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La société civile : un concept de son espace-temps

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La société civile : un concept de son espace-temps

ALIGISAKIS, Maximos

Abstract

Ce texte présente les articles composant le numéro collectif en insistant sur la pluralité des approches théoriques et des contextes particuliers. En outre, une synthèse typologique est proposée en mettant en relief les points communs et les différences entre les études de cas.

ALIGISAKIS, Maximos. La société civile : un concept de son espace-temps. Transitions , 2001, vol. 42, no. 2, p. 7-16

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:22803

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La société civile est une notion floue. Ce n’est pas la présente collection d’articles, sur l’application du terme à l’Est européen, qui nous démentira. Les contributions théoriques ou les études de cas qui composent ce numéro de “Transitions” sont le fruit d’une recherche non-orientée sur la société civile. De manière délibérée, nous n’avons pas voulu “canaliser” nos contributeurs en donnant de consignes précises (par ailleurs extrêmement difficiles au niveau conceptuel) afin qu’ils se sentent libres de suivre le chemin de leur choix.

Notre but, mais sans le rechercher à tout prix, a été de trouver confirmation de la conception plurielle, sinon pluraliste de la société civile. Nous nous excusons, par avance, auprès des personnes aspirant, légitimement peut-être, à une lecture plus précise ou plus codée de la réalité examinée. Mais finalement, notre approche n’est-elle pas également un hommage aux forces vives de ces sociétés en mutation, fragiles et palpitantes ?

Il est donc très intéressant d’observer comment la société civile se décline dans les textes qui composent ce numéro. Chacun des auteurs lui donne une autre définition, se réfère à d’autres penseurs, analyse d’autres dimensions. Ainsi les uns se sont fixés sur les ONG et les associations, les autres sur la position des intellectuels, des leaders politiques ou de l’opinion publique, d’autres enfin ont privilégié les enjeux de l’identité, la construction des rapports horizontaux ou la marche de la société. Dans les paragraphes qui suivent nous donnerons quelques aperçus de cet arc-en-ciel qui traverse les pays de l’Europe centrale et orientale, des Balkans à la Mer Baltique, du Sud-Est au Nord-Est en passant par l’Europe du “Milieu”.

Avant d’examiner les cas particuliers, considérons les deux articles d’ordre théorique et général, études quelque peu transversales.

Avec un grand détachement et de manière limpide, André Reszler nous conte sa

LA SOCIÉTÉ CIVILE :

UN CONCEPT DE SON ESPACE-TEMPS

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Maximos ALIGISAKIS

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vision de la société civile (l’adjectif “civile” est un pléonasme quand le corps social est autonome) et de la société (somme des réseaux des relations). Quant aux rapports entre société et État, est-il nécessaire de rappeler que le second est, dans la normalité démocratique, le servant de la première ? Par ailleurs, en se référant aux Lumières écossaises (notamment à Ferguson), l’auteur nous met aussi en garde contre les dangers sociaux dus à l’indifférence des citoyens ou à la prédominance de l’éthique commerciale.

Puis, il est question de saisir la nature des sociétés de l’Europe médiane ainsi que les points communs ou les différences avec la partie occidentale du continent. Il faut surtout éviter l’homogénéisation et nous sommes invités à distinguer les trajectoires historiques spécifiques des pays de la région examinés dans ce volume.

A part quelques rares exceptions, limitées dans l’espace-temps, ces sociétés se désintègrent sous le communisme. Le monde associatif n’existe plus ou il est sous contrôle, comme si la société entière était un ennemi du régime. Même les réseaux personnels des relations sociales se réduisent à leur expression la plus stricte. Dans ces conditions la production du capital social ne peut être que faible.

Cependant, une société civile émerge comme contre-courant à cette société contrôlée.

Des dimensions culturelles, des activités d’entraide, des idées politiques alternatives se combinent avec la “seconde économie” pour créer cette “seconde société” aux valeurs indépendantes et aux paradigmes propres.

La contribution d’André Reszler retrace les étapes qui définissent la société civile dans les pays de l’Europe centrale. Il nous suggère également de prendre en considération, au niveau théorique, le fait que toute société saine doit éviter les écueils et de l’individualisme et de l’étatisme.

