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La crise des signes et le défi de l'étrange

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Academic year: 2022

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La crise des signes et le défi de l'étrange

JEANNERET, Michel

JEANNERET, Michel. La crise des signes et le défi de l'étrange. Europe , 1992, vol. 757, p.

36-46

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:74291

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LA CRISE DES SIGNES ET LE DÉFI DE L'ÉTRANGE

Panurge doit-il se marier? le Tiers Livre accroche trente-neuf cha- pitres à la même question, qui reste d'ailleurs sans réponse 1Que prophétisera la Dive Bacbuc? le Quart Livre raconte, en soixante- sept chapitres, la quête de l'oracle, qui n'aboutit pas. Voilà beaucoup de bruit, beaucoup de gesticulations pour rien.

Dans chacun des deux cycles - les consultations puis les esca- les en mer -. des épisodes se succèdent, qui obéissent plus ou moins au même scénario : on écoute un avis ou on assiste à un événement, puis on fait une pause pour tâcher de comprendre ce qui vient de se dire, ce qui vient de se passer. Et comme rien de sûr n'a été acquis, on recommence.

Il semblait que la question de Panurge allait commander cette longue enquête. On s'avise bientôt que ni le destin du personnage ni l'énigme du mariage ne sont les seuls, ou les vrais problèmes.

La structure à deux temps de la plupart des épisodes - le phéno- mène puis son commentaire - suggère que l'enjeu véritable, n'en déplaise aux spécialistes, n'est ni psychologique ni moral. C'est d'épis- témologie qu'il s'agit. Plus précisément: des signes surgissent, des messages peut-être chargés d'un double sens se donnent à lire. Com- ment traiter ces données? Je voudrais montrer que, déjà active dans les deux premiers récits et très insistante dans les deux derniers, la question des signes et de leur interprétation traverse l'œuvre de Rabelais.

Les géants et leurs amis regardent, écoutent et s'interrogent sur le sens de ce qu'ils perçoivent. Une première difficulté les attend, préalable au déchiffrement : comment distinguer les choses qui sont des signes des choses qui ne signifient rien d'autre qu'elles-mêmes?

Comment identifier, dans la masse indifférenciée de l'expérience, les objets candidats à l'interprétation?

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D'une île à l'autre, les navigateurs du Quart Livre rencontrent des

phénomè?~ insolites : êtres difformes, mœurs singulières, accidents atmosphenques... Ils pourraient y voir des événements fortuits dépourvus d_'int,entionnalité et, san;; chercher plus loin, passer leu;

chemm. Mrus 1 anomalie ne se la1~~e. pas escamoter : ne signale- t-elle pas un secret latent et, sous 1 evidence, un message surnatu- rel? Ams1 se pose, pour les hommes de l'époque, la question du

mon~tre : faut-Il y vo1r une simple erreur de la nature, sans autre portee que ~urement physiqu~. ou un écart signifiant, investi de valeurs cachees? Une longue sequence, dans le Quart Livre décline 1~ solutions possibles': la tempête en mer (QL 18-28) est ~n «pro- dige": un." monstre» (QL 27) qui appelle l'interprétation et comporte un; sigmhcatwn seconde; la baleine (QL 33-34) est également dési- gnee comme un «monstre» (QL 33), mais elle n'a rien à montrer que son énormité physique, elle n'a pas valeur de signe; d'autres monstres, comme Quaresmeprenant (QL 29-32) et les Andouilles (QL 35-42), ont un statut incertain: leur bizarrerie est peut-être l'indice d'un myst~re qui serait à déchiffrer, à. moins qu'ils ne soient que le; pr?dmts loufoques et sans consequence d'une imagination dereglee.

Si l'hésitation peut porter sur les choses, il arrive aussi qu'elle touche les mots? selon une distinction utilisée au Moyen Age entre allegona m factzs et allegona m verbzs. Tel discours dissimule-t-il un message i~~irect? ?oi~il être traité comme une allégorie? L'« Enigme en prophetie, qUI clot Gargantua suscite deux lectures (Gargan- lui:!, 58) : sous 1~ <~ obscures parolles, du poème, Frère Jean recon- nait « une de~cnptwn. d~ jeu de. paulme », tandis que Gargantua y VOit une allus1~n voilee a la persecution des novateurs évangéliques.

