Catherine Breniquet
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Catherine Breniquet (Université de Bordeaux 3 - UFR Histoire de l’art et archéologie,
UMR ArScAn - Du village à l’État)
La com m unication qui a é té présentée sous c e titre, le mardi 19 mars 2002, au séminaire « Images, textes e t sociétés » d e l'UMR 7041 du CNRS (Maison de l'A rché ologie et de l'Ethnologie de Nanterre) visait plusieurs objectifs :
- docu m e n te r une activité très discrète en a rchéolog ie orientale, le tissage, pa r le biais de docum ents figurés issus d e la glyptique,
- attirer l'a tte n tio n sur les difficultés que pose l'utilisation docum entaire d e l'im a g e m ésopotam ienne, et la m éthodolo gie d 'a p p ro c h e traditionnelle,
- proposer une autre lecture de certaines scènes protodynastiques (IV-III® millénaires), axée sur une autre m éthode, l'utilisation d 'u n « bilingue » sous la form e d 'u n lécythe grec du VIe siècle, attribué au Peintre d'Amasis e t conservé au M etropolitan Museum o f Arts de New York.
Le point d e d é p a rt d e c e tte réflexion é ta it un d o u b le constat paradoxal. On s'a c c o rd e à penser que les sociétés urbaines de M ésopotam ie ont très tô t pensé le tissage sur un m ode pré-industriel e t c e tte activité n'est pour ainsi dire pas do cu m e n té e autrem ent que par les textes. Ceux-ci, abondants pour la période d'Ur III posent d'é vidents problèmes de représentativité pour les époques antérieures, e t l'arch éologie dem eure presque m uette sur ces questions, sans d oute en raison d e la nature périssable des outils e t des productions (Barber, 1991). Q uiconque chercherait à d ocum ente r le tissage par le biais d e l'iconographie, se heurterait au silence des sources figurées, e t les quelques exemples mobilisés à c e t e ffe t seraient invariablem ent les mêmes. Très curieusement, alors que l'arch éologie orientale a su d évelop per des approches originales pour docu m e n te r les premières sociétés urbaines d e M ésopotam ie, l'icon ographie dem eure un dom aine délaissé où le renouvellem ent des problém atiques ne s'est guère opéré. Une certaine form e d e désintérêt pour l'im ag e e t quelques préjugés tenaces sur l'asp ect em pirique d e la lecture iconographique, sont sans d oute à l'origine d e c e tte situation. Sans doute, toutes les disciplines traversent-elles une telle crise d e conscience, la difficulté consiste à passer outre, en évitant gratuité de la lecture e t surinterprétation des docum ents figurés.
L 'a p p ro ch e d o n t on rend co m p te ici consiste à exploiter des images grecques en ta n t que d o cu m e n t « paléo-eth noarchéologiqu e » pour docum enter le tissage : celles-ci sont celles qui se d é ve lo p p e n t sur la panse d 'u n lécythe fort célèbre, attribué au Peintre d'Amasis e t conservé au MET (Fletcher Fund, 1931, n° 31.11.10) (Breniquet e t Mintsi, 2000). Elles montrent, en une succession de cinq scènes, les différentes étapes du travail d e la laine, présentées dans un ordre non chronologique, sans qu e l'on puisse affirmer qu'il s'agit d 'u n e activité dom estique ou d e scènes d 'a te lie r : étirage d e la laine à la main, filage, pesage des pelotes, tissage sur un m étier à pesons, pliage des étoffes. Seules, des femmes, d o n t on serait bien en peine de déterm iner le nom bre exact, sont impliquées dans ces opérations. Ces images, claires ca r hautem ent figuratives, o n t é té com parées à celles, vieilles de plusieurs centaines d'années e t très stylisées, offertes par la glyptique protodynastique mésopotamienne, pa rta n t du principe que la figuration offrait les avantages d 'u n bilingue. On postulait par ailleurs la perm anence des gestes e t des techniques associés à c e tte activité (de m êm e q u 'a u m atériau considéré, la laine, m atériau par excellence du tissage au III* millénaire), de m êm e que la probable existence d 'im a ges non identifiées liées au travail du fil dans le contexte mésopotam ien, é ta n t donné leur a b o n d a n c e relative dans l'Antiquité.
