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Irrationnel et liberté

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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IRRATIONNEL ET LIBERTÉ

Je n'entends pas ici par

irrationnel tout ce qui n'est pas

entièrement perméable à notre raison : c'est un domaine trop

vaste. Je fais entrer dans le

Rationnel tout ce qui comporte

un ordre orienté, tout ce qui s'inscrit dans un plan intelligible :

ainsi, la croissance d'un arbre, - quoique tant de choses de la

Vie nous demeurent mystérieuses. J'écarte les questions, fort

légitimes, sur l'origine d'un tel plan, pour m'en tenir à ce

qui n'est, pratiquement, mis en doute par personne : personne

ne croit que c'est

par hasard qu'un arbre se couvre de feuilles,

fleurit, porte des fruits qui donnent des semences.

Une gelée printanière, qui flétrit les fleurs, supprime les

fruits, n'est pas comprise dans ce plan : elle est

l'accident.

L'accident lui-même est conditionné par un ensemble d'autres

faits, mais étrangers au plan considéré ; et s'il appartient à, un

plan, celui-ci n'est pas visible. --- Il est possible de calculer

la probabilité,

empirique, de la gelée ; non de la prévoir avec

précision. Nous n'apercevons pas de

raison pour qu'elle se pro­

duise telle année, non la précédente ou la suivante.

La vie d'un homme est exposée à beaucoup

d'accidents

comparables·; les uns banals : chute, heurt de voiture ; d'autres

plus rares : naufrage, avalanche - accidents par lesquels le plan

général de la vie organique, les plans d'action de l'individu, sont

traversés ou anéantis. Il en est qui, œuvre des hommes,

atteignent des hommes en masse : guerres, bombardements.

-Par décision, un homme peut admettre que tous entrent dans

un plan, mais inaccessible à la raison ; en fait, même des gens

enclins à cette croyance, devant un désastre particulier disent :

on ne comprend pas.

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Être· de désir et d'émotion ; être intelligent, ambitieux,

conscient de soi,

- l'homme trouve en lui d'autres

irrationnels :

comme chez les autres vivants, ses inclinations révèlent un plan; mais lui, a d'autres visées, proclame d'autres valeurs que la vie physique ; se pose d'autres fins qu'il juge raisonnables : de là des conflits, parfois tragiques. - D'autre part, la

mesure

des inclinations n'est pas fixée : l'une d'elles se dresse en passion, force impérieuse et comme étrangère. - · Vivant parmi des compagnons et des rivaux, il constate la limite de ses forces, la médiocrité de ses aptitudes : pourquoi,

moi,

suis-je ainsi ? Ce qu'il gagne par l'exercice, l'effort soutenu, est considérable en certains domaines, en d'autres très faible. - Son entourage, sa condition sociale, dessinent un cadre et posent des bornes à son développement ; et le

contexte historique

où il se trouve jeté, conflit de peuples, de croyances, d'ambitions : il nous faut à travers tout cela << jouer ce rôle que nous n'avons pas appris >> (Carl Spitteler) - et chaque bévue entraîne un châtiment, toute erreur se paie très cher.

Toutes ces données, facteurs des conditions réelles de notre vie, sont à la fois la matière et l'obstacle de nos désirs, efforts et actions. Or le pouvoir d'accomplir nos désirs, de faire aboutir nos efforts, c'est évidemment un aspect de notre liberté : laissant de côté actuellement toutes les difficultés suscitées par ce terme. Ce pouvoir est limité par cet entremêlement de directions en conflit, heurtées, chaotiques. - Notre

pouvoir de

juger

lui-même est limité : étant conditionné par la connais­ sance des problèmes, toujours imparfaite, pour beaucoup très obscure. - Et les plus clairvoyants peuvent subir des contrain­tes inévitables, forcés de faire ce qu'ils haïssent, impuissants à changer ce qu'ils déplorent ; ne gardant que la lucidité de leur pensée. Ainsi, sous différents types, provenant de diverses sources,

l'irrationnel

limite ou entrave les libertés humaines.

Il me paraît que les psychologues et moralistes ont surtout insisté sur

l'irrationnel affectif

: la tyrannie des passions, l'état de

servitude humaine (Éth.

IV). Cependant, si la passion

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appa-raît quelquefois comme une force étrangère, une possession,

il y a des expériences bien différentes ; elles sont fréquentes dans l'adolescence et la jeunesse, sans exclure les âges plus avancés : c'est la << vraie vie >> qui se révèle, renversant les disciplines subies, les jugements acceptés ; - ce sont des instincts inconnus qui trouvent l'occasion de se satisfaire, dans une atmosphère d'irresponsabilité, accompagnée d'une joie exaltante (témoi­ gnages de jeunes gens très civilisés, sur leur première bataille). Souvent vient ensuite la surprise, la honte : est-ce moi qui ai agi, senti, de la sorte ? - Il y a eu un intense sentiment de liberté.