A travers le Tzers Lzvre, Panurge et ses amis se disputent constam- ment sur des problèmes de lecture : faut-il prendre tel énoncé à la lettre ou au figuré? Dans l'ordre des mots comme dans celui des

p~énomèn.es, le r~pérage des signes et les indices qui entraînent la deCISIOn d mterpreter sont ambigus.

. Outr; le message, le doute peut affecter aussi le messager. Un objet pretend au statut de signe, mais comment établir son authenti- cité? La question se déplace de l'énoncé au sujet de l'énonciation et touche maintenant la légitimité de l'émetteur. Panurge et ses cama- rades ~~llicitent les prédict!ons de la Sibylle de Panzoust (TL 16-18):

les. voila amplement s~rv1s de gestes et de paroles énigmatiques.

Doivent-Ils prendre pareil spectacle au sérieux? La vieille est-elle une pythie inspirée, son commerce avec le divin est-il réel ou est-ce une vulgaire sorcière, une folle, une pourvoyeuse d'i~postures ? Ici encore, ,nous sommes .dev~nt une limite indécise - celle qui sépare le mystere ~e la mystihcatwn, la magie blanche de la magie noire.

Il y a ~es s1~nes qUI sont des faux, qui sentent le souffre et qu'il vaut mieux Ignorer.

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A supposer que le tri ait pu être fait, il reste à affronter la diffi- culté majeure : si vraiment un secret gît sous les mots ou les choses, comment le débusquer? Comment traduire en réduisant le risque d'erreur? Quel est le code approprié? lei encore, Rabelais, dans son tour d'horizon sémiologique, rencontre des zones obscures. Les fameux chapitres sur la symbolique des couleurs (Gargantua, 8-10), à propos de la livrée de Gargantua, illustrent le conflit des systèmes en présence. L'interprétation courante voudrait que le blanc signifie la foi et le bleu, la fermeté. Rabelais juge ces analogies arbitraires, il les attribue à des charlatans et semble leur préférer un autre code : le blanc exprimerait cette fois la joie et le bleu, les choses célestes.

Va-t-il adopter cette symbolique-là et nous dire où résident, en matière de sémiologie, les équivalences exactes ? Certains commentateurs croient comprendre qu'il prend parti. D'autres pensent que, loin de s'engager, il s'amuse aux dépens de tous3• Que le narrateur, comme ici, entretienne le doute, que les personnages, lorsqu'ils sont en posi- tion d'interprètes, exhibent leur perplexité ou leurs désaccords, il apparaît que, du signe au sens, la voie est incertaine.

Tant de difficultés, dans le repérage et la lecture des signes, sont les symptômes d'une crise. La suite de cet article cherchera à préci- ser la position de Rabelais dans le débat sémiologique et herméneu- tique qui occupe son époque.

Les Pères de l'Eglise et les scolastiques ont édifié une théorie des signes et de l'interprétation extrêmement cohérente. Etablie et défen- due par l'Eglise, celle-ci s'impose aux hommes de la Renaissance comme un héritage massif, auxquels ils vont devoir se mesurer. On en résumera ici les grandes lignes, telles qu'elles ont été perçues par

les humanistes. -

Le champ de la sémiologie médiévale se répartit en deux domai- nes : les choses et les mots. Le monde est un livre à travers lequel Dieu s'adresse aux hommes. Les phénomènes naturels d'une part, les événements historiques d'autre part se donnent à déchiffrer comme autant de messages divins. Mais il y a tant de signes divers et tant de lectures possibles que l'Eglise élabore une symbolique rigou- reuse, qui assigne à chaque chose une signification unique, ou un nombre restreint de significations. Un code de correspondances limi- tées permet ainsi de contrôler l'activité de l'interprète.

