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HORTENSE ALLART ET SAINTE-BEUVE

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HORTENSE ALLART ET SAINTE-BEUVE

I

Hortense Allait fit la connaissance de Sainte-Beuve en 1831 (1). Béranger les présenta l'un à l'autre. En lisant les lettres qui vont suivre, on verra comment Hortense, par son goût de l'étude et sa science, éveilla l'attention de Sainte- Beuve et sa curiosité. Il prit bientôt les jugements de la jeune femme en considération et arriva même à suivre ses conseils.

Il est très curieux de voir comme elle lui tient tête et l'amène, non pas à se déjuger, mais à rendre ses arrêts plus souples ; on sera surpris de noter aussi la quantité d'ouvrages qu'elle dépouilla pour lui et ceux sur lesquels elle attira l'attention du critique. Son influence ne s'exerça pas uni- quement dans l'ordre bibliographique : Hortense, qui avait voyagé et connaissait beaucoup de monde, fut souvent à même de signaler à Sainte-Beuve maints traits intimes sur tel ou tel personnage qu'elle avait fréquenté plus intimement que lui.

Tel fut le cas de Mm e Hamelin, Bonstetten, Benjamin Cons- t a n t . Néanmoins, la figure qu'elle lui rendit la plus familière fut celle de Chateaubriand.

Personne mieux qu'Hortense ne pouvait faire pénétrer le critique dans l'intimité du grand homme, puisqu'elle ne lui cacha rien de leurs relations, qu'il connut l'épisode de Rome et de la barrière d'Enfer et qu'en somme il obtint qu'elle lui abandonnât les lettres les plus passionnées qu'elle reçut de

(1) Léon Séché, Muses romantiques, Hortense Allart de Meritens (Mercure de France, 1908).

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lui. Le critique apprit aussi par Hortense l'aventure de Bulwer et celles qu'elle eut en Italie. Le personnage d'Hor- tense l'amusa prodigieusement, et nous savons qu'il ne lui reprocha qu'une abondance de science dont il devait d'ail- leurs profiter amplement. En ce qui concerne Béranger, Hortense poussa beaucoup Sainte-Beuve à écrire sur lui, à citer les lettres qu'elle en avait reçues, à se servir de ses notes, comme on le verra. D'ailleurs, pour Béranger comme pour ses autres amis, Hortense est serviable et ne songe qu'à pousser le critique à signaler le talent de ceux qu'elle aime, lorsqu'elle leur a reconnu du talent. Il faut dire qu'elle est particuliè- rement attirée par la supériorité et ne se trompe guère.

Béranger, que l'on voit toujours vêtu de sa longue lévite, se promenant, crâne nu, dans son jardin, Béranger qui fut jeune (il est né en 1780), fut, si l'on en croit ses lettres, amou- reux d'Hortense vers 1826 ; ne lui écrivait-il pas à Florence :

« Vous êtes bien femme à me donner de l'amour malgré mes quarante-six ans. Heureusement pour moi, je sais où vous avez le cœur pris... » (1) ?

Pour en revenir à Sainte-Beuve, il marivauda con- stamment avec Hortense et entremêla agréablement, pour lui plaire, le latin, la philosophie et l'amour. Elle admira passion- nément son œuvre, mais ne lui ménagea pas d'assez rudes critiques. Elle devint sa maîtresse en 1841, et ne dut pas le demeurer, si l'on en juge par sa correspondance, pleine d'allusions mélancoliques. C'est ce que Sainte-Beuve appelait : planter le clou d'or de l'amitié. Ensuite, il se dégageait. Quant à elle, on voit clairement qu'elle eût aimé le guider, le pro- téger, enfin le garder pour elle ; toutefois, Sainte-Beuve échappa toujours à ce genre d'entreprise, quoiqu'il revînt souvent à Hortense, à son esprit, à sa science et à l'étrange attrait que dégageait cette bizarre et charmante dame.

Quand Sainte-Beuve connut Hortense Allait, Adèle Hugo

« régnait sur le cœur de Joseph Delorme ». Elle sentit que l'engagement était d'importance e t se tint coite; Vers 1841, tout s'arrangea pour elle, et elle put supposer que non seu- lement son heure était venue, mais que cette heure ne s'écou- lerait que lentement. Elle comptait sans son partenaire.

(1) Léon Séché, Hortense Allart de Meritens. Appendice, p. 2G1, déjà cité.

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O n a b e a u c o u p d i t qu'il n ' e n a v a i t fait sa m a î t r e s s e de q u e l q u e s j o u r s q u e p o u r a p p r o c h e r de plus près les secrets de R e n é . . . Il e û t p u les c o n n a î t r e sans t a n t de façons, H o r t e n s e ne d e m a n d a n t q u ' à parler. Il f a u t p l u t ô t voir là u n e m a n i è r e g a l a n t e , h a b i t u e l l e de J o s e p h D e l o r m e , et... relire son Clou d'or. D u reste, voici les vers qu'il adresse, à c e t t e é p o q u e ,

à sa maîtresse ':

A Hortense, avec un Marc-Aurèle quelle a demandé Voici donc le Stoïque et sa mâle sagesse

En retour d'un présent plus doux ; Il faut être Aspasie ou vous, Pour songer à tels dans le soir d'une caresse

Ou le matin d'un rendez-vous.

Au lieu du frais chapeau, parure des bergères, Au lieu d'un ruban bleu nouant vos cheveux blonds, Vous voyez Hypatie, et la terre et les sphères,

Et vous courez aux plus grands noms.

