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View of L’OEil de l’image. Dispositifs méta-photographiques chez les Pictorialistes de Camera Work (1903- 1917)

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Texte intégral

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L’Œil de l’image

Dispositifs méta-photographiques chez les Pictorialistes de Camera Work

(1903-1917)

Mathilde Arrivé

Résumé

Le présent article s’intéresse à la notion de réflexivité en analysant les marqueurs méta-photographiques qui émaillent les travaux des photographes de Camera Work. Bulles de savon, boules de verre, de cuivre, de bronze ou de cristal, globes, orbes, miroirs ronds et autres objets circulaires — tous ces « points » sont dotés d’une fonction décorative, rhétorique et expressive, mais aussi d’une valeur proprement théorique, qui ouvre un espace de réflexion à l’intérieur de l’image, permettant de désigner le processus photographique et d’interroger l’esthétique pictorialiste. Plus qu’une simple idiosyncrasie stylistique ou coquetterie formelle, ces objets méta-photographiques fonctionnent à la fois comme métaphores du médium et paradigmes de la mise en image. Véritables modèles réduits de l’image, ils explorent différents régimes de vision et de représentation à travers la métaphore du miroir (régime classique de l’imitation), de la lampe (régime romantique de l’expression), du prisme (régime moderne du brouillage perceptif). Ce faisant, ils compliquent toujours la mimésis, érodée plus avant par une kyrielle de filtres et d’écrans (voiles, brumes, feuillages, ombres portées, poussières ou cendres), et ils contrarient le mythe de l’objectivité et de l’indicialité du médium au profit d’une esthétique basée sur l’intervention, l’interprétation et l’expression. En replaçant les aspects réflexifs du pictorialisme au sein d’une histoire de la vision, il s’agira, plus largement, de comprendre comment le mouvement sécessionniste enregistra et participa à l’incroyable renouvellement des paradigmes perceptifs, à la redéfinition du statut de l’observateur et du rôle du photographe au début du XXe siècle.

Abstract

This paper seeks to look into instances of photographic self-reference by focusing on the recurring use of small, round glass, crystal or brass objects in photogravures and halftones by Camera Work contributors. We will argue that these objects function as graphic, expressive or decorative elements as much as meta-iconic motifs, which foreground photographic processes, call attention to pictorial artifice, dramatize vision and thus interrogate the very status and meaning of the Pictorialist aesthetic. Indeed, under different guises (bubbles, bowls, globes, mirrors, screens and prisms), these “points” offer a wide range of built-in models of representation, but also question photographic transparency, which is further eroded by a variety of screening strategies (specks, shadows, foliage, or natural filters like fog, mist, smoke or shade). As both metaphors of photography and paradigms of imaging itself, these meta-iconic elements contradict the myth of photographic naturalness and indexicality. Though these strategies may be seen as mere stylistic affectations or outlets for the photographer’s narcissism,

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their recurrence nonetheless point to their structural role in defining the Pictorialist ethos (intervention, interpretation, expression) as the active transformation of the real rather than its mechanical, passive recording. Ultimately, by situating these Pictorialist experiments within the broader history of vision, this paper will show how Camera Work photographers both reflected and participated in the dramatic reshaping of techniques, practices and ideas about vision, representation and the status of the observer in the early 20th century.

Keywords

American pictorialism; Photo-Secession; Camera Work; Reflexive photographers; Metapictures; Motifs and symbols; Aesthetics; History of vision; Clarence White; Edward Steichen; Gertrud Käsebier; Annie Bringman; George Seeley

“The eye is the first circle”. RALPH WALDO EMERSON, “CIRCLES” (1841).

La fin du XIXe siècle est le témoin d’un puissant renouvellement des paradigmes perceptifs, d’une

redéfinition du statut de l’observateur et du rôle de l’artiste. Dans cette économie, la photographie, « métaphore du siècle » (Hamon 47-48), cristallise nombre des interrogations. Laboratoire privilégié de la perception, elle est aussi un modèle permettant de penser la redistribution des rapports de l’observateur au visible, de questionner les modalités d’accès au réel, et de négocier la polarité entre art et technique, réel et idéal.

Alors que la vision « devient elle-même objet de connaissance et d’observation » (Crary 109), Alfred Stieglitz crée en 1903 la revue Camera Work, tribune officielle de la Photo-Secession fondée un an plus tôt pour asseoir la légitimité artistique de la photographie, contre les accusations d’enregistrement mécanique ou de reproduction commerciale. Si Camera Work sert de vitrine aux photogravures pictorialistes, les colonnes de la revue permettent aux artistes, poètes et critiques de publier des réflexions théoriques et pratiques sur le statut de la photographie en tant que « médium dédié à l’expression individuelle ».1

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Figure 1. Couverture (par Edward Steichen), Catalogue de l’exposition de la Photo-Secession au Camera Club de Pittsburg, galeries du Carnegie Institute, Pittsburg, février 1904, 30 p., 31 cm. Figure 2. Publicité par Edward Steichen [détail], “Photo-Secession and the Little Galleries”, New

York : Photo-Secession, 1905, 4 p., 21 cm. Publié dans Camera Work 13, janvier 1906.

Lentille ou objectif photographique, soleil en miniature ou troisième œil, symbole technologique et cosmique, un motif circulaire (fig. 1 et 2) apparaît souvent sur les imprimés de la Photo-Secession. Rappelant autant les formes stylisées art nouveau que les structures géométriques inspirées par l’art abstrait (qui fait son apparition dans Camera Work à partir de 1910), le motif du cercle peut se lire comme un emblème du mouvement Sécessionniste, dont il subsume toutes les ambivalences et les ambitions, en particulier le désir d’autonomie institutionnelle et de complétude artistique.

