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Conquête et colonisation des montagnes sèches mexicaines. La production des territoires et des sociétés rancheras

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mexicaines. La production des territoires et des sociétés rancheras

Thierry Linck

To cite this version:

Thierry Linck. Conquête et colonisation des montagnes sèches mexicaines. La production des terri- toires et des sociétés rancheras. Les montagnes tropicales: Identites, mutations, developpement, 16, Presses universitaires de Bordeaux, pp.670, 2001, Espaces tropicaux, 2-906621-30-7. �hal-02831039�

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Conquête et colonisation des montagnes sèches mexicaines

La production des territoires et des sociétés rancheras

In François BART, Serges MoRIN et Jean-Noël SALOMON (ed.) 2001. LES MONTAGNES TROPICALES ; Identités Mutations, développement. Espaces tropicaux n°16. Centre de Recherche sur les Espaces Tropicaux. Univ. Bordeaux III. 670p. ISSN : 1147-3991 ISBN 2-906621-360-7.

Thierry LINCK Université de Toulouse le Mirail UPRES Dynamiques rurales Groupe de Recherche sur l’Amérique Latine

Résumé

Le ranchero peut, à plus d’un titre être reconnu comme une figure mythique fondatrice de l’identité nationale mexicaine. Les anthropologues radicaux et, plus récemment, les militants tiers-mondistes sensibilisés par le soulèvement du Chiapas, l’assimilent plus facilement à un éleveur sans scrupule enrichi aux dépens des indiens.

Ces représentations contradictoires et fortes trouvent leur source aux marges de la

société nationale mexicaine dans la lente intégration territoriale du pays. La

colonisation -aujourd’hui encore incomplète- des espaces « isolés » (notamment du

fait du relief), « marginaux » (du point de vue des intérêts dominants du moment) est

un processus séculaire qui repose sur des modes particuliers d’appropriation et de

mise en valeur de l’espace ainsi que sur la construction de formes de sociabilité bien

particulières. La place de l’élevage extensif dans la conquête des territoires indiens,

la pratique de cultures itinérantes, le métayage, la dispersion de l’habitat et la

prégnance d’une religiosité et d’une ladinité fortes sont quelques-uns des traits

dominants propres aux sociétés rancheras. Le fait qu’ils soient présents dans des

régions très éloignées les unes des autres témoigne de la force et de la globalité du

mouvement. Il témoigne également de l’importance de cette ruralité mexicaine

encore largement ignorée des sciences sociales.

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Conquête et colonisation des montagnes sèches mexicaines

La production des territoires et des sociétés rancheras

Les montagnes tropicales Identités mutations développement

Auteur : François BART | Serge MORIN | Jean-Noël SALOMON | Editeur : PRESSES UNIVERSITAIRES DE BORDEAUX Collection : Espaces tropicaux

Année : 00/2001 672 p. ISSN 1147-3991 ; ISBN 2-906621-30-7

Thierry LINCK Université de Toulouse le Mirail UPRES Dynamiques rurales Groupe de Recherche sur l’Amérique Latine

Si l’on en croit les manuels scolaires et l’histoire officielle, la conquête et la colonisation du Mexique ont été le fait d’une poignée d’espagnols aidés de quelques tribus indigènes. L’interprétation est sans doute valable pour ce qui concerne les centres urbains et miniers, les grands axes de communication et les meilleures terres agricoles. Le reste, c’est à dire la majeure partie d’un territoire de quelques 8 millions de km², n’a pu être conquis que lentement et progressivement intégré à ce qui deviendra le Mexique. Cette conquête « ordinaire », anonyme et donc mal connue a, depuis peu, fait l’objet de recherches spécifiques

1

. Celles-ci ont mis en avant le rôle essentiel d’un personnage mythique, le ranchero, qui occupe de longue date une place de choix dans la construction de la mexicanité ladine

2

.

On connaît surtout le ranchero par l’image glorifiante qu’en a donné le cinéma mexicain de années cinquante et soixante, mais également par un genre littéraire riche représenté notamment par Agustin Yañez et Juan Rulfo. Aujourd’hui, le succès jamais démenti des charrerías

3

de la música ranchera, et de bon nombre de corridos ainsi que de nombreux dictons et proverbes témoignent de l’importance du thème et de la figure du ranchero dans l’imaginaire collectif mexicain et dans la construction de l’identité nationale. Le personnage réel est quant à lui bien moins connu. Les sciences sociales en donnent une image controversée et contradictoire.

L’anthropologie sociale, dont l’attention a été principalement canalisée vers l’étude des structures sociales et d’une ruralité organisée autour des communautés indiennes et de l’ejido, assimile volontiers le ranchero a un moyen propriétaire, membre d’une « proto bourgeoisie agraire » et plus généralement à un éleveur aisé

1 François Chevalier y Luis González y González sont les précurseurs dans une veine alimentée ensuite par les travaux de Robert Shadow, Jean Meyer, Andrés Fábregas, Frans J. Schryer, David Brading, Jean Dale Lloyd et Hubert Cochet, etc. Voir Esteban Barragán et Thierry Linck, "Quinientos años de soledad II. Sociedad y poblamiento ranchero" Trace CEMCA, México décembre 1993.

2 Du terme ladino, qui identifie la population d’origine espagnole ou supposée telle, par opposition à la mexicainité indienne chère à l’anthropologue Guillermo Bonfill.

