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La science économique dans l œil d un philosophe

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67 | 2022

Sociologie et histoire de la pensée économique du Québec

La science économique dans l’œil d’un philosophe

Entretien avec le professeur Maurice Lagueux Economics in the Eye of a Philosopher

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/15949 DOI : 10.4000/interventionseconomiques.15949

ISBN : 1710-7377 ISSN : 1710-7377 Éditeur

Association d’Économie Politique  

Référence électronique

« La science économique dans l’œil d’un philosophe », Revue Interventions économiques [En ligne], 67 |  2022, mis en ligne le 01 juillet 2022, consulté le 02 septembre 2022. URL : http://

journals.openedition.org/interventionseconomiques/15949  ; DOI : https://doi.org/10.4000/

interventionseconomiques.15949

Creative Commons - Attribution 4.0 International - CC BY 4.0 https://creativecommons.org/licenses/by/4.0/

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Sociologie et histoire de la pensée économique au Québec

La science économique dans l’œil d’un philosophe

Entretien avec le professeur Maurice Lagueux Economics in the Eye of a Philosopher

Édition électronique

URL : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/15949 ISBN : 1710-7377

ISSN : 1710-7377 Éditeur

Association d’Économie Politique

Ce document a été généré automatiquement le 5 avril 2022.

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La science économique dans l’œil d’un philosophe

Entretien avec le professeur Maurice Lagueux Economics in the Eye of a Philosopher

Détenteur d’un doctorat en philosophie et d’une maîtrise en économie, Maurice Lagueux a été professeur au département de philosophie de l’Université de

Montréal. Il a aussi enseigné l’histoire de la pensée économique au département de sciences économiques de la même université. Parmi ses nombreuses publications, mentionnons Le marxisme des années soixante. Une saison dans l’histoire de la

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pensée critique (Montréal, Hurtubise HMH, 1982, prix du Gouverneur général 1982) et Rationality and Explanation in Economics (New York, Routledge, 2010).

www.lagueux-maurice.org

1 Interventions économiques : Tout d’abord merci Maurice Lagueux pour avoir accepté cette entrevue. J’aimerais commencer par une question d’ordre général : comment définiriez-vous la philosophie économique ? Et quel est son rapport avec la pensée économique et la méthodologie économique, deux sous domaines de l’économie qu’elle croise ?

2 Maurice Lagueux : Je pense que vous avez raison de souligner que diverses disciplines croisent l’économie, une science qui porte sur l’activité et les organisations économiques. Alors il y a, entre autres évidemment, l’histoire de la pensée économique.

L’économie n’est pas une discipline qui est aussi définie que la physique. Il y a encore des courants très différents qui traversent l’économie actuelle. Ces courants ont une origine et par conséquent la réflexion sur l’histoire de la pensée économique, sur la façon dont tout ça s’est développé, demeure quelque chose de très important. La plupart des départements accordent une certaine importance, parfois même une grande importance, à l’histoire de la pensée. Ce qui n’est pas autant le cas, je pense, dans des disciplines comme la physique que je qualifiais tout à l’heure de mieux définies, car l’histoire du développement est moins essentielle pour ceux qui se consacrent à la pratique de telles disciplines. Tout cela pour dire que l’histoire de la pensée économique devait forcément prendre une place non négligeable autour de l’économie comme telle.

3 Vous avez parlé aussi de méthodologie économique. La relation entre la méthodologie économique et ce qu’on appelle souvent la philosophie économique n’est pas très arrêtée ni très précise. Je pense que ça dépend beaucoup de la façon dont tout ça est interprété. Pour ma part, je trouve commode de distinguer la méthodologie, qui est la science et l’analyse des méthodes que les économistes utilisent. Cela peut comprendre à la fois le rôle des statistiques, la façon dont les hypothèses peuvent être construites, etc. Pour moi, un économiste ne peut pas ne pas connaître, ne pas avoir pratiqué et être familier avec la méthodologie de l’économie. Par contre, ce qu’on appelle la philosophie économique peut couvrir différentes choses, mais ce qui m’a intéressé davantage c’est l’épistémologie de l’économie. On a ici quelque chose de très différent de la méthodologie. On va y retrouver une réflexion sur les concepts mêmes que les économistes utilisent – et doivent forcément utiliser - dans la construction des hypothèses et de leur théorie. Bien entendu, toute théorie est construite à partir de concepts, mais ces concepts sont souvent très ambigus et appellent des discussions auxquelles se consacrent les épistémologues de l’économie. Ce qui intéresse le philosophe épistémologue, ce n’est pas la réalité économique comme telle, mais ce qu’on désigne du nom de science économique, ce que les économistes ont construit, ce qu’ils en ont fait, ce que sont leurs hypothèses et les problèmes que pose le recours à ces hypothèses et à ces constructions. C’est ça qui est examiné par les philosophes. Et d’ailleurs, je faisais allusion à la physique tout à l’heure. On peut dire que l’économie est une science sociale qui comporte certains traits qui la rapprochent des sciences physiques, mais c’est aussi une science sociale qui comporte certains traits qui la rapprochent même de l’histoire. Il est important de bien comprendre en quoi une discipline comme l’économie se distingue de l’histoire comme de la physique. Ne serait-

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ce que dans la façon dont sont conçues les explications, et c’est un thème qui m’a beaucoup intéressé : la rationalité économique et la nature des explications que l’économie peut apporter. Il s’agit donc de situer cette discipline de ce point de vue et c’est une démarche qui me paraît importante ou, en tout cas, qui m’a intéressé beaucoup. C’est l’étude de la science comme telle, à la lumière de points de comparaison avec d’autres sciences ou à la lumière d’une analyse des concepts.

4 Ça n’épuise toutefois pas le champ de ce qu’on appelle souvent la philosophie économique parce qu’à côté des épistémologues, il y a, par exemple, des collègues qui enseignent la philosophie économique et pour qui la réflexion est d’un tout autre caractère. Elle porte sur la réalité économique, mais d’un point de vue généralement ou assez largement éthique. Une réflexion éthique sur la vie économique peut aussi être qualifiée de philosophie économique. Alors que l’épistémologie économique est relativement récente dans les travaux des philosophes, l’éthique de l’économie a même précédé l’économie comme science. Elle remonte au moins à Aristote. Mais si Aristote, Thomas d’Aquin et bien d’autres ont réfléchi sur l’économie largement d’un point de vue éthique, et même si, à l’occasion, ils ont apporté des éclaircissements sur ce qu’est l’activité économique, il reste que c’est bien plus tard, que la science économique a commencé à se développer, quand les mercantilistes, puis les physiocrates ont repris ce type de discussion et qu’ils ont été amenés, progressivement, à élaborer une théorie, une analyse au sens scientifique du mot. Et d’autres par la suite ont repris le flambeau pour développer ce qu’on appellera la science économique.

