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LES JOURS QUI VIENNENT

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LES JOURS QUI VIENNENT

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DU MÊME AUTEUR

Les Cousins vraisemblables, contes (H. Lefèvre).

Les Ecrivains, théâtre (Grasset), en collaboration avec Michel de Saint-Pierre.

Le Coton et l'Industrie cotonnière (Presses Universitaires de France, collection « Que Sais-je ? »).

Renaissance des libertés économiques et sociales (Plon).

Les Professions (France-Empire).

Pour les libertés sociales et économiques (Berger-Levrault, collection « Pour ou Contre »).

Interdit aux économistes (Marne).

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PIERRE DE CALAN

LES JOURS

QUI VIENNENT

FAYARD

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© Librairie Arthème Fayard, 1974.

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NOTES LIMINAIRES

Le lecteur ne trouvera, et ne peut trouver, dans les pages qui suivent, qu'un ensemble de réflexions et de convictions personnelles sur un thème qui hante notre époque : le thème du futur.

Bien des chroniqueurs l'ont déjà noté : comme au passage de l'An Mil — est-ce pure coïncidence ou pouvoir magique du nombre ? — voici qu'à l'approche de l'année Deux Mille, notre monde s'épouvante, mécontent de lui-même, inquiet de l'avenir.

Notre vieux monde occidental a ouvert son procès. Non pas à huis clos, mais sur la place publique, en présence de toutes les nations. Non pas avec discrétion et un peu de honte, mais avec une complaisance masochiste. Les phari- siens d'antan se procuraient une bonne conscience à coups d'observances et de formalisme; les pharisiens d'aujourd'hui s'en fabriquent une mauvaise avec ostentation, par le déni- grement systématique de leur époque, de leur milieu, de leur pays.

L'avenir n'est pas une voie qui s'ouvre; c'est un gouffre qui se creuse devant nos pas. L'orage s'amoncelle sur nos têtes. Il y a de l'Apocalypse dans l'air et la catastrophe est une valeur sûre.

Entre les crises qui nous attendent et les formes d'anéan- tissement qui nous guettent, nous n'avons que l'embarras du

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choix : l'atome, la guerre microbienne, la pollution de l'air et des eaux, la surpopulation du globe combinée avec l'épui- sement des terres, la famine, le pullulement des insectes libé- rés par la rupture des équilibres vitaux, l'empoisonnement des sols, le manque de pétrole ou de minerais, l'invasion chi- noise.

Les pessimistes s'enfoncent dans leur cauchemar.

Les optimistes se réfugient dans l'utopie. De plus en plus nombreux sont les chrétiens qui partagent avec beaucoup d'athées le grand rêve socialiste : un royaume qui serait de ce monde. L'effondrement des valeurs et des structures qui forment notre civilisation, certains ne se bornent plus à l'admettre comme une menace inéluctable; ils l'attendent avec une impatience allègre, comme on attend le déblaie- ment d'une route. Quand l'occasion s'en présente, ils mettent de bon cœur la main à toute démolition — ignorants et insoucieux de ce qu'ils construiront ensuite...

Nul d'entre nous n'échappe à cette obsession du futur.

Chacun de nous s'interroge, mesure ses propres craintes, rassemble ses motifs d'espérance.

Nous nous interrogeons en tant qu'hommes, habitants de cette terre qui n'est plus un monde clos. Sur l'une des pla- nètes que nous allons scruter, finirons-nous par trouver d'autres hommes, avec qui nous devrons entrer en relations de commerce, de racisme, de fraternité, de métissage ou de guerre ? Sur l'une de ces planètes, ou dans un autre système solaire, y a-t-il d'autres vivants, semblables à nous ou différents de nous ? Ou bien sommes-nous seuls, seuls êtres raisonnables au sens que nos critères humains donnent à ce mot, quelques milliards d'hommes et de femmes, réunis par le hasard, la Providence ou la nécessité mathématique sur une petite planète humide et tiède, et n'ayant, pour nous

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protéger d'un monde sans vie, que le hublot mince de notre atmosphère ?

