C OMPOSITIO M ATHEMATICA
A NDRÉ W EIL
Sur les origines de la géométrie algébrique
Compositio Mathematica, tome 44, n
o1-3 (1981), p. 395-406
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395
SUR LES ORIGINES DE LA
GÉOMÉTRIE
ALGÉBRIQUE
André Weil
Alla Cara Memoria di Aldo Andreotti
© 1981 Sijthoff & Noordhoff International Publishers - Alphen aan den Rijn
Printed in the Netherlands
Traditionnellement on fait dériver la
géométrie algébrique
de lagéométrie analytique
et de lagéométrie projective.
Lagéométrie analytique (comme
on disaitnaguère),
c’est-à-dire"l’application
del’algèbre
à lagéométrie" (comme
on disaitautrefois)
fut fondéepresque simultanément par Descartes dans sa Géométrie de 1637 et par Fermat dans son
Isagoge qui
semble avoir été de peuantérieure;
presque au même moment
Desargues
créait lagéométrie projective
par son BrouillonProject
de1639,
mais cetravail,
ainsi que les écrits de Pascal et de Ph. de La Hirequi
lui firentsuite,
tomba bientôt dans l’oubli leplus profond.
Il est vrai que Newton toucha au mêmesujet
par son concept d’ombre
(équivalent
à celui de transformée pro-jective) qu’il
introduisit au passage dans son célèbre travail sur lescubiques planes,
Enumeratio linearum tertiiordinis, publié
en 1706mais dont la substance remonte sans doute à ses cours de
Cambridge
entre 1670 et
1680,
et dont le but était avant tout de continuer Descartes. Mais c’est seulement au XIXe siècle que ces germes donnèrent naissance à l’abondante floraison que l’onsait,
et dont nous n’avons pas fini de recueillir les fruits.On doit à Madame Bashmakova d’avoir reconnu que la
géométrie algébrique possède
des lettres de noblesse bienplus
anciennes(v. [1]
et
[5];
cf.[16]).
C’est del’antiquité
grecque, etplus précisément
deDiophante, qu’elle
les fait dater. Mon propos ici est de serrer cette0010-437X/81/09395-12$00.20/0
thèse de
plus près
à la lumière dequelques
textesqui
marquent la filiation des idéesdepuis Diophante jusqu’à
notreépoque.
Maisd’abord il convient de s’entendre sur ce
qui
constitue lagéométrie algébrique,
faute dequoi
onrisquerait,
en disant queDiophante
"faisait de la
géométrie algébrique",
desuggérer
des idéesaussi
fausses que
lorsqu’on
ditqu’Apollonius
etPappus
"faisaient de lagéométrie analytique",
ou bien encorequ’Archimède
"faisait du cal- culintégral (ou différentiel)".
Assurément l’oeuvre d’Archimède afourni
l’indispensable point
dedépart
des fondateurs du calcul infinitésimal au XVIIesiècle;
mais ce que cherchaient ceux-ci et que réalisèrent finalement Newton et surtout Leibniz diffère trop de ce que seproposait
Archimède pourqu’on puisse,
sans fausser toutel’histoire du
sujet,
assimiler l’un à l’autre. Est-il besoin de direqu’il
enest de même de
Diophante
en face de lagéométrie algébrique
telleque nous la connaissons?
En
bref,
et en gros, il estpermis
de dire que lagéométrie algébrique
est l’étude des
équations
ousystèmes d’équations algébriques
àplusieurs
variableslorsque
les ensembles ainsi déterminés(dits
aussi"variétés")
ne se réduisent pas à despoints
isolés.Typiquement
leproblème
estposé
relativement à un corps de basequi
peut ou non êtrespécifié; lorsque
ce corps est choisi en raison de sespropriétés arithmétiques,
ou àplus
forte raisonlorsqu’on
seplace
sur tel ou telanneau
plutôt
que sur un corps, on touche de siprès
à la frontièreassez floue entre théorie des nombres et
géométrie algébrique qu’à peine
ons’aperçoit
si on l’afranchie;
et d’ailleurs peuimporte
si on l’afranchie en effet.
