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Sauve qui sait : l'efficace « Madame Rahab » (une approche narrative de Josué 2)

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Academic year: 2021

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Sauve qui sait : l’efficace “ Madame Rahab ” (une

approche narrative de Josué 2)

Cyprien Comte

To cite this version:

Cyprien Comte. Sauve qui sait : l’efficace “ Madame Rahab ” (une approche narrative de Josué 2). Bulletin de Littérature ecclésiastique, Institut Catholique de Toulouse, 2011. �hal-02999341�

(2)

Sauve qui sait : l’efficace « Madame Rahab »

1

(une approche narrative de Josué 2)

Il n'est pas surprenant que Josué, au début de sa campagne militaire, envoie deux de ses hommes

reconnaître secrètement le pays, selon un « stratagème aussi ancien que l'humanité »2. Ces espions3

rencontrent plusieurs péripéties, que raconte le deuxième chapitre du livre de Josué. Cependant ils ne sont pas les protagonistes héroïques que le lecteur pourrait attendre a priori.

Notre approche narrative de ce chapitre biblique (texte hébreu) évoquera la question du temps du récit, puis sa trame, avant de s'arrêter sur les thèmes qu'il aborde et sa postérité. Nous montrerons ainsi comment la protagoniste du récit est Rahab, la prostituée de Jéricho qui fit réussir la mission des agents secrets.

1. Le temps dans ce récit

a. Rapport entre les durées : temps raconté et temps racontant

Les éléments se rapportant au cadre du récit sont la proposition nominale du v. 1b (« dont le nom était Rahab ») et la pause narrative du v. 15 (« car sa maison... elle habitait. »). Elles apportent des éléments d'exposition au cours du récit, car ce dernier commence in medias res : l'action est lancée dès les premiers mots du chapitre. Le premier élément d'exposition est donné dès la fin du v. 1, ce qui permet d'éveiller l'attention du lecteur et de laisser deviner l'importance du personnage féminin. Cependant, le narrateur, faisant durer le suspense, cache la seconde information aussi longtemps qu'il le peut : jusqu'au moment où ce renseignement devient utile, justifiant alors son intrusion dans le cours du récit. En effet, le moyen qu'emploie la femme pour faire sortir les deux hommes de la ville est une corde jetée par la fenêtre4. Ce n'est qu'après avoir mentionné cette corde que le

narrateur explique, par deux fois là où une seule aurait suffi, que cela est rendu possible par la situation topographique de l'habitation, « sur le mur du rempart » (v. 15).

Le v. 5a rapporte une précision temporelle, insérée dans le discours de Rahab, ce qui permet d'insister sur la porte de la ville, « sur le point de se fermer ». Tous les verbes conjugués du récit (à

l'exception de ceux qui émaillent les discours) sont au qatal ou au wayyiqtol5 et décrivent des

actions qui appartiennent au premier plan de la narration.

Les nombreuses paroles rapportées au style direct marquent elles aussi des étapes importantes de l'action : quand un personnage parle, le temps raconté est égal au temps racontant. On y trouve différents types de discours, par exemple exhortatif, avec les brèves instructions de Josué (v. 1), ou composite, comme la réponse de la femme aux envoyés du roi de Jéricho (vv. 4-5). Le rapport final

1 Expression entendue dans la bouche de Moïse Mouton (Aix-en-Provence). Sous une forme remaniée et réduite, le

présent article reprend un travail réalisé à l'Institut Biblique Pontifical de Rome, sous la direction du Professeur Jean-Louis Ska, à qui est due ma vive reconnaissance. Je remercie aussi le Professeur Bernadette Escaffre, de l'I. C. Toulouse, pour ses conseils. Les imperfections de ces lignes relèvent toutefois de ma responsabilité.

2 F.-M. ABEL, « Les stratagèmes dans le Livre de Josué », dans Revue Biblique 56 (1949), p. 321-339 (323).

3 Nous conservons cette terminologie malgré sa connotation négative, alors que vu du côté israélite, le récit inviterait

plutôt à parler d'« agents secrets » ou à évoquer une mission de « reconnaissance ».

4 A. WÉNIN, « Rahab de Jéricho, l'ennemie alliée », dans A. WÉNIN, C. FOCANT, S. GERMAIN, Vives femmes de la Bible,

Bruxelles, Lessius, « Le livre et le rouleau, n° 29 », 2007, p. 49-52 (51), évoque « un panier » que nous qualifierions en quelque sorte de « proleptique », cf. Ac 9, 25.

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des deux hommes à Josué (v. 24) est une assertion6 qui développe la fin du v. 23. En écrivant ces

échanges verbaux au style direct, le narrateur leur confère une grande importance, puisqu'il rend le lecteur pour ainsi dire contemporain de ces paroles, rapportées apparemment sans modification (comme dans les récits populaires en général et les récits bibliques en particulier). Les transitions narratives entre les dialogues permettent au narrateur de signifier les modifications de la situation ; la position physique et/ou psychologique des personnages s'en trouve changée, et donc leurs relations, exprimées par les paroles qu'ils échangent.

Nous n'avons pas relevé de scène narrée au rythme « temps racontant = temps raconté ». En revanche, un certain nombre de versets rapportent des récits rapides (où l'action progresse beaucoup, tandis que les paroles échangées au style direct permettent de saisir les motivations des personnages). Les événements résumés ne sont pas sans intérêt, puisqu'ils sont nécessaires au déroulement de l'histoire. Mais le narrateur veut attirer l'attention du lecteur sur les échanges verbaux, et sur quelques détails qu'il met en évidence notamment par les variations du rythme de la narration. Certains récits sont même très rapides, dans les vv. 1 (« ils y allèrent ») et surtout 22, où trois jours sont racontés en un seul verset, du point de vue des deux hommes puis des poursuivants. Là n'est pas le centre d'intérêt du narrateur.

Nous pouvons relever quelques ellipses dans ce récit. On ne sait pas comment le roi a appris que

des espions sont arrivés à Jéricho et qu’ils se trouvent chez Rahab7. Les envoyés du roi de la ville ne

nous sont pas non plus montrés en train de répéter les paroles du roi, qui disparaît d'ailleurs du récit dès qu'il a donné ses ordres (v. 3) ; nous ne savons pas davantage si Josué a eu une quelconque activité entre le départ et le retour de ses éclaireurs (vv. 2-22). Le narrateur passe aussi sous silence un certain nombre de déplacements : le voyage entre Shittim et Jéricho des deux hommes (v. 1) ainsi que leur trajet final depuis le pied de la montagne jusqu'au Jourdain (à lire « ils traversèrent » au v. 23, on croirait qu'aussitôt redescendus de la montagne, ils se trouvent au bord du fleuve). De même, le trajet des envoyés du roi vers la maison (entre les vv. 3 et 4) n'est pas même évoqué, sinon par ces mots : « le roi [...] envoya dire à Rahab ». La coopération du lecteur n'est d'ailleurs pas sollicitée pour rétablir ces oublis volontaires : ces informations manquantes n'ont guère d'importance pour la trame. Quels sont donc les moments de l'action que mettent en évidence les variations du temps dans le récit ?

Si l'action rapportée dans le chapitre 2 du livre de Josué s'étale sur un peu plus de trois journées (en incluant le temps dans les montagnes et les deux trajets des éclaireurs entre Shittim et Jéricho), seules quelques dizaines de minutes font l'objet d'une attention toute particulière : certains mots et gestes de Rahab et des autres personnages, entre l'arrivée des espions à Jéricho (v. 1), et leur départ nocturne depuis la fenêtre sur le rempart (v. 21), dont la mention est suivie d'un détail fort important : au v. 21b, nous assistons en effet à un ralentissement du récit, soulignant le geste d'attacher le cordon rouge, geste en apparence insignifiant mais qui conditionne la survie de Rahab. Cette focalisation sur un détail (qui aurait pu être omis par le narrateur) montre la femme accomplissant aussitôt et à l’avance (ce n’est pas encore le moment de la conquête) la consigne des espions, trop importante pour risquer d'être oubliée. Le rapport entre temps racontant et temps raconté manifeste donc de manière éclatante l'importance de l'intervalle entre l'arrivée des deux hommes chez Rahab et le moment où ils s'éloignent des murs de la ville.

Les deux notations sur le cadre nous ont donné des clefs pour comprendre notre épisode : en temps voulu, elles indiquent le nom de cette femme et la situation de sa maison, ce qui nous incite à penser qu'elle est le protagoniste de ce chapitre. L'importance conférée par le récit au temps passé par les

6 Sur cet usage du qatal, cf. P. JOÜON, Grammaire de l'hébreu biblique, Rome, Institut Biblique Pontifical, 1965

(2de éd.), 1996, § 164b.

