LA SAINTE VIERGE ET L'ISLAM
Si clu haut quartier de Sion à J é r u s a l e m vous voulez gagner, à l'opposé do l a ville le quartier islamique du Moria où Salomon édifia le premier temple à l ' E t e r n e l , vous descendez l a rue de D a v i d , toujours tumultueusement e n c o m b r é e de gens, d ' â n e s , de chameaux, dépassez le m a r c h é aux herbes odorantes offertes par dos paysannes arabes à hennin de c h â t e l a i n e , fuyez le tintamarre du souk des chau- dronniers, sautez les ruisselcts indigo du souk des teinturiers, sinuez dans un dédale de ruelles fétides, criailleuses, avoisinant le Ghetto, et brusquement vous vous trouvez — mon Dieu par quel miracle ? — dans « la J é r u s a l e m des siècles », une J é r u s a l e m de paix promise, de solennelle t r a n q u i l l i t é .
Rue en pente, p a v é s glissants, bermaklis trcillisscs, v o û t e s cintrées, l'une dans l'autre découpée, quelque rare seigneur à turban de neige et chapelet d'ambre, t r a î n a n t ses babouches avec la dignité requise, et vous voici devant les altiers portiques du Haram-esh-Shcrif, « l a noble Enceinte » surveillée par des gardiens musulmans.
V o t r e firman exibé, une dernière v o û t e sombre, sonore, fran- chie, vous sortez sur l'immense esplanade du Moria, dévorée de soleil, où t r ô n e sur une, terrasse, e n v i r o n n é e de silence et de vide, paiement découpée sur le lointain Mont des Oliviers le plus beau sanctuaire d u monde : une octogonale merveille bleue si tendrement harmonieuse, que le jour « le ciel se languit d'amour pour elle » et que l a nuit « les anges supplient A l l a h de leur permettre de descendre sur l a terre pour la contempler ».
C'est l a m o s q u é e du Rocher, faussement d é n o m m é e par nous l a m o s q u é e d'Omar, l a maison d'adoration l a plus v é n é r é e après la K a a b a de l a Mecque.
De quatre c ô t é s , quinze marches montent vers elle, accueillies par des arceaux d'une légèreté si a é r i e n n e , que l'on croit y v o i r suspendues, déjà, les balances peseuses d ' â m e s du Jugement Dernier.
D'autres groupes d'arcades moins i m m a t é r i e l l e s p r é c è d e n t les quatre portes. Vous entrez par l a porte d u Paradis. E t quand vous êtes revenus de l ' é t o u r d i s s e m e n t causé par l a splendeur des ors et des m o s a ï q u e s , quand vos yeux se sont h a b i t u é s aux é t i n c e l a n t e s obscu- r i t é s , vous distinguerez, l à - h a u t sous l a coupole d'azur, éclairée par les corolles c h i m é r i q u e s de trente-six petites fenêtres, une frise en lettres coufiques — le coufique est à l'écriture arabe ce que le gothique est à l a n ô t r e — vous distinguerez, courant sur u n bandeau d ' é m a i l p r é c i e u x , ces textes tirés d u Coran :
« 0 vous qui avez reçu « L e L i v r e » ne dépassez pas l a juste mesure de l a ijoi. Ne dites d u T r è s - H a u t que l a v é r i t é . J é s u s le Messie est le fils de Marie, l ' E n v o y é de Dieu et de son verbe déposé dans le sein de Marie. D i e u est unique. Comment saurait-il engendrer un fils ? L e ciel, l a terre et les i m m e n s i t é s de l'espace l u i appar- tiennent. I l se suffit à l u i - m ê m e . »
E t sur l'autre m o i t i é du bandeau :
« J é s u s , fils de Marie, a dit : « L a paix sur m o i le jour où je suis n é . L a paix sur m o i le jour où je mourrai, l a paix sur m o i le jour où je surgirai v i v a n t . » Ne doutez donc pas de J é s u s , fils de Marie. Mais ne dites pas q u ' i l est le fils de Dieu. L o u é soit le n o m du T r è s - H a u t . I l commande et le n é a n t s'anime à sa v o i x . Dieu est mon seigneur et le v ô t r e . C'est le chemin d u Salut. »
Paroles t u t é l a i r e s , paroles magiques ! Elles ont p r é s e r v é l a sainte b e a u t é bleue de l a hache des Croisés, ces redoutables r e b â t i s - seurs. Elles ont s u r v é c u aux temps et aux turpitudes et, r a v i v é e s , au d é b u t d u siècle par le sultan A b d u l H a m i d I I , elles brillent d'un nouvel éclat et versent, d u haut de leur bandeau d'émail, une douceur é v a n g é l i q u e sur l a m o s q u é e musulmane. Les noms de Issa (Jésus) et de M a r i a m ressortent ornés et dorés avec une parti- culière ferveur.
A u centre de l a m o s q u é e , un rocher se hausse derrière une grille en fer forgé d'un t r a v a i l franc de l ' é p o q u e des Croisades. C'est l'antique autel des holocaustes sur lequel A b r a h a m faillit immoler son fils ( I s m a ë l pour les Arabes) et où dans son visionnaire « voyage nocturne » le p r o p h è t e Mahomet se prosterna devant le Dieu- Unique.
E t si douce fut à l a pierre la pression de ses genoux, qu'elle allait s'élancer pour le suivre dans sa c h e v a u c h é e aux sept cieux sur le B o r a k ailé, lorsque l'archange Gabriel l a retint, en y laissant, visible à nos yeux, l'empreinte de sa main.