Nous nous interrogeons en tant qu'Européens, membres de l'univers occidental, fruits d'une civilisation qui s'est long- temps prise et donnée pour modèle et que le doute accable aujourd'hui. Jusque dans le langage, il nous paraissait évi- dent que nos références étaient les seules valables : que l'Asie, et non l'Amérique, était l'Extrême-Orient; que notre an deux mille devait être l'an 2000 du monde, même si, pour les mahométans, il est, depuis l'hégire, l'an 1421. Tout cela est mis en cause, peu à peu, de plus en plus radicale- ment. La supériorité de la peau blanche sur la noire ou la jaune a cessé d'être un postulat; nous voyons monter de nouveaux racismes, qui nous surprennent et nous choquent, dès lors que nous en sommes les victimes et non plus les fauteurs. Quel sera l'avenir de l'Europe et de ses prolonge- ments américains ? Les valeurs de civilisation que nous avons patiemment élaborées, au long d'une histoire mêlée de tourments et d'éblouissantes réussites, vont-elles être sub- mergées ? Sous le déferlement de quelles autres valeurs ? Ou dépréciées, promises au rebut, comme une monnaie qui n'a plus cours ? Allons-nous vers un engloutissement com- parable à celui de la civilisation sumérienne et qui fera, de nos lois et de nos mœurs, dans quelques milliers d'années, la pâture des archéologues ? Ou pouvons-nous rêver que l'Occident, désormais uni, libéré de ses querelles intestines, dépouillé de ses prétentions à l'hégémonie, retrouve sa juste et forte place dans le concert des nations, non plus comme un précepteur, unique porteur de vérité, mais comme un aîné, riche d'expérience ?

Quel sera, particulièrement, notre avenir à nous, les Fran- çais ? Nous qui nous sommes toujours considérés comme un peuple extraordinaire et n'avons pas tout à fait tort.

Capables du meilleur et du pire. Capables de gagner des batailles et de rejeter ce qui nous les faisait gagner. Toujours enclins à cacher au fond de nos lessiveuses nos vertus avec

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nos épargnes et ressortant les unes et les autres quand tout le monde a cessé d'y croire. Généreux et mesquins, aventu- riers et conservateurs, réputés ingouvernables et toujours prêts à nous laisser entraîner par un grand homme, vrai ou faux; ignorant nos qualités et ridiculement prétentieux dès qu'il s'agit de nos défauts. Nation paradoxale, incompréhen- sible et injustifiable aux yeux de ceux qui ne la connaissent pas; insupportable à ceux qui la connaissent mal; et défi- nitivement nécessaire à ceux qui la connaissent bien. Quel avenir attend cette France à laquelle nous croyons réservés, de droit divin et jusqu'à la consommation des siècles, un destin exceptionnel et un rôle hors série ?

Chrétiens, nous nous interrogeons en tant que membres d'une Eglise bouleversée. Une Eglise qui brûle de s'ouvrir au monde, au sortir d'une longue méfiance, et le fait avec une précipitation que l'on dirait fiévreuse, à coup d'improvi- sations dont les unes prêtent à sourire et dont certaines inquiètent. Même si nous savons que l'Eglise en a vu d'au- tres, même si nous croyons que l'Esprit n'abandonnera jamais les siens, mille interrogations nous assaillent. Quels problè- mes va rencontrer l'Eglise, dans sa tâche indéfiniment re- commencée : livrer un message permanent à un monde qui ne cesse pas de changer ? Quelle condition sera faite à l'Eglise, quelle place lui sera laissée, pour l'enseignement et pour la célébration ? La façon dont elle participe au monde actuel la prépare-t-elle à poursuivre sa mission dans le monde qui vient ? Ne risque-t-elle pas de manquer le coche, comme elle l'a fait au début de la révolution industrielle ? Et chacun de nous, que peut-il faire pour contribuer à cette rencontre de l'Eglise et du monde, à l'aube de jours incertains ?

De telles interrogations tournent facilement en divagations.

Constamment, il nous faut surveiller le rêve, dissiper le

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cauchemar, nous imposer à nous-mêmes un effort de préci- sion, remettre les choses à leur place.

La discipline la plus féconde, en pareille matière, est l'humilité. Nous avons de sérieuses chances de mieux poser nos problèmes et de les maîtriser mieux si nous les rame- nons, d'abord, à leurs justes proportions.

Il plaît à chaque génération de se croire et de se dire menacée par des périls exceptionnels, inouïs, sans précédent.