L 'a p p ro ch e pe u t sembler singulière. Elle était é g a le m e n t destinée à pointer un certain nom bre d'insuffisances ou incohérences des approches iconographiques traditionnelles. En effet, celles-ci se fo n d e n t
Images, textes et sociétés
dans la presque to ta lité des cas sur trois présupposés implicites que l'o n retrouve dans la plupart des approches de c e type, y compris dans d'autres aires chrono-culturelles (Lissarague, 2002, Tefnin, 1980). Le premier est que l'im ag e raconte, qu'e lle est systém atiquem ent narrative dès lors q u 'e lle est organisée de fa ço n linéaire, et que ce q u 'e lle raconte est connu par des textes. L'im age serait d o n c la stricte traduction d 'u n texte. En outre, la p lu p a rt des a p p ro ch e s traditionne lles pensent l'im a g e m é s o p o ta m ie n n e proto d yn a stiq u e com m e « religieuse », dernier avatar d e la cité-tem ple sumérienne. Enfin, toutes ces interprétations se fondent sur le degré d e réalisme d e l'im ag e et, partant, sur notre c a p a c ité à la décrypter, à en faire une bonne lecture (une lecture « naturelle » pour reprendre le m ot de R. Tefnin) sans le moindre effort, par notre simple regard. Une telle a p p ro ch e se com prend bien dans une perspective historiographique, le premier à l'avoir élaborée est H. Frankfort (1939), d'autres s'en sont fa it l'é c h o (Amiet, 1981, de fa ç o n nette m e n t plus nuancée). Si une telle a p p ro c h e fonctionne bien dès lors que l'icon ographie est soumise à des conventions strictes, imposées par le pouvoir, c'est-à-dire à partir d e l'é p o q u e d'A kkad, il est difficile d e l'utiliser sans discernem ent pour les époques antérieures sans risquer l'anachronism e.
Fig. 1. En h a u t : dessin d é ro u lé d u lé c y th e d it « d u tissage » (MET, F le tch e r Fund 31.11.10) A u m ilieu : d é ro u le m e n t d e sceaux-cylindres (G M A 1454, 306, 1788)
En b a s : d é ro u le m e n t d e sceaux-cylindres (G M A 1442, 1452)
La surprise est venue d e la déco u ve rte d e l'e xa cte traduction des scènes montrées sur le vase du MET dans la glyptique protodynastique, ouvrant la voie à une réinterprétation plus large du répertoire des sceaux- cylindres mésopotamiens. La chose pe u t apparaître com m e une simple coïncidence. Pourtant, ces scènes sont systém atiquem ent com binées entre elles, à deux, trois, voire d a va n ta g e , d e fa ço n plus ou moins claire, m ontrant clairem ent l'a sp e ct pré d ictif d e notre interprétation et la va lid a n t à la fois.
Ainsi, nous avons pu proposer d e reconnaître les scènes suivantes :
- Étirage de la laine à la main : ce geste traditionnel, connu d e toutes les fileuses qui opèrent m anuellement, consiste à nettoyer les fibres de laine de leurs impuretés résiduelles et à form er un ruban qui sera ultérieurement disposé sur la quenouille. Nous croyons pouvoir retrouver c e geste dans les scènes dites « d e b a n q u e t » où deux convives en vis-à-vis boiraient une boisson ferm entée au chalum eau (GMA 1194). Le degré d e réalisme supposé d e ces scènes ne résiste pas à un exam en approfondi, mais il im porte de voir que ce n'est pas l'existence du b a n q u e t (éventuellem ent au chalum eau) qui est mis en cause, mais sa traduction iconographique.
- Filage : le p ro cé d é m ontré est celui m e tta n t en jeu une quenouille et un fuseau lesté au moyen d'u ne fusaïole. Il nous semble m ontré à travers les théories d e personnages (les fem m es coiffées d 'u n e « queue de cheval », en fait sans d o u te les cheveux défaits), mais traditionnellem ent interprétées com m e des personnages en armes (GMA 306). La quenouille est courte e t est identique à celle, m ontrée sur les objets grecs.
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- Pesage : les fem m es qui opèrent sur le vase du MET utilisent une b a la n c e à plateaux, sous le contrôle
d 'u n e contremaîtresse. Dans l'icon ographie mésopotam ienne, la b a la n ce est extrêm em ent stylisée e t parfois réduite à des chaînes auxquelles on suspendait les poids e t la pesée. La form e générale de celle-ci, obscure au premier degré, a fait interpréter l'ensemble com m e une ta b le où deux convives seraient attablés (GMA 1788), voire co m m e une o ffrande de colliers à une divinité.
