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Le lendemain de Yom Kippour, le jeudi 20 septembre

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Academic year: 2022

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Ondine Debré

L

e lendemain de Yom Kippour, le jeudi 20 septembre 2018, Roger Cahn est mort à 88 ans dans son sommeil.

Il était le dernier juif d’un petit village d’Alsace qui en comptait soixante-trois au recensement de 1936 (1), avant que la guerre et le temps ne fassent disparaître les dernières familles juives qui subsistaient là.

Il vivait depuis sa naissance dans une grande maison jaune au centre du bourg, où s’étaient installés ses parents en 1915 pour y ouvrir leur magasin de tissus. Sa sœur Marcelle, 91 ans aujourd’hui, habitait avec lui depuis toujours. L’un au premier étage, l’autre au second. Aucun ne s’était marié.

L’histoire de Roger est celle, à la fois tranquille et étonnante, d’un homme qui était avant tout juif, et qui pratiquait sa religion comme on respire, comme l’automne succède à l’été. C’est celle des commu- nautés israélites de la campagne alsacienne, obstinément et tradition- nellement occupées à leur religion depuis leur arrivée dans la région au XIe siècle.

Il était un témoin de ce monde ancien qui disparaît sous nos yeux.

Lorsqu’il naît le 30 mai 1930, son père Jules est marchand drapier, comme son père avant lui, et comme c’est la tradition chez les Cahn.

Sa mère, Caroline May, originaire de Colmar, tient le magasin.

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Roger et sa sœur vont à l’école protestante, comme les autres enfants juifs du village. Il n’y a déjà plus d’école juive à Westhoffen. À Caroline, Roger parle en yiddish alsacien, elle a un accent terrible en français. Jules, lui, insiste pour que ses enfants

s’expriment parfaitement en français. Roger a un

ami, le fils du marchand de bestiaux, qui est protestant mais parle le yiddish comme un juif : les uns et les autres vivent ensemble, les lan- gues se mélangent et s’imprègnent mutuellement.

Westhoffen a beau n’être situé qu’à quelques dizaines de kilomètres de Strasbourg, c’est un autre monde dans les années trente, a fortiori pour les juifs, qui vivent de façon très traditionnelle.

En consultant les arbres généalogiques de la communauté, on apprend que les hommes sont vendeurs de bestiaux, courtiers, dra- piers, les femmes couturières, colporteuses, chiffonnières… on y lit les mariages et les dots, les cousinages et les alliances avec les communautés de la région…

Roger a 10 ans quand les Allemands arrivent en Alsace. Un matin de mai 1940, il faut fuir, et laisser derrière soi la maison, l’école, les voisins. La vie normale s’arrête, la peur et l’aventure de l’exil com- mencent. Les enfants ne posent pas de questions quand leurs parents les pressent sur la place du village, et les posent dans une carriole.

Direction « l’intérieur de la France ». Marcelle a emporté sa pou- pée, et Roger ses soldats de plomb. Ils roulent, s’arrêtent d’abord dans les Vosges, puis s’installent dans une maison à Collonges-au-Mont- d’Or, où ils resteront plus longtemps, quelques années.

L’auberge des parents Bocuse est près du pont à la sortie du vil- lage, l’endroit est pittoresque ; les enfants reprennent leur vie là où ils l’avaient arrêtée. Ils vont à l’école ; plus tard, ce seront de bons souvenirs.

D’autres juifs sont cachés là, une famille d’Autrichiens, les Kalisher ; le fils de 18 ans, Otto, dessine bien, il fait un portrait de Jules au crayon, un tableau fin et délicat qui sera offert à Roger pour sa bar-mitzva, le jour de ses 13  ans. Le jeune homme gar- dera toujours ce dessin comme un talisman après la mort de son père, emporté par une crise cardiaque en 1943, et dont il ne reste

Ondine Debré est journaliste.

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presque aucune image puisque les photos sont interdites aux juifs pratiquants. Les Kalisher seront arrêtés quelques mois après et mour- ront tous à Auschwitz.

Les années de fuite ont marqué la famille : la mort de Jules d’abord, mais aussi la perte de repères, de confiance : l’Alsace et la France, toujours accueillantes pour les juifs, devenaient menaçante pour ses enfants. Endeuillés, les Cahn quittent le Lyonnais, les enfants cessent d’aller à l’école, et se cachent dans le Jura chez une tante de Caroline jusqu’à la fin de la guerre.

À leur retour en Alsace, Roger est devenu le chef de famille. C’est lui qui se chargera d’aller récupérer les meubles de la maison vendus à vil prix par les Allemands aux gens du village. Le grand secrétaire de Jules est ainsi retrouvé grâce aux actes de vente aux enchères chez l’ébéniste qui l’avait fabriqué pour les Cahn… « On ne pensait pas que vous reviendriez », répond simplement l’artisan à Roger. Pour Marcelle, c’est un choc, elle ne l’oubliera jamais : la maison vide, les voisins devenus des étrangers… Roger prend sur lui, étouffe sa dou- leur. La colère et la honte s’abattent sur ce village paisible, et l’après- guerre est une époque triste ; les quelques juifs rescapés partent pour la ville et son anonymat.