La Bible et les textes païens postulent une herméneutique diffé- rente. Comment concilier les leçons, apparemment étrangères l'une à l'autre, de l'Ancien et du Nouveau Testament? Comment accorder les œuvres antiques à la pensée et la morale chrétiennes? De part et d'autre, la solution réside dans le traitement des mots comme des signes: l'Ancienne Alliance est décryptée comme un ensemble de

prophéties annonçant la venue du Christ et la prédication des apô- tres ; tel poème, grec ou latin, est « moralisé " et, par la lecture figu- rée, systématiquement transféré dans le registre des vérités accep- tées par l'Eglise. La fameuse méthode de la quadruple interprétation, qu'elle soit appliquée à l'exégèse de l'Ecriture ou au commentaire des Métamorphoses d'Ovide, permet d'assurer la conformité du non- chrétien avec le chrétien ; elle contrôle la prolifération du multiple en le rangeant sur la Vérité unique de la Révélation.

L'herméneutique médiévale obéit donc à une stratégie très parti- culière: son problème n'est pas de savoir ce qu'elle -va trouver - elle le connaît d'avance -, mais comment elle va y parvenir. Non nova, sed nove. Une finalité a priori dicte le choix de la méthode, et la méthode, à son tour, vise à surmonter les écarts, les ambiguï- tés, de manière à réduire la menace de la différence ou le trouble de la polysémie. L'allégorie, qui repose sur un réseau d'équivalences reconnu entre les signes et le sens, incarne pour les humanistes ce système rigoureux et étroitement déterminé'.

Le passage du Moyen Age à la Renaissance coïncide avec une crise majeure dans le système sémiologique et herméneutique. Faute de pouvoir dresser un tableau complet, je voudrais esquisser la ten- dance nouvelle, en interrogeant deux domaines privilégiés de la pen- sée humaniste.

Le néo-platonisme, qui influence, au XVI' siècle, maints secteurs de la philosophie et de l'esthétique, contribue à casser la relation univoque du signe et du sens, précipitant ainsi la liquidation de la scolastique. L'Etre suprême- l'Un idéal - des néo-platoniciens est un absolu si parfait, si énigmatique, que, comme le Dieu des mysti- ques, il échappe à toute détermination logique et défie le pouvoir signifiant des mots. On peut le saisir par l'intuition, mais on ne peut en parler qu'indirectement, par des paradoxes, des figures interpo- sées ou par la médiation des signes. Porteurs d'une vérité diffuse, ceux-ci ne peuvent donc être que des substituts insuffisants, d'autant plus appropriés qu'ils sont ambigus et opaques. On retiendra ici deux conséquences. Incapables d'accéder à la butée qui en arrêterait le mouvement, les signes se renvoient les uns aux autres, dans un glis- sement sans fin où tel mot fait allusion à tel autre et telle chose en implique une autre, aucun énoncé ni aucun objet ne saisissant jamais la vérité ultime, mais des bribes et des reflets qui doivent être complétés, et ainsi de suite. Pris dans un tissu de relations multiples et témoins d'une réalité infiniment complexe, les signes, par ailleurs, sont polysémiques ; leurs significations, plurielles, approximatives et incertaines, défient la totalisation. Nous voilà bien loin de l'hermé- neutique rationnelle et des équivalences réglées de la scolastique 5

Inspirateur de l'humanisme chrétien, Erasme participe, de son côté, à l'émancipation des signes, pour des raisons qui tiennent, cette

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1 .

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fois, à la leçon de l'Evangile et à la restauration d'une religion vécue comme une aventure spirituelle. La Parole de Dieu, telle qu'elle est révélée dans la Bible, est infiniment plus riche, plus profonde, que tout ce que les hommes peuvent concevoir ; elle ne peut que dépas- ser leur attente. L'assujettir à des procédés mécaniques, comme la quadruple interprétation, c'est risquer d'en atténuer le rayonnement.