3 rodeo mexicain... musique ranchera, corridos : musiques populaires mexicaines avec une forte connotation rurale.

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exploiteur et massacreur d’indiens. Sans être totalement fausse, l’interprétation est peu convaincante dans la mesure où les paysans pauvres, simples métayers ou journaliers, qui revendiquent une identité ranchera sont loin d’être rares. A l’opposé, les historiens, en particulier ceux qui nourrissent de solides affinités avec la microhistoire développée par González y González (1968), s’intéressent au ranchero bien moins du point de vue de sa position de classe que de celui de la place qu’il occupe dans la construction de cultures régionales ou locales riches en couleurs et en émotions. Ces études nous ont fourni d’utiles références, dans la mesure, au moins, où elles rendent parfaitement compte de l’existence et de l’unité d’une véritable culture ranchera et où elles témoignent de la force des sentiments identitaires qu’elle nourrit et de son incidence sur la construction d’une culture nationale.

Notre point de vue est bien sûr différent. Fondamentalement, il repose sur un véritable pari : voir dans le ranchero non pas un personnage particulier ou un

« segment » de classe sociale, mais plus simplement un membre d’une société ranchera. Le pari peut être jugé risqué, dans la mesure où le glissement opéré conduit à démontrer l’existence des structures, des modes de régulation et des traits identitaires spécifiques qui définissent la « société » ranchera et donc à mettre en évidence tout ce qui touche à la construction et à la reproduction d’un lien social spécifique. Il est en même temps particulièrement prometteur dans la mesure où, au-delà des sociétés rancheras elles-mêmes, notre réflexion touche le domaine des interactions entre construction identitaire, production et intégration territoriales et ruralité. Construite à partir de l’observation de structures sociales en formation et relativement simples, au cœur des franges pionnières mexicaines et des

« sanctuaires rancheros » de la Sierra Madre del Sur, notre analyse peut dépasser le cadre de l’individualisme méthodologique auquel se cantonne trop souvent le thème de la construction identitaire pour l’aborder dans ses rapports avec la production des conditions matérielles d’existence. Le rapport à l’espace, l’organisation du travail et les rapports sociaux qui sous-tendent sa construction constituent ainsi des éléments - clé de la compréhension du lien social ranchero.

I. Paysages rancheros ou indiens : deux constructions sociales proches de nature profondément différente

Le langage courant et les premiers emplois des termes rancho et ranchero permettent de dégager quelques traits propres aux sociétés rancheras. Qu’il s’agisse d’une exploitation agricole ou du regroupement de quelques maisons, le rancho évoque un habitat dispersé et isolé : « on les trouve dans les replis de la Sierra Madre Occidental, parfois également dans les recoins les plus éloignés des régions insalubres ou semi arides », selon Lloyd (1988) qui ajoute que, d’une façon générale, la plupart des ranchos « se situent dans des zones éloignées du centre, dans des régions périphériques de colonisation récente, de faible densité, de peuplement récent, ou alors, dans quelques localités dispersées à l’intérieur de vastes territoires faiblement peuplés »

4

. L’isolement et la marginalité n’ont pourtant

4 Lloyd, Jean Dale, « Desarrollo histórico del ranchero » et « Rancheros y revolucionarios en Chihuahua » in Historia de la cuestión agraria mexicana, campesinos, terratenientes y revolucionarios, Siglo XXI-CEHAM, Mexico 1988, pp. 61-62 et 68-69.

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pas toujours été des traits spécifiques aux groupes rancheros. Dans les premiers temps qui ont suivi la conquête du Mexique, le terme s’appliquait indifféremment aux rancheros et aux indiens non encore réunis en congrégations. González y González (1968) souligne ainsi qu’à « la veille de l’arrivée des Espagnols, le mode d’habitat caractéristique correspondait à ce que les espagnols reconnaissaient comme rancho. Chaque famille résidait à l’écart des autres dans son jacal, et cela a continué jusqu’à ce que les espagnol procèdent à des regroupement des familles dispersées par monts et par vaux par l’établissement de congrégations

5

». Les progrès de la colonisation et la diffusion de l’élevage bovin ont restreint l’emploi du terme à la fois à cette forme d’habitat dispersé, non indien, décrit par Lloyd (1988) et à un type d’exploitation agricole généralement orientée vers l’élevage bovin extensif.

Cette précision apportée, l’observation de

paysages rancheros caractéristiques6

permet de mieux comprendre à la fois les fondements des sociétés rancheras et le rôle qu’elles ont joué dans les processus de conquête et de colonisation. Les paysages des régions qui ont le mieux conservé leurs spécificité ranchera (isolement, faibles densités de peuplement et forte dispersion de l’habitat) présentent de grandes similitudes qui suggèrent l’existence d’une organisation économique spécifique. Il s’agit de paysages de montagne qui contrastent fortement avec les plaines que ces régions dominent parfois. Le relief est si accidenté qu’il ne laisse que fort peu de place pour la pratique de cultures sédentaires : quelques minuscules taches d’un vert plus intense, en pointillé dans le fond de vallées étroites ou à proximité immédiate d’un point d’eau, rendent compte de leur existence et laissent soupçonner la présence d’habitations : quelques masures délabrées couvertes de tôles d’acier ou de carton goudronné, aux murs de branchage ou de pisé, situées au cœur d’une vaste cour fermée par des clôture de pierres sèches ou de barbelés.