Le travail proposé par Maximos Aligisakis est un bref repère conceptuel qui anticipe, en quelque sorte, certaines dimensions des études “empiriques” sur la société civile de l’Est européen. Ce tour d’horizon se fait à travers l’histoire des idées mais aussi via l’actualité politique et ses clivages.

Clivages : c’est peut-être le mot qui résume le mieux l’état théorique et pratique de la notion que nous examinons. Prenons l’exemple de l’antiquité classique : à côté de l’Agora (lieu d’échange et de construction démocratique), nous avons les réunions des conspirateurs et les luttes entre clans. La double face de la société civile est déjà là.

Depuis la révolution paradigmatique “hobbesienne”, la société civile prend la forme d’un pacte artificiel lorsqu’on réussit la pacification sociale par la médiation politique d’un tiers (roi ou assemblée). Cependant, des oppositions classiques importantes apparaissent dans l’évolution des idées entre les penseurs qui privilégient le contrat communautaire ou social (Rousseau) et les promoteurs de l’autonomie du citoyen- individu (Constant). Ce débat continue, pour l’essentiel, jusqu’à nos jours.

Au niveau conceptuel, il faut encore discuter si la société civile doit se limiter à la sphère de l’interaction sociale, de la solidarité et du tiers secteur ou si elle doit être considérée comme une façon d’être, un droit-devoir à la civilité. Remarquons également la grande variété des formes que prend la société civile selon les époques et le domaine d’action : Salons au siècle des Lumières, sociétés secrètes nationalistes

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et lutte de classes au XIXe, groupes d’intérêt et ONG au XXe,…

Les éléments avancés sur les clivages des conceptions n’empêchent pas les réflexions sur la complémentarité des approches. Sur ce registre, la référence parallèle à Tocqueville et à Hegel nous amène à envisager l’essor de la société civile dans le développement des rapports “horizontaux” et associatifs mais aussi grâce à la “verticalité” étatique, garante de la cohésion sociale. Nous pouvons donc affirmer que les passerelles et les consensus ne manquent pas entre les diverses écoles, une situation qui résume bien une autre façade de la société civile au niveau théorique.

L’auteur consacre la deuxième partie de son travail aux différentes formes, voire aux antagonismes, qui traversent la pratique politique. Plusieurs questions concrètes se posent, sans réponse facile : La société civile doit-elle se mêler de politique ? Faut-il essayer de manipuler le politique pour éviter de se faire manipuler par lui ? A qui et à quoi sert la société civile ? La société civile semble conforter le pouvoir à être hégémonique mais elle est aussi un vecteur du changement social. L’ambiguïté est de nouveau au rendez-vous. Cependant, une proposition tangible est faite pour caractériser les régimes politiques, selon la force détenue par la société civile face au marché et à l’État.

Une autre thématique soumise à examen concerne le cadre et la qualité du développement de la société civile. Cette dernière se construit-elle mieux au sein d’une entité nationale ou dans un contexte international et multiculturel ? Une question capitale dans la plupart des cas que nous traitons dans ce numéro.

En conclusion, il est proposé que si le concept de la société civile est scientifiquement faible car infalsifiable d’un point de vue épistémologique, sa longévité et son utilisation fréquente autorisent de le considérer comme incontournable.

Passons à présent à l’étude des cas, en remontant des Balkans jusqu’à la Pologne.

L’article de Jasna Adler se propose de saisir le rôle des quelques catégories d’acteurs pertinents de la société civile (notamment le monde des étudiants slovènes et des écrivains serbes) durant les dernières années du régime communiste yougoslave. Cette analyse débouche sur les responsabilités d’un certain nombre des mouvances intellectuelles à propos des dérives nationalistes qui ont dévasté l’espace yougoslave.

Si dans la plupart des pays de l’Est européen la société civile avait pour fonction l’opposition (plus ou moins efficace) au régime communiste, en ex-Yougoslavie ce n’est que partiellement le cas. Certes, l’exemple du journal estudiantin slovène “Mladina”, étudié ici en profondeur, confirme les traits d’une ligne oppositionnelle au système communiste : critique sévère du Parti ou de l’Armée (piliers du régime), critique de la politique de répression au Kosovo, défense des dissidents, etc. Mais même dans ce cas, l’inspiration nationale anti-fédéraliste n’est pas absente, surtout depuis la montée du nationalisme serbe et l’arrivée de Milosevic aux affaires.