Cela nous sert d'alibi pour fuir des responsabilités trop urgentes et trop concrètes. Cela flatte notre amour-propre.

Cela répond à l'égocentrisme forcené que nous portons en nous. A quoi s'ajoute que nous sommes tous, aujourd'hui, plus ou moins déformés par une manie journalistique de l'hyperbole. Nous baptisons hold-up du siècle tout coup bien monté sur une banque ou sur un wagon postal. Nous qualifions d'historique la moindre accolade, et la plus chargée d'arrière-pensées, entre deux chefs d'Etat.

Si nous considérions que les mésaventures qui nous épou- vantent ont déjà menacé bien d'autres civilisations, peut- être cela nous donnerait-il le goût d'interroger l'Histoire et de lui demander comment ces choses arrivent, comment on y échappe et comment on y succombe.

Si, pareillement, nous cessions de remâcher nos amer- tumes ou nos fatigues de vieilles nations et regardions autour de nous, alors nous prendrions conscience que, pour des millions de Chinois, d'Arabes ou d'Africains, les jours qui viennent sont ceux de la jeunesse du monde. Cela nous donnerait peut-être, cela devrait nous donner le désir et le courage de ramasser et de jouer les cartes prodigieuses que nous avons encore dans notre jeu, et l'intelligence de com- prendre qu'il dépend de nous, et de nous seuls, de nous replacer au seuil de la vie, sur la ligne de départ.

A ne contempler que nous-mêmes, à magnifier nos états d'âme comme des phénomènes jamais vus, nous exaspérons nos craintes. Considérant les problèmes que d'autres peuples ont à résoudre, nous mesurerons quel ridicule il y aurait à

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ne pas venir à bout des nôtres. Le présent comme le passé nous l'enseigne : ce qui perd les civilisations, ce n'est pas l'accablement de quelque fatalité; c'est la résignation des hommes.

L'effroi que l'on veut nous causer en prolongeant cer- taines courbes semble, par bien des aspects, un effroi d'en- fants qui jouent à se faire peur. N'importe quel écolier, ayant compris ce qu'est une progression géométrique, n'importe quel lycéen sachant tracer un graphique d'accélération, peu- vent démontrer que, dans tel nombre d'années, les hommes seront plus de vingt par mètre carré. Notre seule certitude est que cela ne sera pas. Quelque chose se passera, qui main- tiendra la population du globe à un niveau supportable. La seule question qui vaille est de savoir ce que sera ce quelque chose. Famine, guerre, épidémie ? Fiscalité sévère aux famil les trop nombreuses ou remplacement des allocations fami- liales par des primes à la stérilité ? Limitation volontaire des naissances par la pilule ou par la continence périodique ? Entre toutes ces solutions, le choix des hommes, des peuples, des gouvernements s'exercera inévitablement et la sagesse ou la folie qui présideront à ces choix sont de beaucoup plus importants que les calculs du Club de Rome. Au demeu- rant, nous n'en sommes pas là. Tous ceux qui parcourent le monde en avion peuvent témoigner que la terre, aujourd'hui encore, est une planète vide. Ce qui frappe et qui pose un véritable problème, c'est le contraste entre les zones de sur- peuplement et les espaces très faiblement habités, qui ne sont pas uniquement les déserts.

Il n'est aucunement démontré que l'extension ni même la persistance de la famine relèvent de la fatalité. Ni le manque de produits énergétiques ni les catastrophes qu'engendrerait la pénurie de certains métaux ne paraissent des menaces

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inévitables. Non que ces problèmes n'existent pas ou qu'il ne faille pas les prendre à bras-le-corps. Mais le génie de l'homme a résolu des problèmes infiniment plus difficiles.

En matière de production d'énergie, l'utilisation des forces atomiques en est à ses balbutiements; la puissance des mers, celle de la chaleur solaire sont inemployées. Le problème le plus grave, le seul problème grave, est celui de la répartition des richesses. Et ce problème-là, comme celui du niveau de la population, comme celui des ressources alimentaires ou minérales, notre unique certitude est qu'il trouvera une solution, bonne ou mauvaise. La seule question pressante est : Quelle solution ? La violence ou le partage ? L'entraide ou la guerre ? L'envahissement ou l'accueil ?

