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Jean de Salisbury poète

TILLIETTE, Jean-Yves

TILLIETTE, Jean-Yves. Jean de Salisbury poète. In: Grellard, C. & Lachaud, F. Jean de Salisbury, Nouvelles lectures, Nouveaux enjeux. Florence : SISMEL - Edizioni del Galluzzo, 2018. p. 71-92

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:119718

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Jean-Yves Tilliette

JEAN DE SALISBURY POÈTE

Le titre de cette étude paraît sonner comme un oxymore. La tradition critique se plaît en effet à reconnaître en Jean de Salisbury un prosateur des plus talentueux, le pendant médiéval, toutes proportions gardées, de son modèle et maître Cicéron, apte comme celui-ci à conjoindre à la sagesse l’éloquence. Serait-ce implicitement laisser à entendre qu’il a aussi peu la tête poétique que l’orateur romain, dont les vers faisaient la risée de ses contemporains1 ? La syntaxe plutôt complexe de Jean, la précision et l’abstraction de son vocabulaire ne font pas forcément bon ménage avec les contraintes rigides de la métrique. De plus, si, comme le veut l’étymologie reçue et transmise par les grammairiens médiévaux, la prose est ce qui « va de l’avant » (prorsus), alors que le vers est continuel retour sur soi-même, la tournure d’esprit de notre auteur, qui procède volontiers par digressions et enchaînements d’idées spontanés, semble décidément mieux adaptée au premier des deux modes d’écrire. Il lui arrive d’ailleurs à diverses reprises de manifester une certaine défiance à l’encontre de la poésie, mère de mensonge2. Aussi bien, si les commentateurs sont unanimes à saluer le talent de conteur de l’auteur de l’Historia pontificalis, l’humour de l’épistolier, la finesse et la force des raisonnements conduits dans les grandes œuvres philosophico-morales, le propos de l’Entheticus laisse, dans le meilleur des cas, perplexe. Avant que la grande édition de Jan van Laarhoven ne s’emploie vaille que vaille à lui rendre justice3, le poème, dans ses deux versions, maior et minor, a souvent été considéré comme un accident de parcours, une bizarrerie dont le fin mot échappe, une œuvre faite de bric et de broc dont la cohérence laisse à désirer et dont l’intention même est obscure4. Peut-être ces préventions sont-elles nourries, au moins en partie, par la difficulté

1 Si l’on en croit Quintilien (Inst. Or. 11, 1, 24), que navre l’absence d’oreille du grand orateur lorsqu’il s’agit d’écrire des vers (In carminibus utinam pepercisset !...).

2 Voir par exemple Policraticus 1, 4 (histori[ae] quas suis poetae decoloravere figmentis) et 3, 6 (mendacia poetarum) (Ioannis Saresberiensis episcopi Carnotensis Policratici sive de nugis curialium et vestigiis philosophorum libri VIII, ed. C.C.J. Webb, Oxford, Clarendon, 1909, t. 1, p. 27 et 186).

3 John of Salisbury’s Entheticus maior and minor, ed. J. van Laarhoven, Leiden – New York – København – Köln, Brill, 1987, 3 vol.

4 Voir R.M. Thomson, What is the Entheticus ?, in The World of John of Salisbury, ed. M. Wilks, Oxford, Blackwell, 1984, pp. 287-301. En comparaison de celle qu’ont suscitée les autres œuvres de Jean de Salisbury, la bibliographie consacrée à l’ Entheticus est fort mince. On citera principalement, à côté de thèses inédites (celles de Christopher Elrington, Phyllis Barzillay, Samuel D. Buckley Jr, Daniel Sheerin, celle de Ronakd Pepin n’étant publiée qu’en partie – cf. à leur sujet van Laarhoven, Entheticus , pp. 39-43), Ph. Barzillay, The

Entheticus de dogmate philosophorum of John of Salisbury, in « Medievalia et Humanistica », 16 (1964) 11-29;

R. Pepin, John of Salisbury’s Entheticus and the Classical Tradition of Satire, « Florilegium », 3 (1981) 215-27.

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qui est la nôtre depuis deux siècles à assigner à la poésie un contenu autre que lyrique. Mais, dans l’Antiquité comme au moyen âge, la forme versifiée est, comme nul ne l’ignore, beaucoup plus accueillante, et la question de la « poéticité » d’un texte (comme on disait dans les années 70 du siècle passé) se pose d’abord, sinon exclusivement, en fonction de son adéquation aux règles de la métrique. De ce point de vue, l’Entheticus est poétique comme le sont le poème de Walahfrid Strabon sur la culture des jardins, le lapidaire de Marbode ou les grammaires versifiées d’Évrard de Béthune et d’Alexandre de Villedieu. Oserai-je aller jusqu’à dire : comme le De natura rerum de Lucrèce ? Au vrai, j’en rougirais…

Car, si le poème de Lucrèce – le rapprochement est décidément écrasant, et cruel – continue de soulever l’admiration des littéraires comme des philosophes, l’Entheticus, pénalisé par son annexion par la critique moderne au genre du Lehrgedicht5, apparaît aux premiers comme plutôt rébarbatif, et aux seconds comme plutôt frivole. Peut-être donc convient-il de se déprendre, au moins provisoirement, d’une approche qui se polarise sur le contenu, passablement hétéroclite6, de l’œuvre, et s’efforce d’en rendre raison. Se situant donc en amont de ces jugements, mon propos, délibérément technique, portera sur la seule forme et sur ce qui, de et par cette forme, vise à séduire et à convaincre le public potentiel. J’analyserai donc à cette fin la métrique de Jean de Salisbury, puis sa stylistique, pour conclure sur son fonctionnement et son efficacité rhétoriques. Je ne veux pas suggérer par là que l’interprétation de l’œuvre est strictement fonctionnelle aux formes de son écriture ; mais j’aimerais formuler l’hypothèse selon quoi les voisinages qu’elle entretient avec des poèmes présentant le même genre de caractéristiques formelles peut éclairer son propos et, accessoirement, suggérer ce qu’il en est pour Jean de la fonction de la forme poétique. Mes remarques porteront sur le seul Entheticus maior qui, avec ses presque 2000 vers, me semble fournir la base suffisante d’une analyse que ne contredirait pas, à ce que j’ai pu rapidement vérifier, celle de l’Entheticus minor.

1. Métrique7

5 Th. Haye, Das lateinische Lehrgedicht im Mittelalter. Analyse einer Gattung, Leiden – New York – Köln, Brill, 1997, pp. 228-9, 291-4.

6 En ce qu’il est tour à tour didactique et satirique, philosophique et politique.

7 Je ne crois pas qu’il faille faire un sort au fait que les deux Entheticus soient composés en distiques élégiaques.

Certes, depuis les présocratiques, le mètre de la « grande » poésie didactique est l’hexamètre dactylique (voir les poèmes de Lucrèce, de Manilius, ou les Géorgiques de Virgile), et c’est l’impertinence d’Ovide qui, parodiant le genre avec son Art d’aimer, lui impose la claudication du distique. Mais il me semble qu’aux XIe-XIIe s., ces distinctions sémantiques ne sont pas perçues : le Macer floridus attribué à Odon de Meung, le Liber lapidum de Marbode, le Carmen ad Astralabium d’Abélard, la majorité des parties versifiées de la Cosmographia de Bernard Silvestre sont en distiques.