7 Y. ZAKOVITCH, « Humor and Theology or the Successful Failure of Israelite Intelligence : A Literary-Folkloric

Approach to Joshua 2 », dans Text and Tradition, The Hebrew Bible and Folklore (éd. S. NIDITCH), Atlanta, GA,

Scholars Press, 1990, p. 75-98 (85-86), suppose gratuitement que Rahab elle-même a fait avertir le roi, hypothèse invraisemblable si elle inclut l’identification des Israélites, puisque la femme affirme ensuite aux émissaires du roi qu'elle ignore l'origine des deux hommes.

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hommes d'Israël dans la maison de Rahab ou à proximité renforce cette impression.

b. L'ordre des événements dans un récit « déchronologisé »

On peut qualifier ce récit de « déchronologisé » ; le problème rencontré à plusieurs reprises est

« l'ordre dans lequel les événements sont relatés » et non « l'absence de chronologie »8. Au v. 6

seulement, n'est-il pas clair que l'ordre des événements du récit diffère de celui du discours ? Nous

avons affaire à une analepse interne9. Ce verset rapporte une « information récupérée », avec deux

verbes, le premier au qatal (« elle les avait fait monter ») et le second au wayyiqtol (« et les avait cachés »). Cette incise précisant comment Rahab a caché les hommes (fait déjà annoncé au v. 4) permet de retarder la réaction des envoyés du roi. Pendant ce v. 6, la tension augmente, le lecteur peut se demander : que répondront les hommes du roi ? Le subterfuge réussira-t-il ?

Ainsi pouvons-nous exposer l'ordre des événements (en italique, les différences entre les deux colonnes) :

Événements racontés (ordre « logique »)

Événements « survenus » (ordre chronologique)

v. 2 Information du roi Information du roi

v. 3 Ordre du roi Le roi donne son ordre à ses hommes

v. 4a Rahab cache les espions Rahab devine10 ou apprend que le roi a été

informé, voire l'anticipe, et cache les espions Les hommes du roi se dirigent vers la maison de Rahab et lui répètent l'ordre du roi

vv. 4b-5 Réponse de Rahab Réponse de Rahab

v. 6 Information récupérée : comment Rahab a caché les espions

v. 7 Les hommes du roi partent à la poursuite des espions

Les hommes du roi partent à la poursuite des espions

Après l'analepse du v. 6 qui rompt la séquence temporelle des événements, a lieu la « reprise » du fil narratif précédent, signalée au v. 7 par la racine SCX (poursuivre) et la précision « après eux », qui se trouvaient déjà au v. 5.

Selon un « procédé relativement fréquent dans la Bible », cette « séquence dans le récit est plus

logique que chronologique »11 : après la mention du danger vient la solution. Dans le récit, d'abord

les espions sont recherchés par la police locale, et ensuite nous apprenons qu'ils ont été cachés par Rahab. Pourtant, ceci s'est peut-être produit avant cela, et certainement avant que la police frappe à la porte de la prostituée.

L'analyse du temps des verbes ne permet pas de prouver d'autre variation dans l'ordre du récit. Cependant son aspect « déchronologisé » apparaît avec plus ou moins d'évidence en deux autres endroits : v. 4a et v. 15.

Les deux wayyiqtol du v. 4a (« elle prit... et les dissimula ») font difficulté car il semble que la femme, avant de répondre aux envoyés du roi, les abandonne pour aller rapidement dissimuler les deux hommes, puis revient parler aux premiers. Il eût été plus aisé de trouver ici d'abord un qatal.

8 Cf. W. J. MARTIN, « "Dischronologized" Narrative in the Old Testament », dans Congress Volume Rome 1968,

Leiden, Brill, « Supplements to Vetus Testamentum, n° 17 », 1969, p. 179-186 (179).

9 À l'inverse, J. A. SOGGIN, Josué, Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, « Commentaire de l'Ancien Testament, n° Va »,

1970, p. 34. 38, sans mentionner le temps des verbes, voit deux dissimulations successives aux vv. 4 et 6.

10 Dans le gros village fortifié qu'était Jéricho, les nouvelles se transmettaient sans doute bien rapidement.

11 Explication de J.-L. Ska. À un autre sujet, M. FOURMOND (éd.), Josué, Paris, Desclée De Brouwer, « Connaître la

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Le récit ne raconte qu'une fois ce qui a été dit deux fois dans l'histoire : lorsque le roi a donné son

ordre, et lorsque ses envoyés l'ont répété à Rahab12. Le choix du narrateur fait monter la tension

dramatique : il est plus « économique » de ne rapporter qu'une fois la consigne du roi, mais évoquer avant celle-ci la dissimulation des espions aurait fait perdre de l'intérêt au récit : un récit chronologique de ces faits ne favoriserait pas le suspense, au contraire du récit « logique ».

D’ailleurs, au début du v. 4, le lecteur attendrait maintenant que Rahab livre les espions, des ennemis de son peuple ! Mais la séquence employée dans le récit crée la surprise : la femme prend le parti des espions contre son roi, d’abord en actes (elle les dissimule, v. 4a) puis en paroles qui confirment son choix, lorsqu'elle répond aux émissaires royaux (vv. 4b-5). Ainsi, dès le v. 4, le narrateur répond à la question que se pose le lecteur : va-t-elle livrer les deux hommes ? Si le narrateur donne au lecteur la clé d'interprétation du discours avant de le rapporter, c'est pour établir une certaine relation de confiance avec lui (et aussi avec le personnage féminin), cette clé étant dissimulée aux hommes du roi : il aurait pu retarder l'information du v. 4a en la restreignant à la seule analepse du v. 6. Désormais, dès le v. 4, le lecteur sait dans quel camp se trouve la femme. Mais la difficulté est seulement déplacée : persévérera-t-elle dans cette voie ? Avec son appui, les espions réussiront-ils ? Une autre question fait ici son apparition : pourquoi cette femme agit-elle ainsi, et trahit-elle son roi et son peuple ? Elle risque sa vie13.

De même, au v. 15, il semble difficile d'accepter que l'action rapportée par le verbe au wayyiqtol traduit « elle les fit descendre » précède le dialogue qui suit. Il s'agit sans doute d'une prolepse14 : les

faits racontés au v. 15 pourraient s'être déroulés après les derniers mots de Rahab (v. 21a). En effet, il est peu plausible qu'après avoir fait descendre les hommes, la femme de Jéricho leur donne ses instructions de prudence, et qu'ils lui répondent ensuite longuement, avant qu’elle conclue : quel danger ces trois personnages suspects encourraient alors, échangeant nuitamment de longues paroles, elle depuis le haut de la muraille et eux hors de la maison en contrebas ! Les choses ne se sont sans doute pas passées dans l'ordre du récit, mais peu importe : introduire la conversation juste à ce moment permet, d'une part de marquer le changement de scène (les espions se sont déplacés en sortant par la fenêtre) en évitant d'enchaîner de trop nombreux dialogues qui deviendraient ennuyeux sans action intercalée, et d'autre part de mettre en relief la situation de la maison, élément du cadre que le narrateur réussit à divulguer le plus tard possible (après même la mention de la descente par la fenêtre !). Par conséquent, la même fenêtre de Rahab devient le lieu où elle attachera le cordon rouge, le signe qui lui permettra de sauver sa vie (à supposer que les armées de Josué atteignent la maison par l'extérieur du rempart). Le narrateur fait donc montre d'une certaine cohérence en plaçant le v. 15 avant le dialogue des vv. 16-21 : ces va-et-vient dans le temps

racontant s'inscrivent dans son projet narratif15. Le lecteur ne doit pas céder à la grande tentation

d'opérer des changements dans le texte pour rétablir une séquence temporelle satisfaisante16.

Séquence racontée Séquence « chronologique »

v. 15 descente des espions par la fenêtre vv. 16-21 dialogue entre Rahab et les hommes

vv. 16-21 dialogue entre Rahab et les hommes v. 15 descente des espions par la fenêtre

Si cette histoire est racontée avec une chronologie aussi complexe, c'est sans doute à la fois pour

12 Ce procédé qui consiste à rapporter un discours au style direct une seule fois au lieu de deux est fréquent dans la

Bible. Le principe d'économie justifie ce que nous pourrions appeler une « haplologie dans la narration ». Cf. par exemple Ag 2, 2-9.