Ainsi
définie,
lagéométrie algébrique
estinséparable
de la théorie des fonctionsalgébriques
d’une ouplusieurs variables, qui, depuis
leXIXe
siècle,
en constitue unimportant chapitre;
à celle-ci il convient dejoindre
la théorie desintégrales
de différentiellesalgébriques (du
moins si l’on se
place
sur le corps descomplexes,
comme il étaitd’usage pendant
tout le XIXe siècle etau-delà),
ou en tout cas la théorie de cesdifférentielles,
cequi
conserve un sensquel
que soit le corps de base.Bien
entendu,
unediscipline mathématique
ne se caractérise pas moins par ses méthodes que par sonobjet.
A cetégard,
cequi importe
avant tout pour lapratique
de lagéométrie algébrique
telleque nous
l’entendons,
c’estl’usage
des transformations rationnelles etplus spécialement
des transformationsbirationnelles,
dont les trans-formations affines et
projectives
ne constituentqu’un
casparticulier.
En second lieu c’est la classification des
objets
étudiés vis-à-vis des transformations enquestion,
parexemple (lorsqu’il s’agit
de courbesalgébriques)
au moyen dudegré d’abord, puis
surtout au moyen du genre.Quant
aulangage géométrique,
on a pu s’en passerparfois
parl’étude directe des corps de fonctions
algébrique, mais,
faute de celangage
et des liens ou du moins desanalogies qu’il
faitapparaître
avec la
topologie
et lagéométrie différentielle,
il est à croire que lesujet
se serait desséchédepuis longtemps.
C’est
justement
lelangage géométrique qui
fait défaut chez Dio-phante.
Son oeuvre, ou pour mieux dire sa collection tellequ’elle
nous est parvenue, rassemble
près
de deux centproblèmes
dontchacun pose un
système d’équations algébriques
et en demande unesolution en nombres rationnels
positifs.
"L’art de résoudre ces sortes dequestions",
nous dit d’Alembert dans l’article DIOPHANTE del’Encyclopédie ([6], t.IV,
p.1014),
"consiste àemployer
et à maniertellement les inconnues ou
l’inconnue,
que lequarré
et lesplus
hautespuissances
de cette inconnuedisparaissent
del’équation,
etqu’il
nereste que l’inconnue au
premier degré."
Aquoi
il convientd’ajouter qu’il s’agit toujours
de transformationsrationnelles, parfois
biration-nelles,
et que le fait que le corps de base est celui des rationnels nejoue
leplus
souvent aucun rôle. C’est cequ’avait
vu Fermatlorsqu’il écrivait,
dans son fameux défi de 1657([8], t.II,
p.334):
"Quaestiones
pure Arithmeticas vix estqui
proponat, vixqui
in-telligat.
Annonquia
Arithmeticafuit
hactenus tractata Geometricèpotius
quam Arithmetice? Id sane innuuntpleraque
et Veterum etRecentiorum volumina. Innuit et
ipse Diophantus, qui
licet aGeometria
paulo magis
quam caeteridiscesserit,
dumAnalyticen
numeris tantum rationalibus
adstringit :
Eam tamen partem Geometriânon omnino vacare
probant
satis superque ZeteticaVietaea ;
inquibus Diophanti
methodus adquantitatem continuam, ideoque
adGeometriam
porrigitur." ["A peine
trouve-t-onqui
pose desprob-
lèmes purement
arithmétiques,
niqui
les comprenne. N’est-ce pas parce quejusqu’ici l’Arithmétique
a été traitéegéométriquement plutôt qu’arithmétiquement?
C’est là en effet cequi
ressort des écritsdes anciens comme des modernes. C’est ce
qui
ressort deDiophante même;
sans doute il s’est un peuplus
que les autres écarté de laGéométrie,
du ’faitqu’il
restreint sonAnalyse
aux seuls nombresrationnels;
mais les Zetetica de Viète prouvent abondamment que la Géométrie n’en est pas tout à faitabsente, puisque
la méthode deDiophante
y est étendue à laquantité continue,
donc à laGéométrie."]
Et en effet Viète dans ses Zetetica[15],
traduisant enformules
algébriques
un bon nombre des solutions lesplus
carac-téristiques
deDiophante,
a fait voir que celles-ci sontindépendantes
du choix du corps de base et restent valables par
exemple
sur le corpsdes réels
(la "quantité
continue" deFermat) qui
estimplicitement
à labase de la
géométrie
des anciens et del’algèbre
de Viète.Quant
auxquestions
declassification, Diophante
n’en dit mot;Viète non
plus,
niFermat,
ni même Eulerlorsqu’ils
traitent deproblèmes diophantiens.
