2460 Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 14 décembre 2011
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Grands Singes et automédication, que conclure ?
L’automédication n’a généralement pas bonne presse dans le corps médical. Il est aisé d’en saisir les raisons ; raisons sur lesquelles nous ne nous étendrons pas pour ne pas, peut
être, froisser une fraction de nos lecteurs. Il en va bien différemment dans la jungle où les médecins, comme on sait, ne sont pas lé
gion. A fortiori chez ceux qu’il est convenu de ranger sous la respectueuse appellation – as
sociée à des majuscules – de «Grands Singes».a «Les Grands Singes sontils capa bles d’automédica
tions ?» Telle était la cu
rieuse question soulevée il y a quelques jours par Sabrina Krieff sous les ors républicains de l’Aca
démie nationale fran çaise de mé decine.
Une précision : Mme Krieff travaille au Mu
séum national français d’histoire naturelle (Dé
partement hommes, na
ture, sociétés) qui est, com me chacun ne sait pas, situé rue Buffon ; l’Académie l’est rue Bonaparte, à quelques encablures en aval de la Seine, toujours sur la rive gauche.
Mais plusieurs siècles généralement les sé
parent. Aussi fautil saluer les occasions qui voient ces deux prestigieuses institutions partager leurs savoirs et leurs intérêts. En l’espèce, les motsclés (index medicus) de la communication ne sont pas sans exotisme : hominidae, pantroglodytes, zoonoses, maladie des grands singes, parasitologie, Afrique sub
saharienne.
Brossons, avec l’aide de Mme Krieff, le paysage. L’Homme connaît six espèces de Grands Singes (chimpanzés, bonobos, go
rilles de l’Est, gorilles de l’Ouest, orangsou
tans de Bornéo et orangsoutans de Suma
tra). Ces primates non humains, de la famille des Hominidae, vivent dans les forêts tropi
cales d’Afrique et d’Asie du SudEst. Leur habitat est fortement menacé par la défores
tation. Il offre toutefois encore une diversité biologique et chimique d’une richesse ines
timable. Jusqu’à quand ? «Au cours de ces dernières années, nous avons découvert de nouvelles molécules à activités pharmacolo
giques, et ce à partir de plantes utilisées par
les chimpanzés sauvages du parc national de Kibale, en Ouganda, explique Mme Krieff.
Nos observations, conduites en continu de
puis douze ans, confirment que ces plantes sont sélectionnées par des individus malades, et qu’elles ne sont ingérées que dans ce con
texte, soutenant l’hypothèse de l’existence de comportements d’automédication chez les Grands Singes.» En faudraitil plus, vrai
ment, pour susciter le plus vif intérêt dans le corps médical humain et, plus encore sans doute, pharmaceutique ?
La zoopharmacognosie correspond à l’étu
de des comportements d’automédication chez les animaux. Il y a une trentaine d’an
nées déjà, un observateur (Richard Wran
gham) avait observé le curieux comporte
ment d’ingurgitation de feuilles rugueuses par des chimpanzés. Le limbe de ces feuilles est rugueux comme du papier de verre (Fi
cus asperifolia par exemple). Mr Wrangham avait alors suggéré, le premier, que cette sé
lection avait probablement peu à voir avec la gastronomie. Depuis, rappelle Mme Krieff, des études ont confirmé que ce comporte
ment, par une action mécanique, induisait une accélération du transit et contribuait à l’expulsion de parasites intestinaux confir
mant l’hypothèse d’une utilisation médici
nale des feuilles ainsi ingérées.
«Dans le parc de Kibale en Ouganda où nous travaillons, les feuilles des plantes Anei
lema aequinoctiale, Rubia cordifolia, Ficus exas
perata, Ficus asperifolia sont ingurgitées sans mastication, explique Mme Krieff. Ce com
portement est largement répandu chez les Grands Singes africains : une enquête au
près des chercheurs a permis de répertorier plus de 30 espèces consommées ainsi par les bonobos, gorilles ou chimpanzés. Chez les chimpanzés comme chez les bonobos, une augmentation de la consommation de feuil
les rugueuses a été décrite en saison des pluies, période à laquelle la prévalence des nématodes du genre Oesophagostomum aug
mente elle aussi. L’ingurgitation des feuilles rugueuses agirait comme un «traitement mécanique» visàvis des nématodes.
