de « co-existence pacifique ». Si elle est rendue possible par la mort de Staline, l’inflexion est sans doute précipitée par la crainte que provoque au Kremlin l’arrivée aux États-Unis d’une administration élue sur la rhétorique de la « libération » et du

« refoulement » du communisme, ainsi que sur la promesse d’un nouveau concept stratégique donnant une place prioritaire à la dissuasion nucléaire qui conduit à l’adoption officielle, début 1954, de la nouvelle doctrine dite des représailles massives.

On ne peut pas vraiment s’étonner si, dans un premier temps, la nouvelle équipe républicaine manifeste une certaine surdité aux appels de l’Union soviétique malgré le souhait de celle-ci d’aider à mettre un terme à la guerre de Corée : un relâchement des tensions eût en effet mis en danger un élément essentiel de la politique américaine de sécurité, le réarmement allemand dans le cadre de la CED. Bientôt pourtant l’institutionnalisation de la division de l’Europe avec les accords de Londres et de Paris, et la création corollaire du pacte de Varsovie, l’émergence d’une ère thermonucléaire, où, pour reprendre une expression de Churchill, « la sécurité serait le vigoureux enfant de la terreur et la survie la sœur jumelle de l’annihilation » et le glissement de la Guerre froide vers le tiers monde finirent en 1955 par provoquer une inflexion de l’Administration. Cette politique trouva son point culminant dans la célèbre « conférence du sourire » à Genève mais aussi lors de la fameuse semaine fatidique

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de l’automne 1956 où l’affaire de Suez poussa à son paroxysme la difficulté des États-Unis à concilier leurs liens avec les puissances coloniales et leur souci de ne pas jeter les mouvements nationalistes dans les bras de l’Union Soviétique et où la crise hongroise les contraignit à laisser Moscou réprimer sauvagement une révolution qu’elle avait sans doute tenté, dans les derniers temps, de dissuader mais qu’elle avait initialement contribué à embraser. Pour l’Amérique, il est vrai, la coexistence pacifique ne fut pas seulement une source de difficultés. Ce fut dans son cadre que commencèrent à se développer des échanges culturels qui allaient peu à peu faire découvrir aux Soviétiques les charmes de la démocratie.

Ainsi un très important accord dans ce domaine fut signé en 1958, bientôt suivi de l’organisation à New York et à Moscou d’expositions dont la seconde fut marquée par le fameux « débat dans la cuisine » où, pour la première fois, les Soviétiques furent confrontés à ce qui était pour eux le plus grand danger : l’attrait du niveau de vie dont l’Occident disposait.

1-3. 1958-1963

Si elles marquent ce que l’on peut qualifier de « première fin de la Guerre froide », les années 1958-1963 s’ouvrent paradoxalement sur une relance des tensions. Celle-ci résulte d’abord d’initiatives soviétiques que les leaders du Kremlin prennent sous le coup à la fois d’un optimisme excessif (dans la foulée du succès que représente le Spoutnik), mais aussi d’inquiétude face aux critiques des « durs » de Moscou comme de Pékin. N’explique-t-on pas alors en Chine que les États-Unis sont « un tigre de papier » (« avec des dents atomiques » répliquera Khrouchtchev). Le durcissement se concrétise sur Berlin qui est, aux yeux de Khrouchtchev, pour l’Occident, le talon d’Achille (comme l’a rappelé la crise de 1948) et qu’il annonce vouloir transformer en ville libre. Il débouche aussi sur l’éclat du Soviétique autour des vols espions de l’U23. Tous ces gestes intensifient les tensions que renforcent bientôt d’autres initiatives, cette fois de Washington.

Avec Kennedy, deux inflexions interviennent en effet : d’un côté le Président est persuadé que la conjoncture immédiate est défavorable aux États-Unis, que la décolonisation est porteuse d’une vague révolutionnaire sur laquelle l’URSS n’aura qu’à surfer et, de l’autre, il est très marqué par le « complexe de Munich »4. Il a la conviction que les démocraties, d’instinct pacifiques, sont vulnérables aux offensives des puissances totalitaires si elles ne disposent pas d’une large suprématie militaire, d’où sa détermination à développer toutes les facettes des forces armées, des commandos de sabotage aux missiles nucléaires. Ceci va avoir deux conséquences : à moyen terme, favoriser une course aux armements probablement aussi inutile que coûteuse et, dans l’immédiat, ouvrir une période de tension exacerbée où les deux géants vont, plus que jamais, avoir des raisons de redouter de voir la Guerre froide dégénérer en un affrontement nucléaire.

La première crise résulte de l’annonce par Khrouchtchev de sa détermination à relancer ses projets sur Berlin, sans doute à la suite des pressions d’Ulbricht qui, depuis 1953,

3 Le vol de Gary Powers qui est à l’origine de la crise n’est pas parti comme on le croit souvent de Turquie mais du Pakistan ce qui ouvre des horizons sur la collaboration des services de renseignements américains et pakistanais. Khrouchtchev a aussi utilisé cette affaire pour faire échouer le sommet de Paris de 1960.

4 Crise à laquelle il avait consacré son mémoire de Maîtrise.

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lui demande en vain5 de fermer la zone est de l’ancienne capitale allemande. Le Soviétique y est sans doute poussé à la fois par l’image de faiblesse que Kennedy a projeté lors de la crise de la baie des Cochons et par l’intransigeance que son interlocuteur a affichée sur la question de Berlin lors du sommet de Vienne. Or, convaincu que le plus grave danger serait de paraître reculer, l’Américain réplique le 25 juillet par un discours très dur (que certains jugent alors belliciste) qui semble avoir réellement inquiété le Soviétique et l’avoir incité à se ranger aux arguments d’Ulbricht et ériger le « Mur », amorçant un processus d’apaisement progressif de la crise. Néanmoins les tensions se voient à nouveau exacerbés lorsque, à l’automne 1962, les Américains apprennent que, en partie pour renforcer Castro, mais plus encore sans doute pour atténuer un déséquilibre nucléaire qui joue en faveur de son adversaire, Khrouchtchev a autorisé, tout en niant l’avoir fait, le déploiement de missiles offensifs à Cuba, plongeant le monde dans la crise peut-être la plus grave à laquelle il ait jamais été confronté.