Affranchi des médiations et des méthodes contraignantes, le chré- tien authentique se fiera plutôt à la Grâce .et, avec l'aide de Dieu, lira la Bible en esprit. Les signes de la Révélation sont saturés de sens cachés, mais seule une méditation intime, intuitive, peut espé- rer s'en approcher, sans jamais les épuiser.

Ainsi convergent, sur quelques principes sémiologiques communs, . deux courants décisifs dans la pensée du XVI< siècle. De part et d'autre, l'idée est que la profusion sémantique des signes déborde et condamne toute tentative de systématisation. A la place de la méthode rétrospective de la scolastique, qui confirme le déjà connu, les humanistes acceptent le risque d'une interprétation prospective : il y a toujours quelque chose de plus à trouver, non pas une ou un nombre limité de significations, mais une quantité indéterminée, et selon des voies que la raison ne connaît pas. La lecture ne peut plus compter sur des procédures stables; elle s'engage dans un proces- sus virtuellement sans fin et, par là-même, devient problématique.

Rabelais est directement impliqué dans cette crise et, par des moyens qui sont les siens, participe à la libération des signes. L'éva- cuation de l'allégorie, l'adoption d'une sémiologie sauvage et l'ins- cription des incertitudes de la lecture ne sont pas, comme on croit souvent, des inventions de la critique moderne. Elles relèvent des débats de l'époque.

A plusieurs titres, l'ébranlement des codes contraignants revêt pour Rabelais une importance majeure. Sa sympathie pour l'évangélisme érasmien, déjà, l'entraîne dans ce sens. Contre les rites et les super- stitions de l'Eglise romaine, les humanistes chrétiens s'attachent, on l'a dit, à une religion vécue de l'intérieur, inspirée par la foi et par l'amour. Aux scribes et aux pharisiens, à tous les adeptes d'une théo- logie formaliste, asservis à un respect littéral de l'Ancienne Loi, ils opposent la liberté de l'esprit, selon l'exemple du Christ qui, trans- formant le sens des signes, a insufflé dans le cadre figé des cérémo- nies judaïques un idéal nouveau. Le pantagruélisme correspond pré- cisément à cette disposition qui, interprétant « toutes choses à bien »

(TL 22), rejette les préjugés, les principes rigides, pour faire place à la confiance et la générosité. L'ample respiration des signes et la pro- messe d'un surcroît de sens autorisent une avancée décisive, dans

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la spiritualité du XVI' siècle, et s'inscrivent au cœur de l'éthique des géants.

En tant qu'écrivain et inventeur de fictions, Rabelais n'est pas moins intéressé à cette rupture. Le Moyen Age a subordonné ses légendes, ses contes et son théâtre à un rôle didactique ou édifiant ; on racontait pour illustrer une morale, pour propager les articles de la foi, de telle sorte que les inventions de l'imaginaire, au lieu d'élargir le paysage mental, ne faisaient que confirmer le savoir et les croyances acquis. Commandée par l'allégorie, d'avance finalisée et récupérée par l'Eglise, la littérature se trouve dans une impasse ; sa productivité est bloquée et la curiosité du lecteur, anesthésiée. Dans une certaine mesure, le Tiers Livre parodie cette situation. Pantagruel entend la série des oracles et les soumet à une lecture allégorique.

D'un épisode à l'autre se répète le même mécanisme : un discours crypté est élucidé, une équivalence entre le signe et le sens est éta- blie et, chaque fois, le même message se dégage : Panurge sera cocu ; sans surprise, le nouveau s'aligne sur l'ancien. La vérité et la morale, peut-être, s'en trouvent bien servies, mais le gain littéraire est nul.

Une fois qu'il a traduit et commenté les prédictions, Pantagruel n'a plus grand chose à dire. Si Panurge, par sa mauvaise foi et Frère Jean, par ses facéties, ne faisaient pas rebondir le récit, celui-ci s'épui- serait et la lecture piétinerait. Pour rester vivante, l'intrigue cherche moins à résoudre les énigmes qu'à entretenir le doute ; le Quart Livre suspendra jusqu'au bout la révélation de la Dive Bacbuc, comme pour soutenir, par la curiosité, la dynamique de l'aventure.