Jamais de Tullius et de son éloquence, De ses bons mots qu'on applaudit, Et de sa vanité bien moindre qu'on ne dit, Et de ses nobles dons chers à tout ce qui pense ; Jamais de Charlemagne et de nos vieilles lois, De certain Gondebaud, le Numa de nos bois, Jamais du droit salique et du rang de la femme, De cent, objets divers et de tous avec flamme,

Je ne me suis vu tant causer

Qu'auprès de vous, ce jour, lendemain du baiser ! Il est doux, quoi qu'on dise, avec celle qui charme, D'échanger plus d'un mot, de croiser plus d'une arme, De parler gloire et Grèce et Rome, et cœtera,

Pourvu qu'en tous propos la grâce insinuante Mêle je ne sais quoi de Ninon souriante,

Que Dacicr toujours ignora.

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HORTENSE ALLART ET S A I N T E - B E U V E . 4 6 1

On écoute, on s'enflamme. A vous, sur toute chose, La politique plaît, et pour vous plaire, on ose ; Sur un fond de désir, je m'y sens animer ;

Pitt ou Thiers, peu importe, et ma verve est rapide...

Tout d'un coup, un regard humide Avertit tendrement qu'il est temps de s'aimer.

L'année suivante, Hortense écrivait à Sainte-Beuve une curieuse lettre que L. Séché nous a conservée. « ...II y a une église rustique à Herblay, où, depuis des années, je vais me calmer et rêver, et là, au printemps, Dieu m'a donné de nouvelles espérances et a appuyé un homme qui demande sans cesse à m'épouser tout de suite. Il est d'une famille noble, et je crains sa famille, je crains sa jeunesse, je crains tout. Si vous m'aviez aimée, l'autre année, j'aurais voulu vivre libre pour vous, moins exigeante, moins violente que vous ne pensez. Mais, qui sait ? Laissons selon votre tran- quillité les choses et les familles se déclarer... »

Quelles étaient ces nouvelles espérances que « Dieu donnait à Hortense » ? Il s'agissait d'un galant tout neuf et qui, celui-là, ne demandait qu'à épouser. Ce n'était pas un roturier, mais un hobereau périgourdin dont le nom s'allon- geait de plusieurs autres noms à l'aspect le plus ronflant : Napoléon-Louis-Frédéric-Corneille de Méritens de Malvezie de Marcignac l'Asclaves de Saman et l'Esbatx. Hortense, annonçant son mariage à Sainte-Beuve (« Je date de Char- lemagne et j ' a i fait les croisades »), prétendit qu'elle ne fut pas sensible à la noblesse de ce hobereau, mais que M. de Méri- tens de Malvezie de Marcignac, etc. « était un héros et qu'il chantait à ravir ». Hortense séduite par un troubadour ? La chose paraît incompréhensible. Peut-être, après tout, Hortense, qui avait mené jusqu'ici la vie indépendante d'un homme, voulut-elle tâter de la férule maritale ? Ah ! ce ne fut pas long. Elle se maria le 30 mars 1843, à Herblay ; un an après, tout était fini. « Ajax » (c'est son mari) laissa aller la jolie dame révoltée contre les dures lois du mariage : il n'avait pu la garder. Hortense, emprisonnée dans l'hyménée, prenait Sainte-Beuve pour confident et s'écriait : « 0 mes amants, mes aimables amants, amants d'un jour, de dix ans, amants d'indignation, amants de cœur, combien tout cela

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revient avec charme à la mémoire quand on vit seule et opprimée ! »

Cette expérience fut la dernière. Hortense revint à Her- blayde nouveau, reçut ses amis, écrivit quelques livres et des lettres à profusion. Elle se plaisait là, dans la solitude des bois, assez près de Paris pour permettre les réunions d'amis et les discussions sans fin avec ses philosophes préférés réunis aux Libri, Thiers, à Mm e s d'Agoult et Hamelin, quand ces dames venaient lui rendre visite.

Hortense Allart, on l'a vu, connut aussi George Sand.

Quelques-uns/des jugements qu'elle porte sur les œuvres de Sand sont de premier ordre ; on lira également une lettre d'Hortense sur le roman de Mrs Beecher Stowe (l'Oncle Tom), qui paraît rédigée de main de maître. On sait ce que Sainte- Beuve pensait d'elle. Voici maintenant le portrait qu'en brosse George Sand : « Mm e (coupure) m'a été longtemps anti- pathique, mais j ' a i toujours estimé en elle de grands côtés de caractère. Elle m'a blessée par des petitesses, et les a gran- dement réparées. Elle est petite, maigre, mal mise et mal faite, jolie pourtant. Elle n'a de grâce que dans les fossettes de joues, et son sourire rachète toute sa personne. Latouche disait que c'était un joli petit pédant couleur de rose. Chopin dit que c'est un écolier en jupons. Elle avait de superbes cheveux blond cendré il y a six ans. En Italie, ils sont devenus bruns, ce qui ne lui va pas plus mal. Elle ne les teint pas, car elle n'a pas l'apparence de la coquetterie. Elle n'en a pas même assez, car elle manque absolument de charme, et, sauf Bulwer qui l'a aimée mal et longtemps, je n'ai jamais vu un homme à qui elle plût. Il me semble que, si j'étais homme, elle me plairait pourtant, car j'adore les femmes sans affectation et elle est admirablement naturelle (1). »

On voit que le jugement de George sur la beauté d'Hor- tense est un jugement féminin ; il accorde tout au moral, rien au physique, ou si peu de chose qu'il n'est pas besoin d'en parler.