A i n s i , depuis treize siècles, le rocher est là vacillant entre sol et coupole, soutenu par un palmier poussé dans l a crypte en dessous — accessible à certains privilégiés — arrosé par u n ruisseau qui communique avec un des quatre fleuves d u Paradis, en effet nous entendons bruire les eaux au fond des a b î m e s , — palmier illusoire, palmier béni, qui p r ê t a son ombrage aux mères des deux plus grands p r o p h è t e s : A m i n a , l a m è r e de Mahomet, et M a r i a m , l a m è r e de J é s u s .
« Chante M a r i a m , l a fille d ' A m r â m dans ton Coran. Chante celle à qui nous e n v o y â m e s Gabriel, notre esprit sous forme humaine.
Chante le jour où elle prit en secret son voile pour se couvrir et s'çloigna des siens du côté de l'Orient. »
A i n s i Mahomet célèbre-t'il l a Vierge dans sa «Bible » (elle est l a seule femme citée en dehors d ' E v e ) , l u i d é d i a n t u n long chapitre en prose rimée et cadencée : Mariam. La paix soit avec elle! I l défend p a s s i o n n é m e n t sa r é p u t a t i o n , é c a r t e d'elle tout soupçon ; il déclare que l'une des raisons principales pour laquelle les Juifs ont été r é p r o u v é s , c'est l'accusation abominable dont ils l'ont accablée, mettant en doute sa v i r g i n i t é i m m a c u l é e , ce sceau d i v i n dont l ' E t e r n e l l'avait scellée — niant son enfantement miraculeux et attribuant à son fils une origine suspecte. Plusieurs fois, tout au long de son Coran, Mahomet rompt l a lance pour elle : « Les Juifs se sont obstinés dans leurs calomnies sans tenir compte d u t é m o i - gnage de son fils dans son berceau dont i l est dit : « I l parlera d è s sa naissance » — et d'autres miracles qui l'ont i n n o c e n t é e . » I l propose à l'admiration de ses compatriotes celle au devant de qui les anges volaient quand elle se rendait à l a fontaine, l a saluant à l'aller comme au retour : « O M a r i a m , le T r è s - H a u t t ' a élue, il t ' a purifiée, i l t ' a placée au-dessus des femmes d u monde. » Dans son Livre (Coran) et dans les Hadith (les Traditions) i l parle d'elle en termes les plus déférents, les plus p o é t i q u e s , l u i c o n f é r a n t les titres de « v é r i t a b l e théologienne », « m è r e des Anges », « princesse
du Paradis », « Rcino-Abeille-de-la-Foi », l'admet m ê m e au rang des p r o p h è t e s , alors q u ' à cette é p o q u e les Chrétiens usent d'une grande discrétion à son égard. I l déclare encore « Tous les enfants d ' A d a m subissent en naissant l a griffe d u Diable — de là leur pre- mier c r i — seuls M a r i a m et son fils en furent e x c e p t é s ». Lorsque, pendant une disette, sa fille F a t i m a h se d é v o u a à nourrir les affamés, i l s'écria : « Louange à Dieu qui t ' a d o n n é cette ressemblance avec l a princesse des Dames Trinitaires ! » E t quelques jours avant d'exhaler son dernier soupir, l a v o y a n t pleurer, i l la consola :
« T u seras l a sayjida des dames du Paradis a p r è s son excellence M a r i a m . » • , De m ê m e Aïcha, sa jolie femme-enfant, lorsque le p r o p h è t e fut mort, l a t ê t e sur ses genoux, suivie de près par sa fille F a t i m a h , A ï c h a se vantait ; « Je surpasse toutes les femmes du monde en perfection exceptée sa Majesté M a r i a m . Car si je suis l a m è r e des Croyants elle, elle est l a Mère des Anges ».
*
Comment Mahomet avait-il connu le christianisme ?
Issu d'une des plus nobles familles d'Arabie, mais orphelin et pauvre, a d o p t é par son oncle Abou-Taleb, u n grand n é g o c i a n t de l a Mecque, i l l'accompagne, âgé de douze ou treize ans, en Syrie où sa caravane allait é c h a n g e r dattes, cuirs, gommes aroma- tiques contre huile et froment. A r r i v é s à Bosra, les caravaniers campent p r è s d'un couvent nestorien.
L e prieur, B a h i r a , les apercevant de sa terrasse, remarque un petit nuage flottant au-dessus de l a t ê t e de l'enfant pour l'ombrager.
11 invite Abou-Taleb et ses compagnons à entrer faire honneur à son h o s p i t a l i t é . Ils acceptent, mais Abou-Taleb estimant son neveu trop jeune, le laisse p a r m i les chameliers. B a h i r a v a l u i - m ê m e le chercher, l'assied devant le grand plateau, l u i sert les meilleurs morceaux de l'agneau grillé et r e c o n n a î t sur sa nuque le sceau de l a p r o p h é t i e . L e repas t e r m i n é et A l l a h louange par tous, i l pose des questions au jeune g a r ç o n et s ' é t o n n e de l a m a t u r i t é de ses r é p o n s e s . Quand les caravaniers ressortent se reposer sous le t é r é b i n t h e , i l rstient Mahomet, l u i récite, en les scandant, des passages de l ' E v a n - gile et, dans l a chapelle, le conduit devant une icône de l a Sainte Vierge e n t o u r é e d'anges et tenant u n enfantclet sur son bras.-
Des lampes se consument devant elle. C'est l a p r e m i è r e image que v o i t Mahomet.
Comme le moine fléchit les genoux, i l en fait autant, puis i l écoute émerveillé que Sidna M a r i a m , r e p r é s e n t é e i c i se nourrissant comme une colombe, v i v a i t , quand elle é t a i t petite fille, dans le temple d u Seigneur, recevant sa pitance de l a m a i n des anges.