Cochet (1991) estime ainsi que dans la Sierra de Coalcomán (sud-ouest du Michoacán), moins de 1 % de la superficie totale se prête à la culture attelée

7

. La proportion est plus faible encore dans la Sierra del Tigre (Ouest du Michoacán) étudiée par Barragán (1988, 1990, 1998)

8

. Le sentiment d’isolement et de solitude est renforcé par l’absence de villages, d’habitants et de voies de communication visibles. Pourtant, l’homme a laissé, et entretient, des traces bien visibles dans le paysage. L’attention de l’observateur est d’abord retenue par la présence de taches plus claires, de quelques hectares au plus, de forme précise et régulière, suspendues sans logique apparente sur les flancs des versants, aussi loin que la vue peut porter. Il s’agit des desmontes, parcelles récemment défrichées, cultivées ou récemment libérées comme parcours. Une attention un peu plus soutenue permet de reconnaître un grand nombre de taches de forme et de taille similaires et de tonalités moins précises : il s’agit de desmontes plus anciens apparemment

5 congrégations destinées, bien sûr, à assurer un meilleur contrôle des populations autochtones. L.

González, La querencia, SEP, Morelia 1982, pp. 20 et 21.

6 Le travail de terrain a été effectué au cœur de la Sierra Madre Occidental, dans des régions situées à l’Ouest et au Sud de l’Etat du Michoacán.

7 Alambradas en la Sierra, El Colegio de Michoacan - CEMCA, Mexico 1991. Version française, Des barbelés dans la Sierra, éditée par l’ORSTOM en 1990.

8 Estebán Barragan et Thierry Linck, « Quinientos años de soledad II » in TRACE, CEMCA, Mexico décembre 1993.

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« abandonnés » dans lesquelles la végétation spontanée a atteint différents stades de récupération.

Considérées globalement, toutes ces taches forment une mosaïque qui parvient, parfois à couvrir la quasi totalité du paysage : les vestiges de la forêt (primaire ou, plus sûrement, reconstituée) ne restent alors perceptibles que le long des crêtes, dans les replis les plus fermés et dans quelques « îlots » où prédominent des essences d’arbres appréciées pour les ressources fourragères qu’elles fournissent.

De loin en loin, la présence de jagüeyes (réservoirs d’eau pour le bétail) laisse des cicatrices plus profondes. Lorsque l’observateur se rapproche, il ne tarde pas à noter la présence de clôtures, de pierre ou, bien plus fréquemment, de barbelés qui interdisent la divagation des animaux entre les ranchos (le terme désigne ici les exploitations) ou d’un potrero à l’autre (il s’agit des unités de parcours regroupant plusieurs desmontes). Plus encore que les desmontes, potreros et ranchos définissent les unités paysagères élémentaires. Les clôtures qui les séparent permettent d’en reconnaître la disposition et la taille (quelques dizaines d’hectares pour les potreros, quelques centaines parfois pour les ranchos) et d’isoler la vocation première du système agraire : leur tracé répond en effet bien davantage aux exigences qu’impose la conduite des troupeaux qu’au soucis de protéger les cultures. Toutes ces marques plus ou moins visibles

9

sur le paysage portent ainsi témoignage d’une action d’aménagement du territoire, de l’existence de rapports de concertation et d’appropriation et donc de la présence d’un ordre social supérieur.

Pour l’immédiat, cette lecture sommaire des paysages rancheros permet de reconnaître les deux composants fondamentaux de l’organisation productive : élevage bovin et culture itinérante du maïs. En apparence, le maïs constitue l’élément clé du système : cultivé en défriche-brûlis, c’est bien lui qui laisse les traces les plus évidentes sur le paysage. Le cycle de culture débute dès la fin de la saison des pluies (octobre ou novembre) par l’abattage de la végétation pérenne qui couvre la parcelle de desmonte choisie : c’est l’activité la plus exigeante en travail de tout le cycle. Les arbres sont abattus, les branches débitées et dispersées de façon aussi homogène que possible sur la parcelle où elles se dessèchent plusieurs mois durant.

Le brûlis intervient à la fin de la saison sèche (mai - juin) et ouvre aux cultures un sol qui a récupéré une bonne part de ses réserves de fertilité, libère une quantité non négligeable d’éléments nutritifs et permet un contrôle relatif de la croissance des adventices et du développement des ravageurs.

La mise en culture proprement dite débute lorsque la saison des pluies s’établit : les semailles sont réalisés au bâton fouisseur dans un sol ameubli par les premières grosses pluies

10

. Haricots rouges et courges sont fréquemment associés au maïs en cultures intercalaires. Suivent, de façon non systématique, l’application d’engrais chimiques, d’herbicides ou la réalisation de désherbages manuels. La récolte, selon la nature des variétés de maïs utilisées, est effectuée entre les mois de novembre et de février. Les rendements en grain sont de l’ordre de quinze à vingt quintaux par hectare. C’est relativement beaucoup, si on se contente de les mesurer par rapport aux superficies effectivement cultivées ; c’est en revanche fort peu si l’on tient compte de périodes de mise en jachère de huit à dix ans. Appréciés en relation à une densité de population qui dépasse rarement dix habitants au km², ils sont plus

9 auxquelles il faudrait ajouter la présence de réseaux complexes de sentiers et chemins de muletiers.