C’est justement du côté des écrivains serbes, l’autre exemple examiné par l’auteure, que nous pouvons bien saisir le cheminement particulier de la société civile dans l’espace yougoslave des années ‘80. Il ne fait pas de doute qu’une partie des intellectuels serbes s’est constituée comme une conscience oppositionnelle au système, comme une société civile qui essaye de “régler” l’État. Puis, au fur et à mesure que le communisme s’affaiblissait, la conscience de la société civile a cédé sa place à

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l’affirmation du nationalisme.

Le vide créé par la dé-légitimation du Parti se remplit par les sons des sirènes nationalistes véhiculés par les écrivains. L’éclosion d’une société civile à la manière polonaise ou tchèque n’a vraiment pas duré longtemps. Le texte du Mémorandum de l’Académie serbe des sciences et des arts en témoigne ainsi que les réactions nationalistes en chaîne dans tout l’espace yougoslave.

Jasna Adler essaye d’aller plus loin dans le raisonnement en proposant d’expliquer pourquoi le cas yougoslave dément la théorie de la société civile comme force oppositionnelle radicale au régime autoritaire de l’État-Parti. Elle explore plusieurs pistes. Les dimensions culturelles ou historiques sont importantes comme cette hypothèse intéressante selon laquelle il subsiste un clivage entre les zones sous l’empire austro- hongrois et celles sous l’ancien contrôle ottoman. Dans le premier cas, la société civile est faible mais réelle ; dans le second, est quasi inexistante.

L’auteure suggère également une autre argumentation, d’ordre institutionnel, qui nous paraît encore plus convaincante : les contours imprécis de l’État décentralisé obligent à une “nationalisation” de la société civile, à une construction de cette dernière dans le cadre des Républiques. La transition yougoslave n’a pas été faite par le biais de la société civile ; la crise économique latente a été transformée en crise nationaliste, surtout en Serbie.

Finalement cette riche contribution nous enseigne qu’il n’y avait pas une mais plusieurs sociétés civiles yougoslaves. Par ailleurs, dans le cas de ce pays, la société civile n’a pas joué un rôle capital lors de la transition sinon en contribuant à faire émerger les faces “grises” de la société par le biais nationaliste. Enfin, l’auteure pose clairement une question centrale pour la présente publication : le concept de la société civile, né en Europe occidentale du XVIIIe siècle, est-il vraiment applicable aux pays de l’Europe centrale et orientale ?

Le travail défricheur de Christophe Chiclet sur la petite République de Macédoine confirme et complète celui de Jasna Adler sur plusieurs points. De toute apparence, quand la construction nationale est instable et incertaine, la société civile peine à émerger et à se développer. En effet, une grande énergie est consacrée par les réseaux sociaux et les intellectuels pour créer la “macédonité”.

En outre, durant la période titiste, la société civile n’a pas donné un quelconque mouvement de dissidence (comme la Slovénie) ou de rébellion (comme le Kosovo).

Puis, même après l’indépendance en 1991, la “politique de l’autruche” suivie par la majorité des citoyens n’ a pas aidé à promouvoir un esprit citoyen fort.

La société civile macédonienne a hérité tous les maux de la décomposition violente de la Yougoslavie, même si la nouvelle République n’a été touchée que partiellement.

La face “incivile” de la société civile, due à la structuration clanique du tissu social mais surtout à l’étendue de la corruption, semble être une caractéristique forte de la situation.

La société slavo-macédonienne voit une grande partie de sa jeunesse en voie d’anomie (drogues, sida et suicides). Quant à la partie albanaise, elle vit dans une situation d’auto-apartheid avec des nombreux règlements de compte entre clans adverses. Le pays est divisé de facto en deux. Un indice statistique est parlant : les mariages mixtes

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sont quasi-inexistants.

Dans ce contexte, la société civile commence à peine à émerger, sous l’impulsion de quelques ONG internationales. Elle est surtout active dans le domaine du respect des droits des minorités, du dialogue interculturel et de la lutte contre la corruption.

C’est un chantier ouvert dont nous apercevons à peine quelques fondations. Cependant, l’armature ethnique de cette future construction de la société civile ne sera pas une garantie contre l’éclatement du pays, toujours probable.