I l repart, ébloui, avec l a caravane. Ce n'est plus u n petit nuage qui voltige au-dessus de sa t ê t e , ce sont des ailes d'anges qui l'abritent d u soleil.
Revenu à l a Mecque, son imagination ardente b r û l a i t encore du récit d u moine. P o u r en savoir d'autres i l chercha à frayer avec des c h r é t i e n s . Ce n ' é t a i t pas difficile. I l y avait beaucoup de c h r é t i e n s à l a Mecque. Presque chaque maison possédait un esclave abyssin, a b a n d o n n é par le vice-roi d'Abyssinie, lequel, ayant conquis et converti le Y é m e n , — l'Arabie Heureuse — puis construit une superbe église à S a n a à , sa capitale, ambitionnait de s'emparer aussi de l ' A r a b i e P ê t r é e , mais surtout de l a Mecque et de d é t r u i r e son temple dédié à trois cent-soixante idoles.
Sans doute obéissait-il moins au zèle religieux q u ' à son envie des formidables avantages a p p o r t é s aux gens de l a Mecque par les pèlerinages annuels. P o u r q u o i ne pas d é t o u r n e r cette affluence p a ï e n n e au profit de son sanctuaire c h r é t i e n ?
L e vice-roi rassemble dono une puissante a r m é e et se met à sa t è t e , m o n t é sur u n é l é p h a n t , le premier qu'on v o y a i t en Arabie.
I l approche d é j à de l a capitale i d o l â t r e lorsque son é l é p h a n t , t o m b é à genoux, refuse de se relever m a l g r é toutes les excitations e m p l o y é e s .
A u m ê m e moment, au lieu de se heurter à des combattants humains, les troupes abyssines sont assaillies par des nuées de petits oiseaux, tenant chacun dans le bec et les serres trois minus- cules cailloux, lesquels, lancés à toute volée, percent casques et cuirasses et couvrent les corps de pustules, en quelques heures mortelles. E p o u v a n t é s , les soldats prennent l a fuite, l ' é l é p h a n t consent à se mouvoir, et, rebroussant chemin au trot, r a m è n e le vice-roi à son Arabie Heureuse, o ù i l ne manque pas de mourir, autant de d é p i t que de l a peste.
Les d é b r i s des troupes é p a r g n é e s furent c a p t i v é s par les habitants de l a Mecque. On appela cette a n n é e , « l ' a n n é e de l ' é l é p h a n t », ce qui correspond à 570 de notre ère, l ' a n n é e de l a naissance de Mahomet. Son oncle p o s s é d a n t un de ces chrétiens noirs, Mahomet
se fit donc conter par l u i ce q u ' i l savait de sa religion. E t cela l u i semblait d'autant plus merveilleux q u ' i l s'y m ê l a i t un é l é p h a n t et une bataille gagnée par des légions ailées.
Outre les esclaves abyssins, r é s i d a i e n t à L a Mecque des c h r é t i e n s de l a noble t r i b u des Ghassanides, les premiers Arabes convertis depuis deux siècles. Ils r e ç u r e n t à cette é p o q u e , en visite pastorale, l ' é v ê q u e Coss du Y é m e n , p o è t e et orateur si r é p u t é que son n o m é t a i t devenu proverbial pour exprimer le plus haut degré de l'élo- quence. Mahomet, qui l'entendit parler de l a Vierge pure et de son fils J é s u s dont i l avait v u l'icône dans le couvent nestorien, fré- missait de pieuse extase.
Dans l a K a a b a se trouvait aussi p a r m i les trois cents idoles, une figure de femme rudimentaire avec son fils. O n l a disait une déesse. Comment s'appelait-elle ? Q u i l ' a v a i t a p p o r t é e ? O n n é savait. O n l'adorait comme les autres pierres, que les tribus y d é p o s a i e n t pour leur servir d'intercesseurs a u p r è s d'un Dieu trop haut, trop grand pour l'atteindre, le Dieu dont on savait vaguement q u ' i l fut le D i e u de leur a n c ê t r e A b r a h a m qui, avec l'aide de son fils I s m a ë l , avait b â t i cette K a a b a .
L e soir, sur l a place, devant le sanctuaire où se r é u n i s s a i e n t sans r i v a l i t é confessionnelle les notables, p a ï e n s , chrétiens et juifs, on racontait l'histoire d u patriarche, mêlée à de vieilles légendes arabes, et de gestes d ' A l l a h que Mahomet, blotti contre son oncle, é c o u t a i t en regardant les étoiles. Les conteurs s'exprimaient dans un langage choisi et cadencé car, chez ces hommes dont l a plupart ne savaient n i lire n i écrire, chez ces riches marchands dont les caravanes reliaient l'Inde à l ' E u r o p e , par le golfe Persique et l a M é d i t e r r a n é e , rien n ' é t a i t e s t i m é autant que l a belle élocution et l a poésie. Quand un p o è t e avait s p é c i a l e m e n t réussi un p o è m e , toute l a ville le r é c i t a i t , puis un savant juif le calligraphiait en poudre d'or sur des peaux de gazelle m â l e que l'on suspendaient aux portes de l a K a a b a . Ils p a s s è r e n t dans l a l i t t é r a t u r e arabe sous le n o m d e . « P o è m e s dorés » ou « les Suspendus ».