Entre le drame et l'espérance, le choix appartient aux hommes, aux groupes sociaux, aux peuples, aux gouverne- ments — et pas à la fatalité. Ceci est vrai, pour écarter ou limiter les dangers qui nous menacent. Mais ce serait plus vrai encore, s'ils venaient à se produire, pour en aménager les conséquences.

Je n'arrive pas à croire que les problèmes de la pollution nous dépassent. Nul ne conteste que ces problèmes se posent et que nous devons nous y atteler d'extrême urgence. Nos yeux, notre odorat, notre peau, nos poumons témoignent qu'il y a des rivières infectes, des tas d'immondices puants, des prés transformés en cloaques, des ports et des plages chargés de mazout, d'abjects monceaux de vieilles voitures qui défigurent nos campagnes ou nos bois (j'ai vu l'un de ces tas ignobles monter à l'assaut d'une futaie de vieux chênes, jusqu'au niveau des premières branches), des airs lourds, des brouillards chimiques. Mais ces problèmes seraient, au regard des moyens dont nous disposons, de relativement petits problèmes si l'on voulait les résoudre, si l'on y appli- quait un minimum d'imagination, de discipline et de res- sources.

D'autres hommes sont venus, jadis, à bout de pollutions beaucoup plus graves. Il fut un temps où la peste et le

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choléra décimaient les villes, où la pourriture, l'insalubrité, la puanteur régnaient en maîtresses. Et quand nos ancêtres respiraient l'air pur, mangeaient des légumes sans engrais chimiques et vivaient loin des grands ensembles, leur espé- rance de vie moyenne atteignait à peine trente ans, alors que la nôtre est de soixante-cinq.

Quant au respect de la nature et des équilibres naturels, il faut s'entendre.

La nature à l'état brut est quelquefois grandiose. Elle est souvent malsaine, rarement féconde, presque jamais hospi- talière. C'est la forêt vierge et ses marécages; c'est la Méso- potamie, qui fut l'un des greniers du monde et qui, rendue à elle-même, redevient désert.

Cette nature-là ne peut qu'offrir de mauvais alibis à notre inaction. Ce que nous sommes en train de dégrader et qu'il nous faut rétablir, c'est une nature transformée par l'homme, soumise par l'homme à ses propres besoins, au prix d'une adaptation mutuelle.

Le chemin creux que nous suivons, il a fallu, pour le tracer, la marche des générations ; et les deux talus plantés qui l'enserrent ne sont pas l'œuvre de la seule nature. Nos forêts, de longues dynasties de forestiers, guidés par les ins- tructions de Colbert, en ont avec amour organisé le peuple- ment, régularisé la croissance et la densité, entretenu les layons, nettoyé les sous-bois. Ce romantique étang drapé de brume, ce sont les moines qui l'ont créé, en drainant vers lui, patiemment, l'eau des marais, assainissant le pays, gagnant sur le désordre de la nature, agrandissant les prai- ries. La courbe de cette route, la grâce de ce pont, l'har- monie de ce toit de tuiles brunes avec le sol qui roussit au soir tombant, et ce port minuscule, si parfaitement niché au creux de la falaise que nous voudrions aussi l' attribuer à la nature, nous y reconnaissons l'œuvre des hommes.

La tâche qui nous attend n'est pas de rendre la nature à elle-même. Elle est, avec les techniques dont nous dis- posons, en fonction des besoins que nous ressentons, de

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conclure avec la nature un nouveau pacte, afin de rétablir, entre elle et nous, une harmonie nouvelle.

Mais il faut pour cela, d'abord, définir ce que nous demandons à la nature et les concessions que nous sommes prêts à lui faire pour obtenir d'elle ce que nous voulons.

A de semblables questions, la réponse n'est pas donnée par des techniques; elle ne l'est que par référence à des valeurs de civilisation.

Ainsi, dans quelque direction que l'on regarde, il appa- raît que le facteur déterminant et l'incertitude la plus grave demeurent non pas le prolongement des courbes ou le poids des fatalités, mais le comportement des hommes et l'évolu- tion des sociétés humaines.