13 FLAVIUS JOSÈPHE, Les Antiquités juives (abrégé Ant. dans les pages qui suivent), V, 1, 2 (11) développe le « péril »

(ki,ndunoj) qu'elle court « pour leur salut », là où Jos 2 est beaucoup plus « économique ».

14 Cf. W. J. MARTIN, « "Dischronologized" Narrative in the Old Testament », dans Congress Volume Rome 1968,

Leiden, Brill, « Supplements to Vetus Testamentum, n° 17 », 1969, p. 179-186 (181-182).

15 Cf. R. G. BOLING, Joshua, Garden City, NY, Doubleday, « The Anchor Bible, n° 6 », 1982, p. 148.

16 Nous ne suivons donc pas D. J. MCCARTHY, « The Theology of Leadership in Joshua 1-9 », dans Biblica 52 (1971),

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donner un rythme enlevé au récit, pour créer un effet de surprise devant la réaction de Rahab (v. 4) et devant la situation de sa maison (v. 15) qui permet (ou du moins devrait permettre) une fuite discrète, et enfin pour rapporter l'ajout d'une stipulation du pacte sans exalter le courage des espions (une fois en bas du rempart, ils se croient en sécurité). Mais une option théologique sous-jacente du narrateur pourrait aussi fournir une explication : il est vrai que YHWH n'est nommé que dans les discours, mais Il reste le maître de l'histoire et du monde. Or, à chaque fois que les deux hommes semblent perdus apparaît comme naturellement la solution à leur problème le plus immédiat. Un sens caché dans ce récit ne pourrait-il pas être qu'au travers des événements et particulièrement de la conduite de Rahab, c’est Dieu qui prend soin de ces deux hommes et fait réussir leur mission ? Puisque le Seigneur mène la conquête de la terre par Josué dans le macro-récit qui porte son nom, il n'est pas surprenant qu'Il veille aussi sur cette mission d'espionnage. Néanmoins, cette hypothèse interprétative ne repose pas sur des indices proprement narratifs trouvés dans notre chapitre.

c. Une « poursuite » en arrière-plan

Aux vv. 8-22a, les poursuivants disparaissent... pour revenir brièvement au premier plan en 22b. Rahab a réussi à éloigner les hommes du roi. Il lui faut maintenant s'assurer qu'ils ne retrouveront pas les espions. Une fois partis les poursuivants, le seul lien logique ou temporel explicite entre les deux fils du récit est exprimé par l'expression « jusqu'au retour de ceux qui les poursuivaient » (v. 22a). Le narrateur aurait pu développer leurs recherches infructueuses, mais ne le fait pas : l'essentiel se passe à Jéricho pendant qu'ils sont loin. Nous suivons ici deux actions simultanées, dont l’une (la poursuite infructueuse) finit par ne plus être que l’arrière-plan de l’autre, plus importante (le sort des espions). Comme souvent en peinture, le narrateur donne du relief à son

œuvre et de l'importance au sujet principal en ajoutant des détails sur un plan moins important17.

2. Analyse de la trame

L'occasion du récit, et sa raison principale, est une trame de révélation : Josué, se préparant à la conquête du pays18 en commençant par Jéricho, lance depuis Shittim une opération de

renseignement militaire. Les instructions des deux espions sont brèves, mais leur rapport final affirmera la facilité de la conquête. Cependant, la collecte des informations ne va pas sans risque... et entraîne une trame de résolution : comment les deux hommes échapperont-ils aux hommes du roi de Jéricho ? Cette question tient le lecteur en haleine jusqu'à la fin du récit, la menace du roi et de ses hommes planant depuis le v. 2 jusqu'au v. 22, dans une construction climactique, c'est-à-dire comportant différents degrés ou étapes, qui donneront lieu aux trois scènes évoquées ci-après.

En outre, les raisons de la conduite de la prostituée apparaissent lorsqu'elle confesse ce qu'elle « sait » du Dieu d'Israël, et du sort des ennemis de son peuple : c'est une petite trame de révélation (incluse dans celle qui couvre le chapitre entier), dont le coup d'envoi est donné au v. 4, à l'instant où le lecteur apprend que la femme, en cachant les espions, trahit son roi et ses concitoyens.

Enfin, puisque les deux envoyés de Josué trouvent refuge chez une femme, elle parvient à leur arracher la promesse, à certaines conditions, de préserver la vie de ceux qui seront dans sa maison lorsque les troupes israélites entreront dans la ville. Au chapitre 6 est résolue la tension qui restait à la fin de notre récit (les espions tiendront-ils parole ?). C'est l'aspect étiologique de ce récit, puisque,

lu comme une trame de révélation19, il explique pourquoi le clan de Rahab a survécu en Israël.

17 Cf. par exemple la célèbre « Vocation de S. Matthieu » du Caravage, en 1599-1600, à l'église romaine de

Saint-Louis des Français, où c'est (à l'inverse) le personnage du premier plan qui sert de « repoussoir » en tournant le dos au spectateur, alors que l'action principale se déroule au « second » plan.

18 U£X¡@¡D apparaît dix fois dans le chapitre, cf. G. LISOWSKY, Konkordanz zum Hebräischen Alten Testament (3ème édition),

Stuttgart, Deutsche bibelgesellschaft 1993), p. 147. 158-159. La liste des verbes dont ce substantif est l'objet montre d'ailleurs le mouvement du chapitre : de l'exploration (vv. 1. 2. 3) au don divin du pays (vv. 9. 14. 24).

19 La littérature chrétienne tendrait à conférer à cet aspect étiologique une importance beaucoup plus grande : Rahab

(7)

Jos 2, 1-24 Trame de révélation : opération de renseignement militaire

vv. 2-23 Trame de résolution : comment échapper aux hommes du roi de Jéricho ?

vv. 2-7 : dans la maison de Rahab vv. 8-14 : le serment sur la terrasse

vv. 15-23 : comment rejoindre Josué en sécurité ?

vv. 4-13 Trame de révélation : raisons de la conduite de Rahab

Nous proposons de subdiviser la trame en trois scènes articulées autour du dialogue de Rahab avec un ou plusieurs interlocuteurs, séparées par deux mouvements qui nous semblent rythmer efficacement le corps du récit (vv. 2-23). Ces scènes sont séparés par deux actions dont le sujet est la femme : « elle monta » (v. 8) et « elle les fit descendre » (v. 15). Trois contrats narratifs se succèdent, avec le même enjeu : comment Rahab fera-t-elle échapper les espions israélites ? Quant au v. 1, il a pour fonction de présenter les personnages majeurs du chapitre et l'action dans laquelle ils sont aussitôt lancés.

Nouement : v. 1

Josué, comme plus tard le roi de Jéricho (v. 3)20, envoie des hommes en mission. Sa consigne, au

style direct, est claire et brève. Ici s'ouvre un contrat narratif qui sera clos avec le rapport oral terminant le chapitre. À la lecture du v. 1a, on pourrait s'attendre à un épisode, banal ou héroïque, de

renseignement dans une campagne militaire21. Ces deux hommes seront-ils des héros, déjouant

mille dangers par leur astuce ou leur force, et revenant faire leur rapport une fois la mission accomplie ? Ce n'est pas exactement une fausse piste, puisque les hommes échapperont au danger et rapporteront un renseignement crucial. Pourtant, les surprises du lecteur vont être nombreuses. Le narrateur introduit aussitôt une personne importante, dont le nom est annoncé avec emphase : Rahab. La mission est secrète : les expressions « en grand secret »22 et « cette nuit » (v. 2),

soulignent ce qui devrait être une évidence. Ironie du sort, les hommes sont repérés dès leur arrivée à Jéricho, annoncée au roi local.

L'ordre de Josué précisait leur mission, au moyen de deux verbes : « allez, voyez » La conduite des deux hommes y semble d'abord conforme, puisque leur première action est « ils allèrent ». Mais un décalage apparaît aussitôt, avec une variation dans ce qui aurait pu n'être (avec seulement le passage

de l'impératif au wayyiqtol) que répétition de la consigne23 : au second verbe, qui n’est pas « ils

virent » mais « ils vinrent » (ou mieux, « ils entrèrent »), s'ajoute un troisième : « et se couchèrent ». Les deux hommes apparaissent pressés, non pas de voir, d'inspecter et d'explorer le pays, selon l'expectative du lecteur implicite, mais d'entrer dans une maison... et d'aller se coucher, comme s'ils ne pensaient qu'à se reposer. Le lecteur peut déjà avoir la puce à l'oreille, et pressentir l'humour du

narrateur24 : ces héros n'ont-ils pas une étrange manière d'espionner le pays ennemi ?