Ce motif trouve en outre de nombreuses déclinaisons dans les photogravures publiées dans la revue2 : boules de savon, de verre, de cuivre, de bronze ou de cristal, globes, orbes, miroirs ronds et

autres objets circulaires émaillent les travaux de Clarence H. White (fig. 3), George Seeley, Edward Steichen, Gertrude Käsebier, Anne Brigman. Plus qu’une simple idiosyncrasie stylistique, il s’agit là d’un motif transversal qui parcourt les différents numéros de Camera Work, en particulier entre 1906 et 1912.3

2. Les numéros de Camera Work ne sont plus soumis au copyright, et il n’existe pas de restriction concernant l’usage des images qui en sont issues. Voir le site de la Bibliothèque du Congrès, Prints & Photographs Division, Rights and Restriction Information : http://www.loc.gov/rr/print/res/

3. Clarence H. White photographie une bulle de savon dès 1898. Intitulée « The Bubble », cette photographie coïncide avec la naissance du mouvement pictorialiste aux États-Unis, puisqu’en 1898 est organisé le troisième Salon de Philadelphie qui sert de vitrine et de tribune à Alfred Stieglitz et son cercle, la « génération 1898 » (Gertrude Käsebier, Frank Eugene, puis Charles I. Berg, Eva L. Watson et Joseph T. Keiley), réunie autour des expositions du Camera Club de New York, fondé l’année précédente.

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Figure 3. Clarence H. White, “Drops of Rain”, Camera Work 23, 1908, photogravure, 19.3 x 15.5 cm.

Or, en dépit de leur récurrence, ces petits objets ronds semblent de prime abord sans usage, sans message et sans référent clairs.4 Ces « dispositifs réfléchissants » (Louvel 124) sont des énigmes graphiques

que rien ne vient apparemment justifier, si ce n’est les inépuisables jeux de lumière qu’ils autorisent. N’embrayant ni analogie, ni narration, ces objets posent inévitablement la question de leur statut et de leur fonction : choses ou idées, coquetteries formelles ou modèles réduits de la photographie ?

L’hypothèse poursuivie dans la présente étude est qu’ils sont des marqueurs méta-photographiques par lesquels la photographie s’auto-désigne à l’intérieur de l’image, permettant d’ouvrir un espace de réflexion et de négocier différents paradigmes, hérités ou émergents. Parce que chacun de ces objets propose différents degrés d’intensité visuelle – du reflet à l’éclat – ils explorent différents régimes de vision et de représentation, à travers la métaphore du miroir (régime classique de l’imitation), de la lampe (régime romantique de l’expression), du prisme ou de l’écran (régime moderne du brouillage perceptif). Sans négliger la fonction décorative, rhétorique et expressive de ces objets, nous nous intéresserons au premier chef à leur valeur proprement théorique et à leur « fonction de commentaire » (Louvel 124). Notre étude se situera dans le sillage des réflexions de W.J.T. Mitchell sur les « metapictures », ces images « qui réfèrent à elles-mêmes » et qui sont « capables de fournir un méta-discours qui nous apprend — ou du moins nous montre — quelque chose de leur fonctionnement en tant qu’images » (Mitchell 35, 38).5

En mettant à l’étude les aspects réflexifs du pictorialisme, cet article souhaite plus largement œuvrer en faveur d’une réappréciation du mouvement, longtemps considéré aux États-Unis comme une arrière-garde par trop inféodée à l’Europe et à la tradition littéraire et picturale. Tombé en disgrâce dès 1916 dans les cercles new-yorkais, le pictorialisme devint en effet très rapidement le repoussoir 4. Ces objets peuvent faire penser à des ornements de jardin populaires dans l’Angleterre victorienne, parfois appelés « gazing balls », « gazing globes » ou « mirror balls ».

5. « Pictures that refer to themselves », « pictures [that are] capable of providing a second-order discourse that tells us—or at least show us—something about pictures ». Nous traduisons.

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de la photographie moderniste dite « pure » (straight photography). Or, loin d’être une « parenthèse malheureuse » dans l’histoire du médium (Mélon 96), le pictorialisme fut en réalité une étape clé dans la construction de la modernité photographique : en plus d’asseoir la légitimité esthétique et institutionnelle du nouveau médium et d’en explorer les ressources formelles, le mouvement servit de catalyse aux questionnements autour du « voir » et du « faire » photographique dans un contexte culturel de technologique de refonte du statut de l’observateur, de la vision et de la représentation. Aussi, et sans chercher à « requalifier » le pictorialisme ou à le rapatrier dans le canon moderniste, notre projet sera de montrer que le mouvement englobe des pratiques autant plastiques que conceptuelles, dotées d’inflexions théoriques et réflexives significatives, et encore largement inexplorées.

La vue en regard

Michel Poivert distingue deux pictorialismes, l’un marqué par le symbolisme, l’autre par l’impressionnisme (Poivert 93). Le premier imite l’épaisseur des huiles dans des scènes stylisées et des portraits hiératiques, le second la légèreté vaporeuse de l’aquarelle dans des flous lyriques ; l’un va emprunter ses métaphores aux Beaux-Arts (cadre et miroirs), l’autre va se tourner vers des métaphores optiques (bulles, focales et prismes). Sans étanchéité stricte, ces deux sensibilités ont en commun une même obsession à se représenter, à s’extérioriser dans la répétition plus ou moins ludique de différents motifs méta-photographiques.

Figure 4. Alice Boughton, “Dawn”, Camera Work 26, 1909, photogravure, 19.5 x 15.5 cm. Figure 5. Edward Steichen, “In Memoriam”, Camera Work Steichen Supplement, 1906, photogravure,

20.7 x 15.8 cm.