5 IE : L’épistémologie économique et la philosophie économique seraient deux domaines très proches l’un de l’autre si je comprends bien ce que vous venez de dire.

6 Maurice Lagueux : Oui, très proches, mais je préfère dire que la première est une branche de la seconde, bien que tout ça, comme vous le disiez très bien, se croise. On ne peut pas établir une frontière précise entre ce qui relève de l’une de ces disciplines et ce qui serait propre à une autre, mais il y a quand même des visées qui peuvent être très différentes. Cela peut se refléter aussi très clairement dans les programmes qui sont adoptés en épistémologie ou en éthique, en épistémologie ou en histoire, et ce même si une réflexion épistémologique ne peut pas ne pas se nourrir de l’histoire de la pensée économique parce que c’est de cela dont il s’agit de comprendre le développement, mais de le comprendre d’une façon qui mette l’accent davantage sur autre chose que ce sur quoi un très bon historien de l’économie peut mettre l’accent. Je me suis intéressé à ces deux domaines, mais dans mon esprit, c’est un travail différent et dans l’esprit des étudiants aussi, même si, encore une fois, tout ça peut se croiser.

Très fréquemment d’ailleurs.

7 IE : Revenons sur un autre thème, professeur Lagueux. La philosophie économique a été très présente au Québec particulièrement dans les années 1980 et encore aujourd’hui plusieurs penseurs intellectuels s’en réclament. Vous en avez été d’ailleurs un de ses plus illustres représentants, mais il y en a d’autres. Je pense, par exemple, à Robert Nadeau. Quelle était l’originalité de la philosophie économique au Québec ? Et quels en furent et quels en sont encore aujourd’hui les principaux représentants ?

8 Maurice Lagueux : Vous évoquez de façon bien généreuse mon rôle dans ce stimulant milieu, mais je tiens à préciser que j’ai quitté le monde universitaire depuis maintenant plus de 15 ans. Je ne suis que plus ou moins ce qui se fait actuellement, mais il se fait encore beaucoup de choses. Pour ce qui est du groupe de recherche fondé par Robert Nadeau, auquel j’ai participé comme co-animateur, nous avons travaillé ensemble très

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longtemps sur ces questions. En définir l’originalité est un peu difficile parce que l’on pouvait s’intéresser à des questions différentes qui pouvaient relever à l’occasion de l’une ou l’autre des disciplines dont on vient de parler, même si l’accent était nettement mis sur l’épistémologie, tout en faisant place à l’épistémologie des autres sciences quand l’occasion s’en présentait. Ce groupe a fonctionné pendant plusieurs années. Il fut aussi très prolifique comme en témoignent les très nombreuses prépublications sous forme de cahiers diffusés entre les années 1970 et 1990. Il a aussi permis à des gens comme Robert Nadeau, moi-même, Paul Dumouchel, Don Ross, Robert Leonard, Daniel Desjardins, François Tournier, Jean Robillard, Gérald Lafleur, Benoît Pépin, André Lacroix, et bien d’autres dont plusieurs étaient encore étudiants à l’époque, de faire valoir leurs travaux et d’échanger avec chacun. Ces échanges intellectuels se sont poursuivis longtemps avec des collègues qui se sont joints épisodiquement au groupe, mais aussi avec des collègues qui n’en faisaient pas aussi explicitement partie. Je pense en particulier à Gilles Dostaler qui, sans avoir toujours été aussi étroitement associé aux activités habituelles du groupe, en a toujours été très près, notamment par ses échanges intellectuels avec Robert et avec moi. J’ai connu Gilles à l’Université McGill où j’étudiais à peu près en même temps que lui en économie.

Nous avons eu plus tard l’occasion d’échanger à partir de nos écrits. On s’est aussi répondu mutuellement à propos de la théorie de la valeur chez Marx. On s’y intéressait tous les deux, mais de manière différente. Gilles, à l’époque, était plus proche de Marx et des milieux marxistes que je ne l’étais moi-même. Je me suis intéressé à cette question beaucoup plus parce qu’elle était tellement présente dans le monde des années 1970 que je ne pouvais pas ne pas m’y intéresser, mais j’essayais de le faire strictement en tant que philosophe qui réfléchit sur ce qu’a été la pensée de Marx. Plus tard, j’ai eu l’occasion de rédiger avec Gilles l’introduction de l’ouvrage Un échiquier centenaire, Théorie de la valeur et formation des prix1, un livre collectif auquel ont contribué plusieurs auteurs. J’ai participé au travail de préparation et à l’introduction comme telle, ce qui a été pour moi une expérience inoubliable. J’ai eu ensuite la chance de discuter et d’échanger avec Gilles sur le thème qui, de plus en plus, l’intéressait et dont il devenait le grand spécialiste, soit l’œuvre de John Maynard Keynes, ou plus précisément le rôle et les combats de Keynes, comme il disait. Mais au moment où le livre est paru2, j’étais déjà plongé assez profondément dans un domaine complètement différent, soit la philosophie de l’architecture. Mais je suis toujours demeuré un très bon ami de Gilles, jusqu’à son décès qui nous a tous laissés si affligés.

9 IE : En effet.

10 Maurice Lagueux : Peut-être juste un mot encore pour terminer sur la question du groupe de recherche. Vous parliez de son originalité. C’est difficile de répondre en termes de thèmes, mais le groupe reflète aussi la situation particulière du Québec sur laquelle on est souvent revenu dans toutes sortes de contextes. Le Québec est à la jonction de la France et du monde anglophone, et ça se reflétait beaucoup dans les collaborations qu’on a entretenues avec des économistes et des philosophes de l’économie français ou américains ou même britanniques. Je pense entre autres à Philippe Mongin, Michel Rosier, Bernard Walliser, Alain Leroux, Christian Schmidt, Jean-Pierre Dupuy et d’autres qui nous ont fait l’honneur de présenter des cours, des cycles de conférences ou des exposés dans notre groupe de recherche. De même dans le monde anglophone, Alex Rosenberg, Philip Mirowski, Daniel Hausman, Bruce Caldwell, et j’en passe évidemment, tant du côté français que du côté anglais. On a même eu le plaisir de recevoir Terence W. Hutchison quelques années avant son décès. Ces

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nombreuses rencontres ont contribué à alimenter notre réflexion et à donner peut-être un certain caractère particulier à notre groupe.