10 de 15à 20 litres de graines à l’hectare.

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que suffisants : la production totale couvre largement les besoins alimentaires humains et dégage un excédent mis à profit pour l’alimentation des animaux : volailles, porcs, animaux de travail ou vaches allaitantes. Une fois récoltées, les parcelles sont abandonnées à la végétation spontanée et au bétail jusqu’à ce que, une dizaine d’années plus tard, un nouveau cycle soit lancé.

Cette présentation des pratiques culturales confirme la vocation première des régions rancheras : l’élevage extensif. Les modes d’organisation des territoires rancheros et les types d’utilisation de l’espace répondent bien davantage aux besoins de l’élevage qu’aux exigences des cultures. Ainsi, la durée des cycles agricoles est pensée en fonction d’une valorisation optimale du potentiel fourrager : la fin de la jachère est décidée avant que le développement de la végétation pérenne ne gêne véritablement le développement des graminées. De même, il est significatif qu’une seule campagne de culture soit réalisée au cours de chaque cycle, alors que les réserves de fertilité disponibles pourraient probablement en permettre deux.

Enfin, les cultures sont le plus souvent confiées à des métayers dans le cadre de contrats limités à une seule campagne : le propriétaire du rancho choisit les desmontes à cultiver en fonction des impératifs que dicte sa gestion globale des ressources fourragères. De ce point de vue là encore, l’unité élémentaire de mise en valeur de l’espace n’est donc pas le desmonte, mais bien le potrero : la finalité ultime de la culture de maïs est moins la récolte de grains que la production et l’entretien de l’espace fourrager.

Le métayage peut enfin être considéré comme le rapport de production fondamental des sociétés rancheras. C’est essentiellement le métayage qui fixe les rapports entre maïs et élevage, qui structure la division technique et sociale du travail, qui règle les modalités de partage des richesses et qui permet d’expliquer la stratification sociale ranchera. La pratique de l’élevage serait bien plus incertaine sans les parcours induits que produit la culture du maïs. En outre, si l’élevage est la seule activité qui permette de conduire des stratégies d’accumulation, il reste que le surplus que mobilisent les rancheros - éleveurs n’est en définitive que le fruit du travail non rémunéré fourni par les rancheros - métayers. Il est de ce point de vue significatif que les contrats de métayage puissent être très souples pour ce qui concerne l’établissement du taux de partage des grains, des modalités de prise en charge des frais de culture ou l’octroi de prestation en nature et, le plus souvent, extrêmement stricts pour ce qui touche au partage des résidus de culture et à l’accès éventuel des animaux du métayer aux parcours du rancho.

Les versants de la Sierra Madre qui dominent la côte Pacifique abritent encore des communautés indiennes dont le type d’habitat correspond à la description de Luis González. La pratique d’une culture itinérante du maïs dans un système de défriche- brûlis confère à ces paysages « indiens » une grande similitudes avec les paysages rancheros qui viennent d’être décrits. Mais il ne s’agit que d’une proximité apparente : le sens réel des modalités de mise en valeur de l’espace ainsi que la nature des structures sociales qui les sous-tendent sont radicalement différents.

Bien entendu, il est également question ici de reliefs fortement accidentés, de

régions d’accès difficile et d’un peuplement humain dispersé et de faible densité. Les

mêmes parcelles privées de végétation pérenne, de forme et de taille similaires,

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dispersées sur les versants, peuvent également être repérées. En revanche, la présence de bois plus denses, et la rareté de clôtures permanentes annoncent une vocation principalement agricole. Dans la mesure où la pression démographique le permet, les périodes de mise en jachère sont en effet bien plus longues, de l’ordre d’une trentaine d’années, c’est à dire le temps nécessaire pour que la végétation arbustive couvre et étouffe totalement les graminées. S’il est vrai que les itinéraires techniques proprement dits ne sont pas fondamentalement différents, l’usage veut que deux ou trois campagnes de cultures soient assurées avant que la parcelle ne soit abandonnée.

La vocation agricole de ces régions indiennes confère aux espaces non cultivés une vocation de réserve territoriale qui n’a pas d’équivalent dans les régions rancheras.

Cela ne veut pas dire qu’il est question de délaisser totalement les terres non cultivées jusqu’à une complète régénération de la forêt : la chasse et la cueillette apportent des compléments alimentaires non négligeables. Il convient de signaler, enfin, que l’élevage n’est pas non plus totalement absent, simplement cette activité suit une logique qui l’apparente à la cueillette, dans la mesure où l’espace fourrager ne fait l’objet d’aucune appropriation formelle : les animaux sont livrés à eux-mêmes sur l’ensemble du territoire non cultivé sans qu’aucun aménagement ne permette d’améliorer les rendements fourragers. Quand elles existent, les clôtures ont pour fonction de protéger les cultures et non de délimiter des unités de pacage. Comme le souligne Cochet (1988), au sein de la communauté, « chaque individu jouit, en plus du droit de cultiver (et donc d’ouvrir un desmonte), d’un droit de vaine pâture et du droit de disposer librement des ressources naturelles disponibles sur l’ensemble du territoire de la communauté. Ainsi, chaque famille peut tirer parti de la diversité écologique d’un territoire qui peut couvrir un dénivelé de l’ordre d’un millier de mètres »

11

.