Mais on ne peut manquer d’êtrefrappé, déjà
chez
Diophante (cf. [1]),
de lafréquence
aveclaquelle
reviennent leséquations qui
définissent des courbes de genre 0 et1,
et du fait que ce sonttoujours
les mêmes méthodes queDiophante
met en oeuvre pour les résoudre. Traduites enlangage moderne,
celles-cireviennent, lorsqu’il s’agit
du genre0,
à obtenir un secondpoint
rationnel sur unecourbe
qui possède déjà
unpoint
rationnel visible(celui-ci
pouvant, de notrepoint
de vue à nous, se trouver àl’infini,
ou bien cor-respondre
à une valeurnégative
del’inconnue,
cequi,
pour Dio-phante,
n’est pas unesolution).
Leplus
souventl’équation
est celled’une
conique,
et la méthodes’interprète
en disantqu’on prend
lesecond
point
d’intersection de laconique
avec une droite passant par lepoint
"visible". De même s’ils’agit
du genre1;
si parexemple
on aaffaire à
l’équation
d’unecubique plane possédant
unpoint rationnel,
on en trouve un autre en prenant la tangente en ce
point
et la coupantavec la
cubique.
Plus souvent on est enprésence
d’une "doubleéquation"
du type(une quartique gauche
dans notrelangage),
les données étant tellesqu’il
y ait sur la courbe despoints
rationnelsvisibles,
à nos yeux dumoins;
il en est ainsi parexemple
si a et a’ sont des carrés(les points
"visibles" étant alors à
l’infini).
Lesprocédés systématiques
dont faitusage
Diophante
pour traiter cesproblèmes impliquent
évidemmentdans
l’esprit
de leur auteur un début de classification.Chez Fermat les choses sont encore
plus
nettes,grâce
surtout aujésuite Jacques
deBilly, qui, d’après
sacorrespondance
avecFermat, rédigea
un recueil deproblèmes
queSamuel,
fils aîné deFermat, joignit
au volume de 1670 où ilpublia
leDiophante
annoté par sonpère.
Cetécrit,
pompeusement intitulé DoctrinaeAnalyticae
InventumNovum
([4],
pp.1-36;
cf.[8], t.III,
pp.325-398),
est entièrement consacré à deséquations qui,
dans notrelangage, définissent,
soit desquartiques gauches,
soit descubiques planes,
soit des droites doubles de la formePeut-être,
tout encommuniquant
au Père deBilly
les méthodesinspirées
deDiophante qu’il appliquait
à cesproblèmes,
Fermat nel’avait-il pas cru
capable
decomprendre
la "descente infinie" dont ilse servait le cas échéant pour en démontrer
l’impossibilité.
La des-cente est, au sens de
Fermat,
une méthode purementarithmétique;
Billy n’y
fait aucuneallusion,
et tout cequi
se trouve dans sonInventum Novum reste valable sur un corps
quelconque;
c’est dela
géométrie
au sens de Fermat, de lagéométrie algébrique
pour nous.On peut se demander si Fermat a
jamais songé
à uneinterprétation géométrique;
s’il y apensé,
son oeuvre n’en agardé
nulle trace. Dansses écrits sur ce que nous
appelons
le calculdifférentiel,
ilenseigne
àtrouver la tangente en un
point
d’une courbe donnée par sonéquation (par exemple
lescubiques ay2 = x3, x(x2 + y2) = ay2, etc.).
A-t-ilremarqué
que la "méthode deDiophante" appliquée
auxcubiques
revient à
prendre
l’intersection de la courbe avec sa tangente en unpoint
connu? On trouve en tout cas cette observation dans unfragment longtemps
inédit de Newton([14],
pp.110-114;
cf.[16],
p.341) peut-être inspiré justement
par l’Inventum Novum. Dans cetécrit,
presque le seul où Newton aitjamais
touché auxproblèmes diophantiens
etqui
doit remonter à ses cours deCambridge,
nonseulement Newton
interprète
la méthodediophantienne
traditionnelleau moyen de l’intersection d’une
conique
avec une droite ou biend’une
cubique
avec l’une de ses tangentes, mais ildépasse
notable-ment ses devanciers en
indiquant qu’on
peut tout aussi bienprendre
l’intersection d’une
cubique
avec une droite passant par deuxpoints
connus sur celle-ci. S’il est dans
Diophante quelques
raresexemples qu’on
peut à larigueur
rattacher à ceprocédé,
ni lui ni Viète ni Fermat neparaissent
en avoir aperçu laportée.