11 IE : Il y avait alors une vie intellectuelle importante et beaucoup d’échanges aussi bien avec la France qu’avec les États-Unis, mais tout à l’heure vous évoquiez plusieurs noms, mais il y en a d’autres qui ont été marquants dans leur temps et qui restent encore marquants. Il y avait vraiment un bouillonnement de réflexions autour de l’économie politique, mais aussi autour de ce que pourrait être une économie hétérodoxe, une formule qui cachait de multiples tendances puisqu’on pouvait y retrouver aussi bien Keynes que Hayek, aussi bien Schumpeter que Gunnar Myrdal, ou même Marx.

12 Maurice Lagueux : Oui c’est exact.

13 IE : Revenons maintenant, Maurice Lagueux, sur certains de vos thèmes de prédilection. Nous n’aborderons pas évidemment les thèmes de la philosophie de l’architecture auxquels vous avez consacré beaucoup de travaux ces dernières années.

Il y a quelque chose qui m’a beaucoup marqué en consultant vos travaux : il y a au moins trois thèmes qui sont récurrents dans votre œuvre de philosophie économique.

Le premier thème, c’est, et on vient de l’évoquer, Marx. La question de la valeur chez Marx, mais également celle de l’actualité de Marx. Marx est-il encore d’actualité et qu’est-ce qu’on peut encore en tirer ? Un autre thème très important pour vous, c’est celui de la rationalité économique. Vous avez beaucoup travaillé là-dessus, pas tant sur les auteurs néoclassiques ou même classiques eux-mêmes, mais plutôt sur la rationalité comme principe fondateur de l’économie néoclassique. On se rappellera les longs développements que Schumpeter consacre à la rationalité dans son livre Capitalisme, socialisme et démocratie3 et l’association qu’il fait entre celle-ci et la logique du capitalisme. Vous avez d’ailleurs publié un ouvrage très important sur le sujet, Rationality and Explanation in Economics, qui a d’ailleurs fait l’objet d’un magnifique débat dans la revue Interventions économiques avec Benoît Dubreuil qui en avait fait le compte-rendu4. Puis le troisième thème également qui revient, c’est celui du néolibéralisme. Et là je sais que vous avez toujours voulu être clair parce que le néolibéralisme est défini un peu n’importe comment aujourd’hui. Vous avez cherché à le définir de manière très rigoureuse et surtout voulu montrer en quoi il se démarque du libéralisme classique. Que pouvons-nous retenir de ces débats en 2021 ?

14 Maurice Lagueux : Je pense que vous avez bien cerné trois des thèmes qui ont occupé en tout cas beaucoup de place dans mes recherches et dans mes travaux. J’ajouterais peut-être en passant deux autres thèmes qui y ont eu une place presque aussi importante. Tout d’abord, toute la réflexion sur les externalités qui était l’objet de mon mémoire de maîtrise en économie et sur lequel je suis revenu à quelques reprises5. Et aussi l’importance de l’idéologie, ou plutôt de la signification de l’idéologie, en particulier dans le monde de la pensée économique6.

15 IE : Il y avait un autre thème également dans vos travaux, c’est celui des représentations graphiques, des schémas comme le circuit ou même des dessins que les économistes peuvent utiliser pour représenter leur démarche.

16 Maurice Lagueux : Oui, en particulier dans un article7, j’ai présenté quelques réflexions à propos des modèles, je parlais même des modèles hydrauliques qui exprimaient ces choses, ces fonctionnements de l’économie, et pouvaient même à l’occasion servir de preuve schématique.

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17 IE : Mais revenons aux trois thèmes évoqués plus haut. Pourquoi les avoir choisis et quelle fut votre contribution pour chacun d’eux ?

18 Maurice Lagueux : On peut commencer par la rationalité, car ça a vraiment été un thème qui m’a poursuivi si je peux dire, tout au long de ma carrière, dans ma réflexion sur la philosophie de l’économie.8 Et ce n’est pas étonnant parce que c’est un concept qui a joué le rôle de principe fondateur de la pensée économique. Aujourd’hui, certains cherchent à s’en distancier, comme d’autres ont cherché à le faire depuis longtemps, mais je pense que c’est un concept tout à fait central et à propos duquel de très nombreuses discussions et échanges de toute nature ont eu lieu. Je me suis intéressé beaucoup à ces débats en essayant à la fois de mettre l’accent sur ce qui me paraît important et sur la façon dont ces débats entrent en conflit avec d’autres débats.

19 D’abord, on peut se demander ce qu’on veut dire par « principe de rationalité » dans le développement de l’économie, tant l’expression est devenue assez proche de celle de maximisation des revenus, un rapprochement qui, à mon sens, est loin d’aller de soi. En fait il y a beaucoup de facteurs qui interfèrent dans les décisions, dans les choix économiques qui sont retenus. Un bon exemple très actuel, parce qu’on en discute beaucoup, c’est le manque de médecins au Québec et probablement un peu partout dans le monde. Cela tient pour une part au fait que, comme ces médecins sont très largement payés, ils peuvent se permettre de profiter davantage de la vie. Cela ne les incite pas forcément à travailler encore plus. Il ne va donc pas de soi que les individus soient mus avant tout par cette recherche d’un maximum de profits. J’y reviendrai, mais, d’abord, peut-être un mot sur cette notion de rationalité minimale que j’ai été amené à préciser.

20 Je préfère voir dans le principe de rationalité, un principe de rationalité minimale et non pas maximale. Par minimal, je me réfère à l’idée selon laquelle les individus ne sont pas assez stupides pour ne pas tirer quelque bénéfice des avantages qui leur sont offerts. Et je pense que cette rationalité minimale suffit pour rendre compte de ce qu’est la vie économique9. Un autre point qui m’a intéressé, c’est le caractère instrumental de la rationalité. C’est quelque chose qui a même choqué un collègue, et plus d’un d’ailleurs, pour qui la rationalité devrait être plus qu’un simple instrument.