D'autre part, au moyen de plusieurs précisions, le narrateur nous semble créer une autre attente, qui va se révéler être une fausse piste : il mentionne un lieu notablement associé à l'apostasie,

supplémentaire (2, 12 – 6, 25) sans la faire figurer dans notre tableau. Rahab survit... parce que le serment qu’elle a demandé aux vv. 12-13 est tenu en 6, 22-25.

20 Cf. aussi Moïse en Nb 13, 3.16-17.

21 Seulement aux vv. 1-3, le texte utilise trois racines verbales qui appartiennent au champ lexical de l'exploration, LBX

(espionner), D@X (voir ou examiner) et XTG (explorer). La mission est claire ! Cependant, si le narrateur rapporte effectivement le trajet des espions, il ne dira jamais qu'ils espionnent », « reconnaissent » ou « explorent » la ville, ni le pays, cf. à l'opposé Jos 7, 2 ou encore Nb 13 (4 occurrences du verbe Xhx, « espionner, explorer »).

22 J. A. SOGGIN, op. cit., p. 34.

23 Cf. Jos 5, 2-3 et Mc 11, 2-3. 4-7, où l'exécution reprend les verbes de la consigne, presque à l'identique.

24 Il y a peut-être aussi un jeu de mots pour qui lit le texte hébreu, les consonnes šmh étant identiques dans les

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« Shittim »25, et précise que Rahab est non seulement une païenne26 mais aussi une prostituée. Cette

femme pourrait être vue a priori comme personnifiant la tentation d'apostasie27 (mais ce thème n'est

pas explicité) ; pourtant ses convictions religieuses vont bientôt surprendre favorablement le lecteur.

Par ailleurs, on ne peut nier la claire connotation sexuelle de plusieurs termes du récit28, fréquente

dans les récits vétérotestamentaires. Les euphémismes « connaître »29, « aller vers », « coucher

avec »30, signifient « avoir des relations sexuelles avec » quelqu'un. Bien que Josèphe voie en Rahab

une simple aubergiste31, D¡P]F D¡y¦@ (v. 1) est généralement traduit par « prostituée ». On peut discuter

de l'étymologie de la racine DPF32, pour conclure que ce sens n'est ni évident, ni impossible. Si le

sens originel de ce mot n'est pas nécessairement plus honteux que celui d'amie de puissances extérieures33, Jc 2, 35 et He 11, 31 n'ont cependant pas forcément tort de voir en Rahab « une

prostituée réelle »34.

Voilà nos hommes entrés (le verbe est repris au v. 2) dans « la maison35 d'une prostituée », qui est le

théâtre central de l'action au long de notre récit. Ils la quitteront seulement aux vv. 21-22.

Entre les vv. 1 et 3, nous laissons la maison de Rahab pour assister à la réaction du roi de Jéricho... ce qui peut éveiller l'attention du lecteur : qu'ont fait les espions chez la prostituée ? Certes, ce qui s'est passé entre leur arrivée et le moment où Rahab les cache (v. 4) ne nous est pas rapporté, mais cela n'a guère d'importance pour le récit, dont l'intérêt est ailleurs. Il s'agit d'un blanc, d'un

indéterminé36. Le narrateur omniscient choisit de garder une certaine réserve, et laisse ce point en

suspens. Les hommes pensaient probablement aller se coucher (seuls) dès leur arrivée, comme semble l'indiquer le verbe « ils se couchèrent » au v. 137. Seuls ? À cette question oiseuse, ni

l'assertion du roi (v. 2), ni celle de Rahab (v. 4) ne permettront de répondre : c'est un élément sans importance pour la trame.

Scène 1 : vv. 2-7 (dans la maison de Rahab)

Complication : vv. 2-3 (les hommes du roi recherchent les espions)

Du « roi de Jéricho », nous ne saurons ni le nom, ni ce qu'il devient après ce verset. Il n'est qu'un obstacle sur le chemin des espions.

Pour le déroulement du récit, le roi devait être au courant de l'arrivée des espions, et le lecteur savoir qu'il savait. Comment il a appris la nouvelle est une question secondaire. La différence des niveaux de connaissance joue dès le v. 2 un rôle important, comme tout au long du chapitre. La

25 Cf Nb 25, 1-5 ; 33, 49, et L. D. HAWK, Joshua, Collegeville, MN, The Liturgical Press, « Berit Olam. Studies in

Hebrew Narrative & Poetry », 2000, p. 19-51 (40).

26 En effet, elle vit à Jéricho et devra habiter avec son clan « hors du camp d'Israël » une fois la ville prise : Jos 6, 23b. 27 Cf. L. D. HAWK, op. cit., 41.

28 J. F. D. CREACH, Joshua, Louisville, KY, Geneva Press, « Interpretation Bible Studies », 2003, p. 32-33, parle de

« sexual innuendo ». Les histoires d'espionnage ne sont pas avares de ce genre de procédés, que l'on pense par exemple à James Bond ou à Mata Hari.

29 Cf. Gn 4, 1. 17 ; 24, 16 ; 38, 26 ; Nb 31, 17. 18 ; Jg 19, 22. 25, ou encore ginw,skw, Lc 1, 34. 30 Mais dans notre texte le verbe « coucher » n'est jamais suivi de la préposition « avec ».

31 Cf. « l'auberge (katagw,gion) de Rahab », Ant. V, 1, 2 (8), à la suite du Targum Jonathan sur Josué, cf. la n. 1 de

É. Nodet dans Ant., t. II, Paris, Cerf, 1995, p. 117. Cf. aussi la n. b de W. Whiston sur V, 1, 2 (10) dans The Works of

Josephus, Peabody, MA, 1987 (nouvelle éd. revue et corrigée), 2009, p. 126-127.

32 Cf. D. J. WISEMAN, « Rahab of Jericho », dans Tyndale Bulletin 14 (1964), p. 8-11 (10-11). On aura notamment

recours aux langues arabe et akkadienne.

33 Comme le sont... les prostituées et les publicains, cf. Mt 21, 31.

34 L'expression est employée par J. CAZEAUX, L'évangile selon Matthieu, Jérusalem entre Bethléem et la Galilée, Paris,

Cerf, « Lectio divina, n° 231 », 2009, p. 48, au sujet de cette femme. Son lecteur peut toutefois s'étonner lorsqu'il désigne Rahab comme celle qui, en Jos 6, « ouvrit les portes de la ville aux Israélites envahissant Canaan » (ibid.).

35 La suite de l'histoire, notamment le chapitre 6, montrera combien il est important d'être dans la maison.

36 Cf. J. L. SKA, « Our Fathers have told us », Introduction to the Analysis of Hebrew Narratives, Rome, Pontificio

Istituto Biblico, « Subsidia Biblica, n° 13 », 2000 (2de éd.), p. 9.

37 Y. ZAKOVITCH, art. cit., p. 75-98, estime pouvoir dire qu'ils ne sont ni des espions, ni même des hommes puisqu'ils

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mission de renseignement est secrète... mais la présence des espions est aussitôt connue du roi de la ville. Se rendent-ils compte que leur présence est connue avant même qu’ils recherchent des informations ? Le lecteur en est averti, avec peut-être une certaine ironie, liée à cette différence de niveaux de connaissance38. La tension narrative naît lorsque nous prenons connaissance des

informations du roi. Ensuite, elle croît : que va faire la femme ? Les deux hommes vont-ils réaliser le danger qui les menace ?

Dès que le roi apprend qui sont ces hommes (des ennemis, « des fils d'Israël », v. 2) et pourquoi ils

sont venus à Jéricho, il envoie un ordre à la femme. Son impératif hifil(forme factitive) I¦@I¦V]D

(« fais sortir », premier mot des envoyés du roi à Rahab) manifeste que, s'ils sont dans sa maison, elle a un réel pouvoir sur eux. Il ne croit pas si bien dire, puisque par deux fois dans le récit et deux

autres dans les discours, l’action de la femme à leur égard est exprimée par un hifil39. Est-il exagéré

d'arguer de ces cinq hifil pour voir les espions en quelque sorte manipulés par la femme, à partir du moment où ils ont franchi le seuil de sa maison pour y coucher et jusqu'au moment où, ressortis, ils essaient de reprendre quelque contrôle de la situation ?