Forme matricielle, originaire, évoquant le thème de la plénitude, de la maternité ou de la fécondité, la bulle offre une image princeps qui happe le regard. Souvent associé à la femme (à la quelle le pictorialisme

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américain fait la part belle, des deux côtés de l’objectif), le motif circulaire souligne la rotondité et l’harmonie des formes – l’arrondi d’un sein dans les études de Clarence H. White ou le modelé d’une fesse chez Alice Boughton, en particulier dans « Dawn » qui offre une variation photographique sur le thème de la naissance de Vénus (fig. 4). Mais parce qu’il autorise toutes les anamorphoses, le cercle pourrait bien aussi évoquer la courbe d’un crâne, transformant ces hymnes à la beauté en memento mori, surtout lorsque la légèreté de la bulle est remplacée par la lourdeur d’une boule de plomb, comme dans le mélancolique « In Memoriam » de Steichen (fig. 5). Quoiqu’il en soit, la bulle affiche le point de vue et « signale la pulsion scopique » (Louvel 124) à l’endroit de la femme, redoublant ainsi son statut d’objet du regard et renvoyant le spectateur à son statut de voyeur.

Mais dans un contexte d’institutionnalisation et de légitimation du médium, le cercle désigne aussi le désir d’autonomie formelle et institutionnelle de la photographie sécessionniste, qui s’affirme comme pratique artistique à part entière. Dans sa circularité, le motif de la bulle réfère au culte fétichiste de la beauté cher au mouvement, mais aussi à son « iconocentrisme » revendiqué, la photographie n’ayant plus à trouver de justification extrinsèque : comme le signale la bulle littéralement et métaphoriquement, l’image pictorialiste doit exister sans référence à un hors-champ. La bulle suggère en effet un formalisme autotélique et une quête potentiellement autarcique de la perfection, influencée par les théories de l’art pour l’art, que le cercle symbolise de manière privilégiée. Certains pourront enfin y voir un symbole d’élitisme, d’hermétisme, voire de « sectarisme » (Brunet 245-249), typique de la Sécession et de ses procédures de distinction (Sternberger 118).

Figure 6. Edward Steichen, “Cover Design”, Camera Work 14, 1906, similigravure, 20.1 x 13.3 cm.

Dans un goût appuyé pour l’ornementique et l’accessoirisation (à l’âge de la naissance de la mode), Edward Steichen prend à son tour comme point focal un objet concave, brillant d’une dorure toute surnaturelle qui donne à l’image une forte présence sensorielle (fig. 6). Si l’objet n’embraye aucune narration, il met en scène le travail sur l’éclairage, qui s’affiche dans toute son artificialité et sa théâtralité.

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Dans cette image, la lumière elle-même est une parure. Élément décoratif et graphique, le point est le pivot de la composition, rythmant l’alternance des valeurs, des matières et des formes (rondes et angulaires). Mais c’est aussi un lieu rhétorique : redoublé ici par le cadre art déco, tout se passe comme si l’objet littéralisait les principes pictorialistes de « la mise au point sélective » et de « l’unité de l’effet », basés sur une faible profondeur de champ.

Fonctionnant littéralement en highlight, l’objet est une force d’interpellation, mais aussi le blason et l’enseigne d’une certaine esthétique de l’intervention, caractérisée par un travail scénographique, plastique et technique hypertrophié, à la faveur d’une véritable rhétorique des effets. L’accent mis ostensiblement sur l’objet est aussi une stratégie d’« insertion auctoriale » (Phay-Vakalis 14) qui signale la présence et les interventions du photographe ‒ l’expression de son individualité étant érigée en valeur absolue par les Sécessionnistes comme garant de l’« artisticité » (Aumont 201) de l’image photographique.

Figure 7. Anne Brigman, “The Bubble”, Camera Work 25, 1909, photogravure, 16.1 x 23.5 cm. Figure 8. Anne Brigman, “The Wondrous Globe”, Camera Work 38, 1912, photogravure, 12.1 x 19.9

cm.

La bulle a aussi un rôle didactique : elle guide le regard du spectateur vers l’intérieur de l’image et lui donne un point d’ancrage en créant un effet de centrage (chez Steichen) ou de décentrage (chez Brigman, fig. 7 et 8). Si la vue se prend ici pour objet, c’est encore plus vrai lorsqu’il y a un spectateur enchâssé dans l’image, absorbé à la contemplation de ces mêmes objets à l’intérieur de l’espace photographique. Thème symboliste et pictorialiste majeur, Narcisse est une figure de l’absorption spéculaire et de la conscience réflexive — bref, une image du spectateur, du photographe, de la photographie ou de l’observation elle-même — qui inspire « Fountain » de Clarence H. White (1906-1907) et « The Bubble » d’Anne Brigman. Par le truchement d’un observateur second, l’image fait « voir du voir » (Louvel 116) et propose son propre modèle d’observation : une contemplation rapprochée et attentive, à laquelle elle invite le spectateur. Dans son analyse des Bulles de savon de Chardin, Michael Fried n’en dit pas moins lorsqu’il analyse l’absorption du personnage dans le tableau comme un corrélat naturel de l’absorption de l’artiste dans son œuvre, et une indication proleptique de l’absorption du spectateur face à elle.6

6. Michael Fried, Absorption and Theatricality. Painting and Beholder in the Age of Diderot (Berkeley: University of California Press, 1980, 51). Les bulles, avant d’être investies par les Pictorialistes, furent un thème pictural traité en particulier par Rembrandt (Cupidon à la Bulle de savon ,1634), Chardin (c. 1733) et Manet (1867), pour

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Mais, de même que l’observateur fictif dans les photographies est tout entier plongé dans la contemplation de ces « points », les Pictorialistes construisent des dispositifs quasi oculaires qui placent le spectateur sous l’empire de la photographie, en renversant les rôles scopiques entre regardant et regardé. Bien souvent, en effet, c’est l’image qui regarde.