Pour donner à la littérature toutes ses chances, il importe de dénoncer, quels qu'ils soient, les systèmes réducteurs, les méthodes autoritaires et exclusives. Les récits de Rabelais sont jalonnés d'épi- sodes qui, thématisant plus ou moins directement les problèmes de l'interprétation, démasquent les abus des lectures trop sûres d'elles-mêmes.

Les Papimanes (QL 48-54) sont des fanatiques, par excès de maté- rialisme et de littéralisme. Incapables d'une religion qui ne soit fon- dée sur des évidences sensorielles, ils remplacent Dieu par le pape et la Bible par les Décrétales ; ils vénèrent une divinité visible, tan- gible - une idole - et, de leur livre sacré, ne saisissent que la rigueur de la lettre. A la réduction du surnaturel au naturel corres- pondent ainsi, dans l'ordre du langage, l'univocité des signes et l'impossibilité d'une lecture figurée. Respecté au pied de la lettre, investi d'une autorité magique, le recueil des Décrétales impose une observance aveugle, tout un rituel de gestes et de formules qui, comme dans le légalisme judaïsant condamné par Erasme, réduisent la foi à une série de superstitions. Esclaves de mots impérieux, les Papimanes utilisent d'ailleurs ces mêmes mots comme un outil de répression dirigé contre autrui. Ceux qui « transgresseront un iota de

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ses mandemens, (QL 50) sont taxés d'hérésie et soumis aux pires sévices. L'interprétation restrictive des textes nourrit ici l'intolérance et inspire la violence.

L'allégorie fonctionne bien sûr différemment ; elle limite pourtant la portée du discours à sa seule valeur figurée, si bien que l'effet de fixation est le même. Rabelais suggère que la recherche automa- tique d'un sens second n'est pas moins suspecte et dangereuse que · le culte du sens propre. Poète, à l'agonie et, à ces deux titres, capa- ble de divination, Raminagrobis a reçu la visite de Panurge et ses amis (TL 21-22). Après leur avoir écrit un poème (qui élude laques- tion), il raconte avoir dû chasser « un tas de villaines, immondes et pestilentes bestes, qui l'empêchaient de mourir tranquille. Survient alors, selon le schéma habituel, la pause interprétative, qui porte ici sur l'identité de ces mystérieuses bêtes et oppose, une fois encore, les deux méthodes canoniques. Pour Epistémon, le poète « parle abso- lument et proprement des pusses, punaises, cirons ... ». Panurge, lui, choisit la lecture allégorique et ne doute pas un instant qu'il tient la clé du mystère : Raminagrobis médisait des « bons Pères mendians Cordeliers et Jacobins ». Son explication est vraisemblable, mais elle refuse toute marge d'erreur et relève du terrorisme dans la mesure où elle assigne impérieusement à un individu une intention qu'il n'avait peut-être pas.

L'explication allégorique de Panurge, comme tout à l'heure le lit- téralisme des Papimanes, ne fait pas seulement violence aux mots, elle menace un homme dans sa liberté et dans sa sécurité. Du coup, ce qui apparaissait comme un débat innocent, purement théorique, sur l'interprétation prend ici une allure très grave, d'ordre existen- tiel. Si la lecture de Panurge est correcte, il en découle que le vieux poète, accusant des moines, est, du point de vue de l'autorité reli- gieuse, un « hérétique», un «blasphémateur» et mérite d'être brûlé.

Une fois de plus, l'abus herméneutique et le gel des mots, capturés par l'Eglise officielle, se trouvent liés au sectarisme et aux méthodes de l'inquisition.

Spécialiste des sciences occultes, Herr Trippa (TL 25) s'entend lui aussi à manipuler les signes pour exercer la terreur. II exhibe d'effroyables pratiques magiques, feint d'interroger savamment les pré- sages et, par ses gesticulations, son jargon, tente de fasciner les bra- ves gens. Le mage est dénoncé ici comme un charlatan qui exploite le mystère et, par l'attrait fallacieux du sens caché, exerce un chan- tage sur les consciences.