Latouche, cependant, était moins absolu : femme savante, disait-il d'Hortense, toute jolie et toute rose. « Esprit coura- geux, indépendant, reprend George, femme brillante et

(1) George Sand, Journal de PijjoSl.

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sérieuse, vivant à l'ombre avec autant de recueillement et de sérénité qu'elle saurait porter de grâce et d'éclat dans le monde, mère tendre et forte, entrailles de femme, fermeté d'homme (1). »

Pour terminer, voici ce que dit Mm e d'Agoult dans une lettre à Bory :

« Un singulier hasard m'a fait loger sous le même toit qu'une femme de lettres que vous devez connaître de nom,

— la lettre est écrite de Florence en 1838, — auteur de dix ou douze romans que je n'ai jamais lus, d'une Histoire de Florence, et de quelques opuscules sur les droits de la femme (les devoirs, nous ne voulons plus en entendre parler, rococo, rococo). La susdite personne m'intéresse assez. Elle est tout l'opposé de George, avec qui elle a été liée et s'est brouillée par suite d'un entraînement de sincérité qui n'a pas plu à notre amie. Elle n'est ni artiste ni poète, s'occupe presque exclusivement de politique et discute avec une persistance, un acharnement, un désordre et un absolutisme qui'vous divertiraient beaucoup. Au fond, bonne personne, franche, intelligente, et portant fièrement et simplement sa pauvreté (2). »

Hortense Allart à Sainte-Beuve

Paris, mercredi 4 juillet 1832.

J'ai lu l'article dans la Revue des Deux Mondes (3), dont j'ai été charmée, Monsieur ; je suis de l'avis de toutes vos critiques et je chercherai à en profiter. Il y a quelque chose qui m'a fait grand plaisir et où j'aspirerais vaguement, si j'osais. D'ailleurs, l'article vaut mieux que l'ouvrage, car il est écrit en maître.

J'ai enfin votre volume (4), que je lirai quand même...

Tout ce que vous faites indique bien du talent et des richesses intérieures, cela rend fort envieux de votre roman ! En atten- dant qu'il fût pris, j'aurais voulu en proposer un nouveau

(1) George Sand, Histoire de ma vie.

(2) M=>e d'Agoult à Adolphe Pictet, p. 147, 1838 ; Robert Bory, Une retraite romantique.

(3) Sainte-Beuve, Sextus ou le Romain de Maremmes, par M " Hortense Allart de Thérase {Revue des Deux Mondes, 15 mai 1832).

(4) Critiques et portraits littéraires (Eugène Renduel, 1832).

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de moi à Eugène Renduel que j'avais déjà vu il y a deux ans.

Et je ne sais s'il voudra ; si par hasard vous le voyez, dites-lui en un mot, car je ne voudrais pas vous ennuyer de cette affaire, que je peux traiter moi-même : les conditions d'argent m'importent moins qu'un peu plus de zèle que n'en a U. Canel (1).

Je vous quitte pour écrire au Père Enfantin, car la curio- sité de le voir m'est restée, mais je ne sais si on entre dans leur couvent.

[Au crayon.] 19 février 1833.

Vous êtes, je crois, venu me voir, et j'étais sortie ; croyez à mon regret. Vous venez peut-être pour me faire une scène, car je sais que Mm e Dudevant s'est servi de mon nom pour rompre la glace avec vous, et en vous disant que j'avais dit ci et ça, elle a pu dire ce qu'elle voulait. Ce qui m'a fait penser que votre amour pour elle est au comble et votre moralité démflntée. Car, vous en avez, et de la bonne, parce qu'elle n'a point de préjugés, si ce n'est de ne pas vouloir lire l'Alcoran à votre dam.

Venez parler de Cora (2) avec moi ; avez-vous lu cela ? C'est charmant, mais c'est une moquerie des gens qui l'aimeront.

Tous mes compliments.

Lundi, rue Mondovi, 3.

20 février 1833.

Vous allez dire que je suis une femme à projets avec ma secte de l'autre hiver.

Voici ce dont il s'agit aujourd'hui. J'ai proposé à Mm e Dudevant un projet qu'elle adopte si nous pouvons le réaliser. Ce serait un recueil par mois au-dessus de tous les recueils par le caractère, l'élévation ; il s'agit de l'art et non du profit. Mm e Dudevant ferait des nouvelles, moi ce que je pourrai ; on pense à vous pour la pensée, la hauteur, la sensibilité. J'ai parlé à Charles Gosselin (3), qui se décidera

(1) L'éditeur.

(2) George Sand, Cora. I.e Salmigondis. Contes de toutes les couleurs, par divers, in-8, II. Fournicr jeune, 9 février 1833.

(3) L'éditeur.

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si vous travaillez. Le prix qu'il donnerait serait celui des revues. Tout cela est tout en l'air, mais je vous fais cette ouverture ; venez en causer avec moi.

Mm e Dudevant vous trouve fort aimable, quoique vous ayez peu parlé, à ce qu'elle m'a dit ; il faut la décider, elle, à parler, mais, quand elle s'y met, elle est charmante. E t si j'étais homme, j'en serais fou.Quel talent! C'est admirable !

Pensez un peu à elle et à mon plan, et venez me voir un de ces soirs, excepté le lundi et jeudi.

Herblay, 26 juillet [1833].