Le résultat de tout ceci est paradoxal mais logique : l’exacerbation des risques débouche sur un rapprochement historique. Le sentiment que, à deux occasions, le pire a été frôlé se combine avec la détermination de Kennedy à tendre à l’URSS un rameau d’olivier. Le président américain pratique en effet une politique complexe à l’endroit du Kremlin. Déjà lors de la crise de Berlin, il a assorti sa rhétorique dure d’un silence opportun sur les droits des Occidentaux sur la partie Est de la ville. Ce qui conduit certains historiens à suggérer qu’il a subtilement invité Khrouchtchev à ériger le mur et fournir ainsi une issue à la crise. Grâce à la publication des transcriptions de l’Executive Committee qu’il avait créé pour gérer la crise des missiles, on sait aujourd’hui à quel point il a fait preuve de souplesse et de fermeté. En tout cas, la leçon semble tirée des deux côtés : au-delà de leur rivalité idéologique, les deux géants partagent une responsabilité écrasante face à l’humanité et doivent tout faire pour préserver la stabilité en empêchant leurs différends de s’exacerber et les crises de s’envenimer : bref, comme disait le général de Gaulle, puisque l’on ne peut faire la guerre, il faut bien faire la paix et aux tensions du début des années 60, c’est une ère de détente qui va succéder.

2. Seconde période : 1963-1979

De 1963 jusqu’à la fin des années 1970 on a une période qui est marquée par deux phénomènes :

- L’institutionnalisation du système bipolaire : jusqu’ici les sommets rassemblaient, aux côtés des deux Supergrands, la France et la Grande-Bretagne. À partir de ces années, le dialogue est exclusivement américano-soviétique et ce dialogue est le reflet d’une période de détente. Comment expliquer ce glissement ? Je crois que la nouvelle donne s’explique par une quête tous azimuts de la stabilité.

On recherche d’abord, des deux côtés, la stabilité intérieure. Il y a un souci, en particulier du côté soviétique, de prêter plus d’attention aux aspirations de la population et du côté américain de réduire le coût de la course aux armements.

Deuxième recherche, celle de la stabilité des blocs. C’est vrai du côté des Américains qui voient leur politique toujours contestée par les Français, c’est vrai aussi du côté des

5 Khrouchtchev se rend parfaitement compte qu’en suivant Ulbricht, il va démontrer que le « paradis communiste » est un paradis dont les habitants cherchent à s’enfuir.

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Soviétiques qui sont confrontés depuis les années 50 au schisme sino-soviétique et qui le seront au printemps de Prague en 1968.

Enfin il y a la recherche de la stabilité nucléaire sur deux plans. Des efforts communs sont entrepris (à commencer par le traité de non-prolifération) pour écarter la prolifération dont on commence à s’inquiéter et en particulier pour empêcher l’Allemagne, enjeu vital pour les deux parties de la Guerre froide, de se nucléariser. On a parallèlement la montée en puissance du contrôle des armements en particulier lorsque l’URSS atteint la parité stratégique à la fin des années 60 : il s’agit de s’assurer qu’aucun bouleversement quantitatif, et plus encore technologique, ne vienne menacer la doctrine de destruction mutuelle assurée à laquelle les États-Unis sont contraints d’adhérer.

La détente est lancée manifestement par Lyndon Johnson dont les efforts vont buter à la fois sur le Vietnam (qui empêche les Soviétiques d’aller très loin sur la voie d’un rapprochement avec les Américains) et sur le coup de Prague (qui va l’empêcher de rencontrer les Soviétiques sauf à avaliser leur coup de force en Tchécoslovaquie). Elle va s’identifier surtout à l’ère Nixon-Kissinger dont on voit mieux aujourd’hui, avec l’ouverture des archives, à la fois les réalisations et les limites. L’accord se fait actuellement chez les historiens sur le fait que Nixon et Kissinger ont cherché à substituer, dans le cadre de la parité stratégique, une ère de négociation à une ère de confrontation, mais à travers un processus en deux temps : dans un premier temps, ils cherchent à assurer aux États-Unis une aide de Moscou sur les deux sujets les plus brûlants, le Vietnam mais aussi le Proche-Orient (une région que Nixon considérait comme la cause la plus probable d’une éventuelle Troisième Guerre mondiale) ; dans un deuxième temps, ils entendent établir avec l’URSS ce que les deux hommes appelaient « une structure stable de paix », organisant un modus vivendi dans lequel les deux parties s’abstiendraient de toute initiative susceptible de déboucher sur un conflit. Le moyen ? instaurer un « linkage » combinant carottes et bâtons et en appeler, comme le disait Kissinger, « à l’esprit de Pavlov plutôt qu’à l’esprit de Hegel ».