Dans l'ordre royal est reprise l'information du v. 2, dramatisée par l'ajout du nom -L¡m (« tout ») devant U£X¡@¡D (« le pays »). Cette exagération nous donne à voir la crainte du roi, préfigurant la panique de tout son peuple, annoncée par Rahab au v. 9. Il y a urgence ! Tous les personnages du récit seront ensuite conscients de cette urgence, sauf apparemment les espions. Le triple emploi par

le roi du verbe @EA (« venir, entrer »)40 laisse entendre le problème majeur que représente pour le

chef local cette entrée non seulement dans la maison de la femme, mais surtout dans la ville du roi où elle se trouve. La précision redondante « ceux qui sont entrés dans ta maison » évoque la peur

qui a saisi le roi, au moyen de cet apparent bégaiement causé par l'émotion41. En outre, l'expression

« venus vers toi », que Rahab reprend au v. 4, a un caractère sexuel indéniable. « Tes clients se sont joués de toi, semble signifier le roi : en réalité, ils sont venus explorer tout le pays ! » Il pense, peut-être avec ironie, en savoir davantage que Rahab. Mais en réalité, c'est lui qui se méprend, et il surestime les deux Israélites. En effet, malgré ce qu'elle va affirmer, les hommes ne sont apparemment pas « venus vers » Rahab, et leur envie d'aller se coucher semble avoir la priorité sur leur mission. L'ironie commence à se retourner contre le roi, et va demeurer favorable à Rahab désormais42. Le roi de Jéricho n’est donc pas sans fonction dans le récit43.

Résolution : vv. 4-7 (la femme cache les espions et dirige les hommes de Jéricho sur une fausse piste)

L'action efficace de Rahab44 (v. 4a) montre qu'elle ne panique pas, alors que le danger qui la menace

est aussi grave et imminent que celui qui guette les espions (elle risque sa vie !). La tension narrative augmente, avec ses gestes rapides : il n'y pas d'espace entre les verbes que nous traduisons

38 C’est le ressort de l’« ironie dramatique » selon L. ALONSO SCHÖKEL, A Manual of Hebrew Poetics, Rome, Pontificio

Istituto Biblico, « Subsidia Biblica, n° 11 », 2000, p. 163.

39 « Elle les avait fait monter » (v. 6) ; « elle les fit descendre » (v. 15), mais aussi par deux fois, dans la bouche des

espions, « tu nous as fait jurer » (vv. 17. 20). Ils sont à ce moment les personnages les plus crédibles pour attester qui tient les rênes, et met en mouvement... même intérieurement.

40 Cf. aussi vv. 1. 2. 5.

41 Cf. par exemple ce qui ressemble à un bégaiement dans les paroles d'Ésaü : D£i¢D M«C¡@¡D M«C¡@¡D (Gn 25, 30). 42 On pourrait commenter : sourira bien qui sourira le dernier, ou la dernière !

43 Malgré J. SANMARTÍN ASCASO, Las guerras de Josué, Estudio de Semiótica narrativa, Valencia, 1982, « Institución San

Jerónimo, n° 14 », p. 92.

44 L'analyse des formes verbales montre Rahab au premier plan du récit du v. 3 au v. 21, soit durant dix-neuf versets

sur vingt-quatre : elle y est le sujet, exprimé ou sous-entendu, de treize verbes, davantage que l’ensemble des autres personnages ! Nous avons mentionné les deux hifil traduits « elle les avait fait monter » (v. 6) et « elle les fit descendre » (v. 15). Or, trois autres verbes (v. 4 [2 verbes] et v. 21) ont également pour sujet Rahab et pour objet les espions. La prostituée de Jéricho se révèle très active, et semble transporter et manipuler les deux hommes, presque comme des objets (pas seulement grammaticaux). Quant aux deux Israélites, sujet collectif de seize verbes dans le chapitre, le récit les montre pleins de dynamisme... sauf lorsqu'ils sont à proximité de la femme de Jéricho ! Le lecteur peut légitimement avoir l'impression que la femme éclipse les autres personnages, dont nos deux agents secrets.

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« ... et les avait cachés. Elle dit... ». La brièveté de ce rapport contraste avec la réponse de Rahab, plus longue.

Rahab est montrée victorieuse de l'ironie du roi. Le récit n’est-il pas ironique au second degré ? Non seulement le lecteur se retrouve du côté de la femme et des espions israélites, mais il est encore témoin du stratagème de Rahab, qui dans son discours, laisse croire aux envoyés du roi qu'elle ne savait pas et qu'ils apportent remède à son ignorance. Par les actes de Rahab, nous apprenons qu'elle n'est pas dans le camp du roi de Jéricho. Au v. 1 tout semblait la désigner comme une ennemie, elle se dévoile ici comme la protagoniste45, et même l'héroïne du chapitre. C'est elle qui prend

l'initiative, et les agents secrets ne semblent être pour ainsi dire que des objets qu'elle prend et

cache. Le verbe employé ici pour signifier la dissimulation, O¢T¡V46, pourrait laisser penser que ces

hommes sont précieux pour la femme : leur promesse accomplie ne sera-t-elle pas plus tard sa planche de salut ?

Remarquons la « force rhétorique »47 qui se dégage de notre chapitre. Pour la première fois, la

prostituée de Jéricho prend la parole, et c'est surtout dans ces moments-là que se révèle sa ruse. C'est d'ailleurs le premier dialogue du récit. Elle répond au message des hommes du roi point par point48, et termine (v. 5) par un impératif empressé (et souligné par l'adverbe « vite »49) donnant une

impression de loyauté et de patriotisme. L'encouragement apparent des poursuivants, qui n'ont pas le temps de répondre, vise aussi à obtenir du champ libre, du temps pour se débarrasser de ses hôtes. L'ironie est flagrante dans la réponse de Rahab à la police : le premier mot de son grand

« mensonge » est O¤m, « oui ! »50 Elle assume sa situation de faiblesse, prétend habilement approuver

l'information donnée par les hommes du roi, mais seulement en partie. « Oui, ils sont venus vers moi » est d'ailleurs la seule réponse possible. Selon elle, les espions sont venus chez elle, mais pas

pour espionner. Pour protester de sa bonne foi, elle ajoute : « mais je ne savais pas... »51. Elle

confirme ce que pensent les envoyés du roi (mais que ne décrit pas le narrateur omniscient) : ces hommes sont bien « venus vers » elle, ce qui peut contribuer à dissiper les soupçons : elle s’est prostituée mais n'est pas nécessairement coupable d'intelligence avec l'ennemi. Ce qui compte le plus pour le récit n'est pas ce qui s'est passé52, mais ce qu'elle réussit à faire croire à la police du roi

de Jéricho. Le lecteur en sait moins que Rahab et les espions, seul le narrateur est complice du

45 Cf. L. D. HAWK, op. cit., p. 42.

46 Ce verbe pourrait en effet rappeler le récit de la dissimulation de Moïse enfant par sa mère, Ex 2, 2-3, où se trouvent

les seules autres occurrences de ce verbe dans l’AT. Dans Jos 2, le champ lexical de la dissimulation inclut aussi ONH (v. 6) et le nifal de @AG (v. 16).

47 D. J. MCCARTHY, art. cit., p. 171.

48 Cf. par exemple W. MORAN, « The Repose of Rahab's Israelite Guests », dans Studi sull'Oriente e la Bibbia offerti al

P. Giovanni Rinaldi, Genova, Studio e Vita, 1967, p. 273-284.

49 Cette invitation à la hâte fait écho à celle des fuyards supposés être sortis de Jéricho alors que ses portes étaient « sur

le point de se fermer », cf. P. JOÜON – T. MURAOKA, A Grammar of Biblical Hebrew, Rome, Pontificio Istituto Biblico,

« Subsidia biblica, n° 27 », 2006 (abrégé JM par la suite), § 124l. L’habileté de Rahab se déploie jusque dans un détail grammatical.

50 Ce mot sera aussi l'avant-dernier de Rahab aux deux hommes (v. 21).

51 Or la LXX* a en moins « et je ne savais pas d'où ils étaient », proposition qui souligne la complicité de la femme.

Mentionnons ici d'autres variantes textuelles. La LXX* tend à diminuer l'implication de Rahab et à augmenter la responsabilité des espions. Nous choisissons de suivre le TM dans ces cas, étant vraisemblable la modification du texte visant à favoriser la réputation des Israélites. V. 10, LXX*, « ce qu'il a fait », attribue l'action à Dieu : plus facile donc probablement secondaire. V. 12, LXX* a en moins « Donnez-moi un signe certain », mais mentionne en plus un « signe » dans la bouche des deux hommes (v. 18). V. 14, LXX a en moins « si vous ne parlez pas de notre affaire », évitant le redoublement avec le v. 20, mais aussi le subtil changement de direction par rapport à la formulation de l'accord par la femme. V. 15, LXX* a en moins les deux propositions précisant la position de la maison, et la Vulgate seulement la seconde, problématique à la lumière du chapitre 6, d'où son omission par la tradition. Nous conservons cette lectio difficilior. Vv. 17 et 20, LXX omet « que tu nous as fait jurer ». Cela correspond à l'inflexion donnée par la tradition (cf. aussi les Antiquités juives de Josèphe), qui attribue l'initiative à Rahab mais le contrôle de la situation aux espions.