L’étude proposée par Marc de Bellet explore la thématique de la société civile dans un espace-temps précis : la Roumanie des années ‘90. Il s’agit d’une excellente investigation sur la société civile au sens “classique” du terme, c’est-à-dire au sens opérationnel comme nous le suggère l’auteur : l’ensemble des associations, des ONG et des fondations.

L’héritage dissident faible constitue d’emblée un point qu’il s’agit de souligner. Le cas roumain rejoint ainsi les exemples serbes ou macédoniens que nous venons d’évoquer.

L’utilisation intéressée de la société civile, autrement dit son instrumentalisation par le politique, est une autre dimension qui rapproche l’exemple roumain aux deux autres cas.

Cependant, nous devons nuancer considérablement le sens de cette instrumentalisation de la société civile roumaine selon la période examinée et selon la fonction qu’elle est censée jouer.

Il ne fait pas de doute que, durant les premières années qui ont suivi la chute du régime de Ceausescu, la vie publique est dominée par la dimension nationale. Le civique est alors relégué à l’arrière plan et la société civile reste bien marginalisée.

Sans jouer un rôle spirituel hégémonique comme la société civile tchécoslovaque incarnée par Havel, la société civile roumaine est plutôt embryonnaire. Mais elle n’est pas inexistante. Elle se positionne politiquement dans l’opposition et elle remplit une fonction de contestation.

Si les débats nationaux sur les minorités constituent des obstacles pour un sain développement de la société civile, nous n’observons pas une emprise complète du tissu social par la question nationale comme dans les Républiques de l’ex-Yougoslavie.

En revanche, le mal-développement économique, comme dans l’espace yougoslave, fait le lit de la société civile “incivile”. Les nombreuses “minériades” de la décennie écoulée sont un des épiphénomènes de cette dimension “anti-civique” de la société civile roumaine.

Le bilan de la deuxième partie des années ‘90 est globalement plus positif. Malgré un statut juridique précaire et peu adapté à la situation, un développement quantitatif de la société civile est observable. Plus encourageant encore ce sont les signes d’une émancipation réelle des forces vives de la société qui s’autonomisent d’une manière de plus en plus claire.

En conclusion, l’auteur se pose un certain nombre des questions importantes qui dépassent souvent le cadre roumain et interpellent l’ensemble des pays de l’Europe centrale et orientale. Ainsi, face au danger du “national-populisme” (personnifié par Tudor en Roumanie), la société civile doit-elle rester en dehors de la politique ou doit- elle devenir la gardienne de la démocratie ? Puis, pour l’essor d’une culture associative, ne faut-il pas accepter et amplifier l’aide de l’Union européenne afin d’assurer un avenir

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serein pour la démocratie roumaine ?

La contribution de Stanislav Kirschbaum, bien qu’elle parte d’un sujet précis (les élections slovaques de 2002 et le rôle de Meciar), ouvre d’excellentes perspectives de réflexion sur la thématique qui nous intéresse dans ce volume. En effet, le cas de la société civile slovaque est traité d’une manière inattendue et originale.

En Slovaquie, comme pour d’autres cas qui précédent, le problème de la démocratisation va de pair avec celui de la construction nationale. Durant une décennie de “transition”, ces questions ont été gérées d’une certaine façon par Vladimir Meciar. Il s’est ainsi construit le “meciarisme”, une forme de pouvoir plutôt difficile à définir. Ce dernier a véhiculé une image, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, de non-libéralisme politique, de personnification du système, de conduite introvertie des affaires.

Cependant, le point le plus significatif pour notre propos reste le style qui a caractérisé les gouvernements Meciar. Le “meciarisme” a été une démolition systématique de cette

“responsabilité horizontale” (horizontal accountability) qui constitue l’essence de la société civile. Dans ces conditions, les dysfonctions de la démocratie slovaque ont été très importantes et la marche vers l’OTAN ou l’Union européenne extrêmement compliquée.

Les efforts de la part des responsables politiques qui ont succédé à Meciar, afin de restaurer l’horizontalité et le désir d’Europe, démontrent, si besoin était, qu’il n’y a pas de véritables barrières culturelles entre la Slovaquie et l’Europe mais seulement des obstacles politiques. Néanmoins, le facteur Meciar, qui reflète l’aspect d’une construction nationale inachevée, peut toujours influencer le processus de démocratisation slovaque.