Tout le problème semble avoir été, qu’au départ, les États-Unis ne semblaient guère avoir quelque chose à offrir à Moscou en échange de ce qu’ils demandaient et que seul un recours à la carotte et au bâton a été efficace : la carotte a été le besoin de l’URSS de blé, de technologie et de capitaux américains, le bâton, le rapprochement avec la Chine et l’insertion de la relation bipolaire dans un système triangulaire où les États-Unis pourraient jouer l’un contre l’autre leurs deux principaux adversaires. Le résultat fut la série de déblocages très connus : l’accord de Moscou, l’accord SALT 1, l’accord ABM, l’accord de San Clemente sur la prévention de la guerre nucléaire, l’accord de Vladivostok et les conférences sur la réduction mutuelle équilibrée des forces en Europe, et sur la coopération et la sécurité en Europe.

Ce que l’on voit mieux aussi aujourd’hui, ce sont les limites de cette politique. Elles ont été de natures différentes. D’abord la première limite a été l’inquiétude qu’a pu susciter, dans le public américain, l’asymétrie des arsenaux nucléaires, le sentiment que l’on prenait un risque à laisser le Kremlin disposer d’une supériorité dans un domaine parce que les Américains disposaient d’une supériorité dans un autre. Seconde source de difficultés, le refus des dirigeants américains de suivre leur propre logique. Autrement dit, ils ont sans doute accordé aux Soviétiques la parité stratégique mais n’ont pu se résoudre à leur accorder la

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parité politique : ils ont continué à pousser leurs pions dans le tiers monde et ont surtout procédé à un rapprochement très étroit avec la Chine. On sait aujourd’hui que Kissinger tenait les Chinois très au courant de ce que les Américains disaient aux Soviétiques alors qu’il n’informait les Soviétiques que très vaguement de ce qui se disait entre Américains et Chinois. Troisième problème, cette politique allait à l’encontre de deux grands « credo » de l’Amérique : tout d’abord elle reposait sur l’idée que ce n’était pas la nature interne mais le comportement extérieur des régimes qui comptait, une idée qui allait à l’encontre des fondements même du wilsonisme ; ensuite elle s’appuyait sur une pratique systématique du secret qui heurtait les habitudes démocratiques américaines. Ainsi fragilisée, la détente allait d’autant moins résister aux revers qu’elle allait essuyer que l’on en avait excessivement vanté les mérites. Bientôt elle allait se heurter à deux grandes critiques :

- L’aveuglement de ceux qui la conduisaient face au militarisme et à l’expansionnisme de l’Union soviétique (un reproche exacerbé après la guerre d’octobre au Moyen-Orient où Kissinger fut amené à hausser l’état d’alerte de ses forces nucléaires) ;

- La pratique de « l’équivalence morale », c'est-à-dire le renoncement à l’affirmation des valeurs démocratiques de l’Amérique face à l’Union soviétique, un reproche qui se traduisit par le vote en 1974 de l’amendement Jackson-Vanik qui liait l’octroi des concessions économiques à la libéralisation de la politique d’émigration des juifs soviétiques, amendement qui devait priver dans la pratique les Américains de leur « carotte » principale, c'est-à-dire l’aide économique.

- Les deux reproches se combinant pour dénoncer la négociation de l’acte final d’Helsinski, considéré aux États-Unis (à tort on le voit bien aujourd’hui) comme une victoire soviétique et plus encore la fameuse doctrine Sonnenfeld, qui prônait au milieu des années 1970 l’établissement de relations organiques entre l’Europe de l’Est et l’URSS au moment même où l’Alliance Atlantique semblait sous la menace de l’eurocommunisme ! Ils sont avant tout le fait des fameux néo-conservateurs dont on a beaucoup parlé récemment et qui font, dès cette époque, campagne sur deux thèmes : « morale et puissance ».

Il n’est pas difficile, dans ces conditions, de comprendre les tergiversations de l’administration Carter, alors même que, dans la foulée de la guerre du Viêt-nam, les élites américaines sont désormais divisées entre deux écoles :

- l’une pour laquelle la priorité reste l’endiguement de l’URSS ;

- l’autre pour laquelle ce qui compte avant tout désormais, ce sont les problèmes issus de ce que l’on perçoit déjà comme la globalisation : la défense des droits de l’homme, la lutte contre la faim dans le monde, contre les dangers écologiques et par-dessus tout la lutte contre la prolifération nucléaire.

Sa politique va dès lors osciller entre un pôle dur, incarné par le conseiller du président pour la sécurité nationale, Zbigniew Brzezinski (qui se vante d’être le premier Polonais à pouvoir en faire baver aux Soviétiques), et un pôle conciliant, représenté par le Secrétaire d’État Cyrus Vance qui veut travailler et dialoguer avec Moscou. La ligne générale va néanmoins peu à peu pencher dans le sens de Brzezinski du fait de l’inquiétude créée par un réarmement soviétique qui ne paraît jamais devoir s’arrêter et, plus encore, par l’expansion de l’URSS dans ce que Brzezinski appelle alors « l’arc de crise », la région s’étendant de la corne de l’Afrique au sous-continent indien, une région stratégique pour le contrôle des

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ressources pétrolières du Golfe Persique. D’où l’impopularité toujours plus forte de la détente dont témoignent les difficultés auxquelles se heurte au Sénat, le traité Salt 2 signé en juin 1979. D’où, surtout, le coût mortel que l’Afghanistan porte à la détente.

3. Troisième période : La fin de la Guerre froide 1979-1990

Entre 1979 et le début des années 1990, on a un renversement complet puisque l’on passe de ce qui a pu sembler une relance de la Guerre froide à la fin de cette dernière.