On n’en trouve mêmepas trace,
semble-t-il,
chezEuler, qui
pourtant s’intéressa toute sa vieaux
problèmes diophantiens
et finit par en faire son passe-temps favori. Encore en1777, lorsque Lagrange
mentionne l’intersectionavec la tangente comme une méthode pour trouver des
points
sur unecubique ([11], t.IV,
p.396),
il laprésente,
sinon comme une idéeoriginale,
du moins comme uneinterprétation
nouvelle.Ainsi,
peu à peu, les méthodes ditesdiophantiennes rejoignaient
legrand
courant de lagéométrie analytique
cartésienne. Mais en même temps se dessinait un courant d’idées biendifférent,
issu de la création leibnizienne du calcul infinitésimal et destiné àjouer
un rôlecapital
dans ledéveloppement
de lagéométrie algébrique.
Làaussi,
bien queplus souterrainement, 1"‘analyse diophantienne"
apporta sa contribution. C’est cequ’il s’agit
de faire voir àprésent.
Déjà
en 1691 lejeune
JohannBernoulli,
écrivant de Paris à sonfrère aîné
Jakob, s’exprimait
ainsi([3],
p.105):
"... n’est-ce donc pas le
plus grand
tort que nous avonsfait
à cesquestions Diophantiques
en disantqu’elles
ne servent que pour lesspéculations inutiles,
car tant s’enfaut qu’elles
n’aientpoint d’usage, qu’au
contraire elles en obtiennent leplus remarquable..."
Dans ses
leçons
de calculintégral
àl’usage
dumarquis
del’Hôpital ([2],
p.393),
il étaitplus explicite:
"Tota
itaque
illiuspraxis
consistit inhoc,
utquantitates
irrationales in rationales convertantur... Non parum ergo conducunt ad hocQuaestiones Diophanteae,
quae inhujusmodi
occasionibusinsigném
opem
ferunt...
Sit ex.gr. exa2dx : x~(ax - xx)
sumendumintegrale...
sit ax - xx = aaxx : mm..."["Tout
revient donc à rendre rationnelles desexpressions
irrationnelles ... àquoi
lesquestions diophantiennes
sont d’ungrand
usage ... Parexemple, qu’on
veuilleintégrer
on fera le
changement
de variable ax -x2
=a2x2t-2 ... "].
En somme, il
s’agit
là de faire voir que la courbey2 = ax - x2
est"unicursale" comme on disait
jadis,
c’est-à-dire de genre0;
or, enposant y =
ax/t,
on obtient x =at2(a2
+t2)-1,
cequi
sert aussi bien à trouver despoints
rationnels sur lacourbe, a
étantsupposé rationnel, qu’à
ramenerl’intégration proposée
à celle d’une différentielle rationnelle. Nous retrouvonsplus
tard la même idéereprise
parDaniel,
fils de JohannBernoulli,
dans une lettre de 1723 à Goldbach([9], t.11,
p.190):
"Problemata
hujusmodi Diophantea
saepe magnum usum obtinent prointegrandis quantitatibus differentialibus,
et iissaepius
in diversisproblematibus integrationem postulantibus
usus sum, unde miror illaadeo inexculta
jacere.
Olim aRobervallo, Wallisio,
Fermatio etc. vel nimiofervore agitata fuerunt,
etsi usus eorumipsis
lateret."["Ces problèmes diophantiens
sont souvent d’ungrand
usage dans l’in-tégration
desexpressions différentielles,
etje
m’en suis souvent servidans des
problèmes d’intégration,
de sorte queje
m’étonnequ’on
lesait si peu cultivés. Autrefois ils ont été discutés par
Roberval, Wallis, Fermat,
etc., et même avec une ardeurexcessive,
bienqu’ils
n’enconnussent pas
l’usage."]