Il y a bien longtemps que je ne vous ai vu ; je suis restée à la campagne ; je voulais vous inviter à venir m'y voir, mais, connaissant vos manies sauvages et les délices qui vous retiennent (1), je n'y ai plus pensé. Mais si vous aimez les eaux de la Seine, les arbres des forêts, j'ai tout cela à une petite distance de chez moi. Comme j'étais presque seule ici, j'ai travaillé tout l'été et surtout j ' a i lu. Nous avons eu un assez grand spectacle, d'ailleurs, en Angleterre. Lisez-vous toujours les journaux anglais ? Les hommes ne sont pas forts, mais les affaires me paraissent admirables : le peuple triomphe sans paraître, tout cède doucement devant l'intérêt public.

Cela se soutiendra-t-il ? -Évitera-t-on toujours un choc ? Je ne sais, mais, si on l'évite, ce sera le plus grand exemple que le monde aura encore reçu.

Travaillez-vous ? Publiez-vous ? Je n'ai rien vu de ce qui paraît. On annonce Lélia dont je suis bien curieuse. E t la Volupté ? Quand paraît-elle ? Votre roman est-il fini ? Donnez-moi de vos nouvelles à Paris, chez moi. Croyez que vous êtes un homme à l'amitié duquel on tiendra beaucoup si on l'obtient, car vous n'avez pas seulement les qualités de l'esprit.

Herblay, vendredi [20 mars].

Il y a bien longtemps que je n'ai eu de vos nouvelles.

J'ai passé une partie de l'hiver à la campagne où j ' a i mis mon fils en demi-pension et pense que vous êtes à Paris et que je vous y trouverai quand j'irai. Que dites-vous de cette

(1) Adèle Hugo.

TOME LVI1. 1940. , 30

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mauvaise loi (1) ? C'est une bêtise gratuite dont le gouver- nement aura peine à se tirer. Tout le talent de M. Thiers ne peut la défendre. E t Mm e Dudevant est-elle de retour ? Voyez-vous M. Béranger ? Je ne lis rien de nouveau ici et ne sais si vous avez publié. Je suis plongée dans l'histoire d'Italie et dans un dernier roman qui doit encore voir le jour. Je ne sais comment vous ne transportez pas quelquefois vos félicités et vos mystères dans les champs ; on y est à merveille pour travailler : repos, soleil, promenades. Je dois vous dire qu'il a percé quelque chose de vos mystères. Je ne sais si c'est vrai ; mais on a dit quelque chose qui éclairerait merveil- leusement vos ténèbres.

Donnez-moi de vos nouvelles à Paris, on m'envoie mes lettres ici. J'espère vous y voir dans le courant de l'autre mois. Mais que votre vie est occupée, douce et mystérieuse ! Il en sort parfois un chef-d'œuvre, un soupir, volupté, ten- dresse ; et puis, silence ; vos amis ne vous voient plus, et Lélia même se plaint. Pour moi, je vous ai vu dans le discours de M. Guizot ; on dit que vous êtes bien avec lui, et c'est vous qui lui faites accorder la puissance et la portée à ce parti de la jeunesse où je ne vois pas de si belles choses.

Est-ce vrai que vous êtes devenu doctrinaire ? On [ne]

vous voit pas, on ne sait les choses qu'à la volée. Savez-vous que les belles, jeunes et nobles dames du faubourg Saint- Germain lisent Volupté comme un évangile ? après l'Évan- gile, tous les dimanches ?

M. de Lamartine vous a pris votre dénouement, mais quelle différence ! Il aurait mieux fait de mettre en vers votre tendre et sainte prose (2).

Je vous envoie un roman, vous suppliant d'en faire parler dans vos revues, ainsi que de la brochure que vous avez bien oubliée, vje crois. Jetez un regard sur Settimania, et parlez de cette Romaine, si elle vous plaît, mais elle sera trop sévère pour Amaury.

Je regrette de ne pas vous voir, mais je respecte votre vie de délices et je vous reste attachée comme on l'est au talent et au mérite.

(1) Sur la presse ?

(2) Voir l'article de Sainte-Beuve, sur Jocelyn (Revue des Deux Mondes du l « m a r s 1836).

»

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HORTENSE ALLART ET SAINTE-vBEUVE. 4 6 7 Herblay, jeudi. .

(Timbre de la poste : 18 avril 1844.)

Me rendrez-vous le service d'envoyer cette lettre chez M. de Chateaubriand ? Je lui dis mille folies en réponse à sa tristesse, pour lesquelles (à cause de lui) je crains la poste.

Je ne vous en écrirai pas tant à vous, car vous êtes un peu sévère et vous voulez respecter au moins l'apparence des choses, c'est-à-dire au plus, n'est-il pas vrai, scélérat, que vous ne voulez que les apparences ? On dit, Monsieur, que Marie (1) vous a perdu à cause de sa démocratie ; est-ce possible ? Est-ce une raison si étrangère à la beauté, à la gloire, à la parure, à la chevelure ? C'est elle qui dit cela, aussi j'en doute; elle m'écrit de vous avec cérémonie. Pour moi, mes études en politique m'éloignent chaque jour davan- tage de la démocratie, et je crois que la liberté s'appuie sur des lois d'exception. J'espère donc encore m'entendre avec vous quand mes premiers transports de délivrance m'auront donné la modération et l'apparence qui vous plaît.

Je vous crois très occupé de Casimir Delavigne (2). Il me semble qu'il n'a eu d'accents passionnés que dans le per- sonnage du Paria :

Il est libre, et son cœur, fier de ses sentiments, N'en contraignit jamais les heureux mouvements (3).