Or je pense que c’est vraiment la rationalité instrumentale qui intéresse les économistes et ça se comprend. Pour l’illustrer, j’ai proposé un exemple dans mon livre : si vous voyez passer une voiture à toute allure sur la rue, vous pouvez vous demander pourquoi. On peut vous répondre que cette personne se dirige à toute allure à l’hôpital et que c’est normal de vouloir arriver vite à un endroit comme un hôpital.

Mais pourquoi aller à l’hôpital ? La réponse peut être : parce qu’il y a un enfant malade qu’il faut sauver. Alors, c’est sûr que si on veut sauver un enfant malade, il faut se rendre le plus vite possible à l’hôpital. Dans ces deux cas, la rationalité invoquée est clairement instrumentale. Mais si on continue : pourquoi sauver un enfant malade ? Alors là, ce n’est plus la rationalité instrumentale qui se présente. Ce n’est plus, en effet, ce qui nous intéresse. Ce sont des valeurs qui sont en cause. On voit ici la différence entre instrumental et non instrumental, mais en économie ce qui nous intéresse, c’est la rationalité comme instrument pour celui qui se dit : après tout, il y a un avantage à faire telle chose ; cela répond à mon intérêt au but que je me donne : je prends les moyens d’y arriver.

21 Il en fut ainsi, je pense, dans l’histoire de la pensée économique depuis les classiques.

L’économie est apparue au milieu du 18e siècle. J’aime bien prendre l’exemple que

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propose Turgot dans son ouvrage principal10. Soit, dit-il, un marchand de vin qui offre quatre pintes à un fermier pour obtenir un baril de blé. Mais si le fermier qui vend le blé apprend qu’il peut obtenir 7 ou 8 pintes au lieu de 4, il n’est pas assez fou pour acheter ce qu’offre le premier marchand ; il va se tourner vers celui qui offre 7 ou 8 pintes. C’est de cette façon que Turgot expose pour l’une des premières fois, en 1766, le développement d’une pensée, d’une analyse proprement économique. Le relais va être pris ensuite par Smith, Ricardo, et bien d’autres, mais toujours, on va analyser ce qui résulte du comportement des individus qui ont des intérêts et qui prennent les moyens de les satisfaire. Les marginalistes, par la suite, ont repris cette idée, mais en introduisant un appareil qui se prêtait davantage à l’analyse mathématique et qui va les amener à parler de la maximisation comme d’un principe de base. Mais ce n’est pas la fin de l’histoire de la rationalité. Au 20e siècle, avec Samuelson en particulier, la rationalité est définie par la cohérence, par le fait que les décisions ne peuvent être contradictoires entre elles. Ceci posera cependant beaucoup de problèmes. Les théoriciens de l’époque en ont discuté. Les économistes, mais aussi les théoriciens de l’épistémologie économique. Pourquoi la cohérence, étant donné les changements de goût qui sont parfaitement légitimes et qui sont même exigés s’il est possible d’apprendre, bref si l’on donne un sens à l’idée d’éducation ? Pour apprendre, il faut changer ses goûts et ses façons de voir. Ceci a troublé beaucoup de penseurs et d’économistes, je pense en particulier à ceux qui se sont intéressés à la question de savoir si les choix doivent être transitifs indépendamment du contexte. C’est quelque chose qui ne pouvait pas ne pas intéresser ceux qui réfléchissent sur l’analyse économique, sur ce qu’est l’économie. En particulier, les épistémologues de l’économie.

22 Il y a encore d’autres questions. En particulier, on a beaucoup relié le principe de rationalité à l’individualisme économique. Par-là, on entend que ce sont les individus qui sont dits rationnels et que tout est basé là-dessus. Cela a donné lieu à de nombreux débats qui m’ont aussi beaucoup intéressé. Je pense qu’il est important dans ce domaine de bien définir ce qu’on entend par individualisme, qui n’implique pas d’adhérer à un constructivisme social, à l’idée voulant que la société soit construite à l’aide d’éléments individuels. À son tour, cet individualisme pose d’autres questions sur ce qu’est l’individu. On a même parlé de la fragilité du soi. Est-ce que cet individualisme exige, au point de la rendre difficilement défendable, l’idée même de « soi », au sens qu’évoque mieux le mot anglais « self » ? Voilà autant de problèmes philosophiques posés par la théorie économique.

23 IE : Sur ce point en particulier, on peut penser aux remarques introductives de l’anthropologue, Louis Dumont, à son ouvrage L’Homo Aequalis11. Dans le fond, écrit-il, les sociétés humaines se divisent en deux catégories : les sociétés de type holistique, collectives, et les sociétés qui sont centrées sur l’individu et au sein desquelles l’individu est la société. Et Dumont de souligner que nos sociétés sont les premières dans l’histoire de l’humanité à être centrées sur l’individu. Il y a matière à réflexion dans ce que dit Dumont parce que si on suit son raisonnement, ce qui est central, ce n’est pas tellement la liberté, mais l’individualité. À cet égard, au 19e siècle, on ne parlait pas de libéralisme, mais d’individualisme et c’est en opposition à celui-ci que le mot socialisme a été inventé et utilisé, par Pierre Leroux et Robert Owen entre autres.

Cet exemple nous invite à rester prudents avec les termes. J’aimerais que vous y reveniez et, par la même occasion, que vous reveniez sur le néolibéralisme que j’évoquais plus haut. N’est-il pas d’ailleurs paradoxal, comme Gilles Dostaler aimait le rappeler, que le mot néolibéralisme renvoyait à la fin du dix-neuvième siècle et dans les

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années 1930 a une vision interventionniste de l’État. Dans ce sens-là, on retrouve le fameux débat ouvert par Isaiah Berlin entre liberté positive et liberté négative. Ce sont des questions qui me semblent très importantes et sur lesquelles vous avez eu l’occasion de réfléchir de manière assez approfondie.

24 Maurice Lagueux : C’est intéressant que vous parliez de Louis Dumont. Parce qu’il est même allé jusqu’à soutenir que Marx est d’abord un individualiste.

25 IE : Plus précisément, il nous fait part de son embarras à propos de Marx, hésitant à le classer parmi les individualistes ou les holistes.