Figure 9. Baron A. de Meyer, “Marchesa Casati”, Camera Work 40, 1912, photogravure, 22 x 16.3 cm.

Figure 10. Baron A. de Meyer, “Balloon Man”, Camera Work 40, 1912, photogravure, 22 x 17 cm.

Dans ce portrait de Marchesa Casati (fig. 9), les deux bagues montées de perles étincelantes ramenées tout près du visage dans des jeux de mains quasi-expressionnistes redoublent l’éclat des prunelles de la femme qui, sous des airs de Méduse, regarde frontalement le spectateur à hauteur d’yeux. L’éclat des bijoux souligne le regard lui-même dans un effet sidérant, hallucinatoire et très étrangement inquiétant. Un phénomène similaire est à l’œuvre dans « Balloon Man » (fig. 10), où la dizaine de petits ballons redouble l’arrondi des yeux écarquillés de l’homme. On observe ici une inversion de la hiérarchie entre la figure et l’accessoire : c’est en effet l’objet ‒ hyperbolique, excessif, autonome ‒ qui prend le pas dans l’ordre des visibilités. Le regard s’en trouve non seulement thématisé, mais également métaphorisé à l’intérieur de l’image.7

ne citer qu’eux.

7. Cette métaphorisation du regard apparaît également dans « Miss Grace » (1898) de Clarence H. White où l’ovale central cerclé de bois « fait œil » au centre de l’image.

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Figure 11. Alfred Stieglitz, “The Dirigible”, Camera Work 36, 1911, photogravure, 17.8 x 17.9 cm.

C’est également le cas dans « The Dirigible » photographié par Alfred Stieglitz en 1910 (fig. 11) sous la forme d’un étrange objet volant miniaturisé qui, tel un œil sans pupille, rappelle avec humour les « cyclopes » d’Odilon Redon et son « Œil, comme un ballon bizarre, se dirige vers l’infini » (1882), hommage symboliste à Edgar Poe. Cet objet ‒ all-seeing eye, œil de la Providence, œil intérieur ou œil de l’image ‒ désigne sans aucun doute une utopie de la voyance. L’excursus ludique de Stieglitz laisse place, chez Steichen (fig. 12), à d’autres jeux visuels par le truchement de « miroirs sorciers » (Phay-Vakalis 51), placés comme un œil au centre de l’image, qui désignent moins le regard qu’ils n’interrogent la représentation elle-même.

« Soleils noirs »

Chez les Pictorialistes, le miroir intervient en qualité de « point d’interrogation dans l’image » ou de « dispositif de questionnement interne » (Minazzoli 94, 95). Car loin de fonctionner en simple modèle de la mimésis, il la complique et la frustre, mettant à l’examen le modèle objectiviste et l’idéal réaliste, dont la Photo-Secession se départit radicalement.

Figure 12. Edward Steichen, “The Little Round Mirror”, Camera Work 14, 1906, photogravure, 21.3 x 14.1 cm.

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Dans « The Little Round Mirror » (fig. 12), les fonctions analogiques et référentielles du miroir sont détournées. À rebours du titre en effet, l’objet concave n’est pas une surface optique lisse, mais plutôt une sorte de niche ‒ ou, pour le dire avec Louis Marin, « un point qui est un trou, trou de l’œil (perspectif) où le regard (théorique) tombe » (in Louvel 43-44). Malgré la pose classique du contrapposto de la jeune fille (la scène rappelle La Source d’Ingres), le miroir opaque et intransitif de Steichen est un point aveugle qui piège le regard. D’une profondeur toute décadente, il s’affiche dans une matérialité épaisse et sombre qui absorbe la lumière plutôt qu’il ne la renvoie, et orchestre le reflux du réel plutôt que son reflet.

Si, fort de son statut méta-photographique, le miroir demeure néanmoins un modèle de la représentation, c’est pour mieux briser le mythe de la naturalité du langage photographique et contredire les vertus censément indicielles du médium, qui s’apparente ici à une force de brouillage plutôt qu’à un outil d’identification ou d’authentification. La photo de Steichen signe ainsi le passage à un modèle subjectiviste de la vision et de la représentation.

Si le miroir est, selon Agnès Minazzoli, « la conscience figurée de l’image » (71), il est également ici une véritable boîte de Pandore, devenu le lieu de toutes les bizarreries optiques ou errements visuels. Le miroir pictorialiste contredit les conceptions instrumentales et disciplinaires de la vision qui se développent alors dans une société américaine du « tout-voyant » machinique. À l’heure où la vision humaine devient un phénomène mesurable (Crary 40), les Pictorialistes développent une poétique anti-moderne de l’obscur.

Figure 13. George Seeley, “Black Bowl”, 1907, Camera Work 20, 1907, photogravure, 20.5 x 15.4 cm. Figure 14. George Seeley, “No. 347”, Camera Work 29, 1910, photogravure, 14.1 x 17.7 cm.

La photographie, comme le miroir, alimente aussi le goût populaire pour les expériences spirites, les phénomènes occultes, les croyances ésotériques (en particulier le lien supposé entre la photographie et la nécromancie), dont les Pictorialistes s’amusent en donnant des tonalités quasi gothiques à certaines photogravures (fig. 13 et 14).