Je me rappelle que, dans le temps, ce Paria me parut le seul, chez Casimir Delavigne, qui ait eu un vrai accent d'amour. Votre travail est difficile à faire. Quel qu'il soit, Béranger s'en amusera, et tout le monde voudra savoir ce que vous aurez dit. Une partie de la France tient à cet homme et trouve qu'il a seul été fidèle au goût.

Permettez-moi de vous dire que je vous crois un peu

(1) Marie d'Agoult.

(2) Élu à l'Académie française le 14 mars 1844, en remplacement (Je Casimir Delavigne, Sainte-Beuve s'occupait alors de son discours de réception. Il fut reçu le 27 février 1845. Parlant un jour devant ma mère, Marie Buloz, de son épée d'académicien qu'il allait bientôt acheter, elle lui dit (elle avait quatre ans) :

« Tu ferais mieux de t'acheter une perruque ! »

(3) Le Paria, tragédie de Casimir Delavigne, jouée à l'Odéon le l«r décembre 1821 (acte II, scène II).

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dissipé. Je m'attendais à trouver Pascal prêt (1). Vous n'avez rien publié dernièrement dans la Revue. Marie (2) parle de vous cérémonieusement. « Grand Dieu ! dit le poète, dans quel état je trouve Athènes ! » J'ai reçu un chef-d'œuvre de billet de la Reine (3). Je lui porte une accusation grave, celle de ne pas avoir été assez blessée du mariage et de n'avertir pas assez, dans ses livres, le genre humain. Elle finit ses romans souvent par un mariage. Il ne faut plus rien finir par là.

Vous autres hommes, vous ne comprendrez jamais cela ; vous ignorez la force du poing et du joug, vous n'y devez répondre

que par l'épée.

Adieu, dites-moi quelque mot léger, si vous avez un quart d'heure libre. Soyez heureux, car vous m'avez l'air heureux, et voyons vos nouveaux écrits.

Hcrblay, vendredi.

Puisque vous lisez Mignet (4), je voulais seulement vous faire une question : c'est si vous ne trouvez pas qu'il loue trop une grande habileté de détail, une habileté mondaine, sans faire voir assez comment la grande, la vraie habileté a manqué.

Il me semble que Mignet n'a rien fait de si bien que cet ouvrage que vous lisez sur les négociations de Louis XIV.

(l'est charmant et c'est beau, le style est soigné et élégant, il y a des détails heureux ; enfin, je m'étonne qu'il ait mis t a n t de talent et t a n t de soin dans un pareil livre qui n'est, après tout, qu'un recueil de dépêches. Mais il n'a pas fait voir la distance de Louis XIV à Richelieu ; il semble que Louis XIV aventurait sa fortune et gaspillait nos alliances avec autant d'étourderie que Richelieu mettait de suite et de profondeur à se chercher des alliés et à assurer son succès. Cette admirable habileté de détail dont parle Mignet diminue bien de prix lorsqu'on la voit menée à un résultat déplorable. Ainsi, il dit

(1) Hortense fait allusion à un travail qui p a r u t , le 1e r juillet 1844, dans ra Revue des Deux Mondes : Pensées, fragments et lettres de Biaise Pascal, publiés par M. P . Faugère.

(2) Marie d'Agoult.

(3) George Sand.

(1) Mignet publia, de 1835 à 1842, un ouvrage important : Négociations rela- tives à la succession d'Espagne sous Louis XIV ou Correspondances, mémoires et ailes diplomatiques ; 4 vol. de la Collection des documents inédits sur l'Histoire de France. Voir Sainte-Beuve : M. Mignet (Jlevuc des Deux Mondes, 15 mars 184<>).

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HORTENSE ALLART ET SAINTE-BEUVE. 4 6 9

que le Roi a isolé admirablement la Hollande pour l'écraser, et qu'il l'écrasait pour avoir les Pays-Bas. E t cela était mal combiné. Jamais Richelieu n'avait voulu faire cela. E t si les temps étaient changés, ce n'était pas une raison pour agir ainsi. La Hollande et son héros le prince d'Orange, qui est plus grand que Louis XIV, tourneront à la longue toute l'Europe contre la France. Un homme de passion et de génie sortit de ces flots, par lesquels il avait sauvé son pays, et c'est Guillaume III qui a produit Marlborough et tous les succès de la reine Anne. Ce fut un peuple vengé et un homme triom- phant, parce qu'il consacra sa vie, sa vertu et les plus beaux talents à exécuter sa pensée.

Thiers ni Mignet ne voient jamais la moralité dans la politique ; ils voient une espèce de fatalité absurde que la civilisation suffit pour démentir. Mais en étudiant mieux, on voit un enchaînement normal. Sans doute le talent l'emporte, non la vertu dans l'action, mais le haut talent s'appuie bien vite de la vertu. La force du prince d'Orange fut [non] son génie, mais sa vertu. Le Roi n'a pas cette gravité, et quand on lit les Mémoires de Sully et ceux de Richelieu, on voit chez ces hommes un sentiment sacré, un dévouement au pays et à la puissance publique qui a fait le fond de leur habileté.

Chez le Roi, c'est plutôt de l'insolence et de la vanité, quoi- qu'on ne puisse nier sa grandeur, sa fierté, son bon goût et tout ce qu'il a de vraiment royal.

Voilà ce qui frappe en lisant nos amis. Mignet m'avait prêté deux volumes de Mémoires et Notices où j ' a i trouvé qu'il n'aimait pas la liberté et qu'il était lourd.

Dites-moi si vous trouvez vrai ce que je dis là sur Louis XIV ou si je me trompe ? Adieu, et je me réfugie ainsi toujours dans la politique.

Herblay, vendredi.