26 Maurice Lagueux :Je m’appuie sur un souvenir qui remonte très loin dans le temps, mais le fait qu’il n’exclut aucunement d’associer Marx et individualisme est déjà une réflexion inattendue sur la nature de l’individualisme. Je reviendrai plus loin sur le libéralisme et sur Marx, mais pour en finir avec la rationalité, parmi les débats qui intéressent l’épistémologue il y a, entre autres, une question à laquelle je me suis beaucoup intéressé, soit celle de savoir s’il est vraiment possible d’être irrationnel. À force de définir la rationalité en termes de maximisation, il devient presque normal d’être irrationnel. Dans ce sens-là, je pense en effet que toute personne peut être dite irrationnelle, faute de maximiser constamment. Mais la situation est bien différente si on définit la rationalité autrement, comme le font, par exemple, les économistes

« autrichiens » qui sont allés le plus loin dans ce sens-là en admettant que tout ce qui est orienté vers un but est rationnel. Est-ce qu’on peut agir sans être orienté vers un but, un certain but qui peut varier d’ailleurs selon les goûts des individus ? Ça pose un problème auquel je me suis beaucoup intéressé12.

27 Dans la même veine, on peut s’interroger sur cette rationalité minimale dont j’ai parlé.

Je pense qu’elle suffit pour rendre compte de l’économie. On va me reprocher le fait que c’est un peu vague et que ce n’est pas précis comme l’est la maximisation, mais je ne suis pas certain que la maximisation puisse être aussi aisément définie si on admet la possibilité de changer d’idée. Éviter ce piège supposerait de postuler une omniscience et même une omniscience absolue particulièrement difficile à définir. Alors c’est pour ça que les économistes, eux-mêmes, ont rencontré des problèmes à propos de la rationalité. L’un des textes qui a le plus marqué la pensée économique moderne est évidemment le fameux article de Friedman13 qui nous dit, en somme, de ne pas perdre son temps à s’interroger sur la rationalité et que l’important est de pouvoir prédire efficacement. Ce texte et les trois fameux exemples que présente Friedman et qu’on a repris partout, même s’ils sont très malavisés à mon sens, m’ont aussi beaucoup intéressé14.

28 Ce qui est plus intéressant dans le texte de Friedman et dans d’autres qui vont suivre, c’est le lien qui est fait avec la sélection naturelle. Comment peut-on penser l’activité économique si, au fond, on peut se débarrasser de la rationalité en évoquant plutôt une sorte de sélection naturelle – ce que Friedman fait d’une certaine façon avec ses deux derniers exemples, soit celui portant sur les feuilles d’un arbre tournées vers le soleil et celui portant sur les joueurs de billard. C’est un thème qui a été développé aussi par d’autres économistes, par d’autres théoriciens de l’économie ou par d’autres philosophes de l’économie. Par exemple, on a comparé à cette forme de sélection les théories basées sur la main invisible au sens que Hayek donne à cette expression en s’appuyant sur l’idée qu’un équilibre puisse se réaliser par les diverses interventions libres des individus. Sans doute, c’est très différent de la sélection naturelle, mais justement ce sont ces différences qu’il est intéressant de souligner15. Celui qui est allé le

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plus loin dans cette direction, c’est peut-être Gary Becker16. Il essaie de montrer qu’on peut arriver aux mêmes conclusions – ce qui est très discutable – que celle des économistes plus traditionnels en supposant que tous les agents sont irrationnels en ce sens qu’ils choisiraient au hasard ou ne bougeraient pas devant les changements de situation. Voilà encore une considération qui a alimenté ma réflexion sur la pensée économique17.

29 En conclusion, je dirais que si la rationalité économique est quelque chose d’important, c’est parce que, d’une manière ou d’une autre, c’est la clé des explications fournies par les économistes. Expliquer vraiment c’est montrer en quoi en économie telle situation est raisonnable. J’ai illustré cela en prenant l’exemple de quelqu’un qui cherche un logement en ville et, n’en trouvant pas, se fait dire : « c’est parce qu’il y a un plafond qui est imposé sur les loyers ; dans un tel cas, ça crée toujours une pénurie de logements ». Le type ne sera pas convaincu, car il veut savoir pourquoi ça crée cet effet- là. Il trouverait au contraire très sympathique l’idée de logements bon marché engendrés par ce plafond. Il comprendra seulement si on lui explique que, quand le propriétaire de logements voit ses coûts dépasser ce qu’il peut gagner d’un loyer, il ne sera pas assez fou pour se mettre à offrir des logements à loyer sans y trouver un gain réel. À ce moment-là, l’individu va avoir la conviction qu’on lui a enfin donné une explication. Ce n’est pas suffisant de dire que ça se passe toujours comme ça. En sciences physiques, d’une certaine façon, ça peut l’être. Si c’est une loi générale, il n’y a dans ce cas rien d’autre à expliquer. Mais en économie, on ne peut se permettre de dire que c’est en vertu d’une loi générale que les choses se passent de telle ou telle manière ; on veut savoir pourquoi. Et on parvient à se dire : « oui je comprends pourquoi », dans la mesure où, après tout, si ça s’explique, c’est parce que les gens sont rationnels et trouvent intérêt à agir comme ça. C’est sur ce genre de question que je me concentre, en particulier, dans mon livre, Rationality and Explanation in Economics.

30 IE : Pourquoi vous être intéressé au néolibéralisme ? Qu’est-ce qu’il reste aujourd’hui à votre avis de tous ces débats à son sujet, débats qui sont souvent, disons-le, superficiels ?

31 Maurice Lagueux : Je dirais d’abord que l’intérêt s’est imposé de soi. Dans les années où mon groupe de recherche fonctionnait, le néolibéralisme était présent partout. On est dans les années 1980. La pensée de Milton Friedman semblait s’imposer partout et se reflétait dans la politique de Ronald Reagan et de Margaret Thatcher.

32 IE : À cette époque-là, on parlait davantage de monétarisme que de néolibéralisme.

Avec la crise de la dette des années 1980, c’était le monétarisme, avec notamment les

« Chicago boys », qui était dans le point de mire. Le terme néolibéralisme s’est imposé rapidement par la suite.