Daniel Bernoulli s’était en effet initié de bonne heure aux pro- blèmes
diophantiens,
non seulement ceux de genre0,
mais aussi ceuxde genre 1
(cf. [9], t.11,
pp.190, 202-203, 356-357.)
Ce sont lesnotations mêmes de son
père qu’il reprend
pour en faire voirl’usage
àGoldbach
(loc.
cit. p.203)
en faisant le substitution ax - xx =a axx/ m m
pourintégrer
la différentielleDe même encore
d’Alembert, qui s’exprime
sur cesujet
avec salucidité habituelle dans l’article
déjà
cité del’Encyclopédie:
"Remarquons
en passant que cette méthode de réduire à des quan- tités rationnelles lesquantités
irrationnelles estfort
utile dans le calculintégral
pour réduire unedifférentielle
donnée enfraction
rationnelle."Visiblement c’est aux
équations
de genre 0 que pensent d’Alembertet les Bernoulli dans les passages que nous venons de citer.
Leibniz,
comme
toujours, prenait
les choses deplus
hautquand
il écrivait en 1702([12b],
p.360):
"... ea spe
fretus, fore qui
latius spargant semina novae doctrinaeuberioresque fructus colligant, praesertim
si incumbaturdiligentius
quam
factum
est hactenus inamplificationem Algebrae Diophanteae,
Cartesii
discipulis fere neglectae, quod
usum in Geometria parumperspexissent. Ego
veroaliquoties
innuere memini(quod
mirum videripoterat)
progressumAnalyseos
nostraeinfinite
simalis circaquadra-
turas
pendere
bona ex parte ab incrementisejus
Arithmeticae quamprimus, qui
nobisquidem
notussit, professa
opera tractavit Dio-phantus." ["...
il viendra[des mathématiciens], je l’espère,
pourrépandre plus largement
les semences de la nouvelle théorie et enrécolter des fruits
plus abondants,
cequi
sera surtout le cas s’ilss’appliquent, plus qu’il
n’a été faitjusqu’ici,
à l’avancement de l’Al-gèbre Diophantienne,
presque entièrementnégligée
par lesdisciples
de Descartes faute d’en avoir vu
l’usage
engéométrie.
Moi aucontraire, je
me souviens d’avoir àplusieurs reprises (ce qu’on
a pu trouverétonnant) indiqué
que pour une bonne part lesprogrès
denotre calcul
intégral dépendent
de l’extension de la sorte d’Arith-métique
dontDiophante
a été lepremier
à notre connaissance à traitersystématiquement."]
Comme on le voit par ces
lignes prophétiques,
non seulementLeibniz avait aperçu dans les
intégrales
de différentiellesalgébriques (celles
mêmes queplus
tard on nommaabéliennes)
unchamp privi- légié
pour ledéveloppement
futur du calculintégral,
mais il avait vuclairement le lien étroit entre ce
sujet
et laclassique "algèbre
dio-phantienne",
c’est-à-dire en somme lagéométrie algébrique. Quant
aux
questions
de classification desintégrales,
il y avaitlongtemps
queLeibniz
s’y intéressait,
comme on le voit par sa lettre de 1677 àOldenburg ([13],
p.249):
"... deest nobis circa
quadraturas,
ut scire certepossimus,
annonquadratura figurae alicujus propositae
reducatur adquadraturam
Circuli aut
Hyperbolae.
Nampleraeque figurae,
hactenus tractatae,ope alterutrius
quadrari
potuerunt.Quod
si demonstrari potest(ut arbitror) quasdam figuras
non essequadrabiles
nec per Circulum necper
Hyperbolam,
restat ut aliasquasdam figuras primarias
altioresconstituamus,
ad quarumquadraturam
reducantur caeterae omnes ...Crediderat
Gregorius1,
dimensionem curvarumHyperbolae
etEllipseos
non
pendere
aquadratura
Circuli autHyperbolae..." ["Il
nousmanque de savoir reconnaître si la
quadrature
d’unefigure
donnée peut se ramener à celle du cercle ou del’hyperbole.