Ce n’est pas tout. Il y a plus d’une ving
taine d’années, un chercheur a observé une femelle chimpanzé, qui était apathique, con
sommer des tiges amères d’une plante gé
néralement évitée par ses congénères. Après cette consommation, son état de santé s’est visiblement amélioré. Les guérisseurs locaux africains connaissent bien Vernonia amygda
lina, espèce qu’ils utilisent pour traiter le pa
ludisme. Le comportement de cette femelle chimpanzé a alors permis à l’équipe de cher
cheurs de mettre au jour de nouvelles molé
cules antiparasitaires.1
Pour sa part, Mme Krieff et son équipe tra
vaillent depuis 2000 en Ouganda avec pour objectif d’étudier la gamme de plantes po
tentiellement actives parmi celles consom
mées par les chimpanzés. Ces travaux sont menés en collaboration entre son institution parisienne, l’Institut de chimie des subs
tances naturelles et des chercheurs ougan
dais de l’Université Makerere de Kampala et de l’Ouganda Wildlife Authority. Leur objectif : croiser plusieurs disciplines (méde
cine vétérinaire, éthologie, chimie des subs
tances naturelles) pour creuser ce terreau prometteur auprès de deux communautés voisines de chimpanzés (Kanyawara et Se
bitoli) du parc de Kibale.
Plusieurs suivis individuels sanitaires de chimpanzés ont permis d’isoler différents principes pharmacologiquement actifs : nou
veaux saponosides qui inhibent la croissance des cellules tumorales (KB et MCF7) ou nou
velles molécules limonoïdes à forte activité antiplasmodiale en culture, équivalente à celle de la chloroquine.
Inné ou acquis ? Il semble qu’en milieu naturel, les mères chimpanzés n’intervien
nent que rarement de façon active pour orien
ter le choix alimentaire de leurs enfants.
Comment les jeunes primates apprennent
ils à consommer des plantes susceptibles d’améliorer leur état de santé ? Des études ont montré que des chimpanzés ayant grandi en captivité peuvent spontanément rouler des feuilles rugueuses qu’on leur présente alors que d’autres montrent un refus de les con
sommer, parfois suivi de consommation en présence de congénères. Bizarre ou étrange ? avancée thérapeutique
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«Une acquisition opportuniste qui se trans
mettrait comme une tradition ? Il semble bien en effet qu’il existe un usage tradition
nel de certaines plantes, avance Mme Kreiff.
Nos travaux mettent en évidence que les chimpanzés, jeunes comme adultes, obser
vent de façon soutenue leurs congénères lorsqu’ils consomment des aliments inhabi
tuels alors que ce comportement est beau
coup moins fréquent chez les gorilles et n’existe que chez les individus immatures.»
Nous avions récemment appris que les Grands Singes présentent des caractéristiques qui étaient auparavant décrites uniquement chez les humains : utilisation d’outils, com
portements culturels, mémoire associative particulièrement développée. Fautil y asso
cier désormais une automédication voire – et pourquoi non ? – une médecine ?
Jean-Yves Nau jeanyves.nau@gmail.com
a Rappelons qu’ils se caractérisent par une absence de queue, un volume cérébral élevé par rapport à leur poids et à leur taille corporelle et, de ce fait, par des capacités cognitives qu’il est convenu de reconnaître comme «im
portantes».
Bibliographie
1 Ohigashi H, HuffmanM, Izutsu D, et al. Toward the che
mical ecology of medicinal plant use in chimpanzees : The case of Vernonia amygdalina, a plant used by wild chimpanzees possibly for parasite related diseases. J Chem Ecol 1994;20:54153.
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