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De l’usage de l’histoire romaine par Sylla : inventions ou réélaborations ?

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réélaborations ?

Michel Humm

To cite this version:

Michel Humm. De l’usage de l’histoire romaine par Sylla : inventions ou réélaborations ?. Il tempo di Silla, M. T. SCHETTINO & G. ZECCHINI, Mar 2017, Roma, Italie. �hal-02564686�

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INVENTIONS OU RÉÉLABORATIONS ?

RÉSUMÉ

De l’usage de l’histoire romaine par Sylla : inventions ou réélaborations ?

Dans son action politique comme dans son œuvre de « propagande », Sylla se présen-tait comme un dirigeant fondamentalement « républicain », même si son « républi-canisme » renvoyait à une République profondément aristocratique: c’est dans cette optique qu’il faut comprendre ses références à Romulus, à Servius Tullius, à Titus Larcius ou au dictateur Camille... Mais l’usage qu’il fi t de l’histoire romaine pour jus-tifi er ses réformes constitutionnelles « conservatrices », parfois d’inspiration archaï-sante, permet aussi de nous éclairer sur la réalité des plus anciennes institutions de la République romaine.

Mots clés: historiographie antique, idéologie, institutions romaines, propagande,

ré-publicanisme ABSTRACT

Sulla’s use of Roman history: invention or reframing?

In both his political action and his «propaganda» work, Sulla portrayed himself as a fundamentally «republican» leader, although his «republicanism» referred to a pro-foundly aristocratic Republic: his references to Romulus, Servius Tullius, Titus Lar-tius and the dictator Camillus, among others, should be viewed from this perspective. But his use of Roman history to justify his «conservative» and sometimes archaistic reforms also sheds light on the reality of the Roman Republic’s earliest institutions.

Key words: ancient historiography, ideology, roman institutions, propaganda,

repub-licanism

L’époque qui a suivi l’épisode des Gracques a vu une fl oraison de tra-vaux historiographiques, soit sur le passé de Rome (des Annales), soit sur l’histoire récente ou contemporaine (des Historiae)1. Dans l’« annalistique

1 CHASSIGNET 2004, pp. VII-IX et pp. LXXXVI-LXXXVII ; ARNAUD-LINDET 2001, pp. 04-113 ; ZECCHINI 2016,

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récente », on compte notamment, vers la fi n du IIe ou le début du Ier siècle, des auteurs comme Q. Lutatius Catulus, Q. Claudius Quadrigarius,

L. Cornelius Sisenna, C. Licinius Macer et Valerius Antias2. Ces auteurs

ont écrit des Annales, voire des Historiae, souvent fortement conta-minées par les débats politiques et idéologiques contemporains, et qui seront exploitées par l’historiographie augustéenne, notamment par Tite-Live et par Denys d’Halicarnasse dont les œuvres monumentales fi niront par supplanter, dans les bibliothèques et dans la tradition manuscrite, les travaux de l’annalistique républicaine. Les « annalistes récents » témoi-gnaient d’un intérêt renouvelé pour le passé romain, un intérêt qui était alors partagé par la plupart des membres de la classe dirigeante romaine, dont certains de ces annalistes faisaient d’ailleurs partie, comme le syl-lanien Cornelius Sisenna. Cet intérêt renouvelé pour le passé de Rome et la valorisation de son histoire est représenté, par exemple, par l’évo-lution des thèmes choisis par les magistrats monétaires pour illustrer les

pièces de monnaie frappées à partir du début du Ier siècle3. On voit en

effet apparaître des scènes mythiques empruntées au passé légendaire de Rome et présentées comme des situations historiques réelles : ainsi en 89, le triumvir monetalis L. Titurius Sabinus fait-il frapper des deniers qui portent, au droit, la fi gure du roi sabin (Titus Tatius) Sabin(us), et au revers, une représentation de l’enlèvement des Sabines (RRC 344/1) ou de la lapidation de Tarpeia (RRC 344/2). On voit aussi apparaître des effi gies d’ancêtres mythiques qui évoquent les origines soit disant roya-les ou divines de telle ou telle gens de l’aristocratie dirigeante : en 88, le

triumvir monetalis C. Marcius Censorinus fait représenter aux droits de

ses monnaies les têtes jumelées d’Ancus Marcius et de Numa, dont sa

gens prétendait descendre (RRC 346/1). Un monétaire issu d’une autre gens numaïque, L. Pomponius Molo, a également représenté le roi Numa

sur un denier frappé entre 97 et 91 (RRC 334/1), car Numa Pompilius était censé avoir été le père d’un certain Pompo, à l’origine de la gens

Pomponia4. Derrière les ascendances gentilices mythiques revendiquées

2 CHASSIGNET 2004, pp. XVI-CIV ; CORNELL 2013, vol. 1, pp. 271-273 (Lutatius Catulus ; cf. pp. 341-343

pour l’auteur de la Communis historia, ou des Communes historiae, attribuées à un autre Lutatius) ; pp. 288-292 (Claudius Quadrigarius) ; pp. 293-304 (Valerius Antias) ; pp. 305-319 (Cornelius Sisenna) ; pp. 320-331 (Licinius Macer).

3 BALBIDE CARO 1993, pp. 79-113 ; DEPEYROT 2006, pp. 18-22.

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peuvent également apparaître des revendications politiques ou idéologi-ques clairement assumées, comme la concordia, incarnée par la fi gure pythagoricienne de Numa, ou la libertas, symbolisée par la fi gure du silène Marsyas, représenté sur un denier de L. Marcius Censorinus en 82 (RRC 363/1)5.

L’époque voit donc un intérêt accru pour le passé de Rome de la part de personnages qui jouent un rôle, ou espèrent pouvoir jouer un rôle, dans la vie publique de la République: le passé romain est alors revisité en fonction des préoccupations politiques et idéologiques du moment. Emilio Gabba, repris plus récemment par Silvia Marastoni, a montré que la fi gure de Ser-vius Tullius, par exemple, a reçu à cette époque une double interprétation

complètement contradictoire sur le plan politique et idéologique6: d’une

part, une interprétation popularis, promue notamment par Licinius Macer, qui aurait attribué à Servius Tullius des traits « tribuniciens » et anti-séna-toriaux inspirés des Gracques7; et d’autre part, une interprétation optimatis qui proviendrait d’historiens syllaniens, qui auraient fait de Servius Tullius un monarque éclairé, gouvernant en consultant un Sénat qu’il aurait re-nouvelé et rendu plus nombreux par l’introduction de plébéiens méritants. Sylla lui-même semble avoir personnellement pris part à cet intérêt pour le plus vieux passé romain, parce qu’il y a trouvé des éléments susceptibles de justifi er ou de légitimer certaines de ses décisions ou de ses réformes8. Le contexte général poussait en ce sens : le contexte politique intérieur (après l’épisode des Gracques) et extérieur (après la Guerre sociale, et avec les guerres mithridatiques) conférait au Sénat un rôle central qu’il n’avait ja-mais eu auparavant, ja-mais que Sylla affi rmait vouloir restaurer ; Sylla avait par ailleurs été le chef de guerre qui a utilisé la nouvelle armée profession-nelle, issue des réformes mariennes, pour marcher sur Rome en 88, mais il a aussi été le leader de la faction optimatis qui défi t les populares au cours de la guerre civile de 83-82 et qui donna une nouvelle organisation consti-tutionnelle à Rome au cours des deux années successives. La tentation a donc été grande, pour lui-même et pour ses partisans, de réécrire l’histoire de Rome depuis les débuts de la République, voire depuis les origines de la cité, afi n de créer des précédents auxquels les mesures prises par Sylla

5 HUMM 2005, pp. 547-554 ; p. 621 ; COARELLI 1985, pp. 104-105. 6 GABBA 2000 [1961] ; MARASTONI 2009.

7 Cf. aussi RICHARD 1987. 8 ZECCHINI 2016, pp. 60-61.

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pouvaient se référer pour y trouver une légitimité rétrospective. G. Zecchini a d’ailleurs souligné le rôle d’inspirateur joué par Sylla dans la production historiographique optimatis contemporaine, comme celle de Lucullus, de

Lucceius, d’Hortensius Hortalus, et surtout de Cornelius Sisenna9.

La question est dès lors de savoir si Sylla a effectivement trouvé, dans le plus ancien passé romain, des informations de nature historique qui pou-vaient correspondre à ses réformes politiques et institutionnelles, ou s’il a manipulé ces informations pour rendre le passé historique conforme au projet de société qu’il entendait imposer. Autrement dit, Sylla a-t-il joué un rôle personnel dans la réécriture de l’histoire du passé romain ? Inversement, dans quelle mesure l’histoire réelle du passé romain a-t-elle pu servir de « modèle » à Sylla, et en quoi les mesures prises par le dictateur peuvent-elles nous éclairer sur les plus anciennes institutions de la République ? SYLLAETLA RÉÉCRITURE DU PASSÉROMAIN: LES INSTITUTIONS DE ROMULUS ET DE SERVIUS TULLIUS.