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Pour éviter de conférer à ce développement un aspect trop austère, je fais figurer en annexe les données statistiques sur lesquelles il se fonde. Toutefois, il me semblait honnête et raisonnable de conduire scrupuleusement cette étude à laquelle nul ne s’est jusqu’alors adonné, sauf peut-être Samuel Buckley dans sa thèse inédite soutenue en 1965 devant la Tulane University de La Nouvelle Orléans, à laquelle je n’ai pas eu accès8. Il convient par ailleurs de signaler que Jan van Laarhoven consacre quelques pages fort perspicaces à la question dans l’introduction à son édition du poème9, et que je n’y ajouterai sans doute que peu, tant les résultats auxquels j’ai pu parvenir par des voies plus laborieuses rejoignent ses intuitions.

J’envisage donc successivement, sous cette tête de chapitre, les questions de la prosodie, de la structure du vers dactylique, des traits qui me semblent propres à l’écriture en vers de Jean de Salisbury, enfin de son rapport aux intertextes.

1.1. La prosodie, les rares commentateurs le relèvent, est d’une parfaite correction, compte tenu des quelques libertés, d’ailleurs cautionnées par les grammairiens, que s’octroient depuis la fin de l’Antiquité les poètes, concernant par exemple la scansion indifférente des finales en –o, celle, plutôt aléatoire, des noms propres et des mots grecs latinisés – voir par exemple le mot īdēa, dont les deux premières syllabes sont toujours considérées comme longues, contre la prononciation antique. Jean est conscient du fait, et a d’ailleurs une réflexion métatextuelle désinvolte à propos de la scansion d’un mot bien nécessaire à son propos, philologia :

Mercurium iungit, Phīlŏlŏgīa, tibi.

Nec moveat Maurus ponens Phĭlŏlōgĭa : versu

Ponitur interdum sillaba longa brevis (Entheticus, vv. 176- 78, éd. cit., p. 117).

Mercure s’unit à toi, ô Philologie.

Que Maurus ne t’impressionne pas lorsqu’il scande Phĭlŏlōgĭa : parfois, en poésie, on scande longue une syllabe brève.

On notera au passage que le renvoi au grammairien Terentianus Maurus, dont le De litteris, de syllabis et de metris est une référence obligée en la matière, est controuvé, selon l’habitude bien connue de Jean de Salisbury de se prévaloir de la caution d’autorités imaginaires ; ici, à l’évidence, il a dépassé le stade où les questions de scansion peuvent constituer un problème pour l’apprenti.

Toujours au chapitre de la prosodie, Jean n’abuse pas, et même n’use que très peu, de la facilité que s’accordent les versificateurs maladroits d’allonger au temps fort du pied une syllabe brève

8 S.D. Buckley, Entheticus de dogmate philosophorum of John of Salisbury: A Translation and Critical Study, PhD Thesis, Tulane University, 1965 (cité par van Laarhoven, Entheticus, pp. 40-1 et 91 n. 109).

9 Van Laarhoven, Entheticus, pp. 91-5.

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(productio in arsi). Je n’en compte que dix exemples en 1852 vers, et toujours, sauf dans un cas, devant la coupe principale10. C’est la marque du bon élève. Jean maîtrise le rapport entre le lexique et la structure des pieds métriques, mais en somme ni plus ni moins que les versificateurs contemporains de quelque talent.

1.2. On peut s’attendre en revanche que la structure de ses vers reflète des options un peu plus personnelles. On sait en effet que le jeu de substitution aux dactyles (une longue suivie de deux brèves) des spondées (deux longues), aux quatre premiers pieds de l’hexamètre et aux deux premiers du pentamètre autorise seize combinaisons de pieds possibles pour le premier de ces vers, et quatre pour le second – ce qui introduit un peu de jeu dans la contrainte. En fait, à cet égard aussi, Jean reste fidèle aux formules canonisées par l’usage. Les tableaux comparatifs qui figurent en annexe à cette contribution sont à cet égard éloquents. Ils mettent en évidence que la formule privilégiée par notre auteur – un dactyle suivi de trois spondées (DSSS) avant la fin, contrainte, de l’hexamètre – est aussi celle qui est favorisée par la quasi-totalité des grands poètes latins, à commencer par Virgile. Viennent ensuite, assez loin derrière, des formules apparentées, deux dactyles suivis de deux spondées (DDSS), l’alternance dactyle – spondée - dactyle – spondée (DSDS), ou encore l’enchâssement de deux spondées entre deux dactyles (DSSD). Là encore, on est dans des normes assez proches de l’usage antique. A ce propos, j’indiquerai que les spécialistes du vers classique distinguent deux tendances : l’hexamètre virgilien, où prédominent les spondées, et l’hexamètre ovidien, plus agile et virtuose11 – la phonétique du latin veut en effet qu’il ne soit pas si facile d’y trouver des successions de deux brèves. De ce point de vue, Jean se situe dans un entre- deux. Sauf au premier pied, où le dactyle prédomine nettement, dans une proportion de presque sept sur dix, les spondées sont majoritaires, mais le vers pesant qui s’ouvre sur quatre spondées est autant que possible évité, bien plus en tous cas qu’il ne l’est par Virgile. Mais sur ce point encore, Jean de Salisbury rejoint l’usage de la majorité des poètes médiévaux, si l’on excepte ces parangons de classicisme et d’élégance que sont, à la génération qui suit la sienne, les auteurs d’épopées à sujet antique, Gautier de Châtillon et Joseph d’Exeter, capables d’atteindre à la légèreté de l’hexamètre ovidien12.

10 Soit aux vers 147 (si le h ne fait pas position), 691, 957 (devant la coupe hephthémimère), 1077, 1163, 1171, 1413, 1465, 1615 et 1671. On aura remarqué que cette licence se fait plus fréquente dans la dernière partie du poème. Cela suffit-il à renforcer la thèse formulée par certains critiques selon quoi il aurait été composé en deux temps (van Laarhoven, pp. 47-52) ? J’hésiterais à l’affirmer.

11 G. E. Duckworth, Studies in Latin Hexameter Poetry, in «Transactions and Proceedings of the American Philological association », 97 (1966), 67-113; id., Five Centuries of Latin Hexameter Poetry: Silver Age and Late Empire, ibid., 98 (1967), 77-150.

12 J.-Y. Tilliette, Insula me genuit. L’influence de l’Énéide sur l’épopée latine du XIIe siècle, in Lectures médiévales de Virgile. Actes du Colloque organisé par l’École française de Rome (25-28 octobre 1982), Rome, École française, 1985, pp. 121-42.

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Ma remarque suivante porte sur la variation des schémas métriques (patterns)13. A cet égard, Jean me semble assez habile, à la différence par exemple de la majorité des poètes carolingiens, qui privilégient avec insistance trois ou quatre formules14. Sur les seize qui sont disponibles, l’Entheticus en a déjà essayé la moitié dans les seize premiers hexamètres ; au terme des seize suivants, quatre nouveaux patterns, plus rares ou moins naturels, ont été essayés ; enfin ils le sont tous au vers 127 avec le soixante-quatrième hexamètre du poème. A l’inverse, il est exceptionnel que le même schéma soit monotonement répété dans plus de trois hexamètres consécutifs. A propos des quelques très rares occurrences du phénomène, je me suis demandé s’il répondait à une intention expressive particulière. Il ne m’a pas semblé, sauf lorsqu’il s’agit de redoubler un effet de parallélisme syntaxique, comme aux v. 701 et 703 (répétition en début de vers de Natura Deus est unus) et aux v. 1811, 1813 et 1815 (répétition de Istud sola) .