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Au carrefour de la science, de la technologie et de la magie, la photographie pictorialiste témoigne d’une « pensée esthétique, philosophique et plastique du négatif, un imaginaire du ‘soleil noir’ » (Hamon 41-42),8 qui prend corps presque littéralement dans la forme de globes de bronze ou de cuivre. Ces soleils

noirs exacerbent la tension entre décadentisme anti-moderne et modernité technologique, puisque leur opacité permet paradoxalement de faire apparaître le travail sur la lumière et l’éclairage, donnant corps à l’idée même de photogénie ‒ ce qui produit de la lumière. Si les Pictorialistes profitent des progrès réalisés dans l’équipement photographique (chambres plus petites, vitesse accrue des obturateurs, plaques plus sensibles à la lumière), ils font un usage expressif et créatif des nouvelles technologies, qu’ils « dé-mécanisent » (Mélon 82) afin de faire primer la main sur la machine, le visuel sur le visible. C’est bien ce que nous disent les boules de cuivre, véritables manifestes de l’image sécessionniste.

Figure 15. Edward Steichen, “The Brass Bowl”, Camera Work 14, 1906, similigravure, 19.2 x 16.2 cm.

Dans « The Brass Bowl » (fig. 15), un globe, tel un œil gigantesque, est frappé en son milieu par un point lumineux. Devenue tache abstraite, la lumière est traitée de manière quasi coloriste comme pure matière. Elle a en effet l’épaisseur texturée d’une chair, à la faveur d’une vision moins optique que haptique. Ces effets de matière appuyés, amplifiés par un travail sur l’épreuve et par le procédé de tirage (la photogravure), signalent l’implication du corps du photographe dans l’acte de vision. Loin de la transparence du modèle classique, ces soleils noirs suggèrent un lyrisme négatif très fin de siècle tout en décrivant en creux une poétique de l’éclat (qu’il faut comprendre dans le double sens de lueur et de fragment), permettant de décliner différents « états de lumière » ‒ miroitement, brillance, moirure, 8. L’expression « soleil noir » est issue des premiers vers du célèbre poème de Gérard de Nerval « El Desdichado » (1853). Littéralisée par la boule de cuivre ou de bronze, la métaphore du « soleil noir » est convoquée ici pour expliciter l’influence symboliste sur le mouvement pictorialiste américain, qui se traduit par une certaine mélancolie, mais aussi un goût pour l’onirisme et le mystère. La métaphore du soleil noir permet en outre de souligner le continuum entre le contenu thématique de la photographie et sa structure technique (un négatif et un positif). Voir par exemple Paul Edwards, Soleil noir, Photographie et littérature des origines au surréalisme, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

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scintillement ‒ et différents degrés de matité et de réverbérations, tout en exploitant la puissance émotionnelle, expressive et graphique des contrastes.

Figure 16. George Seeley, “The Firefly”, Camera Work 20, 1907, photogravure, 20.1 x 15.6 cm. Figure 17. George Seeley, “Girl with Bowl”, Camera Work 29, 1910, photogravure, 20.1 x 16.1 cm.

Dans « The Firefly » (fig. 16), le point focal est une « luciole » qui brille d’un éclat tout électrique, quasi phosphorescent, et fait écho au scintillement des yeux et des pierres précieuses de la coiffe, et au halo qui flotte derrière le visage de la jeune fille. Ensemble, ces « dispositifs réfléchissants » matérialisent la nature expressive et projective de l’acte photographique pour les Sécessionnistes. Du miroir à la lampe,9 du reflet à l’éclat, de l’imitation à la projection, le projet pictorialiste est moins d’enregistrer

des ressemblances que de suggérer des intensités, souvent grosses d’une latence anamorphique, laissant deviner la possibilité d’une autre image. Cette productivité ‒ pour ne pas dire cette gravidité ‒ de l’image pictorialiste est thématisée par l’omniprésence de la femme, « génie lunatique » (Valance 131), la boule évoquant le ventre rond de la maternité autant que la puissance évocatoire de l’imaginaire. Quoi qu’il en soit, on est bien en présence d’une véritable poiesis photographique qui nous invite à renoncer à une lecture strictement « indexicaliste » (ou indexicalisante) du médium.10

Les Pictorialistes font en effet le choix assumé d’une photographie qui ne veut pas faire oublier ses artifices et sa facticité, ce qui leur a valu d’être parfois accusés de verser dans l’ « anti-photographique ». Pourtant, en exhibant ainsi la « manière », c’est le langage même de la photographie qu’ils donnent à voir. Car si les intensités lumineuses semblent parfois menacer de défaire la cohérence analogique ou référentielle des images, elles ramènent aussi la photographie à ce qui la fonde, c’est-à-dire à l’alternance rythmée des valeurs qui organise l’image graphiquement. La dimension méta-photographique de ces 9. Meyers H. Abrams convoque ces deux métaphores pour analyser le passage du modèle de l’imitation vers celui de l’expression chez les Romantiques, entre idéal empirique et transcendantal (Meyers H. Abrams. The Mirror and the Lamp: Romantic Theory and the Critical Tradition. New York: Oxford University Press, 1953).

10. Nous faisons ici référence à la théorie peircienne des signes qui distingue l’« icône » (signe par analogie ou ressemblance), l’« index » (signe par connexion physique) et le « symbole » (signe par convention). Voir Charles Sanders Peirce, Écrits sur le signe, Paris : Seuil, 1978.

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images réside donc dans leur capacité à représenter le « scénario de [leur] production »,11 c’est-à-dire,

dans ce cas-ci, l’opération photographique première, celle de l’impression de la lumière sur le film, en un mot, l’inscription d’une trace sur une émulsion sensible.