Rabelais lui-même se présente comme une victime des interpré- tations abusives ; ses démêlés avec la censure indiquent que la reven- dication de polysémie et l'appel à une lecture généreuse, inspirée par la charité, revêtent pour lui et sa sécurité personnelle une actua- lité directe. Ses récits ont été condamnés par la Faculté de théologie

de Paris, le bastion de la répression, et les attaques venues de Genève n'ont pas été moins violentes. Si Rabelais passe une partie de sa vie dans la clandestinité, à échapper à la prison ou au bûcher grâce à l'appui de quelques protecteurs puissants et éclairés, c'est que des critiques malveillants cherchent - et finissent par trouver - dans ses œuvres des allusions scandaleuses. Comme Raminagrobis, il est victime d'une lecture soupçonneuse, qui utilise les mécanismes de l'allégorie pour le convaincre d'hérésie. Devant tel calembour inno- cent (âne pour âme, TL 22 et 23), devant telles« folastries joyeuses»

(QL, Epître à Odet de Châtillon), les calomniateurs s'indignent; ani- més par la haine, ils prennent tout en mauvaise part : « comme qui pain interprétroit pierre; poisson, serpent; œuf, scorpion, (ibid.). En un temps où on tue pour un mot de trop, le choix de la méthode confine à une question de vie et de mort.

Dans le même texte où il se plaint des accusations des censeurs, Rabelais se présente comme le bon médecin qui, par ses histoires, guérit les malades et console les affligés. Pour qui prend la mesure des menaces et des peurs qui hantent alors le monde ambiant, le projet n'a rien de ridicule. II n'est pas douteux que l'un des objectifs majeurs du romancier est de démystifier les impostures, de riposter à la violence par le rire et, plus particulièrement, de dénoncer la . complicité des pratiques interprétatives dogmatiques et de la répres-

sion. Je voudrais, pour terminer, esquisser deux des solutions qu'il adopte.

La première est bien connue, mais si importante, et si souvent oubliée par des commentateurs trop sérieux, qu'elle mérite un bref rappel. Le comique agit comme une défense et un remède. II per- met par exemple de neutraliser les terroristes par le ridicule. Herr Trippa voulait convaincre Panurge de cocuage? Panurge lui retourne le compliment. Grâce au rire, les rôles sont inversés ; le puissant est roulé dans la farine et son théâtre magique, réduit à une farce. Mais le pouvoir libérateur du comique ne passe pas seulement par la satire.

Pour échapper à l'intimidation des sectaires, pour dissiper la tristesse ou l'anxiété, il arrive que les amis s'accordent un moment de détente et de divertissement : ils se retrouvent entre eux, tout rapport de force étant levé, pour vaquer à leurs plaisirs. Au lieu d'exploiter le lan- gage comme une arme, ils racontent des histoires, laissent parler leurs fantasmes, jouent gratuitement avec les mots. Frère Jean excelle à ce genre de récréations : par ses facéties, ses jurons, ses balivernes, il neutralise tensions et inquiétudes. Ces épisodes paraissent frivoles ou grivois et, faute d'y trouver des références savantes, les critiques les prennent souvent à la légère. Comme antidotes contre la peur, ils jouent pourtant, dans le projet narratif de Rabelais, un rôle essen-

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tiel. Au reste, qui ne voit que l'effet libérateur du rire, par-delà. le cercle des personnages, rebondit sur le lecteur et contribue à son bien-être?

Le démantèlement de l'allégorie et l'évacuation des codes hermé- · neutiques contraignants passent aussi par une autre voie. Rabelais construit des signes (ou des pseudo-signes) qui défient les méthodes traditionnelles d'interprétation, écbappent au contrôle et génèrent des significations inattendues, incertaines et troublantes. Il ébauche une sémiotique sauvage qui, ouvrant sur des zones obscures, dérègle les systèmes. Pour qualifier ces données irréductibles, il utilise volon- tiers le terme d'estrange. Je propose une rapide exploration dans le territoire de l'étrange, à travers des épisodes où le mot, effectivement,

apparaît. . . . .