Toujours au chapitre de la structure du vers, j’ai analysé les clausules. Ce point me paraît réellement important, dans la mesure où il sert à des spécialistes de métrique beaucoup plus aguerris que moi, Paul Klopsch et Giovanni Orlandi, de pierre de touche pour l’histoire de la versification dactylique au moyen âge : il permet en effet de différencier l’hexamètre médiéval de l’hexamètre antique15. A partir de Virgile, deux types de fin de vers s’imposent presque sans partage, celui qui fait se succéder un dissyllabe et un trisyllabe tous deux paroxytons (cónde sepúlcro), et celui qui se compose d’un trisyllabe proparoxyton et d’un dissyllabe paroxyton (cóndere géntem). Pour des raisons sans doute phonétiques et peut-être esthétiques, quelques poètes d’époque carolingienne, comme Abbon de Saint-Germain-des-Prés, assez largement suivi par les auteurs des Xe et XIe siècles, retrouvent sans le savoir l’usage de Lucrèce, qui n’hésite pas à placer en fin de vers des mots de quatre syllabes et plus16. Ce qui a pour effet de renverser le rythme de la seconde partie de l’hexamètre qui, de descendant qu’il est dans la poésie classique, se fait ascendant. L’école du XIIe siècle tendra à renouer avec le modèle classique. L’ Entheticus en porte témoignage : les quadri- ou pentasyllabes en fin de

13 Sur cette notion et sa mise en œuvre, voir G. E. Duckworth, Variety and Repetition in Vergil’s Hexameters, in

« Transactions and Proceedings of the American Philological association », 95 (1964), 9-65.

14 E. D’Angelo, Indagini sulla tecnica versificatoria nell’ esametro del Waltharius, Catania, Centro di studi sull’Antico Cristianesimo, 1992, pp. 7-13.

15 P. Klopsch, Einführung in die mittellateinische Verslehre, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1972, pp. 68-86; G. Orlandi, Metrica ´medievale´e metrica ´antichizzante´nella commedia elegiaca: la tecnica versificatoria del « Miles gloriosus » e della « Lidia », in Tradizione classica e letteratura umanistica. Per Alessandro Perosa, cur. R. Cardini – E. Garin – L. Cesarini Martinelli- G. Pascucci, Roma, Bulzoni, t. 1, pp. 1-16 [repris dans : G. Orlandi, Scritti di filologia mediolatina, cur. P. Chiesa – A.-M. Faggioni – R.E. Guglielmetti – G.P.

Maggioni, Firenze, SISMEL – Edizioni del Galluzzo, 2008, pp. 331-43.

16 J. Soubiran, Prosodie et métrique des Bella Parisiacae urbis d’Abbon, « Journal des savants » (1965), 204-331 ; G. Orlandi, Caratteri della versificazione dattilica, in Retorica e poetica tra i secoli XII e XIV, cur. C. Leonardi – E.

Menestò, Perugia – Firenze, Regione dell’Umbria – La Nuova Italia, 1988, pp. 151-69 [repris dans Orlandi, Scritti, pp. 345-59]; id., The Hexameter in the « aetas horatiana », dans Latin Culture in the Eleventh Century.

Proceedings of the Third International Conference on Medieval Latin Studies, ed. M. Herren – C.J. McDonough – R.G. Arthur, Turnhout, Brepols, 2002, t. 2, pp. 240-57 [repris dans Orlandi, Scritti, pp. 373-89].

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vers y sont relativement rares (respectivement 30 et 28 occurrences), et il s’agit, dans près d’un cas sur quatre, de noms propres (Ciceronem, Mandrogero) ou de termes d’origine grecque (philosophantes), plus ou moins affranchis des lois ordinaires de la métrique.

Reste à considérer le système des coupes. En lisant les premiers vers de l’Entheticus, j’ai cru avoir enfin mis le doigt sur une façon de faire propre à Jean de Salisbury. En effet, alors que, depuis le IXe siècle, une tendance à l’hypercorrection, ou bien la routine scolaire – les deux vont souvent de pair -, tendent à imposer le règne à peu près exclusif, mais bien monotone, de la césure penthémimère, notre auteur me paraissait enclin à tester des formules alternatives. Sur les cent premiers hexamètres de l’Entheticus, un sur cinq renonce à la penthémimère au profit de formules certes classiques, mais largement oubliées ou négligées du moyen âge. La plus fréquente est celle qui associe les coupes trihémimère et hephthémimère, comme dans les exemples que voici :

Iste loquax | minimumque dicax | redolet Melidunum (v. 55), ou encore :

Pauca legas | ut multa scias. | Tibi maximus auctor (v. 99).

Dans des cas comme ceux-ci, la rime souligne encore l’effet expressif. Dans le même esprit, on rencontre également la coupe « au trochée troisième », couplée à l’ hephthémimère pour mettre en relief le mot central, comme dans les vers :

Ausibus est fortuna | comes ! | si gratia fastum (v. 83), Materies pretiosa | nimis, | nimis apta decori (v. 393).

En fait, cette proportion de un pour cinq baisse vite et, sur la base d’un sondage conduit sur les 500 premiers vers et les 500 derniers, je parviens à une moyenne beaucoup plus ordinaire, même si elle reste élevée, de 7, 4 % de vers non césurés à la penthémimère. L’incertitude continue de régner sur les circonstances de la composition de l’Entheticus maior, et on ignore si elle s’est étalée dans la durée. Mais il est possible de repérer plusieurs traces formelles d’une évolution au fil du poème allant dans le sens d’une normalisation, comme si la soumission toujours plus grande aux lois de la grammatica bridait le peu de spontanéité de notre poète.

1.3. Aussi, lorsqu’il s’agit d’identifier ce que j’appelais plus haut les « traits spécifiques » à la poétique de Jean de Salisbury, je crains de n’avoir que peu d’éléments remarquables à mettre en évidence.

J’hésiterais en tous cas à caractériser comme tel son refus farouche de l’élision, que ce soit sous la forme de la synalèphe (on n’en trouve que deux dans tout le poème, alors que Virgile en use dans plus d’un vers sur deux)17 ou sous celle de l’aphérèse (quatre exemples en tout)18. Il s’agit en fait,

17 Ainsi, aux v. 91 : Hos libr(i) impediunt…, ou 1807 : Contemnens merit(um) et nomen moechantis abhorret.

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même si elle est portée ici à un point d’exigence extrême, d’une tendance hypercorrecte assez largement partagée par les poètes du XIIe siècle : dans la génération qui suit celle de Jean, les grammairiens Alexandre de Villedieu, Paul le Camaldule, Gervais de Melkley sont unanimes à considérer que l’élision est une facilité coupable que le bon versificateur doit s’interdire, et à juger sur ce point les modernes supérieurs aux anciens. On notera pourtant que les poètes vraiment inspirés par les modèles classiques que sont Gautier de Châtillon et Joseph d’Exeter ont sur ce point la coquetterie de refuser de se plier aux injonctions de l’école, et renouent sans état d’âme avec l’usage antique19.

Vraiment caractéristique me paraît en revanche l’usage par Jean de l’enjambement à l’intérieur du distique, sous forme de rejet ou de contre-rejet Il est assez inégalement distribué dans l’ensemble du poème, et singulièrement fréquent dans la partie qui décrit les doctrines philosophiques des anciens – comme si l’exposé théorique peinait à se couler dans le carcan du vers. En voici un exemple assez spectaculaire :

At Samius tres esse docet, mediamque colonis͡

tradit, at in reliquis algor et aestus agunt.