Car laplupart
desfigures
traitéesjusqu’ici
ont pu se quarrer ainsi. Maissi,
commeje
lecrois,
on peut démontrer que cela n’est pastoujours possible,
alors ilreste à trouver des
figures
d’un genreplus élevé,
auxquadratures desquelles
toutes les autrespuissent
se ramener ...Gregory pensait
que la rectification de
l’hyperbole
et del’ellipse
nedépend
pas de laquadrature
du Cercle ou del’Hyperbole ..."].
Les
quadratures
du cercle et del’hyperbole,
ce sont les fonctions circulaires inverses etlogarithmiques;
lesquadratures qui
endépen- dent,
ce sont lesintégrales
de genre 0. Laconjecture
deGrégory
étaitfondée;
dans la rectification del’ellipse
et del’hyperbole,
ils’agit
d’une
intégrale "elliptique"
de la formeles
géomètres
du XVIIe siècle yjoignirent
bientôt l’arc de lemiscateLeibniz,
et à sa suite Joh.Bernoulli,
neperdirent jamais
tout à faitl’espoir
de ramener cesintégrales
aux fonctions circulaires inverses etlogarithmiques (cf. [12a],
pp. 706-707 et710-711).
Même Eulern’y
avait pas encore renoncé en
1730;
du moinspose-t-il la question
par deux fois dans des lettres à Goldbach([9], t.I,
pp. 47 et51),
et l’on peut voir là unepremière
indication de l’intérêtpassionné qu’il
devait’ Comme me l’a fait remarquer le "referee", Monsieur H. Bos, (que j’ai plaisir à
remercier ici pour cette observation), il s’agit là de J. Gregory et de sa Geometriae Pars Universalis de 1668; cf. James Gregory Tercentenary Memorial Volume (ed. E.W.
Turnbull, London 1939), p. 502.
porter par la suite aux
intégrales
diteselliptiques.
Y a-t-il eu un liendans son
esprit
entre cesujet
et la théorie deséquations diophan-
tiennes de genre 1 ? Selon
Jacobi, grand
connaisseur et admirateur de l’oeuvred’Euler,
cela ne faitguère
de doute. Dans une courte note[10]
au titresignificatif,
et se référantparticulièrement
à des écritsposthumes d’Euler,
récemment parus, surl’équation diophantienne (I),
ilsignale
que les formulesqui
yfigurent
sont celles mêmes de laduplication
des fonctionselliptiques,
tellesqu’Euler
les avaitexposées
parexemple
dans ses ouvrages de calculintégral.
Il n’estpas
probable, ajoute-t-il, qu’une
coïncidence siremarquable ("con-
sensum illum
memorabilem")
entre les deux théories aitéchappé
àleur auteur. Il conclut en
esquissant
unegénéralisation
au genre2,
eten recommandant l’étude de
l’analyse diophantienne
à ceuxqui
s’intéressent aux fonctions
elliptiques
et abéliennes.L’oeuvre d’Euler est
immense; j’y
ai cherché en vain un passage où il se soitexprimé
nettement sur cepoint
si intéressant pour nous.Mais il n’a pas seulement dit et
répété,
presque dans chacun de sesnombreux mémoires
d’arithmétique,
que lesanalystes
ont tort dedédaigner
comme inutiles lesspéculations
sur lesnombres; parfois
ils’est
exprimé
d’une manièreplus précise.
Ainsi dans son travail de 1754 sur ce que nousappellerions
la rationalité de la surfacex3 + y3 +
z3 = v3 ([7c],
p.454):
"... unde patet, quanta adhuc incrementa in
Analysi
DIOPHAN-TEA desiderentur. Ad quae si unquam penetrare
contigerit,
nullum estdubium, quin
inde universaAnalysis
tamfinitorum
quaminfinitorum
haud contemnenda subsidia sit acceptura. Cum enim in calculo in-
tegrali praecipuum artificium
in hoc versetur, utformulas differen-
tiales irrationales in rationales
transformentur,
hocartificium
uti exAnalysi
DIOPHANTEA in hunc calculum esttranslatum,
ita etiam indidem maiora auxilia merito expectantur; ex quostudium, quod
inista
Analysi,
utcunque sterilis alias in se spectatavideatur,
am-plificanda impenditur, neutiquam
inutiliter collocari est censendum."["...
d’où on peut voir combien il reste encore à faire enanalyse diophantienne.