Mahomet, l u i , ne versifiait pas, mais i l aimait le solennel langage et les a l l i t é r a t i o n s . A u faubourg des Juifs, i l allait se faire lire et expliquer le Pentateuque par un savant rabbin. I l s'en r é c i t a i t des morceaux, mais gardait au fond de son c œ u r une affection pour les passages de l ' E v a n g i l e d u moine nestorien de Syrie. A u reste, i l préférait le commerce des c h r é t i e n s à celui des juifs et devait dire dans son Coran : « Vous é p r o u v e r e z que les Juifs et les
I d o l â t r e s sont nos plus violents ennemis. Mais p a r m i les Chrétiens, vous trouverez des hommes humains et a t t a c h é s aux Musulmans, parce qu'ils ont des p r ê t r e s et des religieux v o u é s à l ' h u m i l i t é . » Lorsque, quelques a n n é e s plus tard, l a riche veuve Kadisha l u i confia l a direction de sa caravane pour l a Syrie, i l s ' a r r ê t a joyeux devant le couvent de Bosra et baisa avec ferveur l'épaule gauche de son initiateur é v a n g é l i q u e .
I l avait si bien m e n é les affaires d ' é c h a n g e , i l é t a i t si beau d'aspect, si d i s t i n g u é de m a n i è r e s et de langage que K a d i s h a l u i offrit de l'épouser. M a r i et père i r r é p r o c h a b l e , l'idée des religions continuait cependant à le hanter. I l se livrait à des j e û n e s et à des m é d i t a t i o n s dans l a solitude, se sentait e n t o u r é d'anges, et si a t t i r é par le Christianisme q u ' i l se croyait devenu Chrétien et destiné à poursuivre l a mission de J é s u s . I l se conformait à tout ce q u ' i l savait d u fils de Marie, choisit douze disciples, leur récitait en marchant des paraboles dans les lieux d é s e r t s , priait avec eux cinq fois par jour, le visage t o u r n é non plus vers l a K a a b a , mais vers J é r u s a l e m .
I l leur disait encore : « J é s u s fils de Marie, l a Pure, l ' I m m a c u l é e , r é p é t a i t aux Juifs : « Je viens confirmer l a v é r i t é du Pentateuque qui m ' a précédé et vous annoncer l'heureuse venue d u p r o p h è t e qui me suivra. A h m e d est son nom. » E t les disciples attestaient :
« Certes c'est l u i notre m a î t r e que le fils de Marie, l a Pure, l ' I m m a - culée, a a n n o n c é . Notre m a î t r e A h m e d (Mahomet) est le J é s u s de ce temps. »
Trois a n n é e s a p r è s l a mort de Mahomet, toute l'Arabie é t a i t islamisée. Les foudroyantes a r m é e s d'Omar, — ce farouche adver- saire de l a nouvelle foi, devenu un des plus ardents zélateurs, après avoir défait les forces perses de Yezdiguerd, a r r a c h é à l'empire byzantin l a M é s o p o t a m i e et l ' I r a k — p é n é t r è r e n t en Syrie. Seule, sa capitale, Damas, r é s i s t a i t ; elle finit par ê t r e en partie enlevée d'assaut et capitula.
L a magnifique basilique de Sainte-Marie, l a merveille des mondes', si é b l o u i s s a n t e de ses six mille lampes d'or qu'on dut les décrocher et les brunir pour ne pas troubler le saint recueillement des d é v o t s , — l a magnifique basilique de Sainte-Marie fut p a r t a g é e en deux, une moitié allant aux Musulmans et l'autre laissée aux
C h r é t i e n s . U n mur partageait l a nef et coupait en deux les arcades d u portique. A u x Musulmans, l'arcade de droite, aux C h r é t i e n s , celle de gauche.
Cette f r a t e r n i t é ne dura pas. Les Musulmans se plaignaient que le vacarme des cloches réveillaient les anges, qui avaient élu leurs nefs pour dortoir. Puis ce fut l'odeur d u v i n introduit par les C h r é t i e n s pour leurs festins trinitaires q u i soulevait le c œ u r des vrais croyants et e m p ê c h a i t leurs prières de parvenir à Dieu.
L e Calife W a l i d reprit l a m o i t i é de l a basilique accordée et octroya aux C h r é t i e n s , contre beaucoup de dinars d'or, trois églises de Sainte-Marie dans les faubourgs de Damas.
L a Palestine « se coucha comme un chameau sous l a main d ' O m a r ». Mais le Calife n'osa battre les murailles de J é r u s a l e m vers laquelle le p r o p h è t e Mahomet avait, un temps, o r i e n t é sa prière, J é r u s a l e m , si v é n é r é e par toutes les religions qu'on l a nommait B e i t - e l - K a d i s « Demeure de l a S a i n t e t é », ou plus couram- ment E l K o u d s , l a Sainte. A u reste, redoutant un siège horrible, elle offrait de capituler, à condition que ce fut entre les propres mains d u Calife.
Omar y v i n t donc, non comme on le supposait, e n t o u r é d'un é q u i p a g e guerrier, mais en l a plus a u s t è r e simplicité, sans suite, v ê t u d'une chemise grossière et d'un raide manteau, m o n t é sur un chameau, entre deux sacs, l ' u n contenant de l'orge et l'autre des dattes.
I l pria sur le parvis de l a basilique du S a i n t - S é p u l c r e , puis demanda à voir le sépulcre de l a Vierge. I l se trouvait en dehors des murs. A v a n t d ' y aller on passa devant le couvent des Filles de Sion, b â t i sur l'emplacement de l ' h a b i t a t i o n p r o b l é m a t i q u e des parents de Marie, où dans l a chapelle, on adorait le berceau de l a Vierge. Mais le calife recula é p o u v a n t é par des noirs f a n t ô m e s aux monstrueuses faces m u t i l é e s : toutes les religieuses, craignant pour leur vertu, s ' é t a i e n t coupées le nez.