Pour signifier qu'il veut entrer dans la v1e c1v1le et se maner, Panurge adopte un nouvel habillement (TL 7). ' En tel estat se prae- senta davant Pantagruel, lequel trouva le desguisement estrange ».

Les destinataires ne comprennent pas ou hésitent sur le sens du mes- sage; le code vestimentaire de Panurge fait problème. Que s'est-il passé? Le nouveau costume élimine le haut de chausses et la bra- guette, les remplace par une robe de bure et comprend en outre des lunettes. Panurge élimine donc le signe par excellence de la mascu- linité - la braguette - et arbore à la place une tenue qui le fait ressembler à un moine : la robe et les besicles. Il voulait marquer sa vigueur sexuelle ; son appareil suggère en fait le contraire. Tout se passe 'comme si, au moment d'encoder son message, il avait impro- visé un langage personnel et que celui-ci soit si singulier qu'il trahit l'intention de l'émetteur et diffuse des informations trompeuses. La sémiologie universelle du Moyen Age réunissait autour d'un code commun les membres d'une collectivité. Panurge, lui, est un homme nouveau ; n'ayant plus accès à un système herméneutique stable, il bricole des signes qui risquent de tomber à faux et, pire que cela, qui génèrent, malgré lui, des représentations troublantes : un mâle en chaleur qui cache son sexe, un grand commumcateur qm perd la maîtrise de son instrument.

Panurge n'est pas le seul à se laisser piéger par ses constructions.

Rabelais lui aussi se présente parfois en apprenti sorcier, et l'auteur entraîne à son tour le lecteur, confrontés l'un et l'autre à des signes qui les dépassent. Il arrive que nous soyons interpellés par des ima- ges étranges, qui nous inquiètent, qui résonnent au profond de nous- mêmes, sans que nous disposions de la clé pour identifier un contenu et apaiser le malaise. Le géant Bringuenarilles, qui se nourrit d'ordi- naire de moulins à vent, est tombé malade d'avoir mangé des mar-

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mites, des poêles et a fini par succomber à un morceau de beurre (QL 17). La Sibylle de Panzoust s'entoure d'un décor insolite, se livre à un rituel troublant, exhibe son corps obscène ... (TL 17). Ces objets devraient transmettre un sens second puis, ayant rempli leur fonc- tion, se laisser oublier. Mais ils sont opaques ; ils s'interposent et mobilisent l'imagination, ils sont comme des signifiants qui attirent sur eux l'attention et bloquent l'accès aux signifiés. La fascination de I'unheimlich perturbe les. mécanismes du sens. On ne sait pas s'il faut traduire, ni comment, et on reste captif d'images si fortes qu'elles dérèglent les habituelles opérations de décodage.

D'autres signes émettent des messages qui non seulement échap- pent à la dichotomie du propre et du figuré, mais ouvrent une brè- che sur les contenus obscurs de l'inconscient : fantasmes érotiques, délires sexuels, visions d'anatomies cocasses ou d'accouplements per- vers. Comme dans le rêve, des images choquantes ou fantasques sur- gissent, qui mettent à jour des hantises réprimées, des affects qui, pour être d'ordinaire censurés, n'en sont que plus puissants.

Le Quart Livre multiplie les représentations étranges : le peuple sans nez des Ennasins subvertit la distribution des sexes, le système des relations familiales et traite les humains comme des choses (QL 9); les Chicanous gagnent leur vie en se faisant battre (QL 12-16);

les habitants de l'île de Ruach se nourrissent de vent et meurent en pétant (QL 43) ... Le lecteur est bombardé de suggestions symboliques qui, parce qu'elles ne relèvent d'aucun code connu, défient la tra- duction ; elles dérangent, elles résonnent de vibrations affectives très fortes qu'aucune rationalisation ne permet d'enrayer. Le mitraillage d'images troublantes est encore plus dense dans les épisodes paral- lèles de Quaresmeprenant (QL 29-32) et des Andouilles (QL 35-42):