Nul doute que, si l’on yparvient,
toutel’analyse
tantfinie
qu’infinitésimale
en recevra de substantiels secours. En calculintégral,
eneffet,
laprincipale
méthode consiste à rendre rationnelles lesexpressions
différentiellesirrationnelles;
or cette méthode pro- vient del’analyse diophantienne,
d’où elle a ététransportée
dans lecalcul
intégral;
on est donc en droit d’en attendre encoreplus.
Si donccette
analyse,
considérée enelle-même,
peutparaître
sansfruit,
les effortsqu’on
y consacre ne doivent en aucune manière êtreregardés
comme
dépensés inutilement."]
Autrement
dit,
toute transformation rationnellequi
peut servir à la résolutiond’équations diophantiennes
a des chances des’appliquer
aussi aux différentielles
algébriques,
etréciproquement.
Il est difficilede ne pas voir là une confirmation des vues de Jacobi.
A cet
égard
on notera aussi leparallélisme
entre les recherchesd’Euler,
tout aulong
de sacarrière,
sur les deuxsujets
enquestion.
Nous avons vu que dès 1730 il s’intéressait à
l’intégrale
"lem-niscatique" (II).
En 1738 ilrédigeait
le mémoirepublié
en 1747([7b])
où il expose à samanière, d’après Frenicle,
la démonstration de Fermatsur
l’impossibilité
deséquations x4 ± y4 = z2
en nombres entiers(ou
y2 = 1 ± x4
en nombresrationnels)
et autresanalogues.
En 1751 ilreçoit
les deux volumes des écritsmathématiques
deFagnano
et yprend connaissance,
pour lapremière
fois à cequ’il paraît,
desrésultats de celui-ci sur la
lemniscate;
les formules en sont ap-parentées
à cellesqui figurent
dans la démonstration du théorème de Fermat. Un moisaprès
il lit à l’Académie de Berlin lepremier
de lalongue
série de mémoires où il allait démontrer en toutegénéralité
lesthéorèmes d’addition et de
multiplication
pour lesintégrales ellip- tiques f dx/y,
où y est donné par(I).
En 1770paraît
en allemand sonAlgèbre ([7a]), déjà publiée
et 1768 en traduction russe, et com-posée
sans doute en 1767. "Elle ne contient riend’intéressant",
écrivaitLagrange
à d’Alembert la même année([11], t.XIII,
p.181)
"qu’un
traité sur lesquestions
deDiophante, qui
est à la véritéexcellent";
ce"traité",
c’est la dernière section(1lter Theil,
IlterAbschnitt,
"Von der unbestimmtenAnalytic ")
du volume enquestion;
elle porte en
grande partie
sur leséquations
de genre1,
et lechapitre
9 traite
plus particulièrement
del’équation (I);
c’est là aussi lesujet
des mémoires
posthumes ([7d],
pp.82-181) auxquels
faisait allusion Jacobi dans le passage citéplus
haut.Pour achever notre
tableau,
il ne restequ’à
faire mention desimportants
travaux deLagrange lui-même, inspirés
directement par l’oeuvred’Euler,
sur leséquations diophantiennes Y2
=±(x4 - 2)
d’une part([11], t.IV,
pp.377-398),
et sur lesintégrales elliptiques
de l’autre([11], t.11,
pp. 5-33 et253-312).
Dans ce derniertravail, publié
en1784,
il découvre ou pour mieux dire redécouvre la transformation(dans
notrelangage, l’isogénie)
d’ordre 2 pour lesintégrales ellip- tiques,
dite aussi "transformation de Landen"d’après
sonpremier
inventeur. Or la transformation d’ordre 2 est à la base des formules dont se servent
Fermat, puis Euler,
pour traiter deséquations y2
=x4 ±
1 etLagrange
pour résoudrey2 = ±(x4 - 2).
Ici encore, pouvons-nous croire que
Lagrange
n’ait pas aperçu de lien entre les deuxsujets?
Après lui,
et pourprès
d’"un siècle etdemi,
leséquations diophan-
tiennes subirent une
éclipse
à peuprès totale,
tandis que lagéométrie algébrique prenait
l’essor que l’on sait. Il est vraiqu’on
neconçoit
pas celui-ci sans ledéveloppement préalable
de la théorie des fonctionselliptiques
aux mains de Jacobi et d’Abel. Mais le corps des com-plexes
l’avaitemporté
sur tous ses concurrents; leséquations
dio-phantiennes
devinrent un amusement pour mathématiciens amateurs et pour collaborateurs auSphinx-Oedipe (dont
les contributions ne sont pas toutes àdédaigner).