« The Transparent Eye Ball »

Si le versant symboliste du pictorialisme de studio emprunte à la peinture ses miroirs, ses cadres et ses fenêtres, le versant impressionniste du mouvement imagine quant à lui des dispositifs spécifiques empruntant à l’optique (lentille, filtres, prismes, focales), en particulier dans les scènes d’extérieur (fig. 18 et 19).12

La bulle, à mi-chemin entre la métaphore optique et la métaphore atmosphérique, entre la solidité de la lentille et la fraîcheur du phénomène météorologique,13 atteste de la rencontre entre

l’idéalisme romantique et l’empirisme optique chez les Sécessionnistes, et la combinaison si atypique entre une positivité toute scientiste et l’exaltation romantique de la subjectivité, des sens et de l’émotion (Sternberger xiv). À cet égard, le motif du prisme ‒ figure intermédiaire entre le miroir et la lampe ‒ fait de la vision un phénomène moins strictement optique qu’une expérience sensorielle, physique, voire psychologique. La forme close de la bulle signale quant à elle le mouvement vers « une intériorisation » croissante de la vision (Valance 112).

Figure 19. Clarence H. White, “Morning”, Camera Work 23, 1908, photogravure, 20.2 x 15.5 cm. Figure 18. Clarence H. White, “Untitled”, 1905, tirage argentique, 24.6 x 19.2 cm.14

11. André Chastel cité par Phay-Vakalis 53.

12. Voir également “Rose Pastor Stokes, Caritas Island, Connecticut” (1909) du même photographe ou “White Trees” (1910) de George Seeley, proposant une scénographie très similaire.

13. Le nuage en photographie est bien souvent le lieu d’une « affirmation narcissique du regard photographique » (Brunet 343). D’ailleurs, dans sa célèbre série des Equivalents, le Stieglitz de la deuxième période choisira la légèreté, le souffle polymorphe du nuage (auquel il associe la fluidité du paradigme musical) et l’utilisera comme nouveau paradigme du photographique. Ne peut-on pas considérer que la bulle pictorialiste est l’ancêtre et le héraut de ces explorations modernistes ?

14. Cette photographie ainsi que les deux suivantes ne furent pas publiées dans Camera Work, Clarence White et Gertrude Käsebier en étant néanmoins des contributeurs réguliers.

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La perfection du cercle, sa transparence sans faille, son homologie avec la forme de l’œil, semblent matérialiser l’utopie d’une « autonomie souveraine de la vision » (in Crary 9) et donnent corps à l’utopie transcendentaliste d’Emerson de devenir « un œil transparent » : « I become a transparent eyeball; I am nothing; I see all; the currents of the Universal Being circulate through me; I am part and parcel of God.»15

Figure 20. Clarence H. White, “The Watcher” / “The Bubble” (1898), publié en 1905, tirage argen-tique, 24.2 x 19.3 cm.

Dans les scènes d’extérieur souvent très lyriques, l’héritage romantique se traduit en effet dans le statut donné à l’observateur qui est placé au centre du champ de la perception (Mélon 84) et au centre de l’image. La bulle le désigne comme le siège de la sensation, l’origine de la vision, et le lieu d’échanges avec l’environnement (fig. 20). Chez White comme chez Käsebier (fig. 21), la bulle est une interface qui permet de visualiser les relations entre intériorité et extériorité et leur quasi indissociabilité. La bulle apparaît comme le prolongement du corps visionnaire. C’est le sens des doubles titres ‒ « The Watcher » et « The Bubble » (chez White) et « The Magic Crystal » et « The Crystal Gazer » (chez Käsebier) ‒ qui soulignent la fluidification des frontières entre sujet et objet.

Si le pictorialisme jette un pont entre romantisme et modernisme, il le fait donc en relançant la problématique du sujet et en consolidant le modèle subjectiviste d’une vision incarnée, située, intériorisée, « partie prenante du corps de l’observateur, immergé dans le monde qu’il regarde » (Valance 87, 43), que la boule de verre symbolise de manière privilégiée.

15. R. W. Emerson. “Nature” (1836), The Selected Writings of Ralph Waldo Emerson. New York : Random House Inc., 1950, 6.

(15)

Figure 21. Gertrude Käsebier, “The Magic Crystal” / “The Crystal Gazer” (1904), publié dans The

Artistic Side of Photography, 1910, photogravure, 8.8 x 11.5 cm.

Chez Käsebier (fig. 21), ce subjectivisme est porté par une métaphysique de la voyance. Les miroitements de la boule de cristal répondent au chatoiement des étoffes, le tout étant souligné par un travail de retouche sur l’épreuve ‒ une matérialité qui témoigne d’une vision désormais ancrée dans le sujet physique. À la fois vide et pleine, la boule de cristal, devenue kaléidoscope, véritable « machine de vision », apparaît comme une formidable réserve d’images qui réfracte et amplifie les stimuli lumineux. Regardée de plus près, elle est aussi un espace de projection mentale, induisant une vision créatrice mais brouillée. La boule de cristal désigne la photographie comme une technologie capable à la fois d’allier transparence (optique) et profondeur (évocatoire), de capter des aspects et de fabriquer des mondes. Pour le dire en termes peirciens, la boule évoquerait tout à la fois le caractère indiciel (empreinte) et iconique (productif, créatif) de la photographie, envisagée à la fois comme lieu d’inscription et d’apparition.

Entre opacité et limpidité, la boule de cristal comme index du photographique ne manque pas de rappeler l’« image cristal » dont parle Gilles Deleuze,16 où miroitent surface et profondeur, actualité et virtualité,

« horizontalité » (de la narration, des apparences, du visible) et « verticalité » (de l’évocation, de la mémoire, de l’image mentale). Véritable champ de forces, la bulle est la métaphore parfaite de cette concrétion d’espace et de temps qui devient, avec le corps et la vie mentale du sujet, une des nouvelles coordonnées de la perception, envisagée comme un acte autant intellectuel que sensible, un travail des sens autant que de l’esprit.