Permettez-moi encore quelques mots sur Benjamin Constant, puisque vous n'avez pas fini (1). Il y a des cri- tiques qui frappent par leur justesse des hommes qu'on a

(1) Revue des Deux Mondes, 15 avril 1844 : Benjamin Constant et Mm« de Char- rière. M. Gaullieur avait apporta les papiers de cet article. Sainte-Beuve, qui l'écrivit, ne le signa pas ; toutefois, il le recueilli! plus tard dans les Portraits lit- téraires, III.

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saisis, comme vous avez fait dans le discours sur Casimir Delavigne (1). Ici, vous avez été moins heureux, et j ' e n suis d'autant plus étonnée qu'enfin, Monsieur, ce défaut ou cette qualité que vous reprochez à Benjamin Constant, vous l'avez vous-même, oui, vous ! Ainsi, vous avez cité plusieurs fois, et vous avez répété là, ce mot de Benjamin Constant sur une idée de plus. J'avais autrefois rapporté cela à Sampayo, qui me dit que c'était une idée de moins qui empêchait de conclure (2).

Que faites-vous dans Port-Royal avec des notes à la Ben- jamin Constant ? Vous doutez, vous tâtez, vous niez comme lui, vous allez vite au faible, au ridicule des choses. Et chez lui, vous trouvez que c'est très coupable ! Ce doute éternel, vous l'avez sur un fond plus doux, plus poétique, mais vous l'avez, précisément. Moi, je ne l'ai pas, mais ce que j'aime en tout, c'est la vérité. Il y a une lettre admirable, belle comme Pascal, frappée comme lui. C'est celle que vous blâmez le plus. Un Anglais lui a dit que l'univers n'était qu'ébauché, que l'intention de Dieu est perdue. Dans cette lettre, il est si touché des chagrins de son père qu'il est malade ; il a la fièvre, toute la lettre en est pleine. Vous venez, comme un Scythe, dire qu'il est insensible ! Il parle contre Job et contre Pascal ; vous vous scandalisez ; c'est de la Bible, la Bible n'est que ça, le néant des choses. Ce qu'il faut bien admirer, il me semble, en Benjamin Constant, c'est qu'il est très genevois. Il est, lui, entier, indépendant, faible de carac- tère, mais fort d'allure. Il n'a rien fait pour le monde, l'opinion, il n'a pas les sottes idées de lord Byron, son mariage, sa fashion/et n'écrit pas des lettres si ridicules. En cela, supé- rieur à tout le monde. Il était comme il se coiffait, comme il s'habillait, au-dessus de tous les usages. Car je l'ai connu, vu durant son temps presque tous les soirs. Si, opprimé par un ennuyeux amour, il a fait le roman qui convenait à sa fai- blesse de caractère, faut-il ne le voir que dans Adolphe ? C'est une injustice. Sismondi m'a raconté à Genève autrefois le sai- sissement, le désespoir de Mm e de Staël en apprenant, un soir, en jouant aux cartes, le mariage de Benjamin Constant, qu'il

(1) Discours de réception de Sainte-Beuve.

(2) Citation d'un mot de Benjamin Constant : « Surtout, il avait une idée de plus... » (Bonnerot, Bibl. de l'ceiwre de Sainte-Beuve, p. 231.)

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lui annonçait tout à coup par une lettre. C'était une liaison bien ancienne et déjà attaquée, mais elle le voulait libre.

C'était un grand attachement, comme on n'en voit guère, et dont il a été grandement capable. Ils avaient la même allure, hardie, en dehors du monde. Ses ouvrages sont une école et ses principes sont les plus certains du monde. J'avais envie de vous envoyer les axiomes politiques que j ' e n ai tirés, car c'est là seulement qu'on trouve et qu'on étudie la politique. J'aime beaucoup Thiers, mais le voilà qui, après avoir adoré bien sottement les Danton, etc., les appelle des brouillons sanguinaires ; qui, après avoir adoré aussi et bien justement Voltaire et le x v me siècle, voudrait aujourd'hui avoir vécu croyant avec Bossuet et sujet plat de Louis XIV.

Voilà des ridicules. Eh ! trouver cela chez Benjamin Cons- tant, jamais! Benjamin Constant n'est pas tout à fait Fran- çais. Il a quelque chose de posé, plus sérieux au fond, car son tour seul est comique. C'est vous qui avez fait dire à Thiers ces folies sur Louis XIV. Vous voilà tous, vous entraînant l'un l'autre. C'est la France. A défaut de suite, il faudrait des lectures, des principes choisis. Mais quand sous la main il vous tombe un homme entier, fortement frappé à la façon de Job, respectez-le. N'allez pas dire qu'il est léger, mais dites qu'il est fort, car on est fort avec un caractère faible.

L'ensemble est fort, c'est le cas de Benjamin Constant.

Pardonnez-moi tout ce bavardage.

Herblay, dimanche.

J'ai fini les deux autres volumes de Thiers (1). En pas- sant, prenez les deux volumes de Mm e de Staël Sur la Révo- lution et bien des chapitres du Consulat, et voyez comme elle juge ce qu'elle appelle une tyrannie bavarde.

Permettez, Monsieur, que les femmes vous rappellent à la liberté ; vous êtes fier et très indépendant ; prenez garde de louer Thiers plus qu'il ne faut à un homme tel que vous.

Autant j ' a i été enchantée de son poème épique du premier volume, autant j ' a i été indignée de trouver tant de légèreté dans un homme d'État. Quoi ! le Premier Consul brise non des majorités, mais des minorités dans le Tribunat, et Thiers,

(1) Sainte-Beuve, M. Thiers (Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1845).