52 La Loi interdit les relations sexuelles aux Israélites en temps de guerre Cf. L. E. TOOMBS, « War, Ideas of », dans The

Interpreter's Dictionary of the Bible, t. IV, Nashville, TN, 1962, 797 ; cf. 1 S 21,5-6 ; 2 S 11, 11. Cependant, les

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stratagème. Ici, l'ironie du narrateur s'exerce aux dépens du lecteur, qui ne connaîtra pas tous les secrets de Rahab, mais a hâte de découvrir son plan. Quant à la formule finale du v. 5, elle peut être lue comme contribuant à l'ironie de la situation. Signifie-t-elle, en effet, « Sûrement, vous les

rattraperez », ou bien « car vous devriez pouvoir les rejoindre »53 ? L'ambiguïté grammaticale (quel

sens modal a ce yiqtol ?) se double d'une autre ambiguïté : l'accueillante Rahab ne dit pas où trouver ses hôtes. D'abord, elle travestit les faits en prétendant qu'« ils sont sortis » de la ville, sans qu'elle connaisse leur destination. Elle procède maintenant par omission, tout en prononçant des paroles exactes, puisque les hommes sont à portée de main. Cette injonction a une signification pour les hommes du roi, mais une autre pour la femme et le lecteur (« si vous saviez qu'ils sont à deux pas, vous pourriez facilement les rejoindre »). La racine SCX (« poursuivre »), qui se retrouve six fois dans le chapitre, est un autre exemple frappant de l'ironie du narrateur, qui reprendra verbe conjugué puis participe introduits par la femme. Que sont des « poursuivants » qui s'éloignent de leur proie ? Rahab dit aussi, et par deux fois, endossant le rôle d'une ignorante ou d'une naïve : « je ne savais

pas », puis « je ne sais pas »54. Sa prétendue ignorance n'est pas sans ironie à l'égard des hommes de

Jéricho, car nous savons qu'elle savait (« d'où ils étaient », c'est-à-dire d'où ils venaient et qui ils étaient) qu'elle sait (« où ils sont allés »), et qu'elle ne dit pas la vérité.

Le v. 6 retarde par un flashback le récit de la réaction des hommes du roi, contribuant à accroître le suspense par une technique communément utilisée dans le septième art, le va-et-vient entre

poursuivant et proie55. D'ailleurs, puisque seul ce v. 6 apporte de manière certaine une variation dans

l'ordre du récit (par une information récupérée), une partie de la vivacité de la narration est due aux déplacements du lieu montré par la narration (cf. notamment vv. 6-8) et aux changements de personnages : le récit nous montre les deux Israélites, venant chez Rahab (v. 1), en sa compagnie (vv. 4a.6.8-21), puis sans elle (vv. 22a.23-24), en alternance avec les faits et gestes des envoyés du roi, qui deviennent « poursuivants » (vv. 3.4b-5.7.22b). Au théâtre, combien de scènes auraient été nécessaires pour montrer chacun de ces changements de personnages !

Nous apprenons ici (v. 6) comment la femme a mis les espions à l'abri, renseignements qui n'ont pas été donnés dans le bref rapport du v. 4. Les voici donc sur la « terrasse »56, qui sera sous peu le lieu

d'un important dialogue. Les « tiges de lin » apportent une précision au cadre en ajoutant au portrait de la femme un élément tiré de la vie quotidienne : elle a une activité économique autre que la prostitution.

Situation finale : v. 7 (les hommes du roi sortent de la ville)

Les hommes du roi ne pensent même pas à fouiller la maison57, et c'est peut-être en méprisant celle

qu'ils croient être une ignorante ingénue qu'ils engagent la « poursuite » (cf. v. 7). Ils sont dupes du discours de Rahab : le risque qu'elle a pris porte fruit, un danger est écarté. La tension est momentanément diminuée. L'ironie du narrateur continue à poursuivre les « poursuivants » : ils ne trouveront pas leur proie, et surtout pas en se précipitant en direction de l'occident, « vers/sur (L¢R)58

les gués » (v. 7), puisque les espions sont dans la ville, « sur le toit » (vv. 6.8).

Le v. 7bb précise, de manière apparemment superflue, que la porte se ferme après la sortie des poursuivants. En répétant « la porte » (cf. v. 5), le texte la met en évidence. Le lecteur peut sourire à nouveau, puisque lorsque la porte de la ville se ferme, c'est d'ordinaire pour protéger la ville des dangers extérieurs, par exemple des espions. Mais cette fois-ci, la porte permet de tenir en sécurité à l'intérieur des murs de Jéricho ces hommes censés en être sortis (c'est ce qu'affirme Rahab au v. 5), alors qu'ils sont recherchés à l'extérieur par des hommes qui sortent à leur poursuite. Encore une fois, l'action rapportée par le verbe « ils les poursuivirent » est présenté comme un fait alors qu'il ne

53 J. A. SOGGIN, op. cit., p. 34, opte pour la seconde traduction. 54 Le verbe au qatal I¦x¥R¢C¡I a ces deux sens, présent et passé. 55 Cf. L. D. HAWK, op. cit., p. 43.

56 Cf. J. A. SOGGIN, op. cit., p. 38.

57 Ant. V, 1, 2 (10) précise : « sans fouiller l'auberge ».

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s'agit que d'une mésintelligence des Jérichontains, que Rahab a persuadés de se transformer en

« poursuivants »59. La différence entre ce que savent ces derniers et le lecteur est un nouvel élément

ironique.

Cette première scène a lancé les envoyés du roi de Jéricho à la recherche des deux espions. Rahab semble avoir réussi à les retenir en bas de sa maison, alors que les Israélites étaient sur le toit. Mais désormais, les deux espions sont prisonniers de Jéricho, alors même qu'ils sont recherchés à l'extérieur ! Il leur faut maintenant surmonter cette nouvelle difficulté. Comment sortir de la ville ? La tension dramatique n'a pas disparu du fait de la résolution de la première complication. Le lecteur, en effet, ne connaît pas les intentions de Rahab (pourquoi fait-elle tout cela ? Va-t-elle encore aider les Israélites, ou tenter de profiter de la situation par un quelconque chantage ?) que le narrateur lui dissimule pour l'instant. La clôture de la scène est efficacement suggérée par cette image que nos contemporains placent volontiers à la fin d'un plan cinématographique : la « lente fermeture »60 des portes de la cité.

Scène 2 : vv. 8-14 (le serment sur la terrasse)

Rebondissement : vv. 8-11 (profession de foi)

et 12-13 (demande de violation de la loi du M£X¤G, l'« interdit »)

Il faut tenir le lecteur en haleine61. L'action rebondit sans tarder, avec la montée de Rahab sur la

terrasse. Mais une nouvelle question surgit : pourquoi le narrateur insiste-t-il sur ces espions se couchant (vv. 1. 8) ? Nous avons évoqué leur bien faible activité, et la rareté des verbes dont les

deux hommes sont le sujet dans la maison de Rahab. « La forme n'est pas distincte du contenu »62 :

il nous semble que la passivité des espions se révèle aussi dans leur prédilection pour la position allongée. Toutefois, et cela peut être une discrète note ironique supplémentaire, ils n'arriveront pas même à se coucher, tant la femme, débordante d'activité, les rejoint rapidement.

C'est elle qui leur adresse la parole, dans un discours dont la structure rappelle ses paroles aux hommes du roi : I¦x¥R¢C¡I, « Je sais » (et non plus la négative)... suivi d'un impératif (v. 12) et non plus de deux (v. 5b). Les vv. 9-11 rapportent le « Credo » de Rahab ; il crée un effet de surprise sur le lecteur, qui jusqu'ici peut se demander pourquoi elle « fait passer les lois de l'hospitalité avant les

ordres du souverain. »63. Mais cette déclaration de Rahab (bien placée pour connaître les motifs de

ses propres actes, et qui cette fois n'a pas de raison de cacher la vérité) explique, au moins en partie,

pourquoi elle « trahit »64. Malgré ce qu'on pourrait attendre d'elle, elle connaît et mentionne par

quatre fois le nom propre de YHWH65, proclame qu’il a donné le pays aux fils d'Israël66, et rappelle

ses hauts faits en leur faveur depuis la sortie d'Égypte. Le premier mot qu'elle prononce, ce « je sais », manifeste beaucoup plus qu'un simple savoir. C'est une véritable re-connaissance qui engage tout son être dans l'action67. Qui lui a raconté les exploits du Seigneur ? Le narrateur ne le dit pas.