Q u i t t a n t l a ville, i l descendit à l a source de Siloë, où Marie avait l a v é les langes de son fils. Depuis, l'eau guérissait le m a l des yeux, rendait voyants les aveugles. U n saint jujubier s'y penchait auquel C h r é t i e n s et Musulmans attachaient des banderoles votives.
L e Calife s'arrosa le visage, puis ordonna l'édification d'une mos- q u é e , dont on voit encore les ruines.
A u j a r d i n de Gethsemani, O m a r exempta d ' i m p ô t tous les oli- viers par déférence pour ceux q u i avaient assisté à l a prière de
J é s u s . Puis, dans l a vallée d u Cédron, au pied du mont des Oliviers i l descendit les quarante marches de l a spacieuse église souterraine de Sainte-Marie. I l baisa l'autel du c é n o t a p h e , et, l'heure de l a troi- sième prière é t a n t proche, i l é t e n d i t son raide manteau, s'y prosterna et fit ses d é v o t i o n s , alors qu'autour de l u i les différentes sectes c h r é t i e n n e s , grecque, copte, latine, a r m é n i e n n e , célébraient leurs messes.
* *
Dans l a suite, le sultan Sala ' i n , après avoir reconquis J é r u s a l e m sur le roi franc Lusignan, releva les remparts et dédia l a plus belle porte à Notre-Dame Marie, Bub Sitt Mariam parce qu'elle conduit à l'église souterraine de l a Vierge dans l a vallée d u Cédron. Après l a bataille de T i b é r i a d e le m ê m e Saladin fit don au m o n a s t è r e de Sidnaya (en syriaque Notre Dame) d'un boisseau de pierres pré- cieuses et rendit un d é c r e t accordant une contribution perpétuelle d'huile d'olives pour toutes les lampes d'autel de la Vierge en Syrie.
Cette contribution fut fournie par le gouverneur de Damas j u s q u ' à la chute du sultan A l d - u l - H a m i d .
Sous la domination turque l a Vierge reste l'objet d'un culte en Orient. J u s q u ' à l'arrivée au pouvoir, en 1909, de K é m a l pacha, elle é t a i t révérée à Constantinople.
E n 1880, les Pères Géorgiens avaient fondé à Ferikeui une succur- sale de Notre-Dame de Lourdes. Des p a r a l y s é s , des épileptiques, des aveugles obtinrent des cures i n s t a n t a n é e s . Sa r é p u t a t i o n s'était vite r é p a n d u e , avait» gagné l a Syrie, l a M é s o p o t a m i e , le Turkestan et, le jour de l'Assomption, on pouvait voir un é t r a n g e cortège où des pachas et des officiers turcs, des eunuques et des derviches et combien de femmes voilées se m ê l a i e n t aux c h r é t i e n s catholiques et schismatiques.
A p r è s les offices, les pèlerins se rendaient à l a sacristie. On les aspergeait d'eau b é n i t e et on leur lisait quelques versets d'un Evangile posé sur leur t ê t e , qu'ensuite on leur faisait embrasser.
Les musulmans qui n'osaient pas aller jusque là, trempaient leurs doigts dans l'huile des lampes allumées sur l'autel de l ' I m m a c u l é e , et des m è r e s reprenaient les chemises de leurs enfants malades qu'elles avaient dépliées avant l a messe sur les marches de l'autel.
Lorsque j'habitais Damas, je voyais souvent dans le quartier des m a r a î c h e r s des femmes allumer de petits cierges à talons roses devant mn saint tourbe; c ' é t a i t , me disait-on, l a tombe de Sitt- Hafisa, une douce et célèbre r é c i t e u s e de Coran. Les m a r a î c h e r s avaient a i m é sa bénéfique visite. Quand elle venait prononcer les versets sacrés sur leurs légumes, ils p r o s p é r a i e n t , croyait-on, de façon surnaturelle. A tous les chapitres du Coran Sitt-Hafisa préférait celui, long et difficile, de Mariam.
* *
*C'est en Perse surtout que l'adoration de l a Vierge Marie est l a plus touchante. L e christianisme y avait p é n é t r é avant l'Islam, p é n é t r é avec une douce figure féminine qui, elle aussi, s'appelait Marie. C ' é t a i t l'épouse de Chosroès, ce Shah-in-Shah, s u r n o m m é dans l'histoire de Perse, « le Juste, le Clément, le Munificent », qui d é c l a r e à son a v è n e m e n t : « M o n t r é s o r en ce monde est l a justice, je suis l'Asile de l'univers », et q u i , quelques a n n é e s plus tard, saccage l a Palestine, pille les sanctuaires, incendie les églises, d é p o r t e 5.000 moines, outrage les nonnes, ravit l a plus sainte des reliques, l a vraie Croix du Christ.
I l prend Antioche, menace Constantinople et ne s'en d é t o u r n e que lorsque l'empereur Maurice l u i accorde en mariage sa fille Marie, et l u i écrit : « Signons un t r a i t é solennel pour que le monde se repose des guerres et cherche le v r a i chemin d u Salut. »
Chosroès r é p o n d : « Les Roumis et les Iraniens ne font plus q u ' u n seul peuple. Je reçois d u César sa fille M a r i a m . Je l'accepte avec ses d é f a u t s et ses vertus. E l l e pratiquera l a Religion de l a Croix et lavera ses deux joues dans l'eau de l a Vierge. »
L a princesse Marie part avec un trousseau d'objets d'or et de pierreries, d'étoffes de soie et de brocards du R o u m , d'autres choses précieuses encore de quoi « accabler les chevaux les plus ardents ».