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au lieu de rappeler Marengo et d'aller remercier les dieux, veut justifier le Premier Consul. Civilement !

Permettez-moi donc d'être civilement indignée. On pou- v a i t dire : autant ce grand homme entendait la guerre, a u t a n t il ignorait la politique (et sa vie l'a prouvé) ; mais le présenter comme un homme civil, cela n'a pas de bon sens.

E t puis Thiers n'inspire plus la confiance comme ministre.

Il faut le tenir et jamais ne lui donner un rang pour dépasser la liberté. Enfin, il y a sur la terre une vertu, une liberté, une politique, et on ne peut se jouer ainsi de la science et de la vérité. Et l'affaire du Concordat, quelle légèreté ! Chez Bonaparte et chez Thiers ! Enfin, c'est poussé jusqu'au ridicule, car le Premier Consul rompt le Tribunat, casse, brise à la façon de Cromwell, et puis, vite, il part, il se dépêche pour aller organiser la République cisalpine. C'est une risée, et Machiavel, si gai, en poufferait de rire.

Le duc de Raguse dit : « Il fallait un Empereur pour com- mander les grandes portions de l'armée qui étaient sous les ordres des maréchaux. »

A la bonne heure ! C'est de la science militaire, et voilà où l'Empereur est admirable, mais l'ouvrage de Thiers n'at- teint pas ce petit livre du duc de Raguse. Ou je me trompe fort (ce qui ne me surprendrait pas trop), ou ce livre est un des plus beaux de notre temps, beau comme Bacon et Machia- vel, beau scientifiquement. Lisez-le, l'esprit s'ouvre, on comprend la guerre, l'Empereur, nos temps, Wellington, le génie de la France et de l'Angleterre. Tout est vu de haut et admirablement, avec un sérieux, une profondeur, une dignité et une chaleur secrète que je ne vois nulle part à ce degré, mais je crois que Thiers se relèvera parce qu'il deviendra plus sévère pour l'Empire et que les événements seront dramatiques. Nous aurons l'épopée que j'attends de lui.

Mais qu'il ne parle plus de politique, autrement il faudra s'unir avec Cicéron à Athènes... Il n'en loua pas moins depuis la clémence et le génie de César, et voilà ce qu'il faut dis- tinguer. Napoléon est un homme à la façon de César et qu'il faut louer comme tel, mais il n'est pas comme Charlemagne;

il ne cherche pas à éveiller le genre humain, à le rendre libre, juste, moral dans la belle acception du mot.

Vous voyez que c'est moi qui suis pédante et non pas vous.

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Votre petite lettre est très aimable, mais il y aurait trop à dire. Vous avez bien pris mes folies, avec grâce et avec amitié. J'ai eu ici mon fils, qui est parti ce matin, et qui, par son entraînement, sa jeunesse, son ardeur, me fait bien voir que la poésie, le trouble et l'énergie sont (illisible) cet âge.

Ce n'est pourtant celui du bonheur ; le bonheur est aujour- d'hui au port, vous tendant les mains du rivage, à vous encore aventure, fait pour aimer et plaire longtemps ; car je ris de vos belles résolutions d'études, de repos à hautes doses, de toutes ces retraites et ces méditations où le poète fatigué allait s'abymer. L'ouvrage du duc de Raguse s'ap- pelle : Esprit des institutions militaires. Il ne faut pas le parcourir, il faut le lire deux ou trois fois.

Herblay. (Timbre de la poste : 23 avril.)

Vous êtes bien aimable. Votre petit livre (1) fait vivre ; votre critique rend l'existence aux grands talents qui sont morts, mais, après avoir dit ces douceurs, oserai-je vous atta- quer, ai-je le droit de vous donner des avis, et n'est-il pas bien audacieux de critiquer la critique et les académiciens ?

Je vous l'ai dit, il y a deux hommes en vous, un l'auteur de Volupté, de Port-Royal par moitié, homme rêveur, sensible, penseur avec beaucoup d'idées, très élevé et savant. Mais il y en a un autre, qui veut plaire aux belles, c'est celui de Marie, celui de Mm e de Longueville et qui lui fait sa décla- ration au-dessus des nues, celui des salons, celui de l'autre jour avec les trois amants permis. Eh bien ! Monsieur, pour- quoi est-ce celui-ci qui a jugé Benjamin Constant ?

Mais Benjamin Constant était plus sensible, plus passionné que nous tous, a plus aimé, plus souffert que nous tous, et, à la fin de sa vie, il va s'éprendre d'une femme charmante, passionnée aussi, la plus délicate du monde, mais qui aimait ailleurs, et il aime jusqu'à la mort (2). Ces lettres à vingt ans, mais que c'est gai, que c'est sensible, que c'est beau. Le fond est tendu, le ton seul est comique. C'est ce que j'écrivais

(1) Il s'agit d'une publication de Caliste, encadrée de lettres de jeunesse de Benjamin Constant. Sainte-Beuve présenta l'ouvrage en l'accompagnant de l'ar- ticle qu'il avait donné à la Revue des Deux Mondes, le 15 avril 1844, sans le signer alors.

(2) Mme Récamier.