33 Maurice Lagueux : Oui, mais ça demeure vrai qu’il y a un lien assez étroit entre le néolibéralisme dont Milton Friedman était le principal représentant et les thèses monétaristes qu’il a développées. J’avoue que ce n’est pas cet aspect du débat qui m’a directement intéressé. Peut-être parce que ça pose moins immédiatement un problème d’ordre épistémologique. Ce que je trouvais intéressant à la fois pour l’épistémologie et pour l’histoire de la pensée économique, c’est de voir comment le néolibéralisme est apparu dans cette période-là et comment il s’est substitué à ce qu’on appelait, et qu’on devrait encore appeler, le néoclassicisme ou l’économie néoclassique. Je sais que beaucoup d’économistes néolibéraux se disent néoclassiques, et en fait les mots peuvent être utilisés de diverses façons, mais l’important c’est la différence très grande

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qui existe entre les économistes néoclassiques, en gros de Léon Walras à Paul Samuelson, qui ont marqué très profondément la pensée économique de leur temps et les néolibéraux qui, sur toutes sortes de points, sont à contrepied de ces auteurs.

34 En particulier, il y a quatre points sur lesquels je me suis arrêté. D’abord, la lutte contre les monopoles. C’est l’un des triomphes de l’économie néoclassique, du moins de celle du 20e siècle. Friedman remet totalement en cause cette idée. Le seul monopole dangereux, dira-t-il, c’est le monopole conçu et créé par l’État. En deuxième lieu, les économistes néoclassiques ont également beaucoup mis l’accent sur la répartition des revenus et l’État-providence (le Welfare state) qui a été associé largement à leur entreprise théorique. C’est évidemment quelque chose que les néolibéraux ont rejeté : l’État doit intervenir le moins possible. Je parlais tout à l’heure des externalités pour les économistes libéraux, et c’est la troisième raison pour laquelle je me suis intéressé à leur approche. Les néo-classiques s’étaient donné pour mission de corriger les externalités. Les externalités, c’est ce qui échappe au marché en quelque sorte. Comme il s’agissait de bâtir un marché qui n’est pas nécessairement là, déjà donné, les néoclassiques vont proposer des moyens de construire quelque chose qui ressemble à la concurrence parfaite. Et donc, dans ce cas, il faut intervenir pour corriger ces externalités qui gênent complètement le bon fonctionnement du marché. Voilà encore quelque chose que les néolibéraux rejettent. Il n’est pas question que l’État intervienne et construise le marché ! Le marché, pour eux, est déjà là et il s’agit d’en tirer parti.

Enfin, rappelons que les néoclassiques avaient fait bon ménage, si j’ose dire, avec la pensée de Keynes, qui suppose une intervention de l’État importante. Les néolibéraux vont s’opposer à la pensée de Keynes qui avait dominé la macroéconomie et influencé l’activité de l’État au cours des trente glorieuses, les années qui courent jusqu’à la mi-1970.

35 Ce sont ces questions-là qui m’ont intéressé18. Le néolibéralisme veut être une reprise en quelque sorte du libéralisme qui, après avoir triomphé au début et au milieu du 19e siècle, avait été progressivement oublié, voire carrément rejeté dans le dernier quart ou le dernier tiers du 19e siècle pour faire place progressivement à un néoclassicisme qui est très différent, pour les raisons qu’on a vues, de la pensée libérale qui prévalait auparavant. Le néolibéralisme entend renouer avec le libéralisme classique, mais en le radicalisant beaucoup, et, surtout, en apportant des réponses, discutables, mais souvent très ingénieusement argumentées, aux problèmes auxquels celui-ci n’avait su répondre.

Il y a quand même des recherches théoriques intéressantes chez les économistes libéraux, je tiens à le souligner. Toujours est-il que j’essayais d’y voir plus clair dans cette évolution de l’histoire économique, une histoire qui est à la fois intéressante et intrigante par ses renversements auxquels j’ai fait allusion.

36 IE : Abordons maintenant l’actualité de Marx ? Est-ce un auteur qui mérite encore d’être étudié aujourd’hui ? Vous vous êtes notamment beaucoup intéressé à la question de la valeur. Vous avez d’ailleurs eu de nombreux échanges avec Gilles Dostaler à ce sujet. Il y a une facette qui est aussi extrêmement importante chez Marx, c’est sa vision de l’économie mondiale. On se souvient de ce que disait Schumpeter à son propos : Marx fut le premier grand théoricien de la croissance économique. Ne pourrions-nous pas dire aussi que Marx fut le premier grand théoricien de la globalisation ? On retrouve en effet dans ses textes la vision d’un marché mondial unifié, obéissant à une seule loi : celle du capital. Ne va-t-il d’ailleurs pas jusqu’à écrire dans une note de bas de page que pour des questions d’ordre méthodologique, il faut supposer que le monde est

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comme un seul et unique État pour ensuite regarder comment se développe et se poursuit l’accumulation. Certains aspects de son œuvre ont certainement vieilli, mais en même temps, lorsqu’il est question de croissance ou de globalisation, Marx reste un auteur d’actualité.

37 Maurice Lagueux : Oui je pense que vous avez raison de souligner cette dimension de la pensée de Marx. J’ai d’ailleurs écrit un article que j’ai intitulé « Grandeur et misère du socialisme scientifique »19, où je souligne effectivement la contribution de Marx à l’analyse de ce développement. D’ailleurs une des conclusions de ce texte me paraît tout à fait évidente – en fait, ce n’est même pas une conclusion, c’est un constat – à savoir que Marx est un penseur qui a beaucoup à nous dire sur le capitalisme, mais qui n’a rien à nous dire sur le communisme que, pourtant, il annonce et appelle de ses vœux.

En effet, il n’apporte rien qui puisse nous éclairer sur ce que peut être une société communiste. Il y a bien de brefs passages dans la Critique du programme de Gotha (1875) ou encore dans certains « écrits de jeunesse » dans lesquels il nous chante la beauté qu’il y a à aller à la pêche le matin, à la chasse l’après-midi et à faire de la critique le soir … Mais ce n’est pas ça qui peut nous aider à comprendre ce que peut être et pourrait être un régime communiste. Sa pensée a beaucoup contribué à la compréhension de ce qu’est le capitalisme et, forcément, à la manière de le remettre en cause et, donc, à définir les conditions qui rendent possible une révolution et la tentative de construction d’un monde différent, mais en fin de compte, ce n’est pas étonnant que ça ait donné les échecs que nous connaissons.

38 Pour revenir à la question, je pense que Marx a permis plus que n’importe qui à son époque de comprendre ce qui se passait au 19e siècle dans lequel il vivait et de comprendre le monde économique dans sa globalité, dans toutes ses dimensions en fait.