(…) Et quia certa trium valet esse scientia, veras ͡ tres docet, in reliquis esse poema sinit.

Temperiem mediae faciunt extrema : iubetque͡

ut medium teneat, qui bonus esse cupit.

(…) Pervia spiritibus sunt corpora densa, sed illos͡

nunc cohibet maior arbitriumve Dei20.

Dans ce développement, qui entend énoncer les principes de la pensée pythagoricienne, le procédé revient quatre fois en six distiques. Je n’en ai guère trouvé ailleurs d’emploi aussi massif. Un passage comme celui qui vient d’être cité pourrait être écrit à longues lignes, on ne le distinguerait guère de la prose. J’ai regardé ce qu’il en était à cet égard d’un autre poème didactique en distiques élégiaques, l’Art d’aimer, qui fait du procédé un usage qui n’est pas infréquent, mais toujours malicieux, subordonné à un effet littéraire savoureux et empreint d’ironie21. Le rapprochement peut- être le plus pertinent en termes statistiques serait aux Satires d’Horace (un des auctores favoris de Jean), où la pratique de l’enjambement d’un vers sur l’autre vise à mimer le rythme et le ton de la

18 Par ex., aux v. 801 : Tamen error in illa (e)st, et 1251 : Vivere sincere pars optima philosophandi (e)st.

19 Cf. Klopsch, Einführung…, pp. 79-87.

20 Vv. 745-46, 749-52, 755-56 (éd. van Laarhoven, p. 155).

21 E.g. Ov., Ars 1, 269-70 : Prima tuae menti ueniat fiducia, cunctas /͡ Posse capi...; 1, 605-6 : Fuge, rustice, longe /͡ Hinc, Pudor...

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conversation courante22. Mais là encore, elle soutient une recherche d’effet. L’exposé de la philosophie pythagoricienne ne relève pas quant à lui des jeux de l’ironie ni de l’anecdote du quotidien. Plus qu’un souci expressif, je vois de la maladresse dans cet usage de Jean, à l’étroit dans son vers, dont le medium littéraire paraît ici mal adapté à son objet.

Il me semble en revanche beaucoup plus adroit dans son recours, ou plutôt son absence de recours, aux mots-outils peu chargés sémantiquement, ces chevilles, en latin tibicines, mis à contribution par les poètes laborieux pour trouver les deux brèves successives indispensables à la construction du dactyle, les quoque, scilicet, etenim, etc… Jean réussit à épargner à son lecteur ces médiocres expédients. J’ai toutefois relevé avec curiosité qu’il est (presque) celui de tous les poètes latins qui utilise le plus l’adverbe de temps interdum, « pendant ce temps » ou « parfois ». On le rencontre quinze fois en 1852 vers, alors qu’il est presque absent des œuvres de Virgile et d’Horace, totalement de celle de Lucain. On en trouve treize occurrences dans les Métamorphoses d’Ovide, mais celles-ci comptent près de 12'000 vers. Non, le seul poète qui manifeste plus de prédilection encore que Jean de Salisbury pour interdum, c’est Lucrèce – 45 emplois dans le De natura rerum. La chose m’intrigue.

Tout amateur de textes rares qu’il soit, je ne pense pas que Jean ait pu connaître autrement que par quelques vers semés au gré des florilèges prosodiques l’œuvre de Lucrèce, qui ne se trouve pas au XIIe siècle en Angleterre. Je transmets la question à plus compétent que moi.

1.4. Cette référence m’amène enfin à la question des échos interextuels. On sait que la poésie métrique médiévale réutilise volontiers des formules, clausules voire hémistiches qu’elle emprunte aux auteurs antiques, pour des raisons à la fois, ou tour à tour, pratiques et esthétiques. Jean de Salisbury ne fait pas exception, et son éditeur a enregistré plusieurs de ces rencontres, citations littérales ou loci paralleli, qu’on aurait d’ailleurs attendus encore plus nombreux de la part d’un tel lecteur des classiques, surtout abondants au début du poème. Van Laarhoven ne disposait pas des outils électroniques qui nous aident aujourd’hui à repérer ces reprises. J’ai pu grâce à eux enrichir la liste d’un certain nombre d’unités, notamment des renvois à la poésie chrétienne de l’Antiquité tardive, ou à celle du haut moyen âge23. Je me borne ici à qualifier la nature de ces remplois. En bref,

22 E.g. Hor., serm. 1, 9, 74-77 : Casu uenit obuius illi /͡ aduersarius et : « Quo tu, turpissime ? » - magna /͡

inclamat uoce, et : « Licet antestari ? » Ego uero /͡oppono auriculam…

23 Pour n’en prendre que quelques exemples, v. 11, virtutis origo : Marius Victorius, Alethia, praef., v. 1 ; v. 15, In (se) convert(unt)… corda vicissim : Hériger de Lobbes, Vita Ursmari 1, 419 (on se demande où et comment Jean de Salisbury a eu accès à ce texte, mais le rapprochement est incontestable) ; v. 27, verba capessit : Aldhelm, c. 4, 8, 15 ; v. 31, mente loquentis : Cyprianus Gallus, Hept. Jos. 40 ; v. 171, praeclarus haberi : Alcuin, c. 62, 3 ; v. 185, sub (verborum) tegmine vera latent : Théodulphe, c. 45, 20 ; v. 193, fallacia verbi : Paulin de Périgueux, Vita Martini 5, 349 ; v. 669, fantasmata au dactyle cinquième se trouve notamment chez Prudence (ham. 59; c. Symm.2, 857) et chez Aldhelm (virg. 135) ; v. 1299, perpessa tirann(os) : Aldhelm, virg. 2427 ; v.

1303, feritate leonem : Aldhelm, virg.790. On trouve aussi plusieurs échos de la poésie d’Hildebert de Lavardin et, sous réserve des questions de chronologie, à la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth.

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ils peuvent être de trois types : neutres, pour les reprises purement formulaires, empruntant au vaste stock des clausules canonisées (ou fossilisées…) par la tradition; harmoniques, si le texte-source contribue à éclairer l’intention de son imitateur ; contrastifs, si au contraire celui-ci, en décontextualisant celui-là, en renverse le sens, prenant avec lui une distance souvent ironique.

Autant que je puisse en juger, Jean n’est pas très friand de ces jeux intertextuels, et les citations implicites dont il parsème son poème, sauf celles de Juvénal et d’Horace dans la partie satirique, relèvent plutôt du premier type, et ne visent pas à produire d’effet de sens – contrairement à ce qui se passe dans le Policraticus, où l’usage d’innombrables citations conçues comme autant de stratagemata répond à une intention rusée24. Sans doute aussi est-ce qu’il a conscience de l’originalité de son propos, sans beaucoup de points de contact autres que purement verbaux avec les poètes antiques qu’il met à contribution.