une carcasse sinistre où se marient l'organique et l'instrumental, des femmes guerrières en forme de saucisses phalliques, ces deux figu- res de monstres évoquent une sorte de monde primitif et cauche- mardesque où se brouillent l'humain et l'animal, le vivant et l'inerte, un monde où s'incarneraient les chimères d'une imagination en délire. Ces effigies saugrenues, comme les images du rêve, laissent affleurer des angoisses, des désirs refoulés. Le signe qui libère les pulsions a complètement changé de vocation ; il n'ouvre plus sur la sphère lumineuse des idées, mais débouche sur le territoire opa- que et irréductible des fantasmes.

Un épisode illustre l'amplitude du déplacement. Pantagruel recom- mande à Panurge perplexe la consultation des ' sorts virgiliens » : on ouvre au hasard le texte de Virgile et on interprète le passage trouvé comme signe de l'avenir. Selon une méthode éprouvée depuis l'Anti- quité, on traite le mythe comme une allégorie, on le moralise, si bien que non seulement on en dégage une leçon utile, mais qu'on gomme aussi les libertés et les bizarreries du récit primitif. Or que se passe-

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t-il ici (TL 12) ? Au lieu de transférer le mythe dans le domaine du juste ou du bien, le commentaire découvre des insanités et, comme tout à l'heure, lâche la bride à un incroyable cortège de monstruosi- tés et d'aberrations sexuelles. Virgile le sage, le prophète, parle en fait de dieux et de déesses transformés en bêtes, de Jupiter nourri par une chèvre et par une truie ; il représente Minerve en femme guerrière et masculine ; il évoque Vulcain et les Géants, figures dif- formes et emblèmes de la force brute ; il mentionne enfin deux cas d'inceste, deux histoires de castration et un épisode de cannibalisme ! Les signes du mythe libèrent des images sauvages, le tableau d'une humanité livrée à la bestialité et affranchie de tous les interdits.

Tel est le territoire de l'étrange : des images déroutantes, des signes sauvages, émancipés des codes établis, défient l'interprétation. La stra- tégie est habile : Rabelais construit des représentations qui, par leur inquiétante étrangeté, interpellent le lecteur ; elles sont impénétra- bles, et pourtant envahissantes. Il prend ainsi à revers les pratiques herméneutiques reçues : le monde extérieur et le monde mental sont saturés de sens, mais nul système ne saurait les domestiquer ni les totaliser. J'ai voulu montrer que cette situation inconfortable s'expli- que en termes historiques. Cela ne veut pas dire qu'elle ne nous con- cerne pas.

Michel JEANNERET

1. J'exclus du compte les chapitres 1-8 « Eloge des dettes» et 48-52 ~ Pantagruélisme ».

2.· Voir mon article« Rabelais, les monstres et l'interprétation des signes (Quan Livre, 18-42) "· dan$ Mélanges Floyd Gray. French Forum, Lexington. Kentucky, 1992.

3. Voir la synthèse de François Rigolot, « Cratylisme et pantagruélisme: Rabelais et Je statut du signe», dans Etudes rabelaisiennes 13 (1976), pp. 115M132.

4. Sur l'herméneutique et la sémiologie au Moyen Age, voir entre autres Henri de Lubac, Exégèse médiévale, les Quatre Sens de l'Ecriture, Paris, Aubier, 1959-1964, 4 vol.;

Jean Seznec, The Survival of the Pagan Gods (. .. ), New York, Harper Torchbooks, 1961 ; Johan Chydenius, 11 La théorie du symbolisme médiéval », dans Poétique 23 (1975), pp. 322-341 ; Armand Strubel, 11 Atlegoria in factis et Allegoria in verbis M, ibid., pp. 342-357.

5. Voir Umberto Eco. The Limits of Interpretation, Bloomington et Indianapolis, Indiana University Press, 1990.

Références

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