Ces différences montrent bien que nous avons affaire à des logiques de production territoriale opposées et à des systèmes sociaux radicalement différents.

L’organisation ranchera suppose ainsi une occupation totale et une mise en valeur globale et continue de l’espace. Et il en va ainsi parce que l’occupation de l’espace prend de façon systématique la forme d’une appropriation individuelle dans le cadre soit de la propriété privée soit par le biais de contrats de location. L’absence de cadre communautaire, avec la sécurité affective, les contraintes et les droits collectifs qu’il suppose trouve une expression dans le renforcement de l’individualisme. Cette dimension est particulièrement présente dans les marqueurs identitaires rancheros : l’indépendance, l’autonomie, la débrouillardise, le fait de n’avoir à compter que sur ses propres forces... sont des valeurs particulièrement présentes dans les représentations de la « rancherité », autant pour ce qui concerne celles qui émanent des sociétés rancheras elles-mêmes que celles que diffusent la musique, le cinéma et la littérature ranchera.

Les sociétés indiennes se situent dans une logique diamétralement opposée : l’usage et la règle du consensus implicite s’imposent. Cochet (1988) observe ainsi que « les terres appartiennent collectivement à tous les membres de la communauté, bien que leur usage soit essentiellement individuel ou organisé dans le cadre de la famille large. Le choix des parcelles à défricher n’est sujet à aucune réglementation

11 Hubert Cochet, op. cit. p. 124.

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collective particulière et il ne semble pas qu’aucune consigne ou critère particulier n’aient jamais été imposées par le groupe pour s’attaquer à telle partie du territoire de la communauté plutôt qu’à telle autre »

12

. A la différence des terres que les rancheros se sont appropriées, celles qui restent sous contrôle communautaire sont inaliénables : elles ne peuvent pas faire l’objet de transactions. Celles-ci sont tout au plus admises pour le travail accumulé dans la préparation des parcelles. Mais alors,

« c’est le produit du travail lui même qui fait l’objet d’une transaction, et non pas le support que constitue la parcelle. Une parcelle de forêt n’a donc aucune valeur dans la mesure où elle n’est le fruit d’aucun travail... en revanche, le prix d’une parcelle défrichée, brûlée et clôturée représente la valeur du travail dépensé dans l’abattage, le brûlis et la mise en place des clôtures... Une fois cultivée, le terrain est abandonné. La totalité du travail investi a été récupérée et, par conséquent, le prix du terrain est retombé à zéro »

13

.

Le libre accès à l’espace trouve donc ici, comme corollaires, l’absence de valeur marchande des terres et de faibles surplus. La rente foncière est totalement étrangère à cette forme d’appropriation et le métayage n’a pas davantage cours.

Ainsi, « le travail accumulé au cours des deux ou trois années de culture ne signifie plus rien lorsqu’un nouveau cycle débute, après vingt ou trente ans de recrus forestier. Dès lors, la reconnaissance par la communauté du droit de l’un de ses membres à défricher une parcelle n’implique en rien l’attribution d’un droit d’usage permanent »

14

. Le caractère provisoire et partiel de l’appropriation individuelle combiné à une relative carence de contrôle communautaire expliquent en grande partie la faible résistance des communautés aux pressions que les rancheros ont exercé - et exercent encore - sur leurs territoires : l’efficacité de cette résistance dépend en effet de la force des réponses collectives que les communautés, le plus souvent dispersées et divisées, ne sont pas préparées à donner.

II. La rencontre de deux mondes

Cela est d’autant plus vrai que le régime d’appropriation en interdisant les transactions foncières et le métayage limite strictement les possibilités d’accumulation. Dès lors, l’organisation communautaire projette l’image d’un espace virtuellement infini : le simple fait d’être membre reconnu de la communauté assure à tous le droit d’ouvrir une parcelle. En contraste, les systèmes fonciers propres sociétés rancheras supposent une rapide saturation de l’espace : les terres non cultivées n’ont pas le statut de réserves territoriales libres ; l’élevage associé à l’appropriation individuelle et au métayage ouvrent des possibilités d’accumulation virtuellement infinies. A la différence des sociétés indiennes, les sociétés rancheras peuvent ainsi être caractérisées par un sens aigu de la propriété et une forte propension à s’étendre dans l’espace, à conquérir de nouveaux territoires.

La mobilité géographique a pu ainsi être reconnue comme un trait distinctif des sociétés rancheras, en même temps qu’une modalité efficace de régulation sociale.

La réalisation de généalogies systématiques sur quatre générations dans une partie

12 Au détail près que le choix des parcelles à défricher dépend évidemment de dispositifs cognitifs propres aux sociétés indiennes concernées et sont donc socialement construits.

13 ibid p. 122.

14 ibid. p. 124.