Que retenir au bout du compte de cette exploration plutôt aride ? D’abord que Jean est un bon artisan, quelqu’un qui connaît son métier, et qui n’a pas suivi en vain les leçons et « prélections » de Bernard de Chartres lorsque celui-ci commentait les poètes. Il utilise en général avec intelligence et élégance l’outil métrique, même si celui-ci le gêne çà et là aux entournures. Mais aussi – et cela est peut-être plus surprenant de la part d’un défenseur aussi ardent des anciens contre les modernes – que les techniques qu’il met en œuvre (le refus de l’élision, le traitement des finales) sont celles de la

« nouvelle poétique » telle que, peu après, Matthieu de Vendôme va en formuler les règles. S’il rejette les rythmes un peu lourds et barbares, comme la rime léonine, de la poésie du XIe siècle, il ne va pas pour autant, à la différence de Gautier de Châtillon, qu’il a peut-être connu25, restaurer les formes antiques de la versification dans leur pure authenticité.

2- Stylistique

Cette adhésion aux formes que réglemente la poétique contemporaine s’inscrit pourtant d’abord et avant tout dans l’emploi massif des figures de style, peu prisé des poètes anciens, à l’aune duquel en revanche les arts d’écrire en vers de la fin du XIIe et du début du XIIIe siècle mesurent la poéticité d’un texte. Comme sa prose ne le laisse pas forcément supposer, Jean de Salisbury est passé maître dans la mise en œuvre de ces jeux verbaux souvent réjouissants. J’en ai repéré au fil du texte une bonne vingtaine d’exemples – et encore, en me limitant aux plus spectaculaires. Pour éviter toutefois

24 D’une vaste bibliographie sur le sujet, on retiendra avant tout P. von Moos, Geschichte als Topik. Das rhetorische Exemplum von der Antike zur Neuzeit und die historiae im « Policraticus » Johanns von Salisbury, Hildesheim – Zürich – New York, Olms, 1988.

25 Vu le peu que nous savons de la carrière de Gautier de Châtillon, cette hypothèse, construite sur des bases bien fragiles, est au moins aventureuse (cf. Walter of Châtillon. The Shorter Poems. Christmas Hymns, Love- Lyrics and Moral-Satirical Verse, edited and translated by D.A. Traill, Oxford, Clarendon, 2013, p. xvi-xvii).

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d’alourdir ou de délayer à l’excès mon propos, je me bornerai ici à en passer rapidement en revue un petit florilège, avant de m’attarder un peu sur un extrait plus long.

2. 1. Les « figures de mots » (figurae verborum) fondées sur des effets d’écho, accompagnés ou non de variations minimes que soulignent des structures syntaxiques et métriques parallèles ou au contraire enchâssées, sont très caractéristiques de la manière de Jean de Salisbury. Puisque j’ai dû à regret sacrifier une partie des glanes que j’avais recueillies, je tiens à faire observer à titre de préalable que ces jeux verbaux ne sont pas également répartis sur tout le poème (à la différence de ce qui se passe dans les textes – modèles, comme le Piramus et le Tobias, que compose Matthieu de Vendôme pour servir d’illustration, en forme d’exercice scolaire, à son art poétique). C’est donc que, là où elles adviennent, elles soutiennent une intention qui va au-delà du souci d’exhiber sa propre virtuosité. Cette intention est si transparente dans les exemples qui suivent qu’elle n’exige pas un bien long commentaire :

a. Figure d’énumération (congeries) :

Unde superbus erit, si se speculatur ad unguem :

terra cinis vermis faex vapor umbra lutum !26 (vv. 925-6).

En guise d’avertissement à l’orgueil de qui oublierait sa condition mortelle, l’énumération en asyndète de termes imagés parfaitement synonymes entre eux inscrit dans la langue la caducité de l’homme. En somme, l’Ecclésiaste condensé en un vers…

b. Figure de « fragmentation » (articulus) : auditus verbi, librorum lectio, sollers cura, quies studii apta , fidelis amor - Optat in eloquio si qui praeclarus haberi, indubitanter ei quod cupit ista dabunt : ingenium pollens, memoris quoque pectoris usus,

artis opes, vocis organa, sermo frequens27 (vv. 169-174).

Les cinq qualités requises du bon étudiant ont symétriquement pour effet cinq compétences, qui correspondent grosso modo aux cinq parties de la rhétorique. La figure ici mise à profit s’apparente au zeugme, l’artifice d’écriture préféré de Matthieu de Vendôme.

c. Voici maintenant l’arsenal divers des figures de la répétition (repetitio) : c’. (…) homo verus verus Deus idem28 (v. 711) ;

Nam quo plura leges, restant tibi plura legenda,

26 « D’où tirera-t-il orgueil s’il se contemple en vérité : terre, cendre, ver, ordure, ombre, fange ! »

27 « L’écoute de la parole, la lecture des livres, le zèle diligent, le repos convenable à l’étude, l’affection loyale – qui souhaite passer pour un orateur illustre, cela offrira sans aucun doute à son désir puissante intelligence, cœur accoutumé à retenir, ressources de la technique, instrument de la voix, aisance d’expression ».

28 « Homme vrai vrai Dieu à la fois ».

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et quo plura docent, plura docenda docent29 (vv. 97-98).

La répétition mot pour mot, spécialement brutale dans le premier exemple, souligne la vérité du mystère de l’Incarnation, comme, dans le second, la nécessité de l’étude.

c’’. Muneris est usus munus amare datum, muneris est usus discernere cuncta potenter, muneris est usus cultus amorque boni, muneris est usus rerum cognoscere fructus, muneris est usus ad meliora trahi, (…)

muneris est usus summus amare Deum30 (vv.644-648 et 650).

L’anaphore presque litanique proclame l’infinie générosité de Dieu, dans un passage de tonalité mystique qui entreprend de nouer entre elles la lumière de la science et celle de l’amour.

c’’’. Infelix igitur domus est et poena bonorum, quae rectore carens sub ciniflone gemit.

Infelix equidem nimis est et praeda volonum31 (vv. 1713-1715).

Dans la partie satirique, le redoublement des sonorités met en équivalence le châtiment des gens de bien et la rapacité des mercenaires, dans la cité – malheur à elle ! – dont le roi est un coiffeur… La répétition prend ici la forme du parallélisme.

d. Dans le même esprit, on rencontre régulièrement la figure commutatio32, ici soutenue en outre par un polyptote et une paronomase :

Urbs vitiis corrupta suis corrupit et orbem33 (v. 1173).

La reprise du verbe corrumpere aux voix active et passive au cœur d’une structure en chiasme dénonce la contagion du mal, qui, après la ville (urbs), infecte le monde (orbis).

e. L’allitération34 se renforce dans l’exemple que voici d’une anadiplose – reprise au début d’un vers des mots qui terminent le vers précédent :

… sed sub verborum tegmine vera latent.

Vera latent rerum variarum tecta figuris ;

nam sacra vulgari publica iura vetant35 (vv. 186-188).

29 « Car plus tu lis, plus il te reste à lire, et plus on t’apprend, plus on t’apprend qu’il faut apprendre ».

30 « L’usage du bienfait [sc. le don de la lumière divine], c’est aimer le bienfait donné ; l’usage du bienfait, c’est d’être apte à tout percevoir; l’usage du bienfait, c’est le culte et l’amour du bien; l’usage du bienfait, c’est connaître le fruit des choses; l’usage du bienfait, c’est d’être entraîné à mieux faire; l’usage suprême du bienfait, aimer Dieu ».

31 « Donc, malheureuse est la demeure, et torture pour les gens de bien, lorsque, privée de gouverneur, elle geint sous le joug d’un friseur, oh oui ! malheureuse à l’excès, et pâture des mercenaires ».

32 Le terme de « chiasme » n’appartient pas à la rhétorique classique.

33 « La cité par les vices corrompue corrompit aussi l’univers ».