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Figure 22. Clarence H. White, “Drops of Rain”, Camera Work 23, 1908, photogravure, 19.3 x 15.5 cm.

La perception étant envisagée comme une opération dynamique mais contingente, il n’est pas rare que les Pictorialistes interposent des filtres naturels qui à la fois médiatisent et problématisent l’accès au visible : ils utilisentbrumes, feuillages,17 ombres portées, poussières ou cendres pour s’approcher de

l’image rétinienne, dans le sillage du naturalisme photographique (lui-même issu des expériences de l’impressionnisme). Dans « Drops of Rain » (fig. 22), qui offre une mise en scène de la vision elle-même, la bulle tenue par l’enfant ressemble à une gigantesque goutte de pluie. Cette photographie matérialise dans l’espace de la représentation les différents filtres ‒ sensibles, physiques, voire psychologiques ‒ qui s’interposent entre l’œil et le monde. Ces médiations sont triplement matérialisées par une série d’écrans : la bulle, la pluie, la vitre et la fenêtre, à travers laquelle on ne voit rien. À la fois agents, catalyses et obstacles à la vision, ces filtres mènent paradoxalement à une mise en jeu outrée du regard, mais aussi à une mise en échec d’un voir immédiat et transitif. Symptomatiquement, la métaphore de « la vitre embuée » avait déjà été convoquée par Whistler pour évoquer la touche légère et dématérialisée de la peinture qu’il appelait de ses vœux lorsqu’il déclarait : « [Paint] should be like breath on a pane of glass » (in Valance 110). Quant à la bulle, on peut y voir un corrélat de la « mise au point mentale » ‒ « mental focusing » (in Valance 92) ‒ que prônait Peter Henry Emerson (1856-1936), père du naturalisme photographique en Grande-Bretagne, dont l’impact sur le pictorialisme américain fut crucial.

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Figure 23. Alfred Stieglitz et Clarence H White, “Experiment 27”, Camera Work 27, 1909, photogra-vure, 20.5 x 15.9 cm.

Figure 24. Alfred Stieglitz et Clarence H. White, “Experiment 28”, Camera Work 27, 1909, photogra-vure, 20.7 x 15.9 cm.

Dans le sillage des nouvelles théories « psychophysiologiques de l’art » qui décrivent l’observateur comme « le lieu et le laboratoire d’étude d’un brouillage perceptif » (Brunet 305, 271), les Pictorialistes cultivent le flou au profit d’artificiels bougés et d’images « processuelles », qui suggèrent le geste de la mise au point. Dans « Experiment 27 » et « Experiment 28 » (fig. 23 et 24), la bulle devient un objet cinétique, intégré à une étrange chorégraphie avec le modèle. Ici, White et Stieglitz exploitent volontairement des réglages fantaisistes, pour développer ce qu’on pourrait appeler une poétique de l’entrevu où les figures flottent dans un entre-deux de la référence et du temps. Ces formes intermédiaires, autant inchoatives qu’évanescentes, font, pour ainsi dire, passer du contour à la touche, du point au

grain. La construction des scènes en masses ou « aplats » (qui rapproche les Pictorialistes des peintres

tonalistes) entraîne une grande simplification des formes, une perte du contour net et une dissolution de l’espace perspectif, parfois renforcée par la surexposition.

Les Pictorialistes n’hésitent donc pas à convoquer des états de visibilités extrêmes, jusqu’au risque parfois de l’illisibilité. Ce faisant, ils exacerbent l’expérience sensible elle-même et interrogent l’acte de vision et ses limites, ainsi que le statut du signe photographique. Dans les expérimentations de White et Stieglitz, la bulle offre un modèle paradoxal, en posant le relatif, le trouble et le contingent en paradigmes. Elle fonctionne comme une forme-limite qui permet à la photographie d’explorer ses propres dehors, jusqu’au point de sa déliaison. La bulle et ses divers avatars mettent donc la photo en relation avec ses impossibilités, tout en la ramenant à ce qui la fonde, c’est-à-dire la contigüité qu’elle entretient avec son référent.

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Conclusion : « Exorbiter » la photographie

Si Régis Durand a pu dire de la photographie qu’elle était un « dispositif à exorbiter » (Durand 46), c’est particulièrement vrai du pictorialisme qui, selon Roland Barthes, « n’est qu’une exagération de ce que la photographie pense d’elle-même » (Barthes 813). En tant que modèles réduits de l’image, les motifs méta-photographiques que nous avons analysés sont aussi des « dispositifs à exorbiter », en cela qu’ils désignent la photographie à l’intérieur de l’image et exhibent ses ressources, ses potentialités, mais aussi ses excès, ses défauts, ses impasses et ses ratés. À ce titre, ils sont des outils tantôt affirmatifs, tantôt interrogatifs, des espaces de réflexion autant que des instruments de questionnement, qui tout à la fois établissent et mettent en crise les termes de la représentation photographique. Points d’ancrage ou de rupture, ils contrarient le regard autant qu’ils le stimulent. Fétiches, objets transitionnels, ils sont des sites productifs mais irrésolus qui cristallisent toutes les ambivalences de la vision pictorialiste, partagée entre utopie et mélancolie, technique et magie, spiritualité et corporéité, transparence et obscurité, voyance et cécité, inscription et brouillage, maîtrise et dessaisissement. Michel Poivert n’en dit d’ailleurs pas moins lorsqu’il déclare que le pictorialisme « concentre toute l’histoire des ambiguïtés de l’intention artistique en photographie » (in Gunthert 208).