C'est qu'un aspect, et très important, de la liberté, c'est la cessation d'une contrainte : que ce soit force directement exercée, habitude acquise, discipline contractée par l'éducation, et

même s'il n'y avait pas conscience de contrainte, sa rupture est sentie. Et ce sentiment suffit pour un temps à exalter la cons­ cience et élever le ton vital. - Plus tard se posent les problèmes d'action positive, parmi des difficultés nouvelles: cette libération

n'était qu'un fantôme de liberté.

Il faut mentionner d'autre part - contre les moralistes hostiles à toute passion - que parfois une passion stabilisée en un sentiment profond et durable organise harmonieusement la vie, lui imposant un style ; maintenue à travers les épreuves, elle s'affirme même en face de l'échec. Ce cas est, comme il est logique, spécialement fréquent pour les passions dont l'objet est durable, non borné à l'individuel : savants et artistes, patriotes et apôtres, serviteurs enthousiastes des causes de justice, de pitié, de charité. La passion est alors réconciliée avec le Rationnel ; elle exprime la liberté en son aspect positif et constructif, qui est le développement d'une loi interne.

Si psychologues et moralistes se sont complu à faire le procès des passions, à dénoncer l'illusion de liberté qui masque l'esclavage humain, ils ont moins fréquemment signalé cette autre illusion de liberté qui s'attache à la Chance, au Hasard, à l'accidentel. Rien n'étant moins en notre pouvoir, il est étrange

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d'affirmer qu'ils sont l'occasion d'une illusion de liberté. C'est qu'ici reparaît l'aspect : cessation de contrainte. Quelles con­ traintes ? - Celles des liaisons inéluctables, par nécessité phy­ sique ou par nécessité logique. Les reconnaître est souvent pénible aux hommes, malheureux pour les avoir ignorées. Le Hasard - ou la Fatalité - on dit l'un et l'autre, confondant des notions opposées mais obscures également - effacent les respon­ sabilités. L'accident, dont les conditions échappent au moins partiellement, pourra être tenu pour tout à fait inconditionné, exprimant ainsi une espèce de liberté. Une confusion de pensée fort commune passe à conférer à ces notions obscures une espèce d'être mystique. Les sévères leçons de l'expérience sont mépri­ sées, les vertus modestes et difficiles, écartées. - Pourquoi

s'en faire ? Qu'il s'agisse de l'éducation des enfants, ou de la conduite des nations, n'importe quoi mène à n'importe quoi. Le même culte de l'absurde s'établit dans l'art, ignorant le vrai rôle des règles techniques, et la loi interne qui dirige une fan­ taisie originale et sincère : l'ineptie et la négligence passent pour inspiration géniale, le rejet de toute loi est pris pour la liberté.

Cette désagrégation de la pensée est caractéristique des temps de grande misère : une excellente description en est donnée, pour l'époque de la décadence hellénistique, par Sir Gilbert Murray (Four Stages of Greek Religion, pp. 112 sqq.) : sur les ruines de la grande civilisation et de la liberté des Cités, prolifère le culte de la Fortune, de la Chance : divinités trom­ peuses, injustes, amies du mauvais ; mais il faut les flatter, ce qui revient à flatter les puissants du jour. Toutes sortes de superstitions prennent une vigueur nouvelle, dépravant l'esprit, le caractère.

Dans des sociétés frappées par des calamités telles que le

destin des hommes paraît sans rapport avec leur mérite, l'estime

des vertus de prudence et de travail, de justice et de bonté, s'effondre. - Ces menaces nous entourent, cet inconnu redou­ table est proche. Nous ne pouvons le nier ; pourrons-nous l'éviter ?

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néces-sité psychologique à laquelle il faut s'entraîner. Notre ignorance est réelle, notre destin menacé, il faut oser envisager les possi­ bilités tragiques, il faut savoir travailler pour l'incertain.

l\1ais nous n'avons d'autre garantie de sécurité que ce lent déchiffrement de problèmes, ceux du monde et ceux de l'homme, rendu possible par la liaison des faits : liaison intelligible, bien que toujours, et dans tous les domaines, incomplètement per­ méable à notre raison. C'est sur quoi nous pouvons appuyer une construction de vie logique et juste. Ce sont là les conditions d'une liberté positive, assurant, exprimant le développement normal d'activités compatibles et satisfaisantes pour des ensembles de plus en plus vastes, unis sans subir de contraintes humiliantes ou destructrices.

Nous nous frayons un chemin à travers les ombres• et les embûches de l'irrationnel, pour y introduire un peu de lumière, d'ordre, de liberté. La possibilité de prévoir les conséquences de

nos actes -. une part, au moins, dés conséquences - peut freiner les entraînements passionnels, assagir les résolutions : c'est là justement qu'apparaît le caractère volontaire des actions humaines, que peut s'insérer la notion de responsabilité. L' obscu­

rité de l'avenir n'est pas entièrement impénétrable ; les hommes qui, attentifs et sincères, ont su voir la réalité du monde où ils vivaient, ont toujours donné des conseils utiles pour l'avenir : ces conseils étonnent ensuite - surtout quand il est trop tard pour les suivre ! - Quelque poète ou penseur grec, traduit par Juvénal, a dit : .C'est nous seuls qui faisons de la Fortune un dieu - n'en aie.pas d'autres que la Sagesse!

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