La confirmation ou la dissipation de nos craintes, l'échec ou le succès de nos luttes, la solution ou l'aggravation de nos problèmes c'est de nous qu'elles dépendent et non pas du hasard, de la nature ou du calcul. La réponse à nos inquiétudes, ce n'est pas dans les graphiques ou les statisti- ques, ce n'est pas dans les équilibres naturels ni dans le cours forcé des choses que nous la trouverons, mais en nous-mêmes, individuellement et collectivement. Les spécu- lations et les prévisions qui comptent sont celles qui concer- nent l'homme et les sociétés humaines. Les actions, les prédications qui méritent que l'on s'y attache et que l'on s'y use sont celles qui peuvent infléchir le comportement des hommes, la structure et la marche des sociétés humaines.

L'inquiétude irréductible et l'espérance inépuisable sont celles qui font, de la volonté, du courage, de la sagesse et de la foi des hommes, les données maîtresses du futur. C'est du dedans que viennent l'angoisse et l'agressivité, écrit le professeur Hamburger. La force et l'amour aussi. Et la frayeur ou l'espérance.

P. C.

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Première partie

RETOUR A LA BARBARIE L'ECONOMIE DEVENUE FOLLE

DEPASSER L'ENTREPRISE LA CRISE DES APPAREILS TOURBILLONS ET RAZ DE MAREE

LE PERIL TOTALITAIRE

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RETOUR A LA BARBARIE

Les politiques, les sociologues, les philosophes diagnos- tiquent à l'envi une crise de civilisation. Quelques-uns célè- brent déjà l'avènement d'une civilisation nouvelle, encore qu'il leur paraisse difficile d'en préciser les contours. La plupart se bornent à décrire l'aspect négatif de la crise : le recul des civilisations existantes, le retour à la barbarie.

De telles expressions sont dangereuses et doivent être maniées avec précaution.

Il est facile et tentant d'appliquer l'épithète barbare à tout ce qui est autre, change, surprend : le civilisé et le sauvage s'étonnent mutuellement, affirme le dictionnaire Larousse. Les Romains, qui n'avaient pas de complexes d'infériorité, fixaient la frontière entre civilisation et bar- barie de la manière la plus sûre : était barbare tout ce qui ne relevait pas de la domination romaine. Quant à nous

— Comment peut-on être Persan ? —, nous avons mélangé souvent, dans la même curiosité ou la même condescen- dance, l'état primitif de certaines peuplades africaines ou américaines et les civilisations du proche ou du lointain Orient, plus anciennes et, par certains côtés, plus élaborées que les nôtres, mais qui avaient à nos yeux le tort d'être différentes.

Une civilisation ne se définit et ne se juge que par réfé- rence à un système de valeurs. Les institutions et les tradi-

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tions, les lois et les mœurs sont, à la fois, l'expression d'un tel système et les moyens que se donnent les sociétés humaines pour en assurer la préservation, l'épanouissement, raffinement. Proclamer l'excellence d'une civilisation, s'in- quiéter des menaces qui pèsent sur elle, c'est accomplir un acte de foi dans la transcendance des valeurs qui l'inspirent et qu'elle exalte. Peut-on parler dès lors, d'une manière absolue, de barbares et de civilisés ? L'homme religieux, en face d'une telle question, est plus à l'aise que le sceptique.

Celui-là peut se référer à un dogme, à un évangile; celui-ci n'a comme appui qu'un consensus, un ensemble de notions généralement admises comme valeurs de civilisation : la limitation du recours à la force, la protection des faibles, la formulation du droit, le raffinement des conditions d'exis- tence, la culture des arts. Encore doit-il être clair que ces notions n'ont de sens que par rapport à une certaine vision de l'homme, une certaine conception de la nature de l'homme. Pour qui refuse même une telle conception et ne croit pas que l'homme ait une nature, on ne voit pas ce qui permettrait d'attacher une importance quelconque à la mort d'une civilisation. Si je redoute la ruine ou la dégradation de notre civilisation occidentale, c'est parce que je la sais tout imprégnée de ce christianisme qui est ma religion.

D'autres peuvent n'avoir pas les mêmes alarmes, et se réjouir de ce qui m'épouvante.