D’après Appien, après avoir pris Rome de force en 88 et après en avoir chassé Marius et ses partisans, le consul Sylla et son collègue Pompeius Rufus convoquèrent l’assemblée du peuple et lui auraient fait voter en ur-gence une première série de lois qui concernaient essentiellement l’organi-sation des procédures législatives aux comices centuriates et aux comices tributes (les leges Corneliae Pompeiae de comitiis centuriatis et de

tribu-nicia potestate), donc des questions de droit public10 :

ἅμα δʼ ἡμέρᾳ τὸν δῆμον ἐς ἐκκλησίαν συναγαγόντες ὠδύροντο περὶ τῆς πολιτείας ὡς ἐκ πολλοῦ τοῖς δημοκοποῦσιν ἐκδεδομένης, καὶ αὐτοὶ τάδε πράξαντες ὑπʼ ἀνάγκης. εἰσηγοῦντό τε μηδὲν ἔτι ἀπροβούλευτον ἐς τὸν δῆμον ἐσφέρεσθαι, νενομισμένον μὲν οὕτω καὶ πάλαι, παραλελυμένον δʼ ἐκ πολλοῦ, καὶ τὰς χειροτονίας μὴ κατὰ φυλάς, ἀλλὰ κατὰ λόχους, ὡς Τύλλιος βασιλεὺς ἔταξε, γίνεσθαι, νομίσαντες διὰ δυοῖν τοῖνδε οὔτε νόμον οὐδένα πρὸ τῆς βουλῆς ἐς τὸ πλῆθος ἐσφερόμενον οὔτε τὰς χειροτονίας ἐν τοῖς πένησι καὶ θρασυτάτοις ἀντὶ τῶν ἐν περιουσίᾳ καὶ εὐβουλίᾳ γιγνομένας δώσειν ἔτι

9 ZECCHINI 2016, pp. 60-69 ; p. 96. Voir supra n. 2 ; sur Hortensius Hortalus, voir aussi CORNELL 2013,

pp. 338-340.

10 Cf. aussi Liv. Per. 77, 7 ; Cic. leg. 3, 22. Voir MOMMSEN 1889, pp. 175-179 ; ROTONDI 1912, pp.

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στάσεων ἀφορμάς. πολλά τε ἄλλα τῆς τῶν δημάρχων ἀρχῆς, τυραννικῆς μάλιστα γεγενημένης, περιελόντες κατέλεξαν ἐς τὸ βουλευτήριον (...).

« Dès le lever du jour, ils convoquèrent le peuple en assemblée et déplorèrent la situation de la République, disant qu’elle avait été depuis longtemps livrée aux démagogues et qu’eux-mêmes avaient été forcés de faire ce qu’ils avaient fait. Ils proposèrent une loi établissant qu’à l’avenir aucun projet ne serait présenté au peuple avant d’être examiné par le Sénat (cela avait été la règle autrefois déjà, mais elle était abandonnée depuis longtemps) et que les votes auraient lieu non point par tribus, mais par centuries, comme le roi Tullius l’avait établi. Ils estimaient que, grâce à ces deux mesures, aucun projet de loi ne serait plus présenté au peuple avant que le Sénat n’en eût pris connaissance, et que les scrutins ne provoqueraient plus d’émeutes, eux dont l’issue dépen-dait <auparavant> des pauvres et des citoyens les plus audacieux, et non point des gens riches et de bon conseil. Et, après avoir enlevé au tribunat de la plèbe (qui était devenu tyrannique) beaucoup de prérogatives diverses, ils fi rent en-trer d’un coup trois cents citoyens des plus distingués au Sénat (…). »11

Appien, La guerre civile 1, 265-267.

Ces lois Corneliae Pompeiae prévoyaient notamment la consultation préalable du Sénat avant le vote d’une loi par le peuple, comme cela s’était fait par le passé : « à l’avenir aucun projet ne serait présenté au peuple avant d’être examiné par le Sénat » (μηδὲν ἔτι ἀπροβούλευτον ἐς τὸν δῆμον ἐσφέρεσθαι) ; le Sénat devait donc désormais donner son approba-tion préalable (l’auctoritas patrum préventive) avant le vote d’une loi par les comices12. Appien précise que «cela avait été la règle autrefois déjà » (νενομισμένον μὲν οὕτω καὶ πάλαι) : en fait, l’auctoritas patrum préven-tive s’est pratiquée à partir de la lex Publilia Philonis de 339 pour les lois votées par les comices, et à partir de la lex Hortensia de plebiscitis pour les plébiscites votés par le concile de la plèbe (assemblée confondue à la

fi n de la République avec les comices tributes)13. Mais la règle de

l’auc-toritas patrum préventive était tombée en désuétude depuis longtemps

(παραλελυμένον δ’ ἐκ πολλοῦ), probablement en partie à cause de l’action des Gracques qui, en libérant le tribunat de la dépendance du Sénat, mirent fi n à sa suprématie politique ; en tout cas, à la veille de la réforme

consti-11 Trad. P. Goukowski, Paris (CUF), 2008.

12 Sur la remise en vigueur par Sylla de l’auctoritas patrum, voir BISCARDI 1951 ; ZAMORANI 1998. 13 MAGDELAIN 1990 [1982], pp. 390-398 ; HUMM 2005, pp. 426-429 ; cf. HUMBERT 1998 ; NICOLET 1976,

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tutionnelle introduite par Sylla en 88, le Sénat n’était apparemment plus consulté pour donner l’auctoritas patrum aux textes de loi qui étaient votés par le peuple à l’initiative des tribuns.

Une loi Cornelia Pompeia prévoyait également de redonner davantage de poids politique aux comices centuriates, au détriment de l’assemblée tribute, en confi ant l’élection des magistrats du peuple aux centuries et non

plus, du moins pour une partie d’entre eux, aux tribus14. Comme l’on sait,

l’assemblée centuriate regroupait les citoyens non par unités géographi-ques (comme pour les comices tributes), mais par classes censitaires, où la majorité était à l’origine obtenue si les 18 centuries de chevaliers et les 80 centuries de la première classe (les plus riches) votaient dans le même sens15. Le texte d’Appien précise que la réforme électorale syllanienne per-mit de rétablir la procédure originelle, « comme le roi <Servius> Tullius l’avait établi » (ὡς Τύλλιος βασιλεὺς ἔταξε). Une tradition, qui remonte au moins au IVe siècle et qui était déjà présente chez Timée, attribuait en effet à l’avant-dernier roi la création de cette organisation centuriate16. Mais sur-tout, une tradition étroitement liée aux archives du cens (tabulae

censo-riae) attribuait à Servius Tullius la rédaction de Commentarii dans lesquels

le roi aurait précisément décrit l’organisation centuriate17, et il est fort pos-sible que le témoignage d’Appien suggère ici que Sylla ait explicitement voulu justifi er sa réforme de l’organisation centuriate en s’appuyant sur ce document18. L’organisation centuriate républicaine reposait sur le principe d’une répartition proportionnelle des charges fi scales et militaires ainsi que d’une pondération du poids politique des citoyens selon les principes de l’égalité géométrique : d’après les textes justifi catifs qui accompagnent la description de l’organisation centuriate attribuée à Servius Tullius, le système avait été instauré pour donner le poids politique majeur aux plus

riches, sans paraître exclure personne du vote19. Par conséquent, dans le

14 Voir supra n. 10.

15 Ultérieurement, à une date forcément postérieure à la création de la 35e tribu en 241, le nombre de

centuries de la première classe fut ramené à 70 (35 centuries de iuniores et 35 centuries de seniores), de manière à faire correpondre l’organisation centuriate à l’organisation tribute, au moins pour la première classe censitaire: voir infra n. 21. Mais on ignore à quelle classe furent réattribuées les 10 centuries enlevées à la première: voir NICOLET 1961 ; ID. 1966, pp. 20-23 ; ID. 2001 [1977], pp. 341-343.

16 HUMM 2001 ; ID. 2005, pp. 345-372 ; cf. Timée de Tauromenium, FGrHist, 566 F 61 (ap. Plin., NH

33, 42) ; MOMIGLIANO 1966 [1963].

17 Cf. Liv. 1, 60, 4 ; Fest. p. 290 L., s.v. Pro censu classis iuniorum ; p. 290 L., s.v. Procum patricium.

Voir notamment MOMMSEN 1889 [1887], pp. 276-277 ; NICOLET 1966, pp. 18-19 ; HUMM 2005, pp. 347-356.