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de la Sierra del Tigre

15

a permis de mettre en évidence la large diffusion de pratiques migratoires directement corrélées avec l’âge des chefs d’exploitation. Les rancheros sans terre, ainsi que les enfants les plus âgés, n’ont bien souvent pas d’autre alternative que de tenter leur chance ailleurs ou de rester sur place en qualité de métayer. Evidemment, beaucoup choisissent de partir : l’étude réalisée a montré que plus de 70 % de la population originaire de cette région ranchera ont émigré

16

. Cochet (1988) souligne pour sa part qu’un grand nombre des rancheros de la Sierra de Coalcomán sont originaires de la Sierra del Tigre et probablement issus d’un parcours migratoire long qui renvoie aux premiers temps de la conquête espagnole et à la côte Atlantique... L’étude du processus de colonisation de la Sierra de Coalcomán montre que, dans chaque rancho, génération après génération, « un ou plusieurs enfants se sont déplacés vers le sud dans des sauts des quelques kilomètres ou quelques dizaines de kilomètres, étendant ainsi le champ d’action de la famille élargie ». Au fil des siècles, les sociétés rancheras ont alimenté une dynamique d’expansion géographique en quête de l’espace vital indispensable à ceux de ses membres qu’elles n’étaient pas en mesure d’intégrer ou qui se sont trouvés dans l’obligation de partir à la suite de conflits avec leurs anciens voisins

17

. Leurs actes et les plans qu’ils échafaudent tendent alors logiquement vers ce qui constitue l’objectif le mieux établi, le plus prisé, dans l’univers des représentations dont ils ont été nourris : établir un rancho, disposer sans entrave d’une propriété lui permettant d’assurer l’entretien de la famille ou, éventuellement, bien plus grande encore.

Les acteurs sont en scène, leur mise en contact est d’une certaine façon nécessaire, inéluctable, tout comme est prévisible l’issue de leur confrontation. Qu’ils agissent sur leur propre initiative, à l’arrière garde des armées officielle de conquête ou aux avant-postes des centres économiques ou politiques, les rancheros sont ainsi bien souvent les premiers à occuper de vastes espaces « vierges », les véritables acteurs de leur mise en valeur et de leur intégration effective au territoire national.

Florescano (1973) a amplement souligné le rôle des ranchero dans la colonisation du nord du pays aux dépens des tribus Chichimèques

18

; Lloyd (1988) les évoque en relation aux tribus nomades du nord et du sud-est

19

; González(1968) développe les confrontations des rancheros des Altos de Jalmich avec les indiens de Mazamitla

20

. Il ne s’agit pas nécessairement d’une conquête lointaine. Les conflits qui opposent rancheros et indiens dans la conquête de la Selva Lacandona, dans le Chiapas, s’inscrivent dans la même dynamique et sont totalement d’actualité... au même titre que la conquête de la Sierra de Coalcomán, entamée au début du siècle dernier et à ce jour inachevée.

15 Extémité occidentale de l’axe néo-volcanique.

16 Esteban Barragan, Más allá de los caminos. El Colegio de Michoacán, Zamora 1990, p. 162. Il s’agit de migration vers d’autres régions rancheras plus ouvertes, mais aussi, et de plus en plus, vers les centres urbains et vers les Etats - Unis.

17 Il s’agit là d’une conséquence de la violence, particulièrement présente au sein de sociétés qui sont (du fait de leur isolement) largement situées en marge de la loi et du champ d’intervention des forces de police. Voir infra...

18 Enrique Florescano, ,. "Colonización, ocupación del suelo y ‘frontera' en el norte de Nueva España, 1550-1750", in Tierras nuevas, expansión territorial y ocupación del suelo en América (siglos XVI- XIX)., El Colegio de México, México 1973, pp. 43-76.

19 J. D. Lloyd, op. cit.

20 L. González, 1968, op. cit.

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Le rôle qu’ont joué les rancheros dans le processus de conquête et de colonisation du pays peut ainsi être considéré comme un aspect essentiel de la construction de l’identité et du lien social rancheros

21

. Il transparaît autant dans le mépris affiché des indigènes, de l’indianité et du métissage que dans l’apologie de ce qui symbolise la pureté (évidemment contestable) de leur ascendance espagnole : teint clair, moustache et buste poilu ; catholicisme, individualisme, virilité affichée, etc. Il s’agit de valeurs qui, poussées dans leur logique, tendent à la superbe et à l’anarchie et que les représentations mythiques de la rancherité ont mis en exergue dans la musique populaire ou le cinéma. Elles sont l’expression, dans une certaine mesure, de leurs efforts d’adaptation à un environnement hostile, mais elles reflètent également un rejet de la dépendance économique et affective des indiens vis à vis de leur communauté qui est, comme nous l’avons vu, inscrit dans les structures sociales rancheras.

Dans ces territoires, non encore ou récemment conquis, très partiellement intégrés à la Nation, la

violence reste très présente. Elle peut ainsi être reconnue comme un

composant fort de l’identité ranchera. La possession et l’exhibition d’une arme à feu, tout comme la possession d’un cheval

22

, est une marque de statut social.

L’isolement et le fait de vivre dans des lieux qui ne connaissent pas d’autre loi que celles, symboliques, de la parole donnée et de l’honneur, conduisent fréquemment à défendre les biens et à résoudre les conflits l’arme au poing

23

. D’ailleurs, les représentations symboliques développées au sein des sociétés rancheras comme leurs expressions popularisées par le cinéma, la littérature ou la musique, justifient que le respect d’un code de l’honneur strict autorise les réponses les plus extrêmes...