Le reste de l’histoire est bien connu;après
detimides essais de Hilbert et
Hurwitz, puis
dePoincaré,
Mordell remit leséquations diophantiennes
en honneur en démontrant son célèbrethéorème, après quoi 1"‘analyse
deDiophante"
est devenue unebranche,
et non desmoindres,
de lagéométrie algébrique.
Les rôles sesont renversés. A
présent
la mère a élu domicile chez sa fille.RÉFÉRENCES
[1] I.G. BASHMAKOVA: Diophante et Fermat, Rev. Hist. Sc. 13 (1966) 289-306.
[2] JOH. BERNOULLI: Lectiones Mathematicae de Methodo Integralium, aliisque, conscriptae in usum Ill. Marchionis Hospitalii cum Auctor Parisiis ageret Annis 1691 et 1692, in Opera Omnia, Laus. et Gen. 1742 (réimpr. Georg Olms Verlag, Hildesheim 1968), t.III, 386-558.
[3] JOH. BERNOULLI: Briefwechsel, Bd. I, Birkhäuser, Basel 1955.
[4] Diophanti Alexandrini Arithmeticorum libri sex ... cum observationibus D.P. DE
FERMAT... Accessit Doctrinae Analyticae Inventum Novum, collectum ex variis eiusdem D. DE FERMAT Epistolis, Tolosae 1670.
[5] DIOPHANTE, trad. russe par I.N. Vesselovski, réd, et comm. de I.G. Bashmakova, Moscou, Nauka 1974.
[6] ENCYCLOPÉDIE ou Dictionnaire raisonné des Sciences, des Arts et des Métiers, edd. Diderot et D’Alembert, Paris et Neuchâtel, 1751-1765, 17 vol.
[7] EULER, Opera Omnia: (a) Vollständige Anleitung zur Algebra, St Petersburg
1770 = Op. vol. I1; (b) Demonstratio theorematum quorundam arithmeticorum, Op.
vol. I2, pp. 38-58; (c) Solutio generalis quorundam problematum Diophanteorum ..., Op. vol. I2, pp. 428-458; (d) Mém. Acad. Sc. St-Pétersbourg 11 (1830), pp. 1-91 = Op. vol. I5, pp. 82-181.
[8] FERMAT, Oeuvres, ed. P. Tannery et Ch. Henry, Paris 1891-1912, 4 vol.
[9] P.-H. Fuss: Correspondance Mathématique et Physique, St. Pétersbourg 1843, 2 vol. (réimpr. Johnson Reprint Corp. 1968).
[10] C.G. JACOBI: De usu theoriae integralium ellipticorum et integralium abelianorum in
analysi diophantea. J. de Crelle 13 (1835) 353-355 = Gesammelte Werke, vol. II, 53-55.
[11] LAGRANGE: Oeuvres, ed. J.A. Serret, Paris 1867-1892, 14 vol.
[12] LEIBNIZ: Math. Schriften, ed. C.I. Gerhardt; (a) vol. I3, Briefwechsel..., Halle 1856; (b) vol. II1 Halle 1858: no. XXIV, Specimen novum Analyseos pro scientia
infiniti, ..., pp. 350-361.
[13] LEIBNIZ: Briefwechsel mit Mathematikern, ed. C.I. Gerhardt, Berlin 1899, vol. I (réimpr. Georg Olms Verlag, Hildesheim 1962).
[14] NEWTON: De resolutione Quaestionum circa numeros, in Mathematical Papers, ed. D.T. Whiteside, vol. IV, Cambridge 1971.
[15] FR. VIÈTE: Zetetica, in Opera Mathematica, ed. F. Schooten, Lugd. Bat., Elzevir 1646 (réimpr. Georg Olms Verlag, Hildesheim 1970), pp. 42-80.
[16] A.P. YOUSCHKEVITCH, Rev. Hist. Sc. 30 (1977) 338-343.
(Oblatum 19-1-1981 & 3-IV-1981) School of Mathematics
The Institute for Advanced Study Princeton, N.J. 08540
U.S.A.