18 MARASTONI 2009, pp. 51-85.

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système servien, plus un citoyen était riche, plus sa participation à l’impôt et aux obligations militaires était importante, mais plus aussi il avait de possibilité de peser sur les votes, et donc sur les choix politiques de l’as-semblée20.

Pour S. Marastoni, la mesure législative des consuls Sylla et Pompeius aurait consisté à supprimer une loi gracquienne de confusione

suffragio-rum qui permettait l’élection des consuls par les tribus, afi n de redonner

l’élection des consuls aux seules centuries du système censitaire : elle re-marque avec raison que l’unique attestation explicite des Commentarii

Servi Tulli regis concerne justement les élections consulaires, au moment

de l’institution du consulat et de l’élection de L. Junius Brutus et L. Tar-quin Collatin en 50921. Cette histoire constitutionnelle rapportée par Tite-Live aurait même été créée par la propagande syllanienne : comme Brutus qui, une fois le tyran Tarquin chassé du pouvoir, restaura la constitution de Servius Tullius et fi t élire les consuls par l’assemblée centuriate, de même Sylla, une fois les « tyrans » marianistes chassés du pouvoir, aurait restauré le système servien et aurait organisé des élections consulaires22.

On peut aussi imaginer que, plutôt que de supprimer une loi gracquienne

distribuit in quinque classis, senioresque a iunioribus divisit, easque ita disparavit ut suffragia non in multitudinis sed in locupletium potestate essent curavitque, quod semper in re publica tenendum est, ne plurimum valeant plurimi (« Ensuite, il [sc. Servius Tullius] sépara de l’ensemble du peuple la masse des cavaliers; il répartit le reste des citoyens en cinq classes et distingua les plus âgés des plus jeunes; il les subdivisa de manière que les suffrages dépendissent non de la multitude, mais des riches propriétaires (locupletes) ; bref, il prit soin, d’après le principe qu’il faut toujours respecter en politique, que le plus grand nombre ne disposât pas de la plus grande puissance. »). Liv. 1, 43, 10 : Non enim, ut ab Romulo traditum ceteri seruauerant reges, viritim suffragium eadem vi eodemque iure promisce omnibus datum est; sed gradus facti, ut neque exclusus quisquam suffragio videretur et vis omnis penes primores civitatis esset (« On ne donna plus, contrairement à l’usage établi par Romulus et conservé par les autres rois, un suffrage par personne (viritim), avec le même poids et le même droit, à tous les citoyens indistinctement, mais on établit des degrés (gradus) de manière à ce que personne ne parut exclu du vote, mais que tout le pouvoir appartint aux premiers de la cité»). Dion. Hal. AR 4, 21, 1 : Τοῦτο τὸ πολίτευμα καταστησάμενος καὶ πλεονέκτημα τοῖς πλουσίοις τηλικοῦτο δοὺς ἔλαθε τὸν δῆμον, ὥσπερ ἔφην, καταστρατηγήσας καὶ τοὺς πένητας ἀπελάσας τῶν κοινῶν. ὑπελάμβανον μὲν γὰρ ἅπαντες ἴσον ἔχειν τῆς πολιτείας μέρος (...) (« Après avoir mis en place cette organisation politique qui donnait de grands avantages aux riches, Tullius, comme j’ai déjà dit, trompa adroitement les pauvres et sans même qu’ils s’en aperçussent, il leur ôta toute la part qu’ils avaient eu jusqu’alors dans le gouvernement de la cité [...]. »). Cf. NICOLET 2000 [1976].

20 NICOLET 2000 [1976] ; HUMM 2005, pp. 308-344 ; pp. 590-600.

21 Liv. 1, 60, 3-4 : Regnatum Romae ab condita urbe ad liberatam annos ducentos quadraginta

quat-tuor. Duo consules inde comitiis centuriatis a praefecto urbis ex Commentariis Ser. Tulli creati sunt, L. Iunius Brutus et L. Tarquinius Collatinus.

22 MARASTONI 2009, pp. 76-79 (l’historienne interprète la lex Manilia de confusione suffragiorum de 66

comme un retour à la loi gracquienne, dans le contexte politique de la «désyllanisation» de ces années ; cf. aussi CARCOPINO 1947 [1931], pp. 33-36).

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de confusione suffragiorum dont l’existence n’est pas autrement attestée,

Sylla ait voulu supprimer le lien existant entre l’organisation centuriate et l’organisation tribute depuis que la première classe censitaire était

compo-sée de 70 centuries23. En proposant de rendre aux comices centuriates un

poids que ceux-ci avaient perdu, Sylla et Pompeius Rufus faisaient en effet explicitement référence au système de vote par lequel l’infl uence politique revenait aux personnes les plus riches et les plus raisonnables, et non pas aux plus pauvres, soupçonnés d’être prêts à tout et de constituer des fer-ments de sédition. Tite-Live et Denys d’Halicarnasse regrettent d’ailleurs tous deux les changements récents intervenus dans l’organisation ser-vienne, suivant peut-être en cela une source oligarchique d’époque

sylla-nienne24. En revenant à l’organisation originelle des comices centuriates,

conformément aux institutions établies par Servius Tullius, la réforme syl-lanienne a donc pu rétablir les 80 centuries de la première classe, ce qui permettait en même temps de dissocier complètement l’organisation cen-turiate de l’organisation tribute, jugée trop « démocratique » et trop favo-rable aux populares.

Par ces lois Corneliae Pompeiae, l’essentiel de l’activité législative était donc rendu aux comices centuriates : en retirant aux tribus l’essentiel de l’activité législative, et en redonnant de l’importance à l’approbation préalable du Sénat pour le vote des lois, Sylla et Pompeius Rufus privaient les tribuns d’une bonne partie de leur pouvoir. Le but de Sylla était en effet de mettre fi n aux causes de séditions (στάσεων ἀφορμάς) en

reti-23 Cf. Liv. 1, 43, 10-12 : Non enim, ut ab Romulo traditum ceteri servaverant reges, viritim suffragium

eadem vi eodemque iure promisce omnibus datum est; sed gradus facti, ut neque exclusus quisquam suf-fragio videretur et vis omnis penes primores civitatis esset; equites enim vocabantur primi, octoginta inde primae classis centuriae, ibi si variaret – quod raro incidebat –, ut secundae classis vocarentur, nec fere unquam infra ita descenderent ut ad infi mos pervenirent. Nec mirari oportet hunc ordinem qui nunc est post expletas quinque et triginta tribus, duplicato earum numero centuriis iuniorum seniorumque, ad institutam ab Ser. Tullio summam non convenire. Dion. Hal., AR 4, 21, 3 : οὗτος ὁ κόσμος τοῦ πολιτεύματος ἐπὶ πολλὰς διέμεινε γενεὰς φυλαττόμενος ὑπὸ Ῥωμαίων· ἐν δὲ τοῖς καθ’ ἡμᾶς κεκίνηται χρόνοις καὶ μεταβέβληκεν εἰς τὸ δημοτικώτερον, ἀνάγκαις τισὶ βιασθεὶς ἰσχυραῖς, οὐ τῶν λόχων καταλυθέντων, ἀλλὰ τῆς κλήσεως αὐτῶν οὐκέτι τὴν ἀρχαίαν ἀκρίβειαν φυλαττούσης, ὡς ἔγνων ταῖς ἀρχαιρεσίαις αὐτῶν πολλάκις παρών (« Cette forme de gouvernement fut maintenue par les Romains pendant de nombreuses générations, mais se trouve altérée de nos jours et changée dans une forme plus démocratique, certaines contraintes pressantes ayant nécessité le changement qui eut pour effet, non pas de supprimer les centuries, mais de ne plus respecter strictement l’ancienne manière de les convoquer, un fait que j’ai moi-même observé, ayant souvent été présent pour les élections des magistrats »). Dans sa description de l’organisation servienne telle qu’elle était censée exister en 129 av. J.-C., Cicéron attribue 70 centuries à la première classe (Rep. 2, 39). Voir supra n. 15.

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rant aux tribuns de la plèbe leur infl uence sur les élections (χειροτονίαι), qui se trouvaient auparavant « entre les mains des citoyens pauvres et les plus audacieux » (ἐν τοῖς πένησι καὶ θρασυτάτοις). Désormais, elles seront confi ées aux « gens riches et de bon conseil » (ἀντὶ τῶν ἐν περιουσίᾳ καὶ εὐβουλίᾳ), donc aux boni et aux optimi. L’organisation centuriate semble donc bien avoir été réorganisée par Sylla selon une forme antérieure aux réformes du IIe siècle et qui était attribuée à Servius Tullius25.