34 Le latin classique n’a pas de terme pour désigner cette figure qu’il tend volontiers à juger cacophonique (cf.

les commentaires des rhéteurs sur le célèbre vers d’Ennius O Tite tute Tati tibi tanta tyranne tulisti) ; le mot grec qui la désigne est homéoprophoron. Alliteratio apparaît à la fin du XVe siècle sous la plume du poète humaniste Giovanni Pontano.

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La récurrence de la voyelle initiale, et même de la syllabe initiale, dans les mots vera et verba, qui se voient ainsi conférer une vague parenté étymologique, attire l’attention sur une réflexion importante à propos de la fonction de la poésie – j’y reviendrai bientôt.

f. De même l’annominatio, la figure préférée peut-être des écrivains médiévaux qui savent tirer du choc de termes phonétiquement voisins, mais sans parenté étymologique, de puissants effets poétiques, comme c’est le cas dans les vers que voici :

Quid prodest lingua diserta ? nihil.

Namque diserta nocet, si sit deserta superno munere36 (vv. 1252-1254),

ou encore :

Factio Mandrogeri licitum libitumque coaequat37 (v. 1375).

Le premier exemple met ici en évidence la sentence cicéronienne placée en exergue du Policraticus, selon quoi l’éloquence, lingua diserta, privée de la sagesse (deserta superno munere), n’est qu’un néant ; le second, que pour le tyran dont Mandrogerus est l’homme-lige, le bon vouloir du prince, libitum, tient lieu de loi morale, licitum.

g. Je ne voulais pas terminer cette fastidieuse énumération sans citer l’oxymore qui résume la pensée politique de Jean, et que reprendront Alain de Lille et Jean de Meung, mais pour l’appliquer à l’amour :

Gloria, dulce malum, magnorum pectora mulcet.

(...) Quos caro non flectit, nec amor pervertit habendi, gloria de facili precipitare solet38 (vv. 915 et 917-8).

2.2. A côté de ces éclats parfois fugaces, il est quelques développements plus importants dont l’écriture est spécialement travaillée. Dans l’ensemble de l’Entheticus, je relève surtout deux passages où les jongleries verbales du type de celles qui viennent d’être décrites se déploient de façon spectaculaire sur un nombre de vers plus important. Ces morceaux de bravoure appartiennent respectivement à la partie philosophique et à la partie satirique du poème, dont ils représentent en quelque sorte l’acmé. Le second, entre autres inspiré du licencieux Pétrone, dont Jean est un des très

35 Mais sous le couvert du verbe gît le vrai. Gît le vrai, couvert sous la forme d’êtres divers ; car les lois communes interdisent que le sacré soit divulgué.

36 A quoi est utile une parole diserte ? à rien. Car la parole diserte est nuisible, si elle est désertée du secours d’en-haut.

37 « Le parti de Mandrogerus fait équivalents loisir et bon plaisir ». Dans cette section de l’Entheticus,

Mandrogerus est le pseudonyme du conseiller royal flatteur et cupide ; on peut rappeler que c’est aussi le nom de l’esclave fripon, dans la comédie pseudo-plautinienne Querolus, qui sert de modèle à l’Aulularia de Vital de Blois, composée vers le milieu du XIIe siècle en territoire Plantagenêt. Sur l’identification, bien hypothétique, du modèle historique de ce personnage, voir van Laarhoven, Entheticus, t. 2, pp. 382-3.

38 La gloire, malheur doux, flatte l’esprit des grands (…). Ceux que la chair ne fait plier ni que l’amour de posséder ne pervertit, la gloire, d’ordinaire, est prompte à les abattre.

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rares lecteurs médiévaux, stigmatise avec verve la décadence des mœurs, qui découle nécessairement de la loi du tyran (vv. 1335-1350). Il le fait au moyen de chiasmes (v. 1339, Hic, metui gaudens, dedignabatur amari, « Lui, joyeux d’être craint, dédaigne d’être aimé. »), d’antithèses (v.

1342, Quicquid agant [sc. tiranni], possint omnia, iura nihil, « quoi qu’ils fassent, ils peuvent tout, le droit rien. »), d’allitérations et de parallélismes (vv. 1349-50, Qui nimis optat opes (…) / in scelus omne ruit, pronus ad omne nefas, « Qui trop recherche la richesse (…) se rue vers tous les crimes, ardent à tous forfaits »)39.

J’ai toutefois préféré présenter en détail, au risque de décevoir le lecteur, les vers moins folâtres, qui concluent en apothéose l’éloge de la Sagesse, Philosophia, tout en exaltant les bienfaits de l’étude :

Ordine cuncta geri praescribit Philosophia, et statuit cunctis rebus inesse modum.

Ordine cuncta docet, causamque modumque legendi tradit et in cunctis artibus ordo placet.

Hac duce prima rudes adeunt elementa loquendi, provecti gradibus dogmata quaeque legunt.

Ordine, lege, modo, dispensat dogmata prudens ; contra, nugifluis lex, modus, ordo perit.

Nugifluus verbum sine tempore fundit ineptus ; verbaque prudentum factaque tempus habent.

Ne cures stultus quid fingat quidve loquatur, cuius ab eloquio laus tibi nulla venit.

Si laudem capias, placeat tibi lex, modus, ordo : his sine non extat gloria, vel brevis est.

Ordine cuncta vigent et gaudent lege modoque, quae si quis potuit spernere, iure perit.

Confundi meruit, quem nullus continet ordo ; quique modum nescit, deperit absque modo ; quem lex non cohibet, dissolvit culpa, solutum in mala praecipitat, praecipitemque necat.

Ordo sit ergo bonis vivendi, sitque loquendi,

cum lingua mentem lex, modus, ordo regant (vv. 325-346).

« La Philosophie prescrit que tout soit accompli selon un ordre, et décide qu’en toute chose réside sa mesure.

Elle enseigne toute chose en ordre, transmet à la fois la raison et la mesure de l’étude, et en toutes les sciences, l’ordre est source de plaisir. Sous sa conduite les débutants accèdent aux premiers rudiments de l’éloquence, les plus avancés étudient toutes les théories. C’est selon l’ordre, la règle, la mesure, que le sage diffuse les théories ; à l’inverse, les robinets à sornettes réduisent à néant l’ordre, la règle, la mesure. Le stupide robinet à sornettes ouvre à contretemps la bonde à sa parole ; les paroles et les actes des sages viennent en leur temps. N’aie cure de ce qu’invente ou raconte le sot : tu n’as de son discours aucun honneur à retirer. Si tu obtiens l’honneur, prends plaisir à la règle, à la mesure, à l’ordre : sans eux, la gloire n’existe pas, ou passe vite. Toutes choses tirent force et joie de l’ordre, de la mesure, de la règle ; celui qui peut les mépriser est justement anéanti. Il mérite d’être confondu, celui que ne réfrène aucun ordre ; celui qui ignore la mesure est sans mesure réduit à néant ; celui que la règle ne contraint pas, le péché le brise, une fois brisé le précipite dans le mal, et le tue quand il est au fond du précipice. Que donc les gens de bien respectent l’ordre dans leur vie et dans leur parole – puisque c’est au moyen de l’éloquence que règle, mesure, ordre, gouvernent l’esprit. »

39 On trouvera un commentaire minutieux de ce passage, et en particulier le décryptage des noms de prostituées célèbres dont il est émaillé, dans van Laarhoven, Entheticus, t. 2, pp. 379-81.