Et dans ce sens-là, il est certain que l’on peut, comme vous disiez, saisir la progression, la productivité du capitalisme et en même temps comprendre comment, au fur et à mesure qu’il se développe, on aboutit à ces contradictions qui devaient permettre un changement de régime. On peut même parler à ce propos d’un évènement théorique. Je reprends cette expression d’un auteur que je n’aime pas particulièrement, Louis Althusser20. L’expression est bien choisie parce que, pour la première fois peut-être dans l’histoire de l’humanité, l’idéal de justice (ou de transformation du monde pour le rendre plus égalitaire et plus juste) et l’idéal scientifique se trouvent réunis. On a eu bien avant Marx de grands auteurs qui ont clamé avec force l’égalité, mais, en général, ils n’avaient rien à dire de très scientifique. L’inverse est vrai aussi : les savants ne se préoccupaient pas tellement de l’égalité entre les peuples et entre les hommes. Marx est peut-être le premier à présenter les choses dans une perspective scientifique. J’ai, moi-même, essayé de souligner les nombreuses limites de cette entreprise scientifique, mais elle était suffisamment sérieuse pour que la plupart des intellectuels du 19e et beaucoup de grands esprits au 20e siècle, du moins jusque dans les années 1970, voient dans le marxisme une science, une véritable démarche scientifique et en même temps la présumée construction d’un monde meilleur et plus égalitaire. Évidemment la science a évolué et on a vu toutes les carences et les limites de la pensée de Marx. Et c’est bien normal. Parce que les sciences évoluent et se développent de cette façon-là, soit par la remise en cause de ce qu’ont été les analyses des périodes passées. C’est vrai de la physique et de la biologie, comme c’est vrai de la sociologie et de l’économie, mais il n’en demeure pas moins que Marx a quand même marqué pour la première fois cette conjonction de la recherche scientifique et de l’idéal de justice.

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39 C’est là une des raisons qui incitent à l’admirer. Je n’ai jamais été un militant marxiste et je n’ai jamais été très profondément convaincu du bien-fondé de cette entreprise.

Aussi, j’ai été l’homme le plus surpris du monde quand j’ai appris qu’au tournant des années 1970, bien des gens me considéraient marxiste. C’était la belle période du marxisme. Aussi, je me sentais plutôt gêné de ne pas y adhérer comme tout le monde, mais ça m’a amené quand même à m’intéresser au marxisme. Comme je le disais tout à l’heure, on ne peut pas vivre dans notre monde sans s’interroger sur les idées de l’époque. C’est ce qui m’a amené à étudier beaucoup Marx et à publier mon premier livre justement sur le marxisme des années soixante, puis à écrire par la suite les trois articles auxquels vous faisiez allusion sur ce qu’a été la pensée de Marx.

40 IE : Revenons à Schumpeter, mais de façon différente. Schumpeter connaît fort bien l’œuvre de Marx – c’est d’ailleurs l’un des rares économistes libéraux à avoir lu attentivement Marx –. Il en reconnaît clairement les qualités, mais en même temps, il en est très critique21. Dans le fond, s’il y a autant d’ambiguïté dans l’œuvre de Marx, n’est-ce pas parce que son projet était trop ambitieux, pour ne pas dire démesuré ? Ne s’est-il pas aussi piégé lui-même avec sa théorie de la valeur-travail ? Cela fait partie des débats, mais, en même temps, s’il reste encore quelque chose encore de lui aujourd’hui, n’est-ce pas justement, comme vous venez de le souligner, cette ambition, mais aussi cette capacité originale d’être un économiste militant qui s’interroge non seulement sur les évolutions et les transformations du monde, mais aussi sur cette question fondamentale à laquelle aucun autre économiste n’avait répondu avant lui : d’où viennent les inégalités dans ce monde capitaliste qu’il voyait s’étendre toujours davantage ?

41 Maurice Lagueux : Tout à fait. Je pense que c’est ça qui le caractérise et qui fait sa grandeur. Quand je parle de grandeur et de misère du socialisme de Marx, c’est cette dimension-là que j’évoquais. C’est intéressant que vous parliez du problème de sa théorie de la valeur. J’ai écrit un article22 où j’essaie de situer son rapport aux principes de conservation qui étaient très importants à cette époque-là. Ça me paraissait intéressant de situer le débat dans ce contexte-là, mais ce que l’on reproche à Marx et à sa théorie de la valeur – ce que Bortkiewicz et d’autres ont souligné, notamment à propos de la transformation de la valeur en prix – c’est quelque chose qui est dans le Livre III du Capital qui est demeuré inédit. Inédit probablement en bonne partie parce que Marx voyait bien qu’il y avait quelque chose là-dedans qui n’allait pas tout à fait, contrairement à Engels qui était fort enthousiaste à ce propos. J’y suis revenu à quelques reprises, notamment dans le texte que j’ai écrit avec Gilles Dostaler.

42 IE : Effectivement. Et c’est aussi dans le livre III qu’on retrouve la fameuse loi de baisse tendancielle du taux de profit à propos de laquelle Marx était tout sauf satisfait.

J’aimerais revenir, professeur Lagueux, sur cette collaboration avec Gilles Dostaler.

Vous l’avez déjà évoquée, vous avez cosigné un article avec lui et collaboré à certains ouvrages qu’il a dirigés. Avec le recul, comment voyez-vous son œuvre et sa contribution à l’histoire de la pensée économique, surtout celle de Keynes ?

43 Maurice Lagueux : Je connais surtout Gilles Dostaler à travers les échanges verbaux qu’on a eus, entre autres lors de divers congrès. Je suis un lecteur plutôt très lent. Je médite toujours sur ce que je lis, et je n’ai pas été amené à lire beaucoup de ses œuvres, surtout dans la dernière partie de son œuvre, celle sur Keynes, parce que, déjà à l’époque, j’étais plongé dans la philosophie de l’architecture. Mais comme je le mentionnais précédemment, j’ai eu l’occasion d’échanger avec lui sur la théorie de la

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valeur chez Marx et de collaborer à la publication de L’échiquier centenaire. J’ai toujours admiré chez lui son sens de l’analyse et de la réflexion. Il avait tendance, comme j’ai moi-même essayé de le faire, à rendre justice à ce qu’on peut trouver de meilleur chez un auteur comme Marx, ou d’autres d’ailleurs, mais sans en faire pour autant une idole.