C’est en décembre 1979 que se produit le véritable tournant et ce qui se passe alors permet de bien comprendre la Guerre froide :

- D’un côté Carter est déjà enclin au raidissement pour sauver la détente en montrant qu’il n’est pas « un mou », qu’il n’est pas aveugle, qu’il connaît l’importance du militaire et pour neutraliser l’impact sur sa crédibilité de deux évènements auxquels le Kremlin est totalement étranger, mais dont les répercussions sont essentielles : la chute du Shah d’Iran en janvier 1979 et, en novembre, la prise en otage du personnel de l’ambassade américaine à Téhéran. Aussi, avant même l’invasion de l’Afghanistan, Carter annonce, le 12 décembre, non seulement son ralliement à la double décision de l’OTAN (le déploiement des euromissiles) mais aussi sa décision de procéder à un grand programme de réarmement.

- Le même jour, dans le secret du Kremlin, la décision est prise d’intervenir en Afghanistan et de faire ce que l’on s’était juré de ne jamais tenter. On redoute en effet de voir les Américains intervenir en Iran, installer des bases au Pakistan, procéder à un encerclement de l’Union Soviétique. On les soupçonne même de circonvenir le leader communiste de l’Afghanistan.

- L’impact de l’invasion de l’Afghanistan est d’autant plus terrible pour la détente que l’Amérique redoute que cette riposte ne soit pas un geste défensif mais une politique offensive visant au contrôle du pétrole du Golfe Persique, d’où un renversement brutal de politique : « le renoncement officiel à une détente dont ne veut pas », dit Carter, l’Union soviétique, et, conséquence ultime, l’élection d’un homme, Reagan, qui fait du rétablissement de la puissance américaine, son principal objectif.

Les relations entre Reagan et l’URSS sont fascinantes parce que rarement l’évolution a été aussi claire : manifestement les premières années de la Présidence correspondent à une phase très dure des relations entre les deux pays. Les signaux envoyés par l’Administration sont de tous ordres :

- Rhétorique : on parle de l’empire du mal ;

- Économique : on fait des efforts pour empêcher l’URSS d’avoir accès aux capitaux et aux technologies de l’Occident ;

- Politique : on finance des contrats au Nicaragua, les Moudjaïdins en Afghanistan,

- Militaire : c’est le réarmement et le lancement du fameux projet de bouclier anti-missile, la « Guerre des étoiles ».

Signe du raidissement, on redoute une guerre nucléaire et celle-ci a peut-être été frôlée en octobre 1983 quand un colonel soviétique a pu croire, à la suite d’une erreur de radar, que

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des missiles étaient lancés par les Américains. Inversement le rapprochement avec l’URSS, symbolisé à la fois par la signature du Traité de Washington en décembre 1987, par la visite dans la capitale soviétique de Reagan au printemps suivant et le fait que Gorbatchev ne parle plus dans le secret du Kremlin « d’impérialisme américain », montre que l’on est à la fin de la Guerre froide (ce qui permettra à Reagan de surmonter le contrecoup de la crise de l’Iran- Contragate et de quitter la Maison Blanche aussi populaire qu’il y était entré).

D’où la question : y a-t-il eu changement ou continuité dans sa politique ? Probablement les deux. D’un côté, dans un certain sens, sa politique a changé. D’abord parce que le mouvement aux États-Unis et en Europe contre les armes nucléaires a rappelé à Reagan qu’il était nécessaire de calmer le jeu, de ne pas faire peur à ses propres concitoyens et à ses alliés européens. Ensuite parce que Reagan a compris que les Soviétiques avaient eu réellement peur de lui et parce qu’il a été amené, en particulier sous l’influence d’une historienne, Suzan Massie, qui lui a expliqué que le peuple russe avait les mêmes aspirations que le peuple américain, à changer sa vision de l’URSS. Enfin parce qu’il s’est convaincu dès le Sommet de Genève de 1985 que Gorbatchev était un leader soviétique très différent de ceux auxquels il avait eu jusqu’à présent affaire. « Il faut être deux pour danser un tango » aimait-il à dire : il avait, avec Gorbatchev, trouvé son partenaire. D’un autre côté, il y a bien eu dans son approche de l’URSS une continuité : sa stratégie avait été de s’armer pour parlementer et il est clair que c’est à partir du déploiement des euromissiles, du lancement de l’IDS6, lorsqu’il se sent en position de force, qu’il estime possible de tendre la main au Kremlin.

En tout cas, le débat est aujourd’hui vif entre les historiens qui estiment que Reagan a gagné la Guerre froide, ceux qui lui reprochent tout au contraire d’avoir inutilement prolongé cette dernière en ayant fait le jeu des durs hostiles à la volonté réformatrice de Gorbatchev, et ceux pour qui la fin de la Guerre froide résulte avant tout de facteurs internes soviétiques mais pour qui le président a néanmoins accéléré l’histoire en exacerbant les contradictions du système et en incarnant, face à un Gorbatchev qui en était venu à douter de la capacité du communisme à répondre aux aspirations son peuple, la confiance de l’Occident dans ses valeurs. Il semble à tout prendre évident que la fin de la Guerre froide est une sorte de consécration ultime de la sagesse de la stratégie d’endiguement.

Paradoxalement, on verra par la suite George Bush père s’évertuer à sauver l’URSS bien loin que de chercher à l’enfoncer. Très vite, le successeur de Reagan se convainc en effet que Gorbatchev est sincère et qu’il lui faut saisir cette occasion historique de mettre un terme à la rivalité avec l’Union soviétique. Ce qui le conduit à adopter une stratégie subtile combinant le souci de ne pas faire perdre la face aux Soviétiques et la détermination à tirer le maximum d’avantages de leurs difficultés économiques. Les accords START 1 et 2 sont manifestement favorables aux États-Unis et la principale victoire de Bush sera ce que les

« durs » soviétiques ont toujours reproché avec violence à Gorbatchev, l’intégration de l’Allemagne unifiée dans l’OTAN. La Guerre froide, il est vrai, avait avant tout tourné autour de l’Europe et en particulier de l’Allemagne. L’adhésion de l’Allemagne unie à l’OTAN signifiait vraiment que l’URSS l’avait perdue. La seule faiblesse de Bush père a été sans doute de ne pas avoir vu le caractère inévitable de la désintégration de l’URSS mais il

6 Initiative de Défense Stratégique : programme ayant pour but d’établir la faisabilité des différentes technologies envisageables pour mettre au point une défense contre les missiles balistiques.

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redoutait non sans bonnes raisons l’impact de sa disparition sur le contrôle de son arsenal nucléaire, ce en quoi il n’avait pas tort et, de façon excessivement pessimiste, de voir l’effondrement de son empire déboucher sur un chaos catastrophique.

4. Quatrième période : l’après Guerre froide.

Si on applique à l’après-Guerre froide les critères que je suggérais au début de cette conférence, que peut-on dire ? Tout d’abord que la différence de régime joue toujours, mais moins : pour les Américains, la Russie actuelle est un régime qui reste autoritaire mais qui n’est plus totalitaire, une démocratie « dirigée », « fermée », un système, à la limite, copié sur la Chine. Ensuite, si on considère le choc des intérêts, il est fatalement moins important, puisque la Russie a renoncé à son ancienne politique impériale et planétaire et qu’elle ne représente plus une menace immédiate et massive. Inversement des heurts persistent surtout désormais du fait de l’hégémonie même des États-Unis et de l’expansion de son influence en Europe de l’Est et en Asie du Sud : intervention en ex-Yougoslavie, expansion de l’OTAN, présence croissante d’abord économique, en raison des gisements pétroliers, puis politique et maintenant militaire en Asie centrale et dans le Caucase.

Dans ces conditions, tout au long de ces années, les États-Unis ont eu un objectif prioritaire, vital : empêcher l’URSS de se transformer en supermarché nucléaire, objectif qui n’a d’ailleurs que très imparfaitement été réalisé. Autrement, leur politique a consisté à empêcher la Russie et de redevenir un empire et dès lors une menace pour leur sécurité et de sombrer dans une anarchie dont on imagine facilement les dangers. Elle a donc consisté, d’un côté, à éviter d’exacerber inutilement les rancoeurs que la perte par la Russie de son statut de superpuissance risquait d’y susciter l’associant au règlement des problèmes en Asie, en lui créant une relation spéciale avec l’OTAN et en ménageant sa susceptibilité et, de l’autre, à profiter de son impuissance pour s’assurer qu’elle ne retrouverait plus jamais son ancienne influence. Ce deuxième aspect est devenu de plus en plus dominant après 1996, au fur et à mesure que Moscou a commencé à reculer dans la hiérarchie des priorités américaines. Plus généralement, le principal critère de la politique américaine a été de s’assurer que le leader du pays soit, sinon le meilleur, du moins le moins mauvais, c'est-à-dire l’homme le plus à même de garantir sa stabilité.

Si on veut maintenant résumer les différentes périodes, on peut dire que de décembre 1991 à l’été 1993 on a eu une « lune de miel » durant laquelle les Russes se sont lancés tête baissée, dans une « thérapie de choc », dans l’instauration brutale d’une économie de marché mais que dès l’automne 1993 l’euphorie n’était plus d’actualité. Dès décembre, désabusé, Clinton lançait « Que faudra-t-il encore pour qu’ils cessent d’élire des fascistes ou des communistes ? » En fait le retournement est facile à expliquer : « Tout ce que les communistes nous avaient dit sur le communisme était faux, disait alors un dicton. Tout ce que les communistes nous avaient dit sur le capitalisme était vrai ». La population avait, sans doute, un temps identifié la démocratie de marché à un passeport pour la prospérité, donc accepté les sacrifices économiques et politiques (en particulier la fin de l’empire) qu’il avait fallu endurer, mais la déception avait créé un terreau propice à la montée d’un nationalisme qui se révélait le stade suprême du communisme. Et nombreux étaient alors ceux qui dans le pays dénonçaient un complot de l’Occident visant à humilier la Russie.

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De 1994 à 1998, les États-Unis ont paru identifier leur politique au soutien à Eltsine parce qu’il semblait incarner l’essentiel c'est-à-dire la stabilité. Certes les motifs de divergences n’ont pas manqué : projets russes de ventes de missiles ou de centrales nucléaires à l’Inde ou à l’Iran, politique américaine à l’égard de l’ex-Yougoslavie, expansion de l’OTAN. Mais Clinton a très vite compris que pour lui, la Russie c’était comme la Californie : un des deux États qu’il ne pouvait se permettre de perdre s’il voulait assurer sa réélection. Il a donc multiplié les gestes pour conforter son homologue russe : il y a eu, entre eux, 18 sommets, autant que dans le cas de ses neuf prédécesseurs. On a associé les troupes russes au maintien de la paix en Bosnie, on a multiplié les efforts pour assurer la réélection d’Eltsine, mais le bilan est resté fragile. Sans doute Clinton a-t-il pu se vanter d’un grand succès avec l’expansion de l’OTAN, mais les réussites ont été limitées. La première raison a peut-être été que les conditions qui les ont permises étaient jusqu’à un certain point contre-productives. Au fond, le plus souvent les Américains ont fait comprendre à Eltsine qu’il n’avait guère le choix qu’entre céder en obtenant quelques concessions ou voir les Américains imposer unilatéralement leur volonté. Mais ceci n’a pu qu’exacerber le nationalisme, dissuader la Russie d’afficher de la bonne volonté et obliger l’équipe dirigeante russe à recourir à une rhétorique dure pour répondre à la colère interne, à camper sur quelques positions à propos de l’Iran ou de l’Irak, et à travailler sur une nouvelle multipolarité à travers un partenariat stratégique avec la Chine. Une deuxième raison a sans doute été l’incapacité des États-Unis à aider la Russie à effecteur la transition vers la démocratie et le marché. Sur ce plan, les Américains ont tenu un calcul manifestement erroné : ils se sont dit qu’au fond, il y avait sans doute une énorme corruption, que la façon dont les privatisations se faisaient en Russie était scandaleuse, mais se sont persuadés que cela n’était pas grave parce que ceux qui allaient en bénéficier trouveraient bientôt de leur intérêt d’instaurer le règne de la loi pour se protéger et pour assurer à leurs enfants un monde moins dur que celui où il leur avait fallu évoluer. Bref, tout n’était qu’une question de génération ! Mais l’aboutissement de la Russie d’Eltsine ce n’a pas été le triomphe du libéralisme, mais l’avènement de Vladimir Poutine.

De l’automne 1998 à septembre 2001, il devient de plus en plus évident que la Russie compte moins que par le passé :

- La grande interrogation des États-Unis ce n’est plus Moscou mais Pékin ; - Ses dirigeants ont le sentiment qu’il serait dangereux de trop s’identifier à ce qui se passe en Russie surtout à partir de l’été 1998 alors que, à la fin de l’ère Eltsine le pays semble s’enfoncer dans une sorte d’abîme.

Sous Clinton l’inflexion reste modérée d’abord parce qu’il faut atténuer l’amertume que, dans les élites Russes, la guerre du Kosovo a causée, même si on s’est efforcé d’associer Moscou à la négociation finale ; ensuite parce que, alors que la prolifération des armes de destruction massive devient le souci dominant de Washington, les Américains cherchent à obtenir l’accord de Moscou à l’abrogation du traité ABM de 1972 pour pouvoir réaliser un système anti-missiles. Ainsi s’explique la passivité qui a pu choquer, quand, à l’automne 1999, la guerre de Tchétchénie a été relancée et quand le clan Eltsine a mis en place le dispositif qui a abouti à l’arrivée de Poutine.

Dans ces conditions il ne faut pas s’étonner si, durant la campagne présidentielle de 2000, l’équipe républicaine de Bush fils reproche à la politique de Clinton de s’être montrée aveugle devant la corruption et la criminalité qui régnaient en Russie et si, arrivée aux

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responsabilités, elle paraît renouer avec la rhétorique de la Guerre froide. Condi Rice explique au début de 2001 que la Russie constitue une menace pour l’Occident. Donald Rumsfeld la qualifie de « proliférateur actif ». Cinquante-deux diplomates Russes sont renvoyés en mars 2001 pour cause d’espionnage. Mais bientôt l’Administration doit tenir compte des réalités, et changer de ton : elle aussi, en effet, a besoin de l’aval de Moscou pour ses deux principaux projets : l’expansion de l’OTAN et la création d’un bouclier anti-missiles. En juin, Bush fils a rencontré Poutine et il affirme que les Américains peuvent avoir confiance en lui.

Néanmoins, ce sont les attentats qui ouvrent une nouvelle phase. C’est que, dans un premier temps la stratégie russe semble effectuer un total renversement : alors que jusque ici son objectif principal paraissait de constituer un pôle de puissances susceptible de contrer l’hégémonie unilatérale américaine, Poutine donne l’impression d’avoir une nouvelle ambition, devenir le meilleur allié de Washington. Il accepte ainsi le « big-bang » de l’OTAN, c'est-à-dire l’absorption d’un grand nombre d’États, y compris les États Baltes dans l’organisation atlantique et la présence de troupes américaines en Amérique centrale. En échange, il espère sans doute l’approbation de sa politique en Tchétchénie et plus encore une aide économique des États-Unis parce qu’il estime que le véritable problème de son pays était l’état de sa santé de son économie. Cet espoir sera dans l’ensemble déçu et les relations sont aujourd’hui sans doute les plus mauvaises depuis de longues années.

Certes, entre-temps, quelques accords ont pu être signés, par exemple en mai 2002 sur la réduction des têtes nucléaires (à quelques 2 200 par pays d’ici 2012), sur la coopération énergétique. Pourtant la crise irakienne permet aux États-Unis de prendre la mesure de l’ampleur de l’amertume que, chez leurs partenaires russes, sa politique a engendrée.

Aujourd’hui, les disputes semblent se multiplier sur la Tchétchénie (les Américains ont été stupéfaits de la violence de la réaction de Poutine à leurs critiques lors du massacre qui a fait suite à la prise d’otages de Beslam : « Pourquoi n’invitez vous pas Ben Laden à dialoguer, a lancé Poutine, puisque vous savez si bien faire ? »). Les oppositions portent aussi sur la politisation et l’étatisation de l’économie, sur l’affaire Youkos, sur l’annulation péremptoire en 2003 d’accords d’exploration pétrolière avec des firmes américaines, sur des atteintes à la démocratie, à la liberté de la presse, au rôle du parlement et plus encore sur la question du

« proche étranger », c'est-à-dire des pays à la frontière de la Russie et en particulier des pays qui ont appartenu, pendant un certain temps, à l’URSS. On a eu de fortes tensions issues de l’adhésion des pays baltes et des anciens pays de l’Europe de l’Est à l’OTAN et à l’Union Européenne : Poutine sait en effet que ces pays ont peur de la Russie et sont près à tout faire pour limiter et même diminuer sa puissance. Il y a surtout l’impact très fort sur les Russes de ce qui s’est passé en Ukraine récemment et auparavant en Géorgie. De leur côté, il est vrai, les États-Unis s’inquiètent de la façon dont Moscou utilise, dans ces pays, le soutien des mouvements séparatistes, la présence résiduelle de ses troupes, et plus encore ses fournitures en énergie pour chercher à y maintenir une influence pourtant déclinante. L’inquiétude n’a pu être que renforcée récemment lorsque Madame Rice a inclus la Biélorussie dans les six pays membres de l’axe de la tyrannie : après l’Ukraine, la Biélorussie ?

Pour conclure, on a depuis 1991 une époque très différente où la Russie n’est pas, pour les États-Unis, un pays ordinaire du fait de l’existence de son stock nucléaire, de ses relations avec des pays comme la Corée du Nord ou l’Iran, de sa situation à proximité de trois régions aussi vitales que l’Europe, l’Asie orientale ou l’Extrême-Orient. Ceci explique la formule de

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Mme Rice au moment de la crise irakienne, « Forgive Russia, ignore Germany, punish France ». Mais la Russie n’est pour les États-Unis, ni un véritable allié, ni un véritable ennemi, elle n’occupe plus dans la politique étrangère américaine la place qu’elle y accaparait. Pour Washington il y a désormais d’autres priorités : dans l’immédiat le terrorisme et pour le plus long terme, la Chine.

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Quelques questions sont alors posées.

« J’ai deux questions :

- Avec la perspective d’une entrée possible de la Turquie dans l’Union Européenne, il y a parmi les pays de l’Union Européenne un lobby qui voudrait contrebalancer l’influence de la Turquie par une adhésion de la Russie à l’Union Européenne. Que pensez-vous que serait la réaction de l’Amérique devant une telle perspective ?

- Est-ce que, face au danger, les États-Unis ne seront pas amenés à faire ce que l’Occident a fait après la seconde guerre mondiale,lorsque l’Allemagne défaite, les alliés ont oublié leurs différends avec l’Allemagne devant le danger constitué par l’URSS. De la même façon les États-Unis ne seront-ils pas amenés à voler au secours de l’empire Russe face au danger chinois, surtout avec l’effondrement démographique actuel de la Russie ? »

Pour essayer de répondre à la deuxième question, il y a deux écoles aux États-Unis sur la Russie, l’une représentée par Huntington, qui considère que c’est un pays qui est plus proche de l’Occident que la Chine dans le cadre du « choc des civilisations » : dans cette perspective s’appuyer sur la Russie peut être raisonnable. Mais il y a en face la vision du type Brezinski qui est celle d’une très grande méfiance vis-à-vis de la Russie. Actuellement la tendance est à la méfiance. Certes on coopère contre la terrorisme islamiste (voir la Tchétchénie) et on peut essayer de trouver des accords énergétiques. Mais déjà sur ce point les divergences commencent parce que les enjeux sont importants et parce que la Russie veut garder le plus possible le contrôle du transport du pétrole. Il y a une méfiance américaine en particulier parce que le régime de la Russie n’est pas du tout démocratique. On parle même, dans certains écrits américains, d’une Russie qui va devenir fasciste mais on explique que c’est moins grave que le communisme, que c’est une étape qui peut déboucher un jour sur la démocratie (cf. le Chili de Pinochet qui est devenu démocratique). Bref, la perspective d’une entente avec la Russie contre la Chine me paraît ne pouvoir être que lointaine même si Pékin est de toute évidence un sujet d’inquiétude pour la diplomatie américaine. Ceci dit, rien n’est à exclure : qui aurait pensé que Nixon qui était « un faucon de la Guerre froide » traiterait avec la Chine ? Une chose est sûre en tout cas : pour les États-Unis la règle a toujours été depuis la fin de la « balance of power » britannique, d’empêcher une puissance d’exercer son hégémonie sur le continent eurasiatique et depuis la version de septembre 2002 de la National Security qui enjoint aux États-Unis de maintenir à tout prix leur suprématie, cette règle est plus valable que jamais. On peut sans doute considérer qu’il y aura peut-être à un certain moment une communauté d’intérêt car les Russes s’inquiètent de l’avenir de leur territoire extrême-oriental où ils ont peu de population et où la Chine pourrait avoir des ambitions pour

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l’avenir. Oui, il est possible qu’un jour, comme Mao, les États-Unis appliquent la formule de l’ennemi prioritaire et de l’ennemi secondaire et estiment qu’il faut jouer l’ennemi secondaire contre l’ennemi prioritaire. D’autant plus que la Russie n’est actuellement ni alliée ni ennemie.

Pour revenir à la première question, il est délicat d’y répondre. On n’a pas de prise de position américaine précise sur l’entrée de la Russie dans l’Union européenne d’abord parce que ce n’est pas une question d’actualité, ensuite parce qu’on reproche suffisamment aux Américains de se mêler de l’affaire turque pour qu’ils ne prennent pas le risque d’irriter encore plus les Européens en leur disant s’ils doivent ou non intégrer la Russie. On voit mal au demeurant comment l’Europe pourrait prétendre former un authentique bloc susceptible de conduire une politique étrangère commune en intégrant un pays si différent que la Russie qui ne répond actuellement à aucun des critères fixés par l’Union Européenne. Les États-Unis peuvent en tout cas compter sur les pays d’Europe de l’Est pour s’opposer actuellement à une intégration de la Russie. La vraie question qui va se poser, c’est celle de l’intégration de l’Ukraine. Qui est allé récemment exercer une médiation lors de la récente crise à Kiev ? Le Président de la Pologne et un Président d’une République Balte.

« Je voudrais savoir, à propos de l’évolution de l’Ukraine qui a été acceptée par la Russie, si on peut imaginer une évolution analogue de la Biélorussie et quelle serait la réaction de la Russie ? »

Je ne suis pas spécialiste de la Russie, mais, selon les analyses que j’ai pu lire, les Russes se sont inclinés devant un état de fait qu’ils ne pouvaient pas changer. Cependant, je ne suis pas sûr qu’un certain nombre de leaders Russes acceptent jamais dans leur cœur l’indépendance de l’Ukraine. Il ne faut pas oublier qu’au XIe siècle c’était des princes ukrainiens qui régnaient et que la capitale n’a été installée que plus tard à Moscou. Il y a donc un problème d’identité très fort. Je crois que les Russes étaient furieux de ce qui s’est passé en Ukraine. Il y a eu d’ailleurs une interférence américaine majeure, sans doute très défendable : on a donné de l’argent à l’opposition pour empêcher qu’une élection truquée soit avalisée. Les Russes ne l’acceptent pas et un problème est posé actuellement par la Biélorussie. Les Américains viennent d’envoyer un avertissement à six pays, la Corée du Nord, l’Iran, la Syrie, le Zimbabwe (aide à la Grande-Bretagne), la Birmanie (signal à la Chine), et la Biélorussie (signal à la Russie). Les Russes sont donc très inquiets… et je vais vous lire un document déclassifié récemment et qui précisait les objectifs de la Russie en 1992 :

« Discours d’Igor Rodionoff, Chef de l’académie de l’État Major général à Moscou, définissant les intérêts vitaux de la Russie :

- Premier objectif : la neutralité des pays de l’Europe de l’Est et leurs relations amicales avec la Russie7 ;

- Second objectif : un accès russe libre aux ports de la Baltique ;

- Troisième objectif : l’exclusion de forces militaires de pays tiers des pays Baltes et la non-participation des États Baltes dans les blocs militaires visant la Russie ;

7 Ils sont dans l’Otan et ne cachent pas leur Russophobie : ils n’ont peut-être pas une haine de la Russie comme le croient les Russes mais une peur de la Russie qui les incite à tout faire pour en limiter la puissance.

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- Quatrième objectif vital : interdire aux pays qui constituent la Communauté des États Indépendants d’appartenir à une zone tampon visant à séparer la Russie de l’ouest, du sud ou de l’Est8 ;

- Maintenir les États de la CEI sous l’influence russe exclusive ; »9

Tout ceci, il faut l’admettre, va probablement amener Poutine à être de plus en plus autoritaire, à tenir un langage de plus en plus dur, et on verra les Américains le soutenir de plus en plus car ils auront peur de trouver pire à sa place. C’est ce qui s’est passé pour Ieltsine dont on disait : « Ieltsine ivre est mieux que la plupart des alternatives sobres…. » et effectivement Ieltsine a beaucoup fait pour calmer le jeu dans le cas du Kosovo et des Serbes ; il a fait plaisir à une opinion russe indignée de voir qu’on ne venait pas au secours des frères serbes mais en même temps il a accepté de travailler au règlement du conflit tout en faisant valoir le rôle de la Grande Russie. Poutine pourrait rendre aux Américains les mêmes services.

Je n’ai pas parlé de la capacité d’influence des États-Unis sur la Russie au lendemain de la Guerre froide, elle n’était pas nulle mais il ne faudrait pas l’exagérer, parce que, à trop vouloir l’influencer, Washington aurait provoqué un réflexe nationaliste et c’est ce que l’on voulait éviter.

Cela explique que la Russie soit actuellement assez déprimée car elle a accumulé les malheurs, et, comme le disait un commentateur américain, depuis 1945 toutes les années ont été de mauvaises années pour la Russie, mais 2004 a été particulièrement mauvaise.

PIERRE MELANDRI

* Texte établi à partir des notes prises lors de la conférence prononcée par M. Pierre Melandri, Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, le 10 février 2005, à l’Hôtel national des Invalides, au profit de Trinôme Education nationale-Défense de l’Académie de Paris.

Ancien Elève de l’École Normale Supérieure et de l’Université de Harvard, historien, Pierre Melandriest aujourd’hui Professeur à l'Institut d'Études Politiques de Paris. Il a effectué plusieurs séjours de recherche à l'étranger, en particulier à l’Université de Princeton, au Wilson Center à Washington et à l'Institut Nobel à Oslo. Il a présidé la Société française d’Études américaines (SENA), préside l’Institut d’Histoire des Relations internationales contemporaines (IHRIC) et co-dirige avec Serge Ricard l’Observatoire de la Politique étrangère américaine (OPEA) à l’Université de Paris III-Sorbonne.

Outre une biographie de Ronald Reagan (Paris, Laffont, 1988), il a publié plusieurs livres notamment sur la politique étrangère américaine, les relations atlantiques et franco-américaines, et notamment Les États-Unis face à l'unification de l'Europe : 1945-1954 (Paris, Pédone, 1980) ; Une incertaine alliance : les États-Unis et l'Europe : 1973-1983 (Paris, Publications de la Sorbonne, 1988) ; La politique extérieure des États-Unis de 1945 à nos jours ainsi que, en collaboration avec Justin Vaïsse, L’Empire du Milieu : les États-Unis et le monde

8 Ukraine, Géorgie, …

9 Il n’y a plus d’influence russe exclusive : il y a une influence russe dans ces États mais certains de ces pays sont sous influence plutôt occidentale, avec des troupes américaines en Ouzbékistan, en Afghanistan et une base aérienne américaine en Kirghizistan, et des conseillers militaires américains en Géorgie.

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depuis la fin de la Guerre froide aux éditions Odile Jacob. Enfin chez André Versaille éditeur : Histoire des États-Unis contemporains.

Références

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