Encore dois-je être sûr que mon inquiétude concerne bien l'ensemble des valeurs du christianisme, soutenant et sublimant les tendances naturelles de l'homme, et non pas telle situation, telle structure, telle règle qui n'en seraient qu'une expression imparfaite, voire trompeuse. Et, si je ne veux pas manquer à l'honnêteté, je ne puis éluder la ques- tion : N'est-ce pas au sein d'une autre civilisation, sous des formes qui me surprennent ou me heurtent, que les valeurs fondamentales du christianisme trouvent aujourd'hui refuge ? Amorcer de telles réflexions suffit à montrer combien la voie est étroite, entre un relativisme qui conduirait à nier

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jusqu'à la notion même de civilisation et un absolutisme qui témoignerait d'un égocentrisme occidental bien étroit.

Dire que notre civilisation est menacée, permet-il de pro- clamer que la civilisation est en péril ? Même si ma réponse personnelle est sans nul doute affirmative, je ne puis que laisser chaque lecteur méditer sa propre réponse.

Mais il ne fait aucun doute que notre civilisation est en danger.

On a tellement décrit, avec une telle complaisance, les symptômes d'un retour à la barbarie que je voudrais n'en retenir ici qu'un petit nombre. Singulièrement lorsqu'il s'agit des jeunes, en qui nous nous plaisons à voir les troupes de choc d'une sauvagerie nouvelle.

Cela me paraît comporter une assez belle dose d'hypo- crisie. A supposer même que les jeunes aient offert un ter- rain particulièrement favorable, ce sont les hommes des générations précédentes qui ont choisi et jeté la semence : les éducateurs de toutes sortes — parents ou enseignants.

Et si l'observation des garçons et des filles de quinze à vingt ans offre un intérêt majeur, ce ne peut être pour les mettre en accusation; c'est afin de comprendre en quoi leurs atti- tudes minent, profondément, certaines valeurs de civilisation.

Pour affirmer que nous retournons à la barbarie, il ne suffit pas que les hippies s'habillent comme des Polynésiens, que les jeunes bariolent leurs voitures de décalcomanies, comme le faisaient, voici plus de vingt ans, les chauffeurs de taxis d'Abidjan ou de Cotonou, ni qu'ils dansent au rythme de chants afro-américains. (Tout au plus leur besoin de bruit — le transistor marchant en permanence, l'orches- tre jouant continuellement au paroxysme — est-il un signe plus notable : chez tous les peuples primitifs, le bruit a valeur d'exorcisme et de protection.) Même des symptômes beaucoup plus alarmants : la recrudescence de la violence et du meurtre, de la torture, de l'érotisme ou de la drogue

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valent d'être analysés. S'ils paraissent chargés de menaces, peut-être n'est-ce pas tant en eux-mêmes, mais parce qu'ils révèlent, tout à la fois, la ruine de valeurs que nous croyions sûres et la recherche presque désespérée de valeurs de remplacement, qui sont celles des primitifs.

Nos faiblesses et nos myopies, la volonté délibérée d'une partie du corps enseignant ont fait perdre toute ou presque toute crédibilité à nos cultes, à nos respects, à nos lois.

Mais si fort est au cœur de l'homme le besoin de sacré que nos enfants, après que nous ayions tout désacralisé, sont en train de rendre vie à des cultes élémentaires.

La casse et le meurtre ne sont pas seulement des troubles, dont on vient à bout en augmentant les effectifs des forces de l'ordre; la torture n'est pas seulement un dérèglement poli- cier; la drogue, pas seulement une menace pour les santés de nos enfants; l'érotisme, pas seulement un relâchement des mœurs. Il y a, dans tout cela, une profanation délibérée et la profanation est, en contrepoint, un signe de la hantise du sacré. Il y a, dans tout cela, une charge d'incantations, de rites initiatiques, de sacrifices propitiatoires ou purificateurs, d'envoûtements, de liturgies de protection ou de revanche contre la peur.

Le culte phallique est l'une des constantes des religions primitives. La célébration des forces de la nature en est une autre. Au temps de ma jeunesse bretonne, on contait l'histoire d'une paroisse dont les habitants, privés de prêtre par décision punitive de leur évêque, à la suite de je ne sais quelle vilaine affaire, célébraient le culte solaire. Aujour- d'hui, dans la proche banlieue parisienne, il y a plusieurs sectes d'adorateurs du soleil.