Une autre variable doit être prise en considération : les clivages entre élites slovaques sur les relations particulières qu’il s’agit d’entretenir avec la République Tchèque.

Finalement, le travail de Stanislav Kirschbaum nous amène vers une conclusion capitale. Si les institutions sociales de base ne fonctionnent pas, si les conditions pour construire la responsabilité horizontale ne sont pas réunies, la démocratisation ne sera pas assurée et l’adhésion aux pratiques européennes sera chancelante.

La contribution de Miroslav Novak expose un débat important, devenu classique et incontournable sur la thématique de la société civile : la controverse entre Havel et Klaus, c’est-à-dire le clivage entre une politique qui gratifie les actions-réseaux des personnes- citoyens et une autre qui privilégie le combat partisan entre forces organisées.

Ce débat, commencé formellement avec la chute du régime communiste en Tchécoslovaquie, est pourtant bien plus ancien. Il remonte à l’époque de la dissidence pour Havel et il faut se référer à Schumpeter pour théoriser les positions de Klaus.

Par ailleurs, il s’agit d’une coupure dépassant de loin le cadre de la “transition” dans lequel il est apparu. En effet, la discussion examinée renvoie directement à la question fondamentale de la différence entre démocratie participative et parlementaire.

L’auteur de cette étude franchit avec brio la vision “manichéenne” des deux approches en démontrant également leurs limites théoriques et pratiques. En analysant le discours de deux leaders, Miroslav Novak expose d’un côté le risque de l’élitisme philosophique par l’idéalisation de la société civile propre à Havel et de l’autre côté le danger de l’élitisme partisan de la démocratie “standard” de Klaus.

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Tout miser sur l’action des citoyens angéliques ne semble pas réaliste. La réduction de la vie civique à une simple compétition entre partis politiques ne correspond pas, non plus, aux faits. Par ailleurs, en allant plus loin dans ce sens, chacun des protagonistes sait nuancer son avis. Ainsi, Havel critique comment les partis font la politique mais pas l’existence même des partis tandis que Klaus sait ce que doit la démocratie à l’émergence de la société civile. Une conclusion, qui dépasse de loin la controverse Havel-Klaus, nous semble fondamentale : il ne faut pas opposer société civile et démocratie “partisane”.

Le travail en profondeur de Laurent Nagy examine la société civile hongroise sous le même angle conceptuel que l’article sur la Roumanie, c’est-à-dire la société civile définie comme étant le monde des associations et des ONG. Par ailleurs, d’une manière similaire à la contribution de Marc de Bellet, l’analyse privilégie le développement des années de “transition”. Ces analogies au niveau de la démarche, ne font que souligner les différences sensibles entre les deux pays voisins sur la question que nous examinons.

En effet, la société civile en Hongrie avait une tradition bien avant le communisme.

Puis, si la dictature du prolétariat a détruit (ou a mis sous contrôle) le réseau associatif, les cercles des dissidents se sont créés pour contrer le régime communiste. Cette société civile oppositionnelle et ces îlots de liberté, qui prendront de plus en plus d’ampleur dans les années ‘80, témoignent que la société avait produit une relative autonomie avant même la chute du Mur. Sur ce plan, le cas hongrois doit être considéré comme une avancée non négligeable en comparaison avec d’autres ex-démocraties populaires, notamment la Roumanie.

Ensuite, la conversion démocratique a affecté la nature généreuse de la société civile dissidente. Bien rapidement, nombreux seront les personnes qui vont la considérer comme un tremplin pour la carrière politique ou les affaires. Changer de peau et de fonction n’est pas un processus simple. Néanmoins, la société civile hongroise trouve ses marques et se “normalise” tout au long de la décennie. Elle est en développement continu, même si celui-ci prend une forme en dents de scie. Ainsi, elle semble réussir, partiellement du moins, sa métamorphose : de conscience critique en force d’appoint de la démocratie.

Une particularité hongroise mérite d’être soulignée : la possibilité pour les particuliers de transférer 1% de leur revenu vers le monde associatif et l’occasion de déduire cette somme de l’imposition. Ce fait a permis un développement quantitatif des organisations de la société civile. Cette expérience confirme qu’une certaine aisance économique fait le plus grand bien au “tiers secteur”.