Je pense notamment à l’école d’Althusser et à ceux qui en ont fait le symbole, pour ne pas dire l’incarnation de la science, de la science historique. Gilles Dostaler, peut-être autant que moi, était très éloigné de cette manière de penser. Beaucoup de mes contacts avec lui se sont faits aussi dans le cadre du groupe de recherche en épistémologie auquel il participait à l’occasion et surtout dans celui de l’Association d’économie politique, qu’il a fondée et dont il a été le président et l’animateur pendant de très nombreuses années. Vous en avez vous-même été le président, je crois, et je sais que vous y étiez très associé. J’ai pu apprécier son travail, à deux égards. D’abord, comme animateur qui savait se faire respecter par l’ensemble des membres, non sans introduire parfois un certain humour, que j’appréciais, dans les relations humaines. Et bien sûr comme spécialiste de la pensée économique, avec un sens des nuances dans sa réflexion sur l’économie et sur les problèmes posés par la pensée économique. Ce n’était pas seulement Marx qui était en cause dans l’association ; c’était un lieu où l’on pouvait réfléchir sur l’économie politique, au sens que l’expression avait encore à l’époque. Non pas toute la pensée économique, mais celle qui est sensible aux problèmes d’égalité et de justice. Ce qui est quand même un des objectifs, ou du moins devrait être l’un des objectifs, de la science économique.

44 IE : Maurice Lagueux, un très grand merci pour cette entrevue.

Entretien réalisé par Christian Deblock, le 2 novembre 2021

NOTES

1. L’ouvrage a été dirigé par Gilles Dostaler avec la collaboration de Maurice Lagueux. Il a été publié en 1985 aux éditions La découverte et aux Presses de l’université du Québec.

2. Gilles Dostaler, Keynes et ses combats, Paris, Albin Michel, 2005.

3. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie, Paris, Payot, 1942 pour l’édition française.

4. À propos de l’ouvrage de Maurice Lagueux, Rationality and Explanation in Economics. New York, Routledge, 2010. https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1634

5. Cf. « Learning from the debate on Externalities » dans Backhouse Roger, Daniel Hausman and Uskali Mäki & Andrea Salanti (eds.) Economics and Methodology: Crossing Boundaries, Londres, Macmillan, 1998, p. 120-147 et « The residual character of externalities », The European Journal of the History of Economic Thought, vol. 17, n° 4, octobre 2010, p. 957-973.

6. Maurice Lagueux, « Peut-on séparer science et idéologie en économique ? », Revue de philosophie économique, n˚ 11, 2005, p. 85-111. Cet article doit paraître à nouveau parmi une sélection d’articles que cette revue doit publier dans un numéro spécial à l’occasion de son vingt- cinquième anniversaire.

7. « What's Wrong with Metaphors in Economics? the Case of Hydraulic Metaphors », dans Lowry, Todd (dir.) Perspectives on the History of Economic Thought, vol VIII, Aldershot, Hants.,

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Edward Elgar Publishing, 1992, p. 35-50. Voir aussi : Maurice Lagueux, « Do Metaphors Affect Economic Theory ? », Economics and Philosophy, vol 15, n° 1, 1999, p. 1-22.

8.« Agents économiques et rationalité» dans Gilles Campagnolo et Jean-Sébastien Gharbi (dirs.) Philosophie économique, Un état des lieux, Paris, Éditions Matériologiques, 2017, p. 489-502. Voir aussi « The Forgotten Role of the Rationality Principle in Economics », Journal of Economic Methodology, vol 11, no 1, 2004, p. 31-51. Enfin, «Analyse économique et principe de rationalité», Revue de Synthèse, Paris: Albin Michel, 1, janvier-mars 1993, p. 9-31.

9.« L’agent économique : rationalité maximale ou minimale », Cahiers d’économie politique, Paris, L’Harmattan no 49, 2005, p.143-157.

10.Anne Robert Jacques Turgot, Réflexions sur la formation et la distribution des richesses 1766 11.Louis Dumont, l’Homo Aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique, Paris, Gallimard, 1977.

12.« How Could One Be Irrational? » dans Marion Mathieu & Cohen Robert S. (eds), Quebec Studies in the Philosophy of Science, livre II: Biology, Psychology, Cognitive Science and Economics, Collection «Boston Studies in the Philosophy of Science», Dordrecht: Kluwer, 1995, p. 177-192.

13.Friedman, Milton, « The Methodology of Positive Economics », in Essays in Positive Economics, Chicago, University of Chicago Press, 1953.

14. « Friedman's ‘Instrumentalism’ and Constructive Empiricism in Economics », Theory and Decision, vol 37, 1994, p. 147-174.

15.« Ordre spontané et darwinisme méthodologique chez Hayek », dans Dostaler Gilles et Diane éthier (dirs.), Friedrich Hayek, philosophie, économie et politique, Paris: Economica, 1989, p. 87-103.

16.Becker Gary, « Irrational Behavior and Economic Theory », Journal of Political Economy, 1962, 70. p. 1-13.

17. « Kirzner vs Becker: Rationality and Mechanisms in Economic Discourse » dans Hebert, Robert (ed.), Perspectives on the History of Economic Thought, vol IX, Aldershot, U.K.: Edward Elgar, 1993, p. 37-50.

18.« Libéralisme et néolibéralisme » dans Gilles Kévorkian (dir.) La pensée libérale, histoire et controverses, Paris, Ellipses, 2010, p. 357-377. Voir aussi « Le néo-libéralisme comme programme de recherche et comme idéologie », Cahiers d'économie politique, no 16-17, Paris, L'Harmattan, 1989, p. 129-152.

19.« Grandeur et misère du socialisme scientifique », Philosophiques, vol. X, n˚ 2, oct. 1983, p. 315-340.

20.Par exemple, dans un contexte légèrement différent : Louis Althusser, Lénine et la philosophie suivi de Marx et Lénine devant Hegel, Paris, Maspero, 1972 p. 52.

21.Voir à ce sujet le numéro de la revue Interventions économiques consacré à Schumpeter : https://journals.openedition.org/interventionseconomiques/1463

22.« Le principe de conservation de la valeur et le problème de la transformation », Dialogue, vol. 23, n˚ 1, mars 1984, p. 85-102. Paru également avec additions dans Un échiquier centenaire.

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