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hier à René que je voudrais rappeler aux lettres ; à vingt ans, Rousseau écrivait des lettres qui ne signifient rien ; c'est niais et nul. Jamais je n'aurais cru qu'on pouvait avoir t a n t d'esprit à vingt ans. Vous voulez voir de l'amour pour cette dame. S'il y en a, c'est faible ; mais c'est une belle affection, abandonnée, sincère, à l'aise avec l'éclat et la venue de la jeunesse. Vous le prenez au mot quand il dit qu'il n'aime pas la poésie (1) ; mais lui-même est poète, et toute sa course d'An- gleterre n'est-elle pas poétique ? N'a-t-elle pas ce mélange de tendresse et d'ironie qui caractérise lord Byron ? Les mille folies qu'il dit dans sa bonne foi, vous les lui comptez ; quand il plaisante sur cet éternel ouvrage de religion, vous le lui reprochez. Et puis, vous prenez en mal ce mot philosophie ! E t Voltaire aussi ! Mais vous avez aimé, même Mm e de Couaën, comme Voltaire a aimé Mm e du Châtelet ? Vous attaquez le vrai et le beau et vous mettez sur votre cachet : Truth ! Mais que veut dire tout cela ? Permettez-moi, au nom de Cicéron, de vous rappeler. Mais Cicéron lui-même plaisantait sur tout, et quand il dit après la mort de Julie :

« J'ai perdu cette gaieté qui survivait à nos malheurs », il se trompe, elle venait aussitôt. Avant Pharsale, quand un homme lui dit, au camp de Pompée : « Nous avons encore sept aigles dans le camp », il répond : « Ce que vous dites serait bon si nous allions combattre des geais. » Il plaisante toujours dans les plus grands moments.

Mais la gaieté est une belle chose, surtout cette gaieté des hommes paisibles qui est toute voisine des pleurs. On sent dans Benjamin Constant une faiblesse, un abandon, un besoin d'être aimé, dirigé, soigné, qui sont admirables à côté de si grandes facultés. Pensez donc que ce que nous sommes est son ouvrage, qu'il nous a enseigné la liberté, que ses leçons encore sont les meilleures ! Vous l'appelez Girondin ; oui, pour les belles intentions, mais ce qui caractérise les Girondins, c'est l'inexpérience, absence de doctrine. Et Benjamin Constant, c'est la doctrine et la science.

Il a d'ailleurs une naïveté, une candeur, quelque chose d'abandonné qui est si noble...

(1) Il parle à Mme de Charrière de la littérature allemande : « Je l'ai beaucoup parcourue, depuis mon arrivée. Je vous abandonne leurs poètes tragiques, comiques, lyriques, parce que je n'aime la poésie d'aucune langue, i

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Ce que vous dites de Mm e de Staël est charmant. Pourquoi ne nous donneriez-vous pas une petite suite ? Mm e Récamier a tous ses papiers ; on voudrait bien le voir heureux et en présence de Mm e de Staël ; quel bonheur que Mm e de Staël n'ait pas été si sévère que vous ! On finit le livre avec la joie qu'il est enfin heureux, compris, aimé par une femme excellente et supérieure.

Les Lettres de Lausanne et Cécile m'ont paru charmantes.

Caliste, très vulgaire ; mais l'auteur intéresse, et cette publi- cation en tout est très agréable. Me pardonnez-vous mes critiques ? Prenez-les pour un bavardage affectueux.

Sainte-Beuve à Hortense Allart

Ce 8 septembre.

J e ne sais pas bien encore que penser de cette politique de Louis XIV. A en juger par le résultat, vous avez raison.

Pourtant, il était impossible que Louis XIV ne reculât sa frontière du côté des Pays-Bas et qu'il en restât aux environs d'Amiens. Il aurait dû s'arrêter à moitié de sa campagne, après la prise de Lille (1667), et rassurer les Alliés et les Hollandais, en s'en tenant finement à ce résultat que deux siècles n'ont pas dépassé. Vos réflexions sur Richelieu et Guillaume d'Orange me paraissent très justes et très bien exprimées ; je vais admirer en vous l'écrivain politique et aussi l'homme d'État, si vous n'y prenez garde. L'incon- vénient de ces histoires comme Mignet en fait, c'est de tout enregistrer et de ressembler souvent par la teneur de ces dépêches et de ces traités à un acte de notaire. Et, pourtant, quand on a lu cela et qu'on a vu le fin fond des choses, on est dégoûté des autres histoires et on ne saurait plus s'en conten- ter. Est-ce à dire que nous soyons désormais condamnés par notre besoin de tout bien savoir à l'histoire diplomatique et fréquemment ennuyeuse ? Moi, ces choses-là ne m'ennuient pas et je les lis ou me les fais lire au long. Mais je défie le public, et même le public assez éclairé, de tout lire sans rien sauter.

Mignet est un bon esprit, droit, honnête, ingénu ; il a souvent un vrai talent d'expression, de la vigueur, de la majesté ; mais il n'a nullement pour lui et pour les autres le sentiment de l'ennui.

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REVUE DES DEUX MONDES.

Je suis très bête, aujourd'hui, et incapable de raisonner sur autre chose que sur l'ennui ; aussi je m'arrête et je n'ai griffonné ces lignes que pour ne pas avoir l'air d'éviter de vous répondre et de vous suivre sur ce terrain inexpugnable où vous vous placez.

Adieu, très chère Mademoiselle de Lézardière (1), avec mes tendres respects.

Hortense Allart à Sainte-Beuve

Herblay, 10 septembre (1845 ?)

J'ai lu tout avec beaucoup d'intérêt, préférant vos parties grecques. C'est un volume charmant (2) et il y a là plus de goût que dans tout ce qu'on fait. Je maintiens mes éternelles critiques, dépourvues, vous savez, de sens critique, ce qui me rend plus audacieuse pour les faire, car je satisfais ma conscience sans vