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UpToDate, pourquoi faut-il s’en méfier ?

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Academic year: 2022

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UpToDate, vous connaissez ? Bien sûr, répon­

dront en chœur les jeunes confrères. C’est un textbook en ligne, très complet, ultrapratique, écrit par des milliers de spécialistes, grâce auquel n’importe quelle question clinique re­

çoit une réponse. La nouvelle génération ne peut plus s’en passer : sur un plan intellectuel, c’est devenu sa drogue douce. Du coup, l’hé­

gémonie du programme croît. Un hôpital ne peut plus se permettre de ne pas l’acheter. Les jeunes médecins demandent même, une fois installés, que les institutions ou l’industrie phar­

maceutique leur financent un abonnement, tant il leur devient difficile de travailler sans lui. Quel problè me, alors ? Celui­ci, d’abord : UpToDate est tellement bien conçu qu’il rend superflue l’exigence de chercher l’information au moyen des outils intellectuels propres. D’où ces conséquences pas spécialement positi­

ves : il pousse le savoir médical vers le do­

maine de la consommation, fait croire qu’il peut relever du prêt­à­penser et, donc, à la fin, menace d’atrophie les capacités critiques. Pour ces raisons, déjà, il s’agit de lui assigner des li­

mites.

Au plan économique aussi, UpToDate est en passe de devenir une énorme source de profit – et donc de préoccupation. A ses débuts, l’application était gérée par un groupe de mé­

decins motivés par un projet avant tout utopi­

que. En 2008, Wolters Kluwer, l’une des prin­

cipales multinationales du Big data, la rachète.

Depuis lors, le prix de l’abonnement annuel ne cesse d’augmenter. Les jeunes médecins étant devenus accros, les hôpitaux sont obligés de suivre et paient des sommes si élevées qu’il leur faut se désabonner de quantité de revues scientifiques. Mais Wolters Kluwer se montre sans piété : il s’agit d’engranger les centaines de millions de dollars (22% de rentabilité) at­

tendus par ses actionnaires. En plus de la mé­

decine, la multinationale rançonne aussi, grâce à des applications qu’elle a su rendre indispen­

sables, quantité d’autres domaines : l’indus trie, le management ou encore le droit. Ici et là, la résistance des professionnels commence à s’or ganiser. En médecine, pour le moment, on se contente de payer. Mais jusqu’où sera­t­on prêt à suivre une multinationale sans état d’âme, qui comprend parfaitement que la médecine des pays riches n’arrive plus à se passer de son outil ?

D’autres questions se posent, de type épisté­

mologique. UpToDate suit une procédure édi­

toriale sérieuse, certes. Produit par des spé­

cialistes internationaux payés pour écrire son contenu, il fournit une information utile à la pra­

tique, très complète, qui tend à être evidence­

based, c’est vrai. Mais le site ne relève pas à proprement parler d’une démarche scienti­

fique. Ainsi, contrairement à ce que pratiquent toutes les revues, il ne propose aucune pos­

sibilité de réagir à un article. Plus ennuyeux encore, nul, hors le cercle des gestionnaires nommés par la multinationale, ne peut partici­

per à son architecture nosologique.

D’un côté, donc, ce que fait UpToDate – le tri, la validation et la synthèse de l’information produite par les revues scientifiques – consti­

tue un formidable projet d’intelligence collective.

Il représente, comme bien d’autres outils de l’informatique moderne, une sorte de prolon­

gement de nos cerveaux, une extension im­

portante et fascinante de nos capacités. Mais d’un autre côté, l’inquiétant, c’est son manque d’ouverture théorique. A aucun moment, ses gestionnaires n’évoquent le moindre enjeu de fond, la plus petite option philosophique. Or, bien sûr que derrière leur démarche se ca­

chent des a priori, des options, des prises de pouvoir. Si UpToDate voulait vraiment relever de la science, il lui faudrait définir ses critères de faiblesse, sa «falsifiabilité», et non préten dre évoluer au­dessus de toute controverse con­

cernant son propre statut et son fonctionne­

ment. Il devrait se donner les moyens d’explo­

rer les zones grises de la science. A viser une hégémonie au niveau mondial sans accepter une véritable interactivité avec la communauté médicale, il devient un danger pour ce que la science a de plus précieux : le questionnement.

En arrière­fond se trouve un phénomène de grande ampleur : nous assistons à une con cen­

tration, dans les mains de très grands groupes mondialisés, du pouvoir d’informer et de con­

cevoir des éléments essentiels de notre vie.

La rupture technologique liée à internet et aux bases de données entraîne une formidable prise de pouvoir économique, mais aussi une uniformisation du savoir, une standardisation des manières de penser et de concevoir le monde.

En médecine, UpToDate est l’une des mo­

dalités de cette prise de pouvoir. A parcourir le site internet de Wolters Kluwer health,1 on comprend qu’il sert de porte d’entrée dans un système globalisé et «objectivé» de gestion des données. L’entreprise l’a croisé – ou va le faire – avec d’autres logiciels qu’elle possède dans les domaines soit de la pratique médi­

cale, soit de l’administration des hôpitaux, soit encore de la recherche. Tous ces domaines dépendent de manière croissante de systè­

mes de gestion. Lesquels sont si lourds, si complexes et en même temps si intriqués les

uns dans les autres que seuls de grands groupes sont capables de les développer. Et ces groupes ne se contentent pas de les dé­

velopper : ils les enveloppent dans un marke­

ting affirmant que, dans le monde qui com­

mence, c’en est fini des modèles, des théories en concurrence, de l’effort d’interprétation : leurs logiciels suffisent.

De nombreux concurrents ont essayé de re­

produire le succès de UpToDate. Ils ont pour le moment échoué. La plupart, sinon tous, en raison de moyens insuffisants. En réalité, la médecine, pour rester vivante, évolutive, di­

verse, a un urgent besoin de reposer sur deux types de projet. D’abord, la création d’une grande plateforme ouverte, de type Wiki – donc non­propriétaire et indépendante des intérêts du Big data. Mais une telle plateforme, récol­

tant et synthétisant l’information de manière transparente et discutée par la communauté, demanderait une construction plus com plexe que les Wiki actuels. Donc un effort mondialisé d’un nouveau type. Ensuite, la médecine ne peut vivre sans contre­pouvoirs, sans criti ques, sans idées nouvelles : selon une démarche complémentaire, elle doit pouvoir reposer sur des écosystèmes en concurrence produisant chacun leur propre information.

Au plan stratégique, se pose donc la question : laisserons­nous le phénomène s’amplifier sans réagir ? UpToDate finira­t­il par absorber l’en­

semble de l’argent disponible dans nos institu­

tions pour la synthèse du savoir médical ? Autrement dit : nous battrons­nous pour que continue une production locale de savoir, ou allons­nous, dans le futur, nous laisser bibe­

ronner à la grande information mondialisée produite par des entreprises du Big data?

Il est du devoir d’une région possédant deux universités et une communauté médicale de premier niveau de ne pas se contenter d’une attitude passive. Ce serait en effet accepter la fin d’une certaine forme d’indépendance. Mais aussi de prospérité économique. Si l’écono­

mie du savoir se délocalise comme l’industrie l’a fait ces dernières décennies, de quoi vivront nos enfants : de quelle production et de quelle liberté ?

Bertrand Kiefer

Bloc-notes

2040 Revue Médicale Suisse www.revmed.ch 24 octobre 2012

1 www.wolterskluwerhealth.com

UpToDate, pourquoi faut-il s’en méfier ?

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