S. Marastoni a pu montrer qu’Appien avait pu trouver une information aussi précise (la référence à Servius Tullius comme justifi cation de la loi

Cornelia Pompeia) dans les Mémoires (ou Res gestae) de Sylla lui-même,

ce qui démontrerait son rôle personnel dans l’utilisation du passé romain et de la fi gure de Servius Tullius à des fi ns politiques26. Tite-Live semble également s’être servi des Mémoires de Sylla et a pu, lui aussi, évoquer cet épisode de 88 puisque dans les Periochae, les quelques informations dispo-nibles montrent l’adhésion de l’historien à une source philo-syllanienne qui pourrait être identifi ée avec les Mémoires de Sylla27 : il n’est donc pas im-possible qu’Appien ait pu trouver les informations sur cet épisode ainsi que la référence au modèle servien dans l’œuvre de Tite-Live, mais ces dernières remontent de toute manière, en dernière analyse, à Sylla lui-même28.

Cette première réforme constitutionnelle syllanienne ne s’est pas seu-lement appuyée sur le « modèle » timocratique que représentait l’organisa-tion censitaire attribuée à Servius Tullius : elle a aussi trouvé sa traducl’organisa-tion dans un texte de l’historiographie contemporaine qui attribua la consul-tation préalable du Sénat à la « constitution de Romulus », comme on la retrouve dans les chapitres 7 à 29 du livre 2 des Antiquités romaines de Denys d’Halicarnasse, qui constituent, selon E. Gabba, un élément autono-me au sein de l’œuvre29. D’après lui, ces chapitres dionysiens dériveraient en effet d’une source spécifi que et devraient remonter à une source

anna-listique de tendance oligarchico-sénatoriale d’époque syllanienne30. Le

25 GABBA 2000 [1960], pp. 98-99. 26 MARASTONI 2009, pp. 55-60. 27 Liv. Per. 77, 1-7.

28 MARASTONI 2009, pp. 56-58 ; contra: GOUKOWSKI - HINARD 2008, pp. CCV-CCVII, qui soulignent que

«les vraies concordances ne s’établissent pas entre Appien et Tite-Live, mais entre Appien et les sources de Tite-Live». Sur les Mémoires de Sylla, voir notamment CHASSIGNET 2004, pp. XCIX-CIV ; CORNELL 2013, vol.

1, pp. 282-286 ; ZECCHINI 2016, pp. 95-97.

29 GABBA 2000 [1960].

30 Contra : SORDI 1993, qui estime qu’il s’agirait d’un pamphlet d’époque césarienne qui serait dirigé

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rapprochement entre la « constitution de Romulus » présente chez Denys d’Halicarnasse, et les réformes institutionnelles qu’Appien attribue à Sylla et Pompeius Rufus en 88, se vérifi e notamment au chapitre 14 du livre 2 qui concerne les rapports entre le roi (= le magistrat), le Sénat et le peuple. Denys évoque ainsi l’approbation préventive des textes de loi par le Sénat en attribuant cette procédure à la « constitution de Romulus » :

τῷ δὲ δημοτικῷ πλήθει τρία ταῦτα ἐπέτρεψεν· ἀρχαιρεσιάζειν τε καὶ νόμους ἐπικυροῦν καὶ περὶ πολέμου διαγινώσκειν, ὅταν ὁ βασιλεὺς ἐφῇ, οὐδὲ τούτων ἔχοντι τὴν ἐξουσίαν ἀνεπίληπτον, ἂν μὴ καὶ τῇ βουλῇ ταὐτὰ δοκῇ. ἔφερε δὲ τὴν ψῆφον οὐχ ἅμα πᾶς ὁ δῆμος, ἀλλὰ κατὰ τὰς φράτρας συγκαλούμενος· ὅ τι δὲ ταῖς πλείοσι δόξειε φράτραις τοῦτο ἐπὶ τὴν βουλὴν ἀνεφέρετο.

« Le corps du peuple, enfi n, se vit accorder les trois droits que voici: élire les magistrats en assemblée, ratifi er les lois et décider d’une guerre dans les cas où le roi l’y autorisait ; mais même dans ces domaines, son autorité n’était pas sans limites, puisqu’il y fallait encore l’assentiment du Sénat. Les gens du peuple ne votaient pas tous ensemble, mais on les convoquait successivement par curies, et la décision prise à la majorité des curies était renvoyée au Sénat31. »

Denys d’Halicarnasse, Antiquités romaines 2, 14, 3.

La source de Denys attribue donc à l’époque de Romulus une situation du droit public (l’auctoritas patrum préventive) qui ne date que des IVe et

IIIe siècles (leges Publiliae Philonis et lex Hortensia), puisque jusqu’en

339 av. J.-C., l’auctoritas patrum s’appliquait aux lois après leur vote, et jusqu’en 287 elle s’appliquait aux plébiscites après leur vote (lorsque ceux-ci devaient s’appliquer à l’ensemble du populus), ce qui donnait en réalité un pouvoir décisionnaire bien plus grand au Sénat qu’après l’adop-tion des leges Publiliae Philonis et de la lex Hortensia. Mais comme à propos de l’organisation servienne, Denys d’Halicarnasse déplore la situa-tion contemporaine dans laquelle « cette coutume a changé » parce que « le Sénat n’a plus autorité sur les résolutions votées par le peuple » et où c’est, au contraire, « le peuple qui a tout pouvoir sur les décrets sénatoriaux »32.

31 Trad. V. Fromentin & J. Schnäbele, Paris, Les Belles Lettres (coll. « La roue à livres »), 1990. 32 Dion. Hal., AR 2, 14, 3: ἐφ’ ἡμῶν δὲ μετάκειται τὸ ἔθος· οὐ γὰρ ἡ βουλὴ διαγινώσκει τὰ ψηφισθέντα

ὑπὸ τοῦ δήμου, τῶν δ’ ὑπὸ τῆς βουλῆς γνωσθέντων ὁ δῆμός ἐστι κύριος (« Aujourd’hui, pourtant, cette coutume a changé: le Sénat n’a plus autorité sur les résolutions votées par le peuple ; c’est au contraire le peuple qui a tout pouvoir sur les décrets sénatoriaux » – Trad. V. Fromentin & J. Schnäbele, Paris, Les Belles Lettres [coll. « La roue à livres »], 1990).

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Visiblement, la situation constitutionnelle « républicaine » issue des lois du IVe et du IIIe siècle était encore jugée préférable à la situation qui avait prévalu dans la vie politique romaine depuis l’époque des Gracques! Autrement dit, les consuls Sylla et Pompeius Rufus mirent en œuvre des réformes constitutionnelles en s’appuyant sur un usage antique attribué à la « constitution de Romulus » ainsi que sur l’organisation timocratique attribuée à Servius Tullius, mais qui remontaient en réalité à l’époque

mé-dio-républicaine33. Les œuvres constitutionnelles attribuées à Romulus et

à Servius Tullius ont ainsi servi à illustrer et à justifi er la restauration séna-toriale et oligarchique voulue par Sylla.

SYLLA, UNNOUVEAU ROMULUSETUNNOUVEAU SERVIUS TULLIUS

Au-delà de ces questions de droit public touchant à l’organisation ins-titutionnelle de l’État romain, la propagande syllanienne a abondamment exploité les rapprochements historiques, ou pseudo-historiques, pour fai-re de Sylla à la fois un « nouveau Romulus » et un « nouveau Servius Tullius ». Ainsi, lors de son triomphe sur l’Asie en 81, les nobles romains qui rentraient d’exil auraient suivi le char du triomphateur en acclamant Sylla comme « leur sauveur et leur père » (σωτῆρα καὶ πατέρα), ce qui signifi ait qu’ils faisaient de lui le parens patriae et donc un nouveau

Ro-mulus34. Ce rapprochement évoque les louanges que les soldats auraient

adressés au dictateur Camille lorsque celui-ci, après avoir repris sa patrie à l’ennemi, rentra en triomphe à Rome et fut acclamé « Romulus, Père de la patrie (parens patriae) et nouveau fondateur de la Ville (conditor alter

Urbis) »35. On voit ainsi que le titre de parens patriae a alors pris le sens d’alter conditor, ce qui permettait d’assimiler le sauveur de la cité à un

« nouveau Romulus »36. Le « romulisme » de Sylla se retrouve peut-être

33 Voir aussi MARASTONI 2009, pp. 66-70.

34 Plut. Syll. 34, 2 : οἱ γὰρ ἐνδοξότατοι καὶ δυνατώτατοι τῶν πολιτῶν ἐστεφανωμένοι παρείποντο,

σωτῆρα καὶ πατέρα τὸν Σύλλαν ἀποκαλοῦντες, ἅτε δὴ δι’ ἐκεῖνον εἰς τὴν πατρίδα κατιόντες καὶ κομιζόμενοι παῖδας καὶ γυναῖκας (« les citoyens les plus illustres et les plus infl uents suivaient le cortège, la tête ceinte de couronnes, et ils appelaient Sylla leur sauveur et leur père, parce que c’était grâce à lui qu’ils revenaient dans leur patrie et retrouvaient leurs enfants et leurs femmes » – Trad. d’après R. Flacelière & É. Chambry, Paris [CUF], 1971). Voir VER EECKE 2008, p. 275.