Tous les rites d'initiation, qui marquent l'admission des jeunes hommes dans la tribu, comportent une perte de conscience — par l'alcool, par la fumée, par la souffrance.

Chez les Indiens du haut Amazone, les garçons de quinze ans subissent les piqûres simultanées de centaines de fourmis rouges, emprisonnées dans des plaques de jonc tressé, que

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l'on applique et maintient sur le corps du postulant. Aujour- d'hui, pareillement, le recours à la drogue n'est pas unique- ment la recherche d'un plaisir ou l'allègement d'une angoisse; il a, pour beaucoup, valeur initiatique.

Dans les relations entre certaines vedettes et leur public, dans les vociférations cadencées de spectatrices en délire, prêtes à se battre pour un lambeau de chemise du demi-dieu ou à lécher sa sueur, comment ne pas reconnaître les litur- gies de l'envoûtement, ne pas entendre l'écho des ululements des femmes arabes ou du glapissement des femmes afri- caines, quand le rythme du tam-tam se précipite ?

La casse, le goût de casser froidement, sans haine, pour le plaisir, pour voir ce qui va se passer, pour voir ce qu'il y a dans le jouet, dans la statue ou la machine, est un réflexe vieux comme le monde : un réflexe d'enfant et de primitif.

Mais c'est aussi un exorcisme. Comme la torture. Comme la profanation. Un exorcisme contre la peur qui rôde dans tout monde barbare, et qui est peut-être aussi le grand mal de notre siècle — jusques et y compris la peur de vivre.

L'objet une fois brisé, les génies qui en faisaient leur repaire sont à la merci des hommes. La torture dépasse l'objectif ignoblement utilitaire par quoi on voudrait la justifier — obtenir un renseignement, un aveu — et qui la faisait autrefois appeler d'un épouvantable euphémisme : la question. Torturer l'ennemi captif, avoir la possibilité de le faire souffrir à loisir, exorcise la peur qu'on avait de lui.

Et la torture, dès lors, atteint sa pleine efficacité quand elle est publique — comme le furent longtemps les supplices des criminels ou des chefs des armées vaincues, assortis de raf- finements proportionnés à la crainte que l'homme avait inspirée, comme le sont encore aujourd'hui les vengeances des polices du Proche-Orient ou des maquisards bengalis.

A défaut de torturer physiquement, à tout le moins faut-il dégrader, profaner. A l'Ecole normale supérieure, qui fut le temple de la raison française, le bris et les salissures du Monument aux Morts, les inscriptions injurieuses visant

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la femme du directeur ne sont pas uniquement des manifes- tations d'antimilitarisme ou les amusements orduriers d'une troupe de copains en goguette. Elles ont valeur de purifica- tion pour des jeunes hantés par la phobie de l'ordre, comme leurs pères, aussi pathétiquement, l'étaient par la peur du désordre.

Jean-Paul Sartre et Alain Geismar enseignent que, pour exorciser l'autorité patronale, rien n'est plus efficace que d'obliger les chefs d'entreprise et les cadres à des comporte- ments, à des actes, à des postures humiliantes. Pourquoi ces maîtres à penser ne recommandent-ils pas, à la manière de certains peuples arabes, la sodomisation pour discréditer l'adversaire ?

Tel égorgement, tel fait divers inexplicable et monstrueux s'éclaire d'une lueur blafarde en tant que sacrifice propi- tiatoire : chasser les démons impurs d'une société gangrenée, purifier un monde souillé par l'argent. L'Occident a eu la grâce inimaginable de croire en un Dieu qui n'exigeait le sang ni des taureaux, ni des boucs, ni des tourterelles, mais qui offrait son propre sang. Les divinités barbares se plaisent aux sacrifices humains. On juge une époque à la qualité de ses dieux.

Aux manifestations provocantes et quelquefois tragiques d'un retour à la barbarie, d'autres s'ajoutent, plus discrètes, plus quotidiennes, mais dont la signification n'est pas moins grande.

L'une des plus frappantes est le caractère de magie que tend à prendre le verbe.