P o r t é e dans une litière d'or, elle est a c c o m p a g n é e de deux cents vierges au visage de lune, de quarante eunuques à l a face de péri, de trois cents esclaves blancs, m o n t é s sur des coursiers c a p a r a ç o n n é s d'or et d'argent, de philosophes, « d'un langage si brillant qu'ils semblent tirer des astres des manches de leurs robes », de deux é v è q u e s en v ê t e m e n t s ecclésiastiques, et, enfin d'une troupe d'enfants de c h œ u r beaux comme des Anges.
Lorsque Marie eut un fils, Chosroès l'apprit à son b e a u - p è r e , l'empereur Maurice.
« Alors, conte Findouri, i l y eut, d'une frontière à l'autre, au pays de R o u m , des processions de crucifix. L e parfum des roses et l'odeur d u v i n remplirent l'air pendant sept jours et l e . h u i t i è m e , le K a i s a r écrit à Chosroès : « P a r l a grâce de cet é v é n e m e n t heureux, j ' a i une demande à vous faire, l a demande d'une chose qui n'a pas de valeur pour vous. Vous avez dans votre t r é s o r l a Croix du Messie, vous plairait-il de me l a renvoyer ? Je l a recevrai comme un bienfait et invoquerai sur vous l a b é n é d i c t i o n de notre Sainte Vierge Marie dans les trois grandes veillées de l a nuit. L e monde a é t é pacifié par notre alliance. Que l a grâce du C r é a t e u r soit sur vous, sur votre fille Marie et son prince n o u v e a u - n é . »
« A u bout d'un mois, Chosroès r é p o n d i t :
« J ' a i reçu tes magnifiques p r é s e n t s . Que D i e u bénisse t a magna- n i m i t é ! J ' a i l u toutes les belles et touchantes paroles que t u dis sur tes saintes d é v o t i o n s . Mais ne me parle pas de l a croix d u Messie ! Penses-tu qu'un homme a t t a c h é à une croix puisse ê t r e un p r o p h è t e ? S ' i l é t a i t fils de Dieu, i l s'en retournerait chez son père. Ne te chagrine donc pas pour ce bois pourri ! L a croix de Jésus ne v a l a i t pas l a peine que les rois l a missent dans leur trésor.
Si j'envoyais de l ' I r a n au R o u m un morceau de bois, le pays se rirait de m o i et mes modebs (sages) croiraient que je suis devenu chrétien, à cause de M a r i a m , t a fille.
« Quant à elle, sache qu'elle pratique l a religion de l a Vierge M a r i a m et n ' é c o u t e guère ce que je l u i dis là-dessus. E l l e se repose dans le bonheur de sa m a t e r n i t é . Puisse t o n étoile ne jamais te quitter. »
Pourtant, lorsque les farouches a r m é e s d ' O m a r envahirent l a Perse, les Persans avaient a c c e p t é l'Islam, en apparence tout au moins, car au fond, le raffiné génie aryen s'opposait au génie sim- pliste arabe. E t comment les Persans auraient-ils p u renoncer à leur g o û t de l'art, à leur amour de l a couleur si merveilleusement développés dans leurs miniatures ? Ils t r a n s g r e s s è r e n t donc l'inter- diction de Mahomet de r e p r é s e n t e r des figures vivantes. Ils illus- t r è r e n t le Coran l u i - m ê m e et r e p r é s e n t è r e n t l'effigie de l a Vierge de ravissante m a n i è r e , le plus souvent sur l'envers des miroirs, appelés miroirs de Bibi-Mariam (1). Ces miroirs sont d e s t i n é s à réfléchir
(1) Bibi : princesse.
les premiers regards des fiancés (on sait que les conjoints ne se voient pas avant le mariage) et cela parce q u ' i l est dit dans l a t r a d i t i o n coranique : « Les élus au paradis seront assis face à face, l'œil droit de l ' u n correspondant à l'œil droit de l'autre ». Or, comment pourrait-on se voir de l a sorte, sinon dans une glace ? Aussi est-ce un gage de félicité, une promesse d'union paradisiaque qu'une p r e m i è r e entrevue de futurs m a r i é s ait lieu non en r é a l i t é , mais dans un reflet.
L e miroir n u p t i a l est tenu par deux servantes, de telle façon que l'épousée y voit son é p o u x entrant dans l a chambre et que l u i , l ' a p e r ç o i t é g a l e m e n t comme dans u n lac de chimères. L ' u n i o n conclue, le miroir ne doit plus refléter d'autres visages — ils pour- raient y jeter le mauvais œil — on l'enferme dans un grand sachet d'étoffe précieuse ou bien on le suspend l a face contre le mur.
O n ne s'en sert que lorsque l a jeune m a r i é e sent les approches de l'enfantement. A l o r s on le tient devant elle. Car B i b i - M a r i a m est aussi la patronne de l'enfantement, l a bonne accoucheuse.
Quelquefois le « miroir de B i b i - M a r i a m » n'est pas orne d'une effigie de l a Vierge tenant J é s u s dans ses bras. Elle est r e m p l a c é e par trois palmiers. L e palmier d u milieu plus haut est e n c a d r é à gauche et à droite par deux palmiers plus petits alourdis de gigan- tesques grappes de dattes. Ils r e p r é s e n t e n t les trois saints martyrs de l'Islam persan : A l i et ses deux fils Hassan et Hosseine. A d o r é s
presque comme des divinités, ils prodigueront leur b é n é d i c t i o n à l'accouchée et l u i accorderont un g a r ç o n .
Pendant, et sept jours a p r è s l a naissance de l'enfant, on oubliera le nom de l a jeune maman pour ne l'appeler que « M a r i a m », ce vocable porte-bonheur. E t pendant ce temps aussi, on ne l a nourrira que de dattes, parce que l a Vierge, ayant mis son fils au monde sous un palmier desséché, i n s t a n t a n é m e n t couvert de fruits n'eut d'autres aliments.
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L e nom de Mariam, s'il est assez fréquent en Perse, ne se Irmive pas comme chez nous dans le peuple. I l est considéré comme u i nom aristocratique, un n o m q u i r e p r é s e n t e l a sagesse exemplaire, le plus haut degré de vertu. Ce proverbe l'indique :
Pas de dettes m ê m e d'un d i r h e m Pas de filles m ê m e n o m m é M a r i a m Pas de questions m ê m e pour le chemin.
S i une petite fille a commis une faute, on l a gronde : « B i b i - M a r i a m n'aurait pas fait cela. » A u s s i t ô t , t r è s h u m i l i é e , elle pleure.
Les dames persanes vouent une fête p a r t i c u l i è r e à l a Vierge.
C'est une fête de plein air dans les jardins o ù se trouvent des gre- nadiers, arbres magiques, arbres e n c h a n t é s qu'on appelle « arbres de B i b i - M a r i a m » car dans sa fuite en E g y p t e elle s'est reposée sous leur ombrage. Ces réjouissances ont lieu deux fois l ' a n . Une au printemps quand le grenadier n'est q u ' u n flamboiement de corolles, l'autre en automne quand les pommes-grenades, surmon- tées de leur petite couronne charnue se dorent de m a t u r i t é .
O n les égrène dans des bols bleu-turquoise et l ' o n mange les jolis grains pareils à de transparents rubis ; on en mange autant q u ' i l est possible d'en absorber, en louangeant B i b i - M a r i a m entre chaque b o u c h é e : « 0 Pure, 0 Glorieuse, 0 Reine des Mondes. »
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Beaucoup de p o è t e s persans ont célébré Marie, toujours avec une e x t r ê m e discrétion de termes, une tendre et d é f é r e n t e pudeur.
Djelaleddine R o u m i , le grand chanteur mystique célèbre sa « vir- ginité féconde », appelle sa « conception » u n insondable m y s t è r e du silence de Dieu, « le secret des secrets », i n c a r n é s dans u n corps de femme. Quand l'annonciateur, l'archange Gabriel se p r é s e n t e , effrayant l'adolescente q u i le prend pour u n s é d u c t e u r , i l s'écrie :
O Marie, n'aies crainte. Je suis une figure énigmatique, Une première lune et une apparition du cœur.
Lorsque mon apparence dans ton cœur prendra place, Partout où t u fuiras de moi, je serai toi.
N o n une apparition inconsistante et vaine Telle une fausse aurore fugace du matin Mais l'aurore véritable de notre Seigneur.
Je suis Son Esprit, Son Souffle, Sa Parole, E n ton sein virginal déposés...
T u dis « je m'abrite de t o i , mais c'est moi ton abri ».
Dans les rues d'Ispahan et devant l a Mosquée i m p é r i a l e qui porte au-dessus de son e n t r é e ces paroles de Mahomet : « Je suis l a Maison de l a Science et A l i en est l a porte », j ' a i souvent entendu u n m é n e s - trel aveugle chanter — ah ! l a v o i x cristalline des Persans ! — chanter, en s'accompagnant d'un petit tambourin, u n cantique mariai populaire : l a complainte de B i b i - M a r i a m .
Ce n ' é t a i t , en somme, que le récit versifié du Coran : M a r i e prenant son voile, se retirant loin des siens, enfantant sous un pal- mier, revenant honnie des gens, i n n o c e n t é e par son fils n o u v e a u - n é , de q u i i l est dit : « i l parlera dès son berceau ».
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O n sait q u ' i l existe une scission entre les musulmans orthodoxe et les musulmans de l a Perse. Ces derniers avaient introduit dans leur croyance islamique u n espoir messianique, le Mahdisme. L e Mahdi é t a i t pour eux A l i , l ' é p o u x de leur bien aimée F a t m a h , que le p r o p h è t e Mahomet avait désigné pour l u i succéder, mais qui d é p o s s é d é de son h é r i t a g e et finalement assassiné, devint pour leur imagination tendre et p o é t i q u e une sorte de Christ, un Restaurateur de l ' é q u i t é lequel reviendra juger son peuple et établir l ' I s l a m sur le monde entier. O n ne savait n i le jour n i l'heure de sa venue, mais on y croyait fermement. E t l ' o n raconte que longtemps a p r è s l a mort d ' A l i , les gens de K o u f a , venaient tous les soirs avec un cheval h a r n a c h é appeler son n o m devant l a m o s q u é e où i l fut a s s o m m é .
Durant des siècles, j u s q u ' à l a dynastie actuelle, les Chahs de Perse r é s e r v a i e n t dans leur écurie deux chevaux de la race l a plus pure, b r i d é s , sellés, a r m é s , deux « chevaux consacrés » d e s t i n é s l'un au M a h d i — le M a î t r e de l'heure — et le second à J é s u s - fils-de-Marie son vicaire. O n ne les montait jamais, mais tous les vendredi et les jours de fête, leurs écuyers les promenaient p a r m i l a foule d'Ispahan, l a queue et l a crinière t e i n t é s au h e n n é , magnifi- quement h a r n a c h é s et des armes pendues à l ' a r ç o n .
L e prince M . . . , un descendant de l'ancienne dynastie avait maintenu fidèlement l a tradition mahdiste.
Je vis les chevaux consacrés, un jour de Beyram, dans l a splen- dide allée d u Tcharbag à cinq r a n g é e s de platanes, enfoncées dans la terre au son du canon sous le C h a h A b b a s , — j ' y vis non pas deux chevaux, mais trois, — le troisième suivant les autres. C ' é t a i t une jument blanche sans tache. Sa selle dorée é t a i t prolongée par une robe de velours violet, b o r d é e de longs effilés de perles et de soie, et constellée de toutes sortes de bijoux féminins. I l parait que les dames persanes se disputent l'honneur de p r ê t e r leurs j o y a u x ce jour de parade. A u harnais pendillaient des c œ u r s de velours roses
sertis d'argent. Sur son front foisonnait un panache blanc de plumes d'autruche. C ' é t a i t l a monture que le prince M . . . destinait par une p a r t i c u l i è r e courtoisie religieuse à B i b i M a r i a m , à l a princesse des eieux, pensant que l a Mère ne voudrait pas, pour l a c o n q u ê t e du monde à l'Islam, être séparée de son fils, le généralissime du mahdi.
L a foule des promeneurs se pressait avec déférence autour des chavaux consacrés. Mais sa tendresse allait à l a jument blanche.
O n l u i baisait les naseaux, on l'appelait de noms d'amour, on l a parfumait à l'aide de petits vaporisateurs que les Persans se plaisent à porter dans leurs poches, on l u i offrait à manger des bouquets de roses.
Une petite fille qui s ' é t a i t faufilée entre les jambes des prome- neurs, l u i caressait tendrement, comme si elle caressait une joue, un des sabots d o r é s .
L a fille d u prince, A i n - E l - Y a k i n e (Source-de-Vérité) m ' e n t r a î n e chez elle. T r è s européanisée, elle avait fait sa licence de droit à Paris ; elle portait au doigt une bague dont le chaton é t a i t une petite m é d a i l l e de l a Vierge.
J'avais déjà v u chez'elle « le miroir de B i b i M a r i a m », maintenant elle me montrait l a ceinture nuptiale de sa d é f u n t e m è r e . C ' é t a i t un ravissant t r a v a i l d'orfèvrerie c o m p o s é de trois cordelettes et reliées par sept motifs — j ' a i oublié leur sens mystique — i n c r u s t é s de diamants et d ' é m e r a u d e s , au bout desquels pendaient de minus- cules c œ u r s de rubis. L e fermoir é t a i t é g a l e m e n t formé par un c œ u r , un large c œ u r u n peu b o m b é , b a r r é d'un v é r i t a b l e petit poignard qu'on pouvait tirer de son fourreau serti de turquoises. L a princesse A i n - E l - Y a k i n e retourna le fermoir. I l é t a i t d o u b l é d'un sachet en velours rose d ' o ù elle t i r a et déplia une é t r o i t e bande de peau de gàzou (gazelle mâle) sur laquelle é t a i e n t admirablement calligra- phiées des lettres d'or et d'azur. E l l e me dit :
— C'est notre prière à B i b i M a r i a m . M a m è r e l a r é c i t a i t matin et soir. S i j ' e n faisais autant je posséderais le bonheur parfait
Puis elle traduisit :
Salut sur toi Mariam Dame des mondes, Vierge paradisiaque
Aimée de Dieu et des Anges,
Je m'approche du Trône du Créateur Par Ton Intercession.
Je L'invoque par T a Puissance O Juste, ô Glorieuse, ô Immaculée.
«
E t l a princesse S o u r c e - d e - V é r i t é glissa l a peau de gazon dans l a doublure du c œ u r d'or b a r r é d'un poignard.
* *
Ce n'est pas seulement p a r m i les Musulmans de l'Orient et de l a Perse que fleurit le culte de Notre-Dame Marie. Dans toutes les m o s q u é e s d u monde, de l'Afrique aux Indes, d u Bosphore en Chine, des sanctuaires les plus magnifiques — comme X Aya Sophia à Constantinople, devenu m u s é e national — aux plus humbles cha- pelles, l a Sainte Vierge est p r é s e n t é e mystiquement, est a d o r é e
— souvent à l'insu de ses fidèles — par tous ceux qui se prosternent devant le mirhab, ce mirhab « portique de l a prière », o r i e n t é vers l a Mecque.
Car sur l'arc des mirhabs — à moins qu'ils ne soient v r a i m e n t trop primitifs — on peut lire en lettres arabes, taillées dans le marbre ou simplement g r a v é e s dans le stuc, quelque chose comme u n s é s a m e sacré :
Quand Zacharie entra dans le Temple...
Quel Zacharie ? Quel Temple ?.
U n docte c h e i k h sympathique vous expliquera : « Zacharie é t a i t le grand p r ê t r e d u Temple de J é r u s a l e m , p r é p o s é à l ' a u t e l d'or des parfums. C'est l à q u ' i l avait c o n s a c r é Marie, l à q u ' i l a v a i t prié pour elle quand i l s ' é t a i t agi de l u i choisir u n é p o u x , là, encore, q u ' i l avait t r o u v é des fruits merveilleux, cueillis pour M a r i a m ,
— l u i avait dit Gabriel q u i flottait sur l a fumée de l'encensoir — par D i e u , dans les Jardins paradisiaques.
Car l'arche d u mirhab n'oriente pas seulement l a prière vers l a Mecque, mais i l oriente, é g a l e m e n t , l ' â m e vers le Pays d u Mer- veilleux. L e mirhab est, tout à l a fois, l'autel d'or des parfums et le portique symbolique du Paradis. Chacun y peut cueillir les fruits célestes, p o u r v u q u ' i l ait l a F o i .
M Y R I A M H A R R Y .