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Ce développement revêt la forme d’une véritable danse autour des trois termes qui définissent la sagesse tout en organisant son étude, ordo, lex et modus. J’ai essayé vaille que vaille de traduire typographiquement les figures de mots dont le passage est littéralement saturé : l’anaphore en début de distique, à trois reprises, de la junctura Ordine cuncta ; le retour obsédant, mais selon un ordre qui varie, des trois substantifs ordo, lex et modus ; les polyptotes, soit la reprise, au centre du passage, du même mot à des cas différents, prudens / prudentum, nugifluus / nugifluis40, tempore / tempus, laus / laudem ; les synonymies nugifluus, ineptus, stultus ou laus et gloria ; la figure de gradatio des vers 343-344, dissolvit… solutum, praecipitat… praecipitem qui manifeste le caractère inéluctable du processus décrit ; les homéotéleutes ou rimes internes vigent / gaudent, spernere / iure, ordo / modo, vivendi / loquendi, qui introduisent connivence ou contraste entre les mots ainsi associés. Ce maillage de figures est tellement dense que l’on a l’impression que chaque mot occupe sa place exacte, qu’il ne pourrait échanger contre aucune autre.

Je ne pense pas pour autant qu’il s’agisse de pure pyrotechnie verbale, mais que, dans un morceau de bravoure comme celui-ci, le jeu des mots et le jeu sur les mots, que la prose hésiterait sans doute à s’autoriser, tend aussi à construire le sens. Il serait trop long d’en faire la démonstration détaillée, mais, si je me borne à examiner le dernier distique, la rime vivendi / loquendi souligne que, pour les gens de bien, la vie et la parole, l’existence et l’éloquence, sont l’une et l’autre, et de la même façon, réglées par ordo. C’est le vieux couple cicéronien formé par sapientia et eloquentia, déjà plusieurs fois évoqué, qui se laisse deviner là. Mais aussi, la triade ordo, lex, modus ne renvoie-t-elle pas à l’organisation harmonieuse du cosmos telle que l’a voulue le Dieu créateur – ou encore, tout aussi bien, mais au niveau du microcosme, les principes du gouvernement juste ? Les grands thèmes de Jean, amour de la sagesse, harmonie politique, soumission à la loi divine, se voient ainsi noués en gerbe.

3. Rhétorique

J’aimerais dès lors conclure en formulant quelques hypothèses sur ce que peuvent bien être la fonction et l’efficace de la poésie selon Jean de Salisbury. L’Entheticus partage quelques traits avec le Metalogicon, l’exposé des doctrines philosophiques, et avec le Policraticus, la critique de la société de cour. Mais notre poème reste, sur le plan philosophique, plus doxographique que spéculatif, et, sur le plan politique, plus satirique qu’analytique. Les grands chartrains, Bernard Silvestre et Alain de Lille, confient au medium versifié le soin d’exprimer des vérités que le raisonnement discursif de la

40 Une création verbale typique de Jean de Salisbury, grand pourfendeur de nugae et de nugatores (cf. Van Laarhoven, Entheticus, t. 2, p. 288).

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prose peine à formuler41. J’ai le sentiment qu’un tel propos, selon quoi la poésie est un langage qui va au-delà du langage, est étranger à Jean. Elle reste pour lui exercice d’école, mais au sens noble du terme. Comme il l’écrit à la fin du livre 1 du Metalogicon, après la description des leçons de Bernard de Chartres, ce virtuose de l’enarratio poetarum,

Nequis tanquam parva fastidiat grammaticae elementa. Non quia magnae sit operae discernere a vocalibus consonantes, easque ipsas in semivocalium numerum mutarumque partiri, sed quia interiora velut sacri huius adeuntibus apparebit rerum multa subtilitas, quae non modo acuere ingenia puerilia, sed exercere altissimam quoque eruditionem ac scientiam possit (Metalogicon 1,25)42.

Que nul ne conçoive du dégoût pour les premiers rudiments de la grammaire, au motif qu’ils seraient peu de chose. Non que ce soit un grand effort de distinguer les voyelles des consonnes et de classifier ces dernières en semi-voyelles et en muettes, mais parce qu’à ceux qui accèdent au cœur de cette espèce de sanctuaire apparaîtra la grande subtilité des choses, capable non seulement d’aiguiser l’intelligence des enfants, mais aussi de mobiliser l’érudition et la science les plus profondes.

Il y aurait donc quelque chose comme du sacré dans les jeux de lettres… La poétique, venait d’affirmer Jean, est du ressort exclusif de la grammaire. Sur la base des analyses qu’il fournit dans ce passage, la poésie revêt une vertu pédagogique. Elle est propre à susciter les affects, et donc à engager l’être tout entier de qui la reçoit. Elle a aussi force mnémotechnique, en ce que l’écho des sonorités et la régularité des rythmes soutient l’apprentissage43. Enfin, elle est voile d’une vérité cachée : sub verborum tegmine vera latent. Vera latent rerum variarum tecta figuris, dit un vers que j’ai cité plus haut. Faut-il voir dans cette vérité un savoir transcendant ? encore une fois, je ne le pense pas. Ce que notre auteur vise ici, c’est la nécessité de décrypter les aspérités de l’expression figurale pour accéder à la connaissance. Un savoir se retient mieux si on doit le conquérir de haute lutte : « Ce qui est caché est plaisant, ce qui est connu du vulgaire ne vaut pas grand-chose » (abdita placent, vilescunt cognita vulgo, Entheticus, v. 140). Il me semble qu’on est là en présence d’une nouvelle façon de penser la poésie didactique, qui, dans les siècles précédents, se limite à un énoncé descriptif, un pur et simple catalogue, les pierres de Marbode ou les plantes guérisseuses du Macer Floridus. Nous aurions donc ici, avec cette coopération exigée du lecteur à la construction du sens – les formes de l’expression fournissant à cette fin autant d’indices - , l’amorce encore un peu tâtonnante de ce que seront les grands poèmes scolaires du tournant des XIIe et XIIIe siècles, le Grécisme ou la Poetria nova.

41 P. Bourgain, La conception de la poésie chez les chartrains, in Aristote, l’école de Chartres et la cathédrale.

Actes du colloque européen des 5 et 6 juillet 1997, Chartres, AACMEC, 1997, pp. 165-79 [repris dans Bourgain, Entre vers et prose. L’expressivité dans l’écriture latine médiévale, Paris, École des chartes, 2015, pp. 207-21].

42 Ioannes Saresberiensis, Metalogicon, ed. J. Bursill Hall, aux. K.S.B. Keats-Rohan, Turnhout, Brepols, 1991 (CCCM 98), p. 55.

43 A. Grondeux, Le Graecismus d’Évrard de Béthune à travers ses gloses. Entre grammaire positive et grammaire spéculative du XIIIe au XVe siècle, Turnhout, Brepols, 2000, pp. 36-40.