Dans un monde civilisé, les mots sont des valeurs sûres, des moyens de communication : à travers les nuances les plus subtiles du langage, les hommes se rejoignent et se comprennent. Dans un univers magique, les mots deviennent formules incantatoires, instruments de ségrégation — comme le sont les mots de passe. La rationalité perd alors ses

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droits. Si, à l'entrée de la citadelle investie ou du refuge de l'armée clandestine, le mot de passe est aujourd'hui espérance ou platane, peu importe que l'espérance soit une vertu théologale et le platane une variété d'érable. Ce qui compte, pour l'homme qui veut franchir le seuil, est de connaître le mot; ce n'est pas d'en connaître le sens.

Telles étaient nos comptines d'enfant. Telles sont les for- mules rituelles des sorciers. Telles étaient, sous l'occupation, ces phrases si longtemps guettées : Le facteur sonne toujours trois coups... Le premier accroc coûte deux cents francs...

Les carottes sont cuites..., toutes ces phrases d'une indigence extrême dans leur rationalité mais chargées, magiquement, de tant de craintes ou d'espoirs.

De plus en plus, c'est ainsi que les mots sont employés.

Non pas seulement dans le vocabulaire des spécialistes où, nonobstant les efforts de quelques apôtres de la sémantique et grâce à l'appoint du franglais, le charabia fait rage. Les mots les plus courants se chargent de magie : souhaiter qu'on les définisse est avouer qu'on n'est pas du clan. Les mêmes termes, de part et d'autre des barrières idéologiques, — des mots comme justice ou comme démocratie — s'emploient en des sens différents, totalement incompatibles. Demandez de quoi il s'agit et vous serez classés parmi les méchants.

Pour l'être parmi les bons, prononcez le mot à l'instant voulu, en lui donnant l'intonation voulue; savourez-le.

De plus en plus, les jugements réfléchis cèdent le pas aux impressions. Les sens et les nerfs remplacent le cerveau

— et cela nous rapproche des insectes, des animaux, des primitifs. L'homme politique, le syndicaliste, le journaliste, que l'on a entendus à la télévision, il est de plus en plus rare que l'on discute leurs opinions. Ce qu'il en reste, c'est un jugement de valeur, formulé en un vocabulaire d'une extraordinaire pauvreté : Je l'ai trouvé vachement bon... Ce qu'il était mauvais !... L'important n'est pas ce que l'on a dit; c'est l'impression que l'on a produite. Ici encore, nous sommes en pleine sorcellerie.

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Il n'y a pas de fatalité. L'avenir des hommes et des sociétés humaines n'est pas inscrit dans les courbes, les statistiques ou les schémas. Il dépend de notre intelligence, de nos senti- ments, de notre courage.

Les catastrophes qu'on nous annonce avec délectation, nous sommes en mesure d'en éviter le plus grand nombre. Même si certaines se produisent, ce sont encore nos réactions — et non pas le hasard — qui en limiteront ou en aggraveront les conséquences.

Nous n'avons pas le droit de fermer les yeux, de sous-estimer la profondeur et l'ampleur de la crise que traversent les civilisations occidentales, ni la réalité des dangers qui nous menacent. Mais il nous faut reprendre conscience que le dénouement de cette crise est entre nos mains. A deux conditions : que nous assumions nos responsabilités; que nous gardions en mémoire tout ce dont l'homme est capable, pour le meilleur comme pour le pire.

Les réflexions suggérées, les convictions exprimées dans Les Jours qui viennent ne reflètent pas un optimisme béat. Elles justifient l'espérance des hommes, dès lors qu'ils veulent

rester libres et responsables de leur destin.

Haut fonctionnaire, animateur d'organisations profession- nelles, chef d'entreprise, conférencier, auteur d'une pièce de théâtre et de contes, voyageur infatigable, administrateur de sociétés françaises et étrangères, enseignant, économiste de plume et d'action, journaliste occasionnel, co-fondateur de l'Aide au logement, homme turbulent du patronat, passionné de philosophie, de théâtre et de poésie, Pierre de Calan a engrangé, dans les réussites et dans les traverses d'une existence remplie, une expérience d'une prodigieuse richesse.

Mais, en dépit de cette diversité, deux certitudes marquent la constance et l'unité de son action, de sa pensée et de son œuvre : la supériorité de la vie sur les structures et les règles;

l'étendue presque illimitée de ce dont l'homme est capable, dès lors qu'on le met en face de ses responsabilités et en état de les exercer.

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