- Tissage : le vase du MET montre le métier à tisser le plus célèbre d e to u te l'antiquité, le m étier vertical à pesons. Bien attesté autour d e la Méditerranée, il passe pour ne pas exister en M ésopotam ie où n'existerait que le m étier à tisser horizontal, montré sur une em preinte d e cylindre d e Suse (GMA 275). Or, il nous semble que des motifs réticulés flanqués de deux personnages d e b o u t au bras levé (GMA 1452), interprétés com m e la porte du tem ple e t ses gardiens, par com paraison a ve c la glyptique d'A kkad, pourraient bien représenter un tel m étier à tisser. Les images sont ici tellem ent petites que le graveur a é té am ené à styliser à l'extrêm e ces représentations pour n 'e n g arder que les éléments signifiants : les éléments entrelacés, le geste des tisserands.
- Pliage : le rangem en t des étoffes suit logiquem ent les scènes précédentes. Deux femmes en vis-à-vis em pilent des tissus qu'elles viennent d e plier sur un tabouret. C ette scène, sans am biguïté sur le vase du MET, se retrouve dans la glyptique protodynastique dans les scènes dites « d e construction d e ziggourat » (GMA 1454) d o n t l'interprétation traditionnelle ne repose que sur le réalisme supposé d e l'im ag e e t sur les idées que nous nous faisons d e la religiosité des Sumériens.
On pe u t pousser plus loin la lecture des scènes mésopotam iennes e t d'autres fo n t encore référence au travail du fil (Breniquet, 1998), d e sorte que c'e st l'ensem ble d e la chaîne opératoire qui se trouve ainsi docum entée. Toutefois, il reste à s'interroger sur la portée d 'u n tel déchiffrem ent. On aura observé que les personnages impliqués dans ces actions ne sont pas systém atiquem ent des femmes com m e sur le lécythe grec. On en reconnaît certaines à leur coiffure ou leur vêtem ent, d'autres personnages sont clairem ent des hommes ou encore des divinités coiffées d e la tiare cornue. Beaucoup d 'e n tre eux sont indifférenciés. Ces observations nous sem blent donner une autre profondeur à c e tte nouvelle lecture, invitant à ne pas y voir qu'u n e interprétation possible parmi d'autres. La lecture pe u t ainsi s'opérer à plusieurs niveaux, celui de la docum enta tion d e l'a ctivité techniqu e par le biais de la reconnaissance des gestes e t procédés, celui de l'organisation sociale des activités de production (domestiques, mais aussi d'a te lie r a ve c l'ap parition d'artisans hommes), celui enfin d e la portée symbolique d e ces scènes a v e c la participation des dieux. On doutera ainsi q u e d e telles scènes, systématiquement associées entre elles (par ex. GMA 1787) ne soient que la représentation d 'u n e réalité économ ique, e t l'on penchera plutôt pour une é vocation m étaphorique, é ta n t d onné les multiples sens donnés au tissage dans toutes les sociétés traditionnelles.
Éléments bibliographiques
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Barber E.J. 1991. Prehistoric Textiles. The D e v e lo p m e n t o f C loth in th e N e o lith ic a n d Bronze Ages, w ith S p e c ia l R e fe re n ce to th e A e g e a n , Princeton, P rin ceton University Press.
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Frankfort H. 1939. C ylin d e r Seals : a D o c u m e n ta ry Essay on th e A rt a n d R eligion o f th e A n c ie n t N e a r East, London, M e Millan. Lissarague F. 2002. Ic o n o g ra p h ie g re c q u e : aspects an ciens e t réce nts d e la re c h e rc h e , In : C o lp o I., F a va re tto i. e t G h e d in i F. (a c u ra d i) Ic o n o g ra fia 2001. Studi sull'im m agine, Edizioni Quasar, s. I., p. 9-15 (A tti d e l C o n ve g n o , P adova, 30 m aggio-1 g u ig n o 2001) (Antenor, q u a d e rn i 1).
Tefnin R. 1980. Im a g e e t histoire. Réflexions sur l'u s a g e d o c u m e n ta ire d e l'im a g e é g y p tie n n e . C h ro n iq u e d 'E g y p te 54, to m e 108, p. 218-244.