Roger reprend le magasin de Jules, et les femmes de la maison tiennent la boutique. Les années passent et Marcelle ne se marie pas ; elle reste enfermée dans son monde, ne passe pas son permis, ne fré- quente que quelques amies juives des villages alentours. Roger doit rester célibataire tant que sa sœur aînée n’a pas fondé sa famille, c’est comme ça dans la tradition. Il parcourt la région pour vendre ses draps, tissus et couvertures. L’affaire est prospère. Il vit avec sa mère et sa sœur, dans le souvenir des morts qui ont jonché sa vie ; Jules, le père si courageux dont l’absence et le regret rougissent encore ses yeux, Otto, ce jeune homme blond et mince rencontré dans les années de peur au détour d’un refuge hasardeux, qui sera plus tard cette ligne dans le Livre-mémorial des déportés de France (2) que Roger montre immédiatement à son évocation. Au rythme des fêtes juives, Roch ha-Shana, Kippour, Soukkot. Pour la Fête des cabanes, les enfants en construisent une près de la synagogue et vont cueillir des branches de

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sapin pour faire le toit. Les parfums de l’Alsace se mêlent aux tradi- tions millénaires de ces juifs arrivés de Palestine en Europe il y a plus de mille ans.

C’est comme ça que Roger parle de sa vie : la vie d’un juif alsacien, c’est une vie dans un village, un shtetl comme on dit en yiddish, et c’est une vie religieuse, sobre et heureuse. Il n’y a pas grand-chose qui perturbe le rythme de son existence ; parfois il écoute la radio sur la vieille TSF, mais la télévision est interdite. Le monde tel qu’il va entre à peine dans la grande maison jaune de Roger et sa famille où résonnent deux langues, l’alsacien et le yiddish, celle de la terre et celle du cœur.

Après la mort de leur mère en 1986, les deux vieux enfants décident de ne plus fêter Hanoukka et Pessa’h chez eux. Ils iront trente-six fois en avril à Aix-les-Bains, à l’auberge de la Baye, tenue par un juif. Ils descendront parfois plus au sud, à Nice, toujours dans un hôtel juif.

Le magasin de tissus fermera en 1995, Roger a alors 65 ans. Sa vie se fait plus pieuse encore ; plusieurs fois par semaine, il se lève au milieu de la nuit, et file à la grande synagogue de la Paix à Strasbourg pour l’office du matin. Depuis que les juifs ont déserté le village, celle de Westhoffen est en ruine.

À la fin des années quatre-vingt-dix, Roger et Marcelle sont invi- tés au mariage d’un cousin installé dans le IXe arrondissement de la capitale. Les quelques jours que Roger passe dans ce quartier de Paris seront les seuls, mais il se souvient des marchands d’épices et des com- merces casher de la rue Cadet.

À 88 ans, Roger peine à s’occuper de sa sœur, qui ne peut plus guère se lever de son fauteuil. Il prépare le repas de shabbat et conti- nue à aller à Strasbourg en voiture une ou deux fois par semaine. Il laisse désormais à d’autres le soin de récolter les cerises de son grand jardin. Il essaye de faire le tour du village à pied quand il fait bon. Il est connu de tout le monde, et va parfois s’asseoir dans le bureau de son ami le maire pour le prévenir que seuls les juifs seront sauvés le jour du Jugement dernier.

Parfois, un parent éloigné lui envoie une carte d’Israël, où il n’est jamais allé. C’est le pays de la Loi qui a modelé son existence et celle de ses ancêtres avant lui, la terre de la tribu de Lévi, dont il tient son

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nom – un nom particulier, transmis depuis toujours aux hommes de la famille, qui a fait qu’ils n’ont a pas eu besoin d’en prendre un autre en 1808 quand la France de Napoléon a imposé aux juifs de choisir un patronyme français pour clarifier les filiations. Un pays mythique, mais pour Roger Israël n’était pas un rêve, et l’Alsace était sa terre promise.

Descendant de Moïse et des grands prêtres du temple de Jérusa- lem (3), ce petit juif d’une prestigieuse lignée, qui a vécu quatre-vingt- huit ans dans ce village alsacien, est mort maintenant.

Son nom est écrit en hébreu sur une stèle du cimetière israélite de Westhoffen, en haut de la Judenberg, la colline juive, où vivaient autre- fois les juifs du village. Les pierres tombales utilisées par les Allemands pour daller certains bâtiments reposent contre le mur d’entrée.

De cette histoire alsacienne, de cette histoire juive dont Roger Cahn était le dernier homme, il ne reste plus aujourd’hui que des souvenirs.

1. Sur une population de 1 400 habitants.

2. Fondation Mémoire Déportation, Livre-mémorial des déportés de France arrêtés par mesure de répres- sion et dans certains cas par mesure de persécution. 1940-1945, 4 volumes, Éditions Tirésias, 2004.

3. Les Cohanim, de la tribu de Lévi, dont descendent les Cahn, Cohen…

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