Mais en - deçà des représentations symboliques, il reste que la violence ne constitue qu’une alternative de dernier recours. La conquête ordinaire met ainsi logiquement les indiens au contact de rancheros pauvres, souvent contraints de quitter leur région d’origine sans disposer de grandes ressources. Dans cette première étape au moins, ils ne jouissaient, face aux communautés indiennes, d’aucun rapport de force avantageux : les indices qui conduisent à penser que ce premier contact fut souvent pacifique et conduit dans la recherche de compromis plus ou moins durables, sinon d’un intérêt commun, ne manquent pas.

Ce premier contact a pu être fortuit, lié au développement de conflits dans les régions d’origine

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ou dépendre du développement de relations commerciales. Ces rancheros spécialisés dans le commerce ou le transport à dos de mulet contrôlaient

21 Esteban Barragán et Thierry Linck, "Quinientos años de soledad II. Sociedad y poblamiento ranchero" Trace CEMCA, México décembre 1993, op. cit.

22 qui marque symboliquement la supériorité du ranchero sur l’indien et de l’éleveur sur le simple cultivateur.

23 Une violence qui tend à s’accentuer du fait du développement de la culture du pavot et du cannabis facilitée par l’isolement des régions rancheras.

24 La révolte cristera est ainsi à l’origine de la fondation du village de San José de la Montaña (dans la Sierra de Coalcomán) qui a servi de base arrière pour la conquête de la communauté indienne de Pómaro. « Plusieurs familles se sont installées sur les terres appartenant à la communauté pour échapper à la répression ou simplement pour tirer parti de la réputation gagnée durant le conflit. Les frères Guillen, originaires de Periban se sont installé à San José de la Montaña avant d’établir leur quartier général à Agua Fría et San Antonio, au cœur des territoires indiens » H. Cochet, op. cit.

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souvent le seul lien entre les communautés indigènes et la société nationale. Ils n’avaient pas de mal à obtenir des communautés le droit de construire une maison, de monter un commerce au centre du village ou d’établir un rancho. Ce premier pas franchi, l’installation de familles étrangères se produisait en cascade puisque le premier ranchero présent dans la place ne tardait pas à faire venir ses proches parents, ses cousins et ses anciens voisins... Avec le temps, les rapports de force s’inversent, les descendants des premiers rancheros confortent leur emprise sur les territoires indiens. A Coire (Sierra de Coalcomán), les medieros (métayers)

« occupent illégalement une vallée, sans payer le moindre droit au fisc ou à, la communauté. L’étendue des terres communales avaient attiré de nombreuses familles

25

» (Cochet 1988).

Située à une courte distance, « la communauté de Pómaro avait été dépouillée en plusieurs occasions d’une partie importante de son territoire : des pans entiers des indivis communautaires où s’étaient établis les ranchos installés par la "gente de razón"

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. Pourtant, les terres occupées n’étaient le plus souvent pas clôturées.

Plusieurs familles furent finalement acceptées par les autorités indigènes et reconnues comme membres de la communauté... En 1964, la communauté indienne reconnaît une droit d’ancienneté à tous les immigrants établis depuis plusieurs décennies et à tous ceux qui sont nés sur son territoire » (Cochet 1988)

27

. Après un certain temps il devient en effet difficile d’expulser les intrus. « Quelques maisons peuvent être détruites par des indiens irréductibles, mais les réseaux entretenus par les premiers arrivés, la corruption des autorités indigènes et quelques mariages mixtes contribuent à calmer les esprits. La situation ne tarde pas à devenir irréversible lorsque se crée un véritable quartier métisse. Souvent, le centre entier des village est occupé par les rancheros et ses anciens habitants expulsés vers la périphérie

28

» (Cochet 1988).

III. Marginalité et intégration

Mais la conquête ordinaire ne porte-t-elle pas également la marque d’une mission nationale, présente à la fois dans la construction identitaire ranchera et dans la formation de la mexicanité ? En tout état de cause, la revendication d’une ascendance espagnole sans taches et la revendication d’un catholicisme sans failles portent témoignage de l’existence de liens forts avec l’ordre social national en cours d’établissement. Tout comme en rendent également compte l’importance des productions de rente (l’élevage bovin, de façon caractéristique, mais non exclusive : l’élevage de porcs ou de chèvre ont rempli et remplissent encore parfois, des fonctions similaires) ainsi que le poids des activités commerciales ou de transport.

Selon Florescano, rancheros et ranchos sont souvent apparus comme les postes avancés et les agents de colonisation des opérations de conquête conduites par les missionnaires et les militaires

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. Et ils ont si bien rempli leur rôle que lorsque les

25 Ibid. p. 131.

26 ceux qui ont une âme, c’est à dire, ici, les rancheros par opposition aux indiens.