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Est-ce à ce goût pour le second degré qu’il faut attribuer la forme des développements satiriques de la dernière partie de l’Entheticus, cette peinture bouffonne d’un monde à l’envers dont les tristes protagonistes, camouflés sous des pseudonymes, sont (pour nous en tous cas) malaisés à identifier ? Fidèle au parti que j’ai pris d’en rester au niveau de l’analyse formelle, je n’ai pas rendu la justice qu’elle mérite à cette évocation que son caractère parfois énigmatique n’empêche pas d’être fort savoureuse. Jan van Laarhoven et Ronald Pepin s’en sont fort bien chargés, montrant notamment que Jean y fait montre de la verve sarcastique bien caractéristique de la poésie anglo-latine du XIIe siècle44. Sur le plan formel, ce développement partage plusieurs traits – l’usage du distique, le surnom de certains personnages – avec le genre fort populaire dans les cercles intellectuels du monde Plantagenêt de la « comédie élégiaque »45. Notre auteur a-t-il voulu mettre ici en pratique l’esthétique du spoudaiogélaion, du mélange du rire et du sérieux, du cocasse et du sublime, à l’instar d’un auteur à qui il adresse un vibrant éloge aux vers 199-222 de l’Entheticus, Martianus Capella, saint patron des arts libéraux ? ou appliquer la leçon de Lucrèce, instruire en divertissant ? Le fait est que la suture entre les parties philosophique et satirique du poème, réduite à un tamen (v.

1277), est maladroite et fonctionne mal, à la différence de ce qui se passe dans le Policraticus avec l’entremêlement permanent des registres. Cela explique peut-être le succès assez médiocre de l’Entheticus.

Cela m’amène pour finir à formuler avec prudence une hypothèse. Comme il a déjà été rappelé plusieurs fois, on sait peu de chose des circonstances et de la chronologie de la composition de l’Entheticus maior. Mais on serait tenté d’y voir une sorte de « galop d’essai », ou plutôt d’expérimentation46. L’aspect de mosaïque stylistique et thématique qui caractérise le texte donnerait à penser qu’il est l’œuvre d’un auteur peut-être frais émoulu de l’école, dont il essaie de rassembler les enseignements avec un zèle un peu brouillon, et qui fait ses gammes et cherche sa manière, en testant son talent dans les divers registres qui nourriront ensuite son inspiration.

Pourquoi à cette fin le choix du medium versifié ? Il n’a rien d’étonnant de la part de l’ancien élève

44 Van Laarhoven, Entheticus, t. 2, pp. 372-413; R.E. Pepin, John of Salisbury as a Writer, in A Companion to John of Salisbury, ed. C. Grellard – F. Lachaud, Leiden-Boston, Brill, 2015, pp. 147-79 (pp. 151-6).

45 Il est remarquable que celle-ci – en particulier le Geta Vital de Blois et le Babio sans doute d’origine anglaise – prennent volontiers pour cibles les faux savants, adeptes des doctrines modernes, qui ressemblent par biens des traits – paresse intellectuelle, logorrhée creuse, cupidité sans frein - à ces « cornificiens » honnis de Jean de Salisbury (cf. F. Bertini, Il ‘Geta’ di Vitale di Blois e la scuola di Abelardo, in « Sandalion », 2 (1979) 257-65 ; E.

Tacchella, Giovanni di Salisbury e i Cornificiani, ibid., 3 (1980), 273-313).

46 Le titre d’Entheticus, décidément mystérieux, a suscité un grand nombre de tentatives d’interprétation souvent fort ingénieuses (Van Laarhoven, Entheticus, pp. 16-17). Je m’en tiendrai à celle qui me semble la plus simple, celle de van Laarhoven lui-même, pour qui le terme renverrait au genre du manuel propédeutique (« introductory survey », « compendium for beginners », « Einführung ») ; cela désigne assez justement le contenu du poème, et s’applique également au rôle d’introduction et de compendium que l’autre Entheticus joue vis-à-vis du Policraticus – sans oublier que, si mon hypothèse est juste, le mot signalerait en outre l’« entrée en matière » de Jean lui-même dans le monde des lettres.

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de Bernard de Chartres, le commentateur des poètes. Le prestige de la poésie lui vaut alors de servir de vecteur à des contenus conceptuels, et Jean peut se prévaloir du modèle de son autre maître Pierre Abélard et de son Carmen ad Astralabium en distiques, ou de celui de la Cosmographia mi- prosaïque mi-versifiée de Bernard Silvestre, qui vaut d’emblée à son auteur un vif succès, surtout en Angleterre, et que Jean citera dans le Policraticus.

Si j’ai parlé d’expérimentation, c’est que Jean entreprend d’innover, en adoptant, à la différence d’Abélard qui reste fidèle à une phraséologie poétique très traditionnelle, les principes de la

« nouvelle poétique », qui sature l’expression de figures de rhétorique47. Mais notre auteur, en poésie bon élève sans génie, peine à tenir la distance, et n’a pas l’invention verbale qui sera celle d’Alain de Lille ou de Geoffroy de Vinsauf. L’essai va donc tourner court. Le meilleur de son inspiration, sa dimension éthique et satirique, sera mis à contribution dans l’Entheticus bref, celui qui sert d’introduction au Policraticus. Mais Jean a bien dû s’aviser entre-temps que son écriture n’était pas aisément compatible avec le carcan, ou le ronron, du vers. Il lui préférera un mode de composition beaucoup plus libre et personnel, la prose « à sauts et à gambades » du Policraticus48. Oserai-je affirmer que ce choix était judicieux ?

47 J.-Y. Tilliette, La création littéraire du XIIe siècle vis-à-vis de la tradition : fidélités et ruptures, in Tradition, Innovation, Invention. Fortschittsverweigerung und Fortschittsbewusstsein im Mittelalter, ed. H.-J. Schmidt, Berlin – New York, De Gruyter, 2005, pp. 425-39.

48 Les circonstances matérielles sont peut-être également en cause : il faut du temps et du calme pour polir et limer des vers métriques, surtout si l’on doit les charger de figures de style sophistiquées. Les missions diplomatiques et autres tâches de chancellerie dont Jean est chargé ne lui en laissent guère le loisir, quand le Policraticus porte parfois – et c’est ce qui contribue à son charme – la marque de l’urgence, de l’improvisation, de la discontinuité.

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ANNEXE

Structure des vers dans l’Entheticus maior. (1) Hexamètres.

(D : dactyle, S : spondée – les patterns sont classés par ordre de fréquence décroissante) Ioh. Sar., Entheticus

Nombre de vers

Ioh. Sar., Enth.

%

Verg., Aen.*

%

Ov., Met.*

%

DSSS 153 16, 52 14, 39 12, 57

DDSS 97 10, 47 11, 81 13, 08

DSDS 93 10, 04 11, 14 11, 23

DSSD 84 9, 07 5, 71 11, 48

DDDS 70 7, 56 6, 83 8, 81

SDSS 67 7, 23 9, 59 4, 36

DDSD 58 6, 26 4, 65 11, 20

SSSS 50 5, 40 7, 07 1, 29

SDDS 43 4, 64 5, 94 1, 68

DSDD 42 4, 53 3, 60 7, 54

SSDS 41 4, 42 5, 98 1, 68

DDDD 39 4, 21 2, 12 5, 69

SDSD 30 3, 24 3, 79 3, 75

SSSD 29 3, 13 3, 01 1, 38

SSDD 16 1, 72 2, 34 1, 22

SDDD 14 1, 51 1, 98 1, 99

*J’emprunte les chiffres, cités à titre comparatif, concernant l’Énéide et les Métamorphoses, à D’Angelo, Indagini, p. 3-4.

(2) Pentamètres**

Nombre de vers %

DS 193 38, 6

DD 127 25, 4

SD 104 20, 8

SS 76 15, 2

** Statistique portant sur les 1000 premiers vers, soit les 500 premiers pentamètres, de l’Entheticus.

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