214 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 27 janvier 2010
actualité, info
Est-on pleinement propriétaire de soi-même ?
Il y a quelques semaines à l’occasion d’une riche polémique concernant les droits de pro
priété post mortem du sperme ou des em
bryons humains conservés par congélation (Revue médicale suisse du 14 octobre 2009) nous conseillions la lecture d’un récent et bien revigorant ouvrage ;1 un ouvrage signé de Ruwen Ogien, directeur de recherches au Cnrs et spécialiste d’une philosophie dont l’usage veut qu’elle soit qualifiée de «mo
rale». «Comme souvent dans ces colonnes lorsque nous citons un ouvrage qui nous semble hautement instructif, nous sommes tentés d’annoncer que nous y reviendrons, que nous tenterons d’en préciser la portée, l’originalité, la spécifique substance. Osons dire, cette fois, que nous allons ici tenter de passer de l’annonce à la promesse» écrivions
nous.
Chose promise est, on le sait, générale
ment due. Ouvrage revigorant, donc, en ce qu’il va délibérément à l’encontre du dis
cours dominant dans le champ de la bioé
thique sans pour autant tomber dans le
piège des provocations outrancières. C’est que l’auteur, rompu aux finesses de la philo
sophie morale (discipline sans aucun doute plus architecturée que la jeune «bioéthi
que») prend bien garde d’exposer l’éventail des argumentaires des parties en présence.
Il propose à son tour ses arguments et ses objections, attendant à son tour qu’on les lui discute. C’est une forme de débat sans fin et sans vainqueur dès lors que les règles du duel ne sont pas précisément posées. C’est qu’en la matière il faut toujours remonter dans l’échelle des causalités et des principes premiers.
Reste néanmoins le cadre autodéfini par en marge
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Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 27 janvier 2010 215 l’auteur, et le concept original qu’il expose
et défend ; celui de «crimes sans victimes»
forgé dans le champ de la philosophie du droit. Un concept dérangeant qui a com
mencé à se poser via la criminalisation de la prostitution, de la sodomie ou d’autres rela
tions sexuelles réunissant des adultes con
sentants, condamnées au nom, par exemple, de la nature ou de la morale. Question : mais, à propos, où sont les victimes ? Quant au cadre choisi par l’auteur c’est celui de l’ac
tion de l’Etat aux deux extrémités de la vie humaine ; deux extrémités qui sont désor
mais paradoxalement taraudées par la pra
tique médicale qu’il s’agisse de permettre la vie, de la prolonger ou – à l’inverse – de l’abréger quand il ne s’agit pas de s’y oppo
ser.
L’auteur observe certes que – dans le mon
de occidental du moins – «l’Etat s’abstient de prendre position sur la question de sa
voir s’il faut se réjouir d’être né ou s’il faut considérer que c’est la pire chose qui nous
a L’auteur met en exergue cette plaisanterie yiddish : – La vie est si terrible ; il vaudrait mieux ne pas avoir été conçu.
– Oui, mais qui a une telle chance ? Pas un sur mille.
Bibliographie
1 Ogien R. La Vie, la Mort, l’Etat ; le débat bioéthique. Paris : Editions Grasset, ISBN : 978-2-246-75011-6.
est arrivée».a Il ne privilégie aucune option métaphysique à propos de la vie et de la mort, ne tranche pas entre les Lumières et Thomas d’Aquin. Pour autant, derrière la laïcité de façade, nous savons qu’il ne cesse, sur son territoire, de contrôler de façon di
recte et coercitive le début et la fin des exis
tences humaines. En France, la loi de bio
éthique associée à la criminalisation de la pratique du suicide médicalement assisté en constitue une pleine et entière illustration.
L’auteur soutient donc que «c’est aux pa
rents d’intention et aux mourants que de
vrait revenir la décision finale en matière de procréation et de fin de vie» ; avant d’ajouter aussitôt qu’il est pleinement conscient de s’exposer à certaines accusations, comme celle de vouloir faire porter «tout le poids d’un choix particulièrement tragique à des per
sonnes particulièrement vulnérables». Mais pour lui, il s’agit avant tout «d’une affaire qui concerne la société dans son ensemble et ses mécanismes de solidarité». La place nous
manque, et c’est tant mieux, pour en dire plus sur cet ouvrage ; bréviaire inattendu (non dénué de jésuitisme) qui permet à cha
cun, et en langue française, d’affûter au mieux ses arguments pour les prochaines rencontres sur le pré ; rencontres des idées et des pratiques. Avec, en toile de fond, les questions essentielles de l’indisponibilité (ou de la nonpatrimonialité) du corps humain.
On peut aussi le dire autrement : suisje plei
nement propriétaire de moimême ?
Jean-Yves Nau jeanyves.nau@gmail.com
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