Quant aux ennemis de la société civile actuelle en Hongrie, ils restent toujours les mêmes : la tendance gouvernementale à la centralisation et l’effort d’affaiblissement des associations socioprofessionnelles, notamment des syndicats. En bref, le paternalisme des autorités persiste (héritier de “l’Etat-papa” de l’époque communiste, selon les termes utilisés par l’auteur).

Sur ce point, nous touchons directement le nœud du problème de la société civile dans la plupart des pays de l’Europe centrale et orientale : comment faire pour que le monde associatif dépasse les propositions venant de l’Etat ou les initiatives du gouvernement afin de construire une ligne politique qui lui est propre ? En somme, il

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s’agit de passer d’un rôle passif et sur des affaires mineures à la défense des grandes causes et à l’élaboration des idées. Bien évidemment, une telle fonction active de la société civile interpelle plus généralement, à des degrés divers, toutes les démocraties modernes.

Sur le même motif critique, Laurent Nagy nous propose d’aller encore plus loin dans la réflexion. Il entrevoit le danger que la société civile devienne une succursale philanthropique des grands groupes économiques. Le néolibéralisme, tout comme l’étatisme ou le nationalisme, n’est pas forcement ami de la société civile.

Le texte de Michel Maslowski nous invite à examiner une autre vision encore de la société civile. L’auteur considère la société civile polonaise actuelle comme un enjeu de nature identitaire. En effet, la question de la société civile n’est pas étrangère à la question nationale, surtout dans le contexte actuel de l’adhésion à l’Europe communautaire.

Dans un tel cadre, il est intéressant de saisir le rôle des intellectuels ou des opinions publiques. Il est également indispensable de se référer aux concepts de la confiance ou de la méfiance sociales, aux valeurs sociales.

Le désir d’Europe ne doit pas être une simple affaire technico-économique comme la “transition”. La société civile du pays se pose une question plus essentielle : une adhésion à une communauté spirituelle et culturelle. L’explication de cette demande n’est-elle pas historique ? C’est une piste explorée par l’auteur de l’article.

En effet, une dimension bien particulière du cas polonais est, à juste titre, fortement soulignée. L’émergence du mouvement de Solidarnosc a non seulement réalisé une synergie entre les intellectuels et les ouvriers contre le système en place à l’époque mais elle a aussi suggéré l’idée d’une société civile autogérée qui transcende l’opposition au communisme. Ce rêve s’inscrit dans le cadre d’une identité “paradigmatique” de l’Europe du Milieu qui contraste avec l’identité “syntagmatique” de l’Europe Occidentale. Ce rêve conforte une tradition romantique, à la fois patriotique et symbolique, qui peine à faire face au monde de la concurrence et de l’individualisme forcenés. La déception du modèle-vision de Solidarnosc est aussi une sorte de défaite de l’idéal de la société civile polonaise.

La conclusion logique de l’argumentation, à la fois originale et pertinente, est d’effectuer l’adhésion de la Pologne à l’Europe sur la base d’une communauté culturelle, d’une démocratie “chaude” et non par des institutions “froides”. Cela ne peut se faire que par des diverses formes de médiation : traduction entre langues et cultures, échanges critiques sur les narrations identitaires des peuples, reconnaissance des mémoires au sein d’un modèle du pardon mais non de l’oubli (Ricœur).

La société civile, dans l’esprit de Michel Maslowski, est une exigence identitaire et culturelle, un enjeu civilisationnel. Cette vision polonaise, qui n’est majoritaire ni en Europe ni en Pologne, reste une sorte de boussole. N’est-il pas également le meilleur héritage de Solidarnosc des origines ?

Après cette brève présentation des contributions qui composent ce volume, nous consacrerons les paragraphes qui suivent à apporter quelques appréciations de synthèse.

Tout d’abord, nous devons signaler certains traits communs qui sont souvent apparu dans les divers articles.

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Ainsi, la comparaison entre ancienne et nouvelle société civile (sa nature avant, durant ou après le communisme) a été fréquente. Les fonctions sociales, politiques, symboliques, … ou les défis quotidiens de la société civile ont également été analysés par plusieurs contributions. En revanche, nous avons constaté, avec un certain regret et une pointe d’autocritique, qu’il était plutôt rare de repérer parmi nos contributions des études sur les perspectives de la coopération régionale et de l’intégration européenne, afin de consolider et développer l’esprit de la société civile dans les pays candidats.