59 Cf. M. WEISS, « Einiges über die Bauformen des Erzählens in der Bibel », dans Vetus Testamentum 13 (1963),

p. 462-463.

60 W. MORAN, art. cit., p. 281. On peut penser à la clôture de la « Porte Noire » du Mordor dans le long-métrage Les

deux tours de P. Jackson, deuxième épisode du Seigneur des Anneaux (2002). Dans des circonstances différentes, les

deux petits personnages, Frodon et Sam, parviendront eux aussi à emprunter un autre passage grâce à l'aide d'un complice.

61 D. J. MCCARTHY, art. cit., p. 172.

62 W. MORAN, art. cit., p. 283-4. C’est une constante pour A. LACOCQUE, Subversives, Un Pentateuque de femmes, Paris,

Cerf, « Lectio divina, n° 148 », 1992, p. 168-169.

63 A. WÉNIN, art. cit., p. 50.

64 Cf. E. ASSIS, « The Choice to Serve God and Assist His People : Rahab and Yael », dans Biblica 85 (2004), p. 82-90.

Contrairement au cas de Rahab, les motifs de l'action de Yaël, une autre païenne, ne sont pas clairs.

65 Cf. A. L. HARSTAD, Joshua, Saint Louis, Concordia Publishing House, « Concordia Commentary », 2004, p. 125. 66 Rahab est la première personne du récit à confirmer ce que YHWH a promis à Josué (1, 2-6), tandis que les deux

espions considèrent que le pays n'est pas encore « donné » (v. 14). Sa « foi » voit comme accompli ce qu'ils espèrent comme une promesse.

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Le style de cette profession de foi n'est pas indifférent : on y trouve d'étonnantes allusions à l'hymnodie israélite et même des citations68.. Le narrateur choisit avec humour de montrer la

prostituée cananéenne récitant seule, au nom de son peuple (cf. les différents emplois de la première personne du pluriel) l'histoire du salut d'Israël ! Selon Cross, « le climax de l'histoire est la récitation

par Rahab des magnalia Dei »69. Certes, là se révèlent les convictions religieuses de cette femme :

rien ne permet de douter de sa sincérité, même si elle va tirer avantage de sa « conversion ». Mais

l'anagnōrisis70 attendue est autre. Le plus important pour l'accomplissement de la mission est la

révélation de l'état d'esprit des Jérichontains. Le sommet de l'histoire nous semble donc à situer lors de la proclamation que « tous les habitants du pays ont tremblé » devant Israël.

Notons l’emploi du vocabulaire des guerres de YHWH71 (plutôt que de la « guerre sainte »), dans

les paroles de Rahab et le rapport final des espions. En particulier, la « terreur panique » qui fond sur les Cananéens (v. 9) n'est pas un état subjectif mais lié à l'action du guerrier divin. Elle est souvent l'élément décisif : le sort d’une bataille se décide lorsqu’un des deux adversaires est saisi de cette « panique » et s’enfuit. Les cœurs ennemis « fondent » (cf. v. 11) lorsque YHWH survient tel

un guerrier72, et un autre verbe a ici le même sens (vv. 9. 24). On mentionnera aussi la tournure

« YHWH a livré tout le pays dans notre main » (v. 24) et celles qui lui ressemblent aux vv. 9. 14. Par cette terminologie, le lecteur implicite est renvoyé aux événements précédents : les merveilles du Dieu guerrier d’Israël ne sont pas achevées.

À la fin du v. 10 apparaît la terrible mention de l'interdit, qui justifie la peur des Cananéens. Les

seuls rois appelés par leur nom dans Jos 1-9 ne sont-ils pas, dans ce même verset, « Sihon et `Ôg »,

célèbres victimes de l'interdit en Transjordanie ? Voilà un indice annonçant la demande de Rahab (vv. 12-13) : elle veut éviter l'inévitable, la mise au ban avec sa famille. A-t-elle peur ? Sans doute, mais c'est d'abord à cause de Dieu, et non de la menace que les espions représentent. Ex 15, 15-16 annonçait la peur du seul Seigneur, alors qu'ici le peuple d'Israël est craint lui aussi, en conséquence de l'action divine. Quelle est la réaction des ennemis d'Israël ? « Les adversaires futurs ont peur.

Ceux qui sont intelligents confessent YHWH, le Dieu d'Israël, comme Dieu du ciel et de la terre. »73

Le génie du narrateur lui interdit de louer explicitement la conduite de la femme : jamais il n'accole un adjectif autre que D¡P]F (et ce, seulement au v. 1) au substantif qui désigne Rahab, « une (femme) prostituée ». Cependant, par l'ensemble du récit, dans l'action et les prises de parole, il montre son intelligence, sa connaissance des événements du passé, sa ruse, son sens de l'à-propos : son portrait est brossé sur le mode du showing et non du telling. Elle connaît la loi israélite de la mise au ban, mais est assez rusée pour y devenir une exception. Nous constatons une fois de plus combien elle maîtrise les subtilités du discours : par deux fois, elle y grandit les deux hommes (et ce procédé du narrateur pourrait être ironique vu le contexte). Dans sa réponse aux envoyés du roi, elle en avait fait des espions d'élite, discrets et rapides (elle ne s'est doutée de rien... et ils sont déjà partis !) ; quand elle leur parle, le monde semble trembler devant eux. À moyen terme, ils ont vraiment sa vie entre les mains (l'épargneront-ils ?). Pourtant, dans l'immédiat, c'est elle qui les tient en son pouvoir, et donc prend l'initiative. Rahab et les deux hommes se trouvent ainsi dans un lien de dépendance vitale réciproque mais non simultanée, qui est l'un des ressorts dramatiques de l'intrigue.

Le narrateur va maintenant exposer le marché où le salut immédiat des deux Israélites méritera la grâce future du clan cananéen. Ce n'est qu'au v. 12 que Rahab demande ce qu'elle veut obtenir : grâce pour grâce ! Elle fait brièvement allusion à la protection qu'elle leur a assurée (v. 12ab

68 Peuvent être cités le cantique de Moïse, Ex 15 ; Dt 4, 39 ; 26, 8-9 ; Jos 24, 2b-13. Cf. E. ASSIS, art. cit., p. 87 ; R. G.

BOLING, op. cit., p. 11 ; J. A. SOGGIN, op. cit., p. 35-36. Cf. Mc 7, 37 : après la guérison d'un sourd-bègue, la foule (des

païens !) s'émerveille et cite Is 35, 5-6.

69 F. M. CROSS, « A Response to Zakovitch's “Successful Failure of Israelite Intelligence” », dans Text and Tradition,

op. cit. (éd. S. NIDITCH), p. 99-104 (100).

70 Dans le récit, moment du passage de l'ignorance à la connaissance, ici pour les espions et le lecteur.

71 D. J. MCCARTHY, « Some Holy War Vocabulary in Joshua 2 », dans The Catholic Biblical Quarterly 33 (1971),

p. 228-230. Cf. par exemple Ex 15, 15-16

72 Cf. D. J. MCCARTHY, art. cit., p. 230 : « warlike coming ». 73 T. C. BUTLER, op. cit., p. 35.

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« comme je vous ai fait grâce »), mais insiste longuement sur le serment solennel de « salut » et de protection qu'ils doivent lui accorder en retour ainsi qu'à sa famille et à leurs biens74. Elle n'agissait

donc pas simplement « par vertu, par désintéressement »75 : sa conviction religieuse sincère se

révèle être « l'arrière-plan du calcul de cette femme avisée »76. Les vv. 9-11 qui contiennent sa

profession de foi ne sont pas strictement nécessaires à la cohérence du récit. En un sens, ils sont une digression. Pourquoi dit-elle cela si tout ce qui l'intéresse est de sauver sa vie et celle de sa famille ? En réalité, cette digression apparente lui permet de donner aux espions l'information utile à Josué, qui n'est d'ailleurs même pas celle qu'il leur demandait de rapporter. Il pourrait s'agir d'un clin d'œil du narrateur omniscient au lecteur implicite, qui sait bien, lui (mieux que Josué ?), que la seule chose nécessaire est de se fier en YHWH qui a déjà fait tant de merveilles pour Israël et a promis de ne pas l'abandonner. D'ailleurs les espions n'interrogent pas la femme : le renseignement qu'ils

cherchaient est donné spontanément, sinon gratuitement77.