35 Liv. 5, 49, 7 : Dictator reciperata ex hostibus patria triumphans in urbem redit, interque iocos

mili-tares quos inconditos iaciunt, Romulus ac parens patriae conditorque alter Urbis haud vanis laudibus appellabatur.

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également dans la valorisation qu’il fi t de l’augurat : selon P.M. Martin, il aurait développé toute une mystique augurale en en exploitant la symbo-lique, à l’instar des premiers aurei puis des deniers, frappés après 86, qui portaient un lituus et un simpulum encadrés par les deux trophées de la

ba-taille de Chéronée37. En cherchant à valoriser la fonction d’augure, Sylla

aurait voulu lui donner « quelque chose de la valeur royale qu’il avait jadis

sous Romulus »38. Sylla aurait ainsi donné naissance à toute une

symbo-lique augurale, liée à la fi gure de Romulus, qui domina la vie politique jusqu’à la fi n de la période républicaine. De 85 à 83, Sylla va user avec insistance de cette symbolique augurale contre les populares pour rallier à lui la nobilitas: par cette propagande, il semble avoir voulu renouveler l’ancienne collaboration aristocratique que le rex-augur Romulus entre-tenait avec les patres39. D’ailleurs, ses adversaires ne s’y trompèrent pas et ne se privèrent pas de dénoncer le « romulisme de pacotille » de Sylla : ainsi, dans le discours d’Aemilius Lepidus que Salluste rapporte dans les

Histoires, Sylla est-il qualifi é de « contrefaçon de Romulusv » (scaevos ille Romulus)40. L’oratio Lepidi est une critique très forte du système de gouvernement instauré par Sylla et fondé sur la violence, la terreur et la corruption, et l’appellation scaevos ille Romulus apparaît précisément au sujet des confi scations de terres et des assignations agraires. Or cette critique politique se trouve projetée sur la fi gure de Romulus lui-même puisque, selon Plutarque, Romulus aussi aurait distribué de la terre à ses soldats contre l’avis du Sénat41.

37 RRC 359/1-2 ; MARTIN 1994, pp. 283-284 ; cf. CARCOPINO 1947 [1931], pp. 89-90.

38 MARTIN 1994, p. 283. Par contre, on ne peut pas s’appuyer sur la demande que Sylla fi t au Sénat, à son

retour d’Orient en 83, de lui restituer son sacerdoce (App. BC 1, 362), pour y voir une allusion à l’augurat, car il n’y fut investi qu’après la proscription de L. Cornelius Scipio : il s’agit dès lors plus probablement du pontifi cat, comme le pense F. Hinard dans GOUKOWSKI - HINARD 2008, p. 180 n. 464 (cf CARCOPINO 1947

[1931], p 90 ; MARTIN 1994, p. 284).

39 MARTIN 1994, pp. 283-284.

40 Sall. Hist. 1, fr. 55, 5 Maurenbrecher : Quae cuncta scaevos iste Romulus quasi ab externis rapta

tenet, non tot excercituum clade neque consulum et aliorum principum, quos fortuna belli consumpserat, satiatus, sed tum crudelior, cum plerosque secundae res in miserationem ex ira vortunt (« Tous ces biens, cette contrefaçon de Romulus les détient comme s’il les avait ravis à des étrangers. Bien loin que le désastre de tant d’armées, le sang des consuls et de nos plus éminents citoyens emportés par les hasards de la guerre aient réussi à la rassasier, sa cruauté s’accroît dans la prospérité qui pourtant, d’ordinaire, fait passer de la colère à la pitié » – trad. d’après A. Ernout, Paris [CUF], 1974).

41 Plut. Rom. 27, 3 : καὶ τἆλλα μὲν ἦν ἐλάττονα· τῆς δὲ γῆς τὴν δορίκτητον αὐτὸς ἐφ’ ἑαυτοῦ

δασάμενος τοῖς στρατιώταις, καὶ τοὺς ὁμήρους τοῖς Βηίοις ἀποδούς, οὔτε πεισθέντων οὔτε βουλομένων ἐκείνων, ἔδοξε κομιδῇ τὴν γερουσίαν προπηλακίζειν (« Mais tous leurs autres griefs étaient peu de chose en comparaison de celui-ci : Romulus partagea de lui-même aux soldats le territoire conquis par la guerre

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L’assimilation à Romulus faisait aussi de Sylla un nouveau fonda-teur de Rome (conditor alter Urbis) : cette image fut renforcée, et donc délibérément voulue, par la possibilité qui semble lui avoir été accordée

d’étendre le pomerium42. Plusieurs sources affi rment en effet que Sylla

aurait agrandi le pomerium de Rome et suggèrent qu’il serait même à l’origine de la règle selon laquelle le pomerium de Rome pouvait être agrandi si l’empire du peuple romain avait été agrandi (ius proferendi

po-merii)43. Ainsi, dans sa polémique contre l’agrandissement du pomerium par Claude en 49, suite à la conquête de la Bretagne, Sénèque prétend que Sylla aurait été « le dernier des Romains à avoir agrandi le

pome-rium », et que le mos maiorum ne justifi ait un tel agrandissement que

si le territoire romain avait été agrandi par l’acquisition d’un territoire italique (Italicus ager), et non par un territoire provincial (provincialis

ager)44. De son côté, Tacite rapporte également un agrandissement du

pomerium par Sylla, en y ajoutant un autre attribué à Auguste : ces deux

agrandissements sont présentés comme des précédents à l’agrandisse-ment du pomerium par Claude qui aurait donc suivi une tradition antique

(more prisco), mais qui remonte en fait à Sylla45. Enfi n Cassius Dion

parle également d’un agrandissement du pomerium par César, en disant

qu’il aurait voulu imiter en cela Sylla46. Sylla semble donc avoir agrandi

le pomerium, qu’il a par ailleurs violé par deux fois en y pénétrant avec son armée en 88 et en 82... Mais comme le pomerium aurait été tracé, une première fois, par Romulus (au moment du sulcus primigenius), l’exten-sion du pomerium ne pouvait se prévaloir que d’un exemple plus tardif. Sylla l’aurait donc fait en s’appuyant sur l’exemple de Servius Tullius érigé en modèle et l’a fait en créant le concept du ius proferendi

pome-et rendit aux Véiens leurs ôtages, sans l’approbation pome-et même contre la volonté des sénateurs : ils se crurent alors indignement outragés » – Trad. R. Flacelière, É. Chambry & M. Juneaux, Paris [CUF], 1993 [1957]).

42 Pour MARTIN 1994, p. 284, la loi Valeria de 82 lui aurait également donné, en même temps que les

pouvoirs dictatoriaux, l’autorisation d’étendre le pomerium.

43 Gell. NA 13, 14, 2-3 (d’après M. Valerius Messala?) : Sed id pomerium pro incrementis reipublicae

aliquotiens prolatum est (...). Habebat autem ius proferendi pomerii, qui populum Romanum agro de hos-tibus capto auxerat.

44 Sen. Brev. vit. 13, 8 : Sullam ultimum Romanorum protulisse pomerium, quod numquam provinciali,

sed Italico agro adquisito proferre moris apud antiquos fuit. Sur l’agrandissement du pomerium par Claude, cf. CIL 6, 31537 ; ILS 213.

45 Tac. Ann. 12, 23, 2 : Et pomerium Vrbis auxit Caesar, more prisco, quo iis qui protulere imperium

etiam terminos Urbis propagare datur. Nec tamen duces Romani, quamquam magnis nationibus subactis, usurpaverant nisi L. Sulla et divus Augustus.

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rii. Servius Tullius passait en effet pour avoir été le premier dirigeant

romain, depuis Romulus, à avoir agrandi le pomerium : c’est du moins ce qu’affi rme Tite-Live47. Denys d’Halicarnasse, quant à lui, affi rme que Servius Tullius fut « le dernier des rois qui ait augmenté l’enceinte de la ville (...) après avoir consulté les auspices», mais ajoute que «depuis ce temps-là, Rome n’a plus été agrandie parce que, dit-on, il n’y eut pas de permission de la divinité »48.