Au gré de leurs différentes déclinaisons thématiques et graphiques, ces motifs méta-photographiques retracent l’évolution des paradigmes perceptifs, et délimitent en creux une véritable

pensée de l’image, capable de trouver dans son propre langage les ressources pour penser, commenter

et éprouver ses conditions de possibilité. Si la bulle/boule est certainement un topos de la photographie pictorialiste, elle en est aussi l’u/ou-topos, lieu idéal mais irréel, qui autorise une sorte de dédoublement et de mise à distance du photographique par lui-même. La bulle donne bel et bien corps à une idée (celle d’un dispositif de vision subjectif autonome) et renseigne sur l’appréhension théorique et intellectuelle de l’image au sein de Camera Work, alors qu’on relègue volontiers le pictorialisme à une pratique purement émotionnelle.

Certes, la réflexivité en art n’est pas une invention de la modernité ou du modernisme, mais elle occupe une place particulière dans la pratique pictorialiste. Car, bien plus qu’un simple répertoire formel, le pictorialisme est une pratique critique, permettant de tester différents « régimes de vérité » : le régime métaphysique du mystère révélé, le régime romantique de la sensibilité, le régime positif de l’empirisme optique ou le régime moderne du brouillage et de l’incertitude (Sternberger 59). Encore parfois considéré comme une arrière-garde, le pictorialisme aura en fait été un formidable laboratoire abordant de front les questions qui fondent l’expérience moderne : les relations entre le sujet et le monde, le monde et l’image, l’image et le sujet. Dans son exploration du point de vue, de la lumière, du temps, de l’espace et de la figure, le pictorialisme est donc bien « tout le contraire d’une parenthèse : [il est] un trait d’union tiré entre les deux volets de l’histoire de la photographie », « le point d’articulation d’idées et de théories » (Mélon 82). Car si le pictorialisme est aujourd’hui parfois relégué à la préhistoire de la modernité photographique, il fut en réalité le lieu d’une grande ébullition intellectuelle et créative, mettant en œuvre l’idée d’autonomie perceptive et consolidant « la souveraineté de la vision » (Crary 206), celle-là même qui servira de programme aux esthétiques modernistes.

(19)

Ouvrages cités

Alfred Stieglitz Camera Work. The Complete Photographs, 1903-1917. Cologne : Taschen, (1997)

2008.

Aumont, Jacques. L’Image. Paris : Armand Colin, (1990) 2005.

Barthes, Roland. La Chambre claire, in Œuvres complètes, Tome V. Paris : Le Seuil, 2002, 791-890. Brunet, François. La Naissance de l’idée de photographie. Paris : PUF, 2000.

Crary, Jonathan. L’Art de l’observateur. Vision et modernité au XIXe siècle. Nîmes : Jacqueline Chambon,

1990.

Durand, Régis. La Part de l’ombre. Essais sur l’expérience photographique. Paris : La Différence, 1990.

Green, Jonathan ed. Camera Work: A Critical Anthology. New York: Aperture, 1973. Hamon, Philippe. Imageries, littérature et image au XIXe siècle. Paris : José Corti, 2001.

Gunthert, André et Michel Poivert (dir.). L’art de la photographie. Des origines à nos jours. Paris : Citadelles et Mazenod, 2007.

Louvel, Liliane. L’œil du Texte, Texte et image dans la littérature de langue anglaise. Toulouse : Presses universitaires du Mirail, 1998.

Mélon, Marc-Emmanuel. « Au-delà du réel. La photographie d’art », in Histoire de la Photographie. Paris, Bordas, 1998 (1986), 82-101.

Minazzoli, Agnès. La Première ombre. Réflexion sur le miroir et la pensée. Paris : Minuit, 1990.

Mitchell, W.J.T. Picture Theory. Essays on Verbal and Visual Representation. Chicago and London: the University of Chicago Press, 1994.

Phay-Vakalis, Soko. Le Miroir dans l’art, De Manet à Richter. Paris : L’Harmattan, 2001.

Poivert, Michel. « Le Sacrifice du présent. Pictorialisme et modernité ». Études photographiques, n°8, novembre 2000, 93-108.

Sternberger, Paul Spencer. Between Amateur and Aesthete. The Legitimization of Photography as Art in

America, 1880-1900. Albuquerque: University of New Mexico Press, 2001.

Valance, Hélène. « Au filtre de la nuit : le nocturne dans l’art américain, 1890-1917 ». Thèse de doctorat, sous la direction de François Brunet. Université Paris 7, novembre 2012.

Mathilde Arrivé est agrégée d’anglais, docteur en études anglophones et maître de conférences depuis 2010 à l’Université Paul Valéry-Montpellier 3, où elle enseigne l’histoire, la politique et les arts américains. Elle est membre de l’équipe EMMA (Études Montpelliéraines du Monde Anglophone). Spécialiste de la culture visuelle américaine (XIXe-XXe siècles), elle est l’auteur de plusieurs articles et d’une thèse sur le pictorialiste Edward S. Curtis, qui a obtenu le prix de la SENA en 2010. Elle a dirigé la publication de l’ouvrage Art et utopie (Coll. “Essais sur l’art”, Volume 5, Paris : Michel Houdiard), paru en 2012. Elle fait partie du comité de rédaction des revues américanistes Transatlantica, Profils

américains et RRCA.

Figure

Figure 1. Couverture (par Edward Steichen), Catalogue de l’exposition de la Photo-Secession au  Camera Club de Pittsburg, galeries du Carnegie Institute, Pittsburg, février 1904, 30 p., 31 cm.
Figure 3. Clarence H. White, “Drops of Rain”, Camera Work 23, 1908, photogravure, 19.3 x 15.5 cm.
Figure 4. Alice Boughton, “Dawn”, Camera Work 26, 1909, photogravure, 19.5 x 15.5 cm.
Figure 6. Edward Steichen, “Cover Design”, Camera Work 14, 1906, similigravure, 20.1 x 13.3 cm.
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