En allant plus en profondeur sur le contenu des articles, nous avons identifié un clivage important entre l’Europe centrale et celle du Sud-Est : la société civile comme force oppositionnelle au régime communiste est plutôt observable au Nord-Est européen tandis que ce tableau est quasiment absent au Sud-Est où les dérives nationalitaires sont plus prégnantes. Selon certaines hypothèses ce clivage s’expliquerait par l’héritage différent des empires qui partageait la région ou par la force de la société civile avant le communisme.

Cela étant dit, le développement d’une société civile autonome, pour mieux intégrer l’Europe des 15, est encore difficile dans l’ensemble des pays de l’Europe centrale et orientale. Surtout, n’oublions pas de répéter qu’une société civile rigoureuse est partout (y compris au sein de l’Union européenne) un combat permanent.

Un autre aspect, qui s’appuie fortement sur la variable temps, a été puissamment travaillé par tous nos contributeurs : les métamorphoses de la société civile. Généralement (notamment pour les cas polonais, tchèque ou hongrois), nous trouvons trois catégories- types :

- la société civile de résistance ; - la société civile de transition ;

- la société civile de consolidation démocratique (rôle de pression, d’accompagnement ou d’opposition).

Le cas roumain ne se retrouve pas dans la première catégorie et accuse du retard dans la seconde. Le facteur Meciar a également joué un rôle de frein pour les rapports sociaux en Slovaquie. Cependant, la place et le travail de la société civile ne sont pas remis en cause.

Dans les cas examinés au sein de l’ancien espace yougoslave, cette typologie ne semble se confirmer que très partiellement : les dérives nationalistes et les réseaux de corruption ont longtemps soumis (voire asphyxié) la société et ses projets démocratiques.

La métamorphose a eu lieu mais le lien social, terreau de société civile, ne s’est réalisé que dans une dimension strictement ethnique. Si nous n’avions pas des contre-exemples, il faudrait vraiment s’interroger sur l’accomplissement national comme un préalable indispensable à l’émergence de la société civile.

L’hétérogénéité de la société civile est une autre thématique qui fait partie des éléments qui méritent notre attention. Les exemples recueillis ici, sur l’Est européen, en sont une illustration parfaite. La société civile n’est pas homogène, n’est jamais homogène : elle est plurielle et composite.

A l’Est comme à l’Ouest, la société civile est rapport des forces. Elle peut être au service du pouvoir politico-économique mais elle constitue aussi le bloc des résistants

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à ce même pouvoir. Selon le cas, la société civile est inertie ou changement, elle est ventriloque ou autonome.

Cependant, il existe une essence de la société civile qui nous est commune. Il s’agit de ce fil social reconnu et partagé par les membres du corps social. Ce fil, même

“découpé” en mille morceaux par nos intérêts et nos idéologies, est notre code génétique social et nous nous reconnaissons en lui.

Enfin, nous voulons souligner combien les travaux du présent volume ouvrent également certaines perspectives conceptuelles nouvelles. Signalons, entre autres, l’idée de la société civile comme l’équivalent de la société tout court. Indiquons encore l’importance fondamentale des forces à responsabilité horizontale contre toutes les formes étatistes, paternalistes, populistes ou clientélistes qui guettent le développement démocratique.

Insistons aussi sur le fait que la société civile reste, surtout au moment des crises politiques, identitaires ou symboliques, la gardienne des grandes causes. Ciment civilisationel et lien social, solidarité et capital social, elle ne doit devenir ni le serviteur de l’État, ni la face philanthropique de l’économie, ni l’instrument des politiques ; tout en orientant le corps social. C’est, tout de même, beaucoup pour un seul concept!

Ainsi, plusieurs points de l’analyse effectuée dans les pays de l’Europe centrale et orientale, interpellent la connaissance générale de la société civile. Ici, comme ailleurs, l’empirique et le particulier enrichissent le général et le théorique, et réciproquement.

[Mars 2003]

NOTES

1 Je tiens à remercier le professeur Nicolas Levrat de l’Université de Genève pour ses encouragements constants, ses conseils pertinents et ses remarques constructives durant tout le processus d’élaboration du présent numéro.

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