27 Ibid. p. 203.

28 Ibid. p. 204.

29 E. Florescano, op. cit.

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mines d’argent ont dû être abandonnées, les espaces colonisés par les rancheros ne sont pas retournés à leur état d’abandon initial. A contrario, l’intégration territoriale de vastes régions du nord, comme la Basse Californie, a été très lente, faute d’avoir pu être construite par l’établissement de rancheros. De nombreux auteurs abordent dans cette perspective - c’est à dire du point de vue de l’établissement de relations fonctionnelles entre rancheros et société nationale - les rapports qui se sont établis à partir du XVI° siècle entre ranchos et haciendas. González (1992) décrit ainsi la colonisation de la mesa del Juruneo : « Quelques-uns sont venus de Sahuayo pour se planter sur le Cerro de la Rosa, d’autres sont venus du fin fond du Bajo Cojumatlán pour faire renaître la vielle estancia del Monte. Tous ces gens avaient pour tâche de surveiller et de mettre en valeur la partie la plus accidentée et la plus désolée de l’Hacienda. On leur a laissé l’usufruit de tous le bétail retourné à la vie sauvage qu’ils parviendraient à récupérer ; on leur a laissé le droit d’établir des plantations de maguey, de récolter du miel et de chasser contre quatre pesos de loyer annuel. (...) Bref, en une cinquantaine d’années après la conquête espagnole, entre 1564 et 1600, la zone a été peuplée de quelques espagnols et de nombreux animaux ». La relation avec l’hacienda passe ainsi bien souvent par la location, l’abandon, presque, de terres qui ne peuvent pas être mises en valeur directement dans le cadre du grand domaine.

Ainsi, les rancheros restent-ils invariablement les occupants d’espaces isolés, de terres situées sur les marges, localisées à la périphérie de la sphère d’influence directe des grands centres et des mouvements économiques dominants du moment.

Leur rapports avec la société nationale sont par conséquent fragiles et ambigus.

L’intérêt que celle-ci peut porter à des territoires jusqu’alors considérés comme trop éloignés et peu digne d’intérêt peut s’inverser. De fait, les rancheros peuvent subir à l’issue de tels revirements le même sort que les premiers occupants indiens dont ils ont pris la place. Ils ont ainsi été victimes des lois de désamortisation

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, du renforcement des haciendas et, plus récemment, de la réforme agraire. Lloyd (1988) souligne par exemple qu’à la fin du XIX° siècle, « les cinq municipes qui formaient le nord-ouest de l’Etat du Chihuahua (...) ont perdu la plus grande partie de leurs parcours situés dans les parties dépeuplées du district et dans lesquelles la loi coloniale avait établi un droit de vaine pâture en faveur des rancheros et des métayers. L’application de la loi libérale a conduit à l’arpentage puis à la vente de ces terrains déclarés « vierges » a des hacendados, membres de l’oligarchie du Chihuahua, à des compagnies privées ou à des étrangers. Entre 1881 et 1898, plus de 90 % du territoire total du district a été exproprié

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».

Sur l’arrière-garde des armées de conquête

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, aux avant-postes de la « civilisation », satellites plus ou moins éloignés des mines, des places militaires ou des grands domaines, ou plus simplement poussés par les circonstances et la recherche de leur intérêt particulier, les rancheros doivent intégrer dans leurs représentations et leur

30 qui imposent dans les années 1860 la vente des terres appartenant à des congrégations civiles (communautés indiennes et donc aussi terres occupées sans titre de propriété) et religieuses.

31 Lloyd, op. cit. pp. 80 et 81.

32 « Jusqu’à la fin du XVIII° siècle au moins, l’administration coloniale a imposé l’établissement de colonies militaires formées de petits agriculteurs et d’éleveurs. Elles devaient subvenir elles-mêmes à leurs besoins et assurer le contrôle des territoires qui étaient placés sous la menace permanente d’incursions de bandes de tribus nomades ». Friedricht KATZ, El mundo rural mexicano a través de los siglos. Colloque organisé en hommage à François Chevalier, Universidad de Guadalajara, Guadalajara 1991.

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organisation sociale, leur position de marginalité et d’isolement. Dans leur longue confrontation avec les sociétés indiennes ils ne peuvent compter qu’occasionnellement sur le soutien de la société nationale et des grandes institutions qui la structurent.

Il reste cependant que l’église et, d’une façon large, la religion catholique, leur ont apporté, sinon un soutien matériel ou militaire notables, du moins une légitimité et un soutien politique et moral fort appréciables. Le rôle de l’église dans la dynamique d’expansion territoriale des société rancheras est en fait d’autant plus fondamental qu’elle est en mesure d’assurer aux rancheros une projection nationale

- par l’instruction ou l’entrée dans les ordres - et que, de fait, une part significative du clergé mexicain est d’origine ranchera. Andrés Fábregas souligne ainsi que, dans les Altos de Jalisco, l’usage veut que chaque famille fournisse au moins un prêtre ou une religieuse : en « 1986, plus de 20 % du clergé mexicain était originaire des Altos

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». Barragán (1990) note pour sa part que Santa Inés, une bourgade de la Sierra del Tigre dont la population a rarement dépassé les deux mille habitants, a fourni, entre 1880 et 1980, 3 évêques, 45 prêtres et plus de 60 religieuses à la communauté nationale

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. Mais comment s’en étonner ? Dans ces contrées marquées par une proximité et des conflits latents forts entre indiens et rancheros, l’Eglise, a su marquer très tôt et entretenir la différence entre la gente de razón et les autres, ce terme, aussi odieux qu’il nous paraisse est encore relativement courant de nos jours. Et comment douter, dès lors, de la réalité des liens qui unissent sociétés ranchera et société nationale, en dépit de l’isolement, de la marginalité et de la dispersion, si l’on considère que l’église et la religion catholique restent, jusqu’à l’aube du XX° siècle et aujourd’hui encore largement, l’expression même de la centralité mexicaine ?

33 Fábregas, op. cit. p. 200.

34 E. Barragán, Más allá de los caminos, op. cit. p. 134.

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IBLIOGRAPHIE

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Références

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