Toutefois, Aulu-Gelle écrit que Servius Tullius et Sylla auraient, cha-cun, cherché « le titre de gloire d’étendre le pomerium » (qui proferundi

pomerii titulum quaesivit), tandis que Jules César l’aurait effectivement

agrandi49. Pour M. Sordi, le ius proferendi pomerii, lié à l’acquisition de l’ager Italicus, aurait été introduit par Sylla dans le contexte qui suivit la guerre sociale: après la guerre sociale, Sylla aurait assimilé juridiquement l’Italie à la citoyenneté romaine et aurait ainsi, pour la première fois, uni

les droits du conquérant à ceux du fondateur50. Mais, selon M. Taliaferro

Boatwright et A. Giardina, la connexion entre le pomerium et l’ager

Itali-cus ne serait apparue qu’au moment de la polémique suscitée par

l’agran-dissement de Claude et rapportée par Sénèque51. Toutefois, ce dernier ne

conteste pas le fait que Sylla ait agrandi le pomerium: dans sa polémique (personnelle) contre Claude, Sénèque souligne simplement que le

pome-rium de Rome a été étendu par Sylla non pas à la suite d’un agrandissement

du territoire romain par un territoire provincial (à l’instar de Claude après la conquête de la Bretagne), mais après l’intégration dans l’ager Romanus de l’ager Italicus. Si donc Sylla a effectivement inventé le ius proferendi

pomerii (éventuellement en se réclamant de l’exemple de Servius Tullius),

il n’est pas dit qu’il aurait spécifi é que l’extension du pomerium ne se ju-stifi ait qu’après l’acquisition d’un ager Italicus (cet argument a pu avoir

47 Liv. 1, 44, 3 : Addit duos colles, Quirinalem Viminalemque; Viminalem inde deinceps auget Esquiliis;

ibique ipse, ut loco dignitas fi eret, habitat; aggere et fossis et muro circumdat urbem; ita pomerium profert. Cf. 1, 44, 5 : et in urbis incremento semper quantum moenia processura erant tantum termini hi consecrati proferebantur.

48 Dion. Hal. AR 4, 13, 3 : οὗτος ὁ βασιλεὺς τελευταῖος ηὔξησε τὸν περίβολον τῆς πόλεως (...),

ὀρνιθευσάμενός (...). προσωτέρω δ’ οὐκέτι προῆλθεν ἡ κατασκευὴ τῆς πόλεως οὐκ ἐῶντος, ὥς φασι, τοῦ δαιμονίου (...).

49 Gell. NA 13, 14, 4 : (...) Aventinus solum, quae pars non longinqua nec infrequens est, extra

pome-rium sit, neque id Servius Tullius rex neque Sulla, qui proferundi pomerii titulum quaesivit, neque postea divus Iulius, cum pomerium proferret, intra effatos urbis fi nes incluserint.

50 SORDI 1987 ; cf. aussi HINARD 1994.

51 TALIAFERRO BOATWRIGHT 1984-85 ; GIARDINA 2000 [1995], pp. 122-128 ; cf. Sen. Brev. vit. 13, 8 (supra

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été inventé par les opposants à la politique de Claude). D’ailleurs, Tacite et Aulu-Gelle évoquent tous les deux l’extension du pomerium par Sylla ainsi que le ius proferendi pomerii (et probablement aussi Verrius Flac-cus, mais dans un passage malheureusement très corrompu du texte de

Festus52), mais aucun des deux ne mentionne la nécessité d’acquérir du

ter-ritoire italique. Sylla aurait donc reproduit l’agrandissement du pomerium que la tradition attribuait également à l’avant-dernier roi53 : le dirigeant op-timate se présentait dès lors comme le successeur de Servius Tullius, dont il a fait son modèle en enlevant cette fi gure aux populares, et aurait ainsi été le premier nobilis à exploiter la fi gure de ce roi dans sa propagande54.

Selon certains auteurs, l’image de Sylla comme nouveau Servius Tullius se retrouverait également dans la fi gure de l’homme prédestiné par les dieux qu’il voulait incarner. En 82 av. J.-C., au moment de la victoire de Sylla sur les marianistes réfugiés à Préneste, les soldats ont salué leur chef du nom d’imperator et ils lui ont donné le cognomen Felix : ce nouveau cognomen a ensuite été offi ciellement ratifi é par le Sénat puis gravé sur la base de la statue équestre qui fut érigée devant les Rostres55. La felicitas dont Sylla se targuait exprimait la faveur par laquelle les dieux reconnaissaient le chari-sme du vainqueur. Plutarque traduit Felix par Eὐτυχής et interprète le titre

comme désignant « le favori de la Fortune »56 : selon M. Ver Eecke, bien

que Sylla lui-même se désignait en Grèce comme Ἐπαφρόδιτος, les Grecs

52 Fest. p. 294 L., s.v. Posimirium : <Dictum autem pomerium> quasi promoerium. Solet au<tem iis

solis dari> ius pomeri proferendi <qui populum Romanum agro de hostibus capto auxerat>.

53 Liv. 1, 44, 3 ; Dion. Hal. AR 4, 13, 3. 54 MARASTONI 2009, p. 2 et pp. 160-173.

55 App. BC 1, 451 : Κορνηλίου Συλλα ἡγεμόνος Εὐτυχοῦς (= Cornelio Sullae imperatori Felici) ; cf.

RRC 381/1b : L(ucius) Sulla / Felix dic(tator). Voir GIARDINA 2008, p. 72.

56 Plut. Sull. 34, 3 : (...) καὶ πέρας ἐκέλευσεν ἑαυτὸν ἐπὶ τούτοις Εὐτυχῆ προσαγορεύεσθαι· τοῦτο γὰρ

ὁ Φῆλιξ μάλιστα βούλεται δηλοῦν (« […] et, à la fi n, il demanda d’être appelé “Heureux”, car tel est bien le sens du mot Felix » – Trad. R. Flacelière & É. Chambry, Paris [CUF], 1971). Cf. aussi App. BC 1, 451-452: (...) εἰκόνα τε αὐτοῦ ἐπίχρυσον ἐπὶ ἵππου πρὸ τῶν ἐμβόλων ἀνέθεσαν καὶ ὑπέγραψαν · Κορνηλίου Συλλα ἡγεμόνος Εὐτυχοῦς. Ὧδε γὰρ αὐτὸν οἱ κόλακες, διευτυχοῦντα ἐπὶ τοῖς ἐχθροῖς, ὠνόμαζον· καὶ προῆλθεν ἐς βέβαιον ὄνομα ἡ κολακεία. Ἤδη δέ που γραφῇ περιέτυχον ἡγουμένῃ τὸν Σύλλαν Ἐπαφρόδιτον ἐν τῷδε τῷ ψηφίσματι ἀναγραφῆναι, καὶ οὐκ ἀπεικὸς ἐφαίνετό μοι καὶ τόδε, ἐπεὶ καὶ Φαῦστος ἐπωνομάζετο· δύναται δὲ τοῦ αἰσίου καὶ ἐπαφροδίτου ἀγχοτάτω μάλιστα εἶναι τὸ ὄνομα (« [...] et à lui ériger devant les Rostres une statue de bronze doré en inscrivant sur la base qu’elle représentait l’Imperator Cornelius Sylla Felix. C’est ainsi en effet que ses fl atteurs le nommaient, puisqu’il remportait victoire après victoire sur ses enne-mis, et avec le temps cette appellation fl atteuse devint un nom défi nitif. Il m’est déjà arrivé de tomber sur je ne sais quel ouvrage où l’on estimait que, dans le texte de ce décret, Sylla était qualifi é d’Épaphrodite, et cela non plus ne m’avait point paru invraisemblable, puisque <son fi ls> était surnommé Faustus » – Trad. P. Goukowski, Paris [CUF], 2008).

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auraient préféré traduire Felix par εὐτυχής, et ils ont interprété ce surnom dans le cadre du débat entre l’ἀρετή et la τύχη57. Ainsi Plutarque, dans le De

fortuna Romanorum (4, 318 c-d), a-t-il imaginé un agôn entre la Vertu et

la Fortune, et a placé Sylla dans le cortège de cette dernière, probablement infl uencé en cela par la propagande syllanienne qu’il connaissait par les

Mémoires de Sylla, comme le montre le fr. 8 Chassignet :

Σύλλας δὲ οὐ μόνον ἡδέως προσιέμενος τὸν τοιοῦτον εὐδαιμονισμὸν καὶ ζῆλον, ἀλλὰ καὶ συναύξων καὶ συνεπιθειάζων τὰ πραττόμενα, τῆς τύχης ἐξῆπτεν, εἴτε κόμπῳ χρώμενος εἴθ’ οὕτως ἔχων τῇ δόξῃ πρὸς τὸ θεῖον. καὶ γὰρ ἐν τοῖς ὑπομνήμασι γέγραφεν ὅτι τῶν καλῶς αὐτῷ βεβουλεῦσθαι δοκούντων αἱ μὴ κατὰ γνώμην, ἀλλὰ πρὸς καιρὸν ἀποτολμώμεναι πράξεις ἔπιπτον εἰς ἄμεινον. ἔτι δὲ καὶ δι’ ὧν φησι πρὸς τύχην εὖ πεφυκέναι μᾶλλον ἢ πρὸς πόλεμον, τῇ τύχῃ τῆς ἀρετῆς πλέον ἔοικε νέμειν καὶ ὅλως ἑαυτὸν τοῦ δαίμονος ποιεῖν (...).

« À l’inverse, Sylla, non seulement accepta avec plaisir d’être considéré comme heureux et d’être envié, mais contribua à augmenter cette rumeur et, attribuant ses actes à la divinité, il les rattacha à la Fortune, soit par vanité, soit parce qu’il croyait être ainsi en relation avec la divinité. Il écrit en effet dans ses Mémoires (Ὑπομνήματα) que, parmi les activités qui semblaient avoir été bien réfl échies, les plus réussies étaient celles qu’il avait osées sans réfl exion, au gré des circonstances. En outre, quand il affi rme avoir plus de dispositions naturelles pour la chance plutôt que pour la guerre, il semble assigner un rôle plus important à la chance (tύχη) qu’à son mérite (ἀρετή) et se prendre en un mot pour l’enfant du Destin (δαίμων)58. »

Sylla Mémoires fr. 8 Chassignet (ap. Plut. Sull. 6, 7-8).

Dans ses Mémoires, Sylla opposait donc la chance (tύχη) et le mérite (ἀρετή), tandis que dans le De fortuna Romanorum, Plutarque oppose la fi gure de Sylla, « fi ls de la Fortune » (παῖς τῆς Τύχης), à celle de

Mari-us, héros méritant à la fortune malheureuse59 : autrement dit, tandis que

Marius devait tout à ses propres mérites et a fi ni par connaître une fortune malheureuse, Sylla, en se présentant comme le « fi ls de la Fortune », était prédestiné à être le favori des dieux (felix) et à connaître le succès. La

felicitas, ainsi que le cognomen Felix, semblent donc avoir été la réponse

57 VEER EECKE 2008, pp. 127-129.

58 Trad. fr. d’après R. Flacelière & É. Chambry, corrigée (dans la dernière phrase) par la trad. de CHAM

-PEAUX 1987, p. 219.

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syllanienne au charisme de Marius, homo novus qui avait justifi é l’exercice du pouvoir par sa bravoure personnelle et ses victoires, et dédié un temple à Honos et Virtus60.

Pour M. Ver Eecke, en se proclamant Felix, Sylla a fi nalement voulu se poser comme le successeur de Servius Tullius ainsi que, dans une moindre mesure, de Romulus : prédestiné et favorisé des dieux comme eux, Sylla

voulait être le nouveau conditor que Rome attendait61. Dans ce contexte,

le lituus représenté sur certaines monnaies syllaniennes (RRC 359/1-2) ne serait pas seulement un symbole augural romuléen, mais renverrait égale-ment à la mantique apollinienne sur le retour de l’âge d’or et à la théorie de la palingénésie62. En présentant Sylla comme le « fi ls de la Fortune », le témoignage de Plutarque rejoint certes celui des Mémoires de Sylla, et la fi liation qu’il établissait entre Sylla et la Fortune devait rappeler la fi gure

de Servius Tullius que la déesse Fortuna aurait comblé de ses faveurs63.

Mais en se proclamant Felix, Sylla semble d’abord avoir voulu ancrer dans les esprits l’idée qu’il a permis la renaissance de Rome pour avoir mis un terme défi nitif à la guerre civile et à la guerre sociale qui avaient conduit Romains et Italiens à se déchirer. Sa propagande n’avait donc pas pour but de masquer des ambitions monarchiques qu’il n’avait pas (cf. J. Car-copino), mais était au contraire révélatrice de son projet de restauration de la res publica64. S’il s’est réclamé de Servius Tullius et, dans une moindre mesure, de Romulus, ce n’est pas parce que ces personnages lui offraient un modèle royal (cf. P.M. Martin), mais parce qu’ils étaient considérés

comme les premiers des « grands hommes » (summi viri) républicains65.

60 CIL 11, 1831 = CIL 12, p. 195 = InscrIt 13, 3, 64 = AE 2001, 204. Voir PALOMBI 1996. 61 VEER EECKE 2008, pp. 129-134.

62 ALFÖLDI 1997, pp. 129-130 et pl. 41, 1-3 ; VEER EECKE 2008, p. 129 et n. 53. Cf. Serv., Comm. in Verg.

Buc., 4, 4: Ultimum saeculum (...) quod Sibylla Solis esse memoravit.

63 Plut. Fort. Rom. 10, 322 c – 323 d ; Val. Max. 3, 4 ; cf. la sors de Fiesole (IIIe siècle av. J.-C.), CIL 12,

2841 : Se cedues / perdere nolo / n<e> ceduas Fortu/na Servios / perit. Voir CHAMPEAUX 1982 ; COARELLI

1988, pp. 253-328.

64 HURLET 1993 ; VEER EECKE 2008, p. 134 ; cf. CARCOPINO 1947 [1931].

65 Certains auteurs ont prêté à Servius Tullius l’intention d’avoir voulu donner la liberté à sa patrie,

c’est-à-dire de fonder la République : Acc. Fab. praetext. fr. 40 Ribbeck (ap. Cic. Sest. 123) : Tullius, qui libertatem civibus stabiliverat. Liv. 1, 48, 9 : quidam auctores sunt, ni scelus intestinum liberandae patriae consilia agitanti intervenisset. Dion. Hal., AR, 4, 40, 3 : ἐπιεικὴς δὲ καὶ μέτριος ἀνὴρ γενόμενος ἔλυσε τὰς ἐπὶ τῷ μὴ πάντα <τὰ> κατὰ τοὺς νόμους πρᾶξαι διαβολὰς τοῖς μετὰ ταῦτ’ ἔργοις, παρέσχε τε πολλοῖς ὑπόληψιν ὡς, εἰ μὴ θᾶττον ἀνῃρέθη, μεταστήσων τὸ σχῆμα τῆς πολιτείας εἰς δημοκρατίαν. Tac. Ann. 3, 26, 7 : sed praecipuus Servius Tullius sanctor legum fuit, quis etiam reges obtemperarent. Zon. (Cass. Dio) 7, 9, 13 : <Σέρβιος Τύλλιος> τοὺς Ῥωμαίους πρὸς τὸ δημοκρατικὸν ἐνῆγε καὶ τὸ ἐλεύθερον.

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UNNOUVEL ÉNÉE?

A. Giardina souligne toutefois que la traduction grecque Εὐτυχής que Plutarque donne à Felix, et qui désigne un individu favorisé par la bonne fortune (τύχη), est une erreur, et que celle-ci a fortement infl uencé les in-terprétations proposées par les modernes, car elle a favorisé l’idée selon laquelle Sylla serait un dévot de la déesse Fortuna66. En effet, la felicitas de Sylla n’était pas liée à l’idée (grecque) de Τύχη, mais à celle de fortune favorable : en prenant le cognomen Felix, Sylla s’est approprié la felicitas du peuple romain et de ses magistrats67, et en a fait un privilège personnel et permanent (Sylla est d’ailleurs resté felix jusqu’à sa mort). Pour M. Ver Eecke, la felicitas dont se réclamait Sylla ne devrait pas être comprise comme l’appui, plus ou moins éphémère, d’un seul dieu (cf. la Fortuna

huiusce diei à laquelle Q. Lutatius Catulus avait dédié un temple au Champ

de Mars68), mais comme la reconnaissance, par l’ensemble des dieux, des

qualités propres de Sylla69.

Selon Plutarque, c’est Sylla lui-même qui aurait traduit son cognomen

Felix par Ἐπαφρόδιτος, pour se présenter, vis-à-vis du monde grec, comme

« le favori d’Aphrodite » et donc comme le protégé d’une seule divinité70. En réalité, Ἐπαφρόδιτος ne répond pas au titre latin Felix comme si celui-ci avait été préexistant, car c’est l’inverse qui est vrai : A. Giardina rappelle que c’est Sylla lui-même (et non les Grecs en général, ou Plutarque en particulier) qui

a proposé Felix comme équivalent latin de Ἐπαφρόδιτος71, et que les deux

termes (latin et grec), devaient donc avoir un sens équivalent. Le terme Felix ne peut donc pas renvoyer à Fortuna (ou Tύχη), comme le suggère l’inter-prétation de Plutarque, mais à Aphrodite. J. Champeaux déjà avait remarqué, à la suite d’une étude minutieuse, « que, sans même parler de religion, la pla-ce de la fortuna est nulle dans l’idéologie syllanienne, tout entière élaborée

66 GIARDINA 2008, pp. 71-81.

67 Cf. la formule de convocation de l’assemblée centuriate par les censeurs : Quod bonum fortunatum

felix salutareque siet populo Romano Quiritibus reique publicae populi Romani Quiritium mihique colle-gaeque meo, fi dei magistratuique nostro, etc. (Varr. ling. 6, 86).

68 Plut. Mar. 26, 3. Voir GROS 1995. 69 VEER EECKE 2008, pp 127-129.

70 Plut. Sull. 34, 4 : αὐτὸς δὲ τοῖς Ἕλλησι γράφων καὶ χρηματίζων ἑαυτὸν Ἐπαφρόδιτον ἀνηγόρευε,

καὶ παρ’ ἡμῖν ἐν τοῖς τροπαίοις οὕτως ἀναγέγραπται· «Λεύκιος Κορνήλιος Σύλλας Ἐπαφρόδιτος» (« Lui-même, quand il écrivait aux Grecs ou répondait à leurs requêtes, se donnait le titre d’“Épaphrodite”, et, dans notre pays, son nom est ainsi inscrit sur ses trophées : “Lucius Cornelius Sylla Épaphrodite” » – Trad. R. Flacelière & É Chambry, Paris [CUF], 1971).

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autour de la felicitas72 ». La felicitas dont se prévalait Sylla était donc d’être le favori d’Aphrodite, qu’il a même prétendu avoir vue en songe, selon un procédé dont A. Giardina souligne l’archaïsme, « mener les opérations à la tête de l’armée, en étant revêtue des armes d’Arès »73. Le témoignage de ce songe fi gurait dans l’inscription que Sylla fi t graver sur une hache qu’il offrit, avec une couronne d’or, à la cité d’Aphrodisias en Carie, suivant la prescription que lui avait faite l’oracle de Delphes, qui avait évoqué « Cypris, qui veille sur les

descendants d’Énée, auxquels elle a donné une grande puissance »74.

Autre-ment dit, l’Aphrodite à laquelle Sylla attribuait ses victoires (dans le monde grec) était la mère d’Énée, que les Grecs reconnaissaient depuis longtemps comme l’ancêtre troyen des Romains75. En identifi ant sa destinée personnelle à celle du peuple romain, la faveur divine particulière (felicitas) que lui donnait la déesse lui permettait de se proclamer Felix en latin, suggérant peut-être par là qu’il se présentait comme un « nouvel Énée »76...

SYLLALE « RÉPUBLICAIN »: DUDICTATEUR CAMILLEÀ TITUS LARCIUS

La fi gure de Sylla comme héros prédestiné par les dieux pour sauver Rome trouve naturellement sa correspondance dans la fi gure du général Camille, qui nous a déjà servi à faire le rapprochement entre Sylla et Romulus77. La fi gure de Camille, le dux fatalis78, est attestée pour la première fois dans la littérature chez l’annaliste Claudius Quadrigarius, qui écrivit à l’époque de Sylla79. E. Täubler a souligné les nombreuses ressemblances entre la fi gure de Sylla et celle de Camil-le dictateur, allant jusqu’à suggérer que la légende de CamilCamil-le aurait été élaborée à l’époque de Sylla pour proposer un modèle rétrospectif aux initiatives qui ont

72 CHAMPEAUX 1987, p. 222.

73 App. BC 1, 455 : Tόνδε σοι αὐτοκράτωρ Σύλλας ἀνέθηκ’, Ἀφροδίτη, ᾧ σ’ εἶδον κατ’ ὄνειρον ἀνὰ

στρατιὴν διέπουσαν τεύχεσι τοῖς Ἄρεος μαρναμένην ἔνοπλον (« Cette offrande, l’Imperator Sylla te l’a consacrée, Aphrodite ! C’est avec elle que je t’ai vue en songe mener les opérations à la tête de l’armée, tandis que tu combattais, revêtue des armes d’Arès »).

74 App. BC 1, 454 : κράτος μέγα Κύπρις ἔδωκεν Αἰνείου γενεῇ μεμελημένη. 75 VEER EECKE 2008, pp. 124-127 ; GIARDINA 2008, p. 79.

76 Contra : VEER EECKE 2008, p. 126. 77 Voir supra p. 243 e n. 35.

78 Cf. Liv. 5, 19, 2 : (...) fatalis dux ad excidium illius urbis servandaeque patriae, M. Furius Camillus

(...).

79 Claud. Quadrig. fr. 7 Peter = 7 Chassignet = 3 Cornell (ap. Gell. NA 17, 2, 14) ; fr. 10a P. = 10a Ch.

= 5 Cornell (ap. Liv. 6, 42, 4-5). Sur Claudius Quadrigarius, voir CHASSIGNET 2004, pp. XXIII-XXXVIII ; FOR -SYTHE 2011 [2007] ; CORNELL 2013, vol. 1, pp. 288-292. Sur la « préhistoire » de la fi gure de Camille, voir

COUDRY 2001, pp. 50-56.

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marqué la dictature syllanienne80. Ainsi la raison pour laquelle Camille dut pro-longer sa dictature après sa victoire sur Véies est-elle sensiblement la même que celle pour laquelle Sylla obtint la dictature après sa victoire81. La ressemblance ne concerne pas seulement la raison générale pour laquelle chacun des deux per-sonnages obtint la dictature, mais aussi certaines de leurs actions en particulier. Ainsi Camille aurait-il restauré et purifi é les temples de la Ville après le passage des Gaulois82, comme Sylla a restauré le temple de Jupiter Capitolin qui avait brûlé pendant la guerre civile, le 6 juillet 8383. Camille aurait créé les ludi

Capito-lini, « parce que Jupiter Optimus Maximus a protégé son séjour et la citadelle du

peuple romain dans une situation critique »84 ; Sylla, quant à lui, pour commémo-rer le souvenir du jour béni d’une faveur divine (felix dies) où les Samnites et Te-lesinus ont été défaits (le 1er novembre 82), institua les ludi victoriae Sullanae85. Enfi n, tandis que Camille avait accordé l’hospitium publicum au Cérites, « parce qu’ils avaient recueilli les objets sacrés du peuple romain ainsi que ses prêtres, et (...) que le culte des dieux immortels n’avait pas été interrompu86 », Sylla récom-pensa les peuples d’Italie qui l’avaient soutenu en concluant avec eux un traité « pour éviter qu’ils ne redoutassent en lui celui qui leur enlèverait les droits de cité et de suffrage récemment accordés »87. Les deux personnages auraient sauvé Rome deux fois : Camille, en faisant tomber Véies en 396, puis en libérant Rome des Gaulois en 390 ; Sylla, en faisant tomber Corfi nium, la capitale des Italiens, en 89, puis en libérant Rome des populares en 82. À l’instar de Sylla, Camille est d’ailleurs également présenté par la tradition comme un « nouveau Romulus » et un « second fondateur de la Ville » (conditor alter Urbis)88. Bref, les

ressemblan-80 TÄUBLER 1912.

81 Pour Camille : eaque causa fuit non abdicandae post triumphum dictaturae, senatu obsecrante ne

rem publicam in incerto relinqueret statu (Liv. 5, 49, 9) ; pour Sylla : δικτάτορα ἐπὶ θέσει νόμων (...) καὶ καταστάσει τῆς πολιτείας (App. BC 1, 462) = dictatura legibus scribundis et rei publicae constituendae.

82 Liv. 5, 50, 2 ; Plut., Cam. 30, 4.

83 Tac. hist. 3, 72 ; Plin. nat. 7, 138 ; Val. Max. 9, 3, 8.

84 Liv. 5, 50, 4 : ludi Capitolini fi erent quod Iuppiter Optimus Maximus suam sedem atque arcem populi

Romani in re trepida tutatus esset.

85 Vell. Pat. 2, 27, 6 : Felicitatem diei, quo Samnitium Telesinique pulsus est exercitus, Sulla perpetua

ludorum circensium honoravit memoria, qui sub eius nomine Sullanae Victoriae celebrantur.

86 Liv. 5, 50, 3 : cum Caeretibus hospitium publice fi eret quod sacra populi Romani ac sacerdotes

rece-pissent benefi cioque eius populi non intermissus honos deum immortalium esset.

87 Liv. per. 86, 3 : Sylla cum Italicis populis, ne timeretur ab his velut erepturus civitatem et suffragii

ius nuper datum, foedus percussit (trad. fr. P. Jal, Paris [CUF], 1984).

88 Liv. 5, 49, 7 : Romulus ac parens patriae conditorque alter urbis haud vanis laudibus appellabatur

(sc. dictator Camillus). 7, 1, 9-10 : Fuit (sc. M. Furius <Camillus>) enim vere vir unicus in omni for tuna princeps pace belloque (...) dignusque habitus quem secundum a Romulo conditorem urbis Romanae ferrent. Eutr. 1, 20, 5 : appellatus (sc. Furius Camillus) secundus Romulus, quasi et ipse patriae conditor. 2, 4 : Honor ei (sc. Camillo) post Romulum secundus delatus est. Voir UNGERN-STERNBERG 2001.

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