Résolution et situation finale : v. 14 (la promesse des espions)

Pour la première fois, la seule chez la femme, les espions ouvrent la bouche. Vont-ils prendre une initiative, faire rebondir l'intrigue ? Pas vraiment : ils acceptent aussitôt la demande de Rahab, sans

montrer « ni initiative ni originalité »78, si ce n'est qu'ils ajoutent une condition : le silence sur

« notre affaire » (vv. 14. 20). Ils préfèrent probablement que personne ne sache comment leur mission a été accomplie, voilà donc peut-être le contenu du secret à garder. À cette condition, ils s'engagent : « la courtisane s'est acquise la reconnaissance des Israélites »79, méritant ainsi le salut

de sa maison.

Scène 3 : vv. 15-24 (comment rejoindre Josué en sécurité ?)

Nouement : vv. 15-16 (le v. 15 apporte aussi la résolution du problème non explicité : comment sortir de la ville discrètement, et échapper aux hommes lancés à leur recherche ?)

Immédiatement après la réponse des espions, ayant obtenu l'engagement qu'elle souhaitait, la femme peut leur permettre de quitter discrètement la ville. Le fait de raconter leur sortie avant de rapporter les consignes de prudence qu'elle leur donne permet au narrateur de mieux souligner le lien entre leur approbation de ses conditions et l'issue que Rahab ouvre devant eux. Elle les a déjà sauvés une fois, mais elle doit encore leur permettre de rester en vie... et d'accomplir leur promesse. Une nouvelle fois, elle prend l'initiative. Elle les fait descendre « avec une corde par la fenêtre » (v. 15) puis leur explique comment se tirer d'affaire, et ils répondent... au risque d'éveiller des soupçons ! Selon l'ordre du texte, les espions sont sur la corde ou au bas des remparts pendant

qu'elle leur parle : ce dialogue se déroule dans d'« improbable conditions »80, ce qui permet de

conserver au récit un rythme captivant ; la succession de longs dialogues sans action pourrait lasser le lecteur.

Une nouvelle pause descriptive dans le récit (avec le v. 1b) se trouve au v. 15b : (« car sa maison était dans la muraille, dans la muraille elle habitait »). Ces deux phrases nominales donnent un élément important du cadre de l'histoire, élément que le narrateur a caché jusqu'ici. La seconde phrase, redondante, souligne l'importance de ce renseignement. Cette pause dans le cours de l'action

indique, comme souvent, « une clé de lecture » qui permet d'« apprécier la portée du récit »81. En

effet, il ne s'agit plus de cacher les espions et de leur faire prêter serment ; à présent, Rahab leur

74 Les vv. 12b-13 commencent formellement par un parallèle avec ce v. 12ab et l'amplifient assez considérablement. 75 A. WÉNIN, art. cit., p. 50.

76 ID., ibid., p. 51.

77 Cependant, la foi en YHWH est très probablement nécessaire au salut de Rahab et de sa maison ; en effet, la

gratitude des deux hommes aurait-elle été suffisante pour pouvoir faire alliance avec elle malgré le commandement de l'interdit ?

78 Y. ZAKOVITCH, art. cit., p. 90.

79 F.-M. ABEL, « Les stratagèmes », art. cit., p. 323. 80 D. J. MCCARTHY, art. cit., p. 170.

81 D. MARGUERAT – Y. BOURQUIN, Pour lire les récits bibliques, Initiation à l'analyse narrative, Paris, Cerf, Genève,

(15)

montre la porte (ou plutôt la fenêtre) de sortie de Jéricho, et va encore s'assurer qu'ils ne sont pas repris par leurs poursuivants. Presque tout ce que nous savons de Rahab est orienté vers le salut des espions... en vue du sien et de celui de sa famille.

Mais pourquoi avoir attendu jusqu'ici pour donner cette importante information topographique ? Cette « omission latérale » ou « paralipse »82 est utilisée pour faire rebondir le récit : jusqu'à cette

précision (retardée jusqu'au moment où elle devient indispensable), le lecteur ne voit pas comment les espions pourraient franchir la porte de la ville dont le récit a montré ostensiblement la fermeture.

Rahab prend la parole, employant d'abord un impératif... puis un second ordre suivant le premier83 :

« et (ensuite) cachez-vous-y ». Le champ sémantique de la dissimulation est bien présent dans ce récit, ce qui n'est guère étonnant pour des agents de renseignement en territoire ennemi ! S'ils obtempèrent, ils vont à nouveau pouvoir être les sujets d'un verbe, mais... au nifal (forme passive), et qui signifie se cacher.

Rebondissement/complication : vv. 17-20 (exigence supplémentaire des hommes)

Pour des raisons évidentes de sécurité, les espions devraient s'enfuir dans le plus grand silence. De manière surprenante, ils se lancent dans un long discours, essayant de diminuer leur responsabilité, estimant peut-être que leur sécurité est désormais assurée. Heureusement, ils ne seront pas davantage repérés... l'ironie du narrateur ne pourrait-elle encore suggérer par ce détail l'incompétence de la police jérichontaine84 ?

Les hommes essaient de reprendre l'initiative et de restreindre les termes du contrat. Ils tiennent un discours prédictif, se référant à la seule période sur laquelle ils peuvent espérer avoir prise : le jour où ils reviendront victorieux... Lorsqu'ils prononcent ces mots : « ton serment que tu nous as fait jurer » (or c'est un grave serment, contraire aux ordres divins !), ils avouent qu'ils ont été forcés à jurer. Ils sont « la » personne la plus crédible pour prononcer cet aveu. Ce verbe au hifil peut indiquer que « tous les personnages – des espions jusqu’au roi – sont des pions dans les mains de cette prostituée »85 : même si ce jugement peut paraître excessif, il n'est pas sans vérité. Non

seulement les espions, mais encore le roi et ses envoyés (qui ne s'en rendront même pas compte), ont été manipulés, puisqu'elle a utilisé et écarté les poursuivants afin d'obtenir la reconnaissance des espions. Remarquons qu'en posant des conditions supplémentaires à l'accomplissement du serment, les espions prennent enfin une initiative, en ne répétant plus les mots de Rahab... mais ils se

trompent dans la conjugaison86.

Quant à leur prescription « tu attacheras » (v. 18), elle peut rappeler le geste israélite d'attacher un

signe de l'alliance à sa main87, car il s'agit bien ici d'un signe et d'une alliance. À cause de la

présence du mot « signe » et de la couleur rouge du sang, le cordon rouge à la fenêtre pourrait

constituer une allusion implicite au sang sur le linteau lors de la Pâque en Égypte88, on a donc pu

voir dans ce récit la Pâque symbolique de Rahab, et son incorporation virtuelle à Israël89.

Remarquons la place mystérieuse et ironique du signe demandé par les hommes, et qui a d'abord été

réclamé par la femme90. Ils transforment ce signe en celui qu'elle doit produire... nous pouvons y

voir l'indice d'un essai de retournement dans le contrôle de la situation, les hommes se croyant hors

82 Cf. G. GENETTE, Figures, III, Poétique, Paris, Éd. du Seuil, 1972, p. 93.

83 Cf. T. O. LAMBDIN, Introduction à l’hébreu biblique, Lyon, Profac 2008, § 107b. 84 Cf. T. C. BUTLER, Joshua, p. 30.

85 Y. ZAKOVITCH, art. cit., p. 85.

86 Cf. par exemple JM 177a. Le masculin de hP¡x¥R¢d¥[¦D (« tu nous as fait jurer », vv. 17. 20) peut souligner l'énergie et le

sens de l'initiative de cette maîtresse-femme, et rappeler l'impératif masculin adressé par Barak à Yaël (Jg 4, 20), cf. M. STERNBERG, The Poetics of Biblical Narrative, Ideological Literature and the Drama of Reading, Bloomington, IN,

Indiana University Press, « Indiana Literary Biblical Series », 1985, p. 282. E. ASSIS, art. cit., p. 82, discerne entre

les deux histoires « a web of analogies » et il en mentionne huit (p. 82-85).

87 Cf. Dt 6, 8. 88 Cf. Ex 12, 7. 13.

89 Ici non plus, nous ne pouvons prouver narrativement que ce rapprochement soit davantage qu'une hypothèse. 90 Cf. notre note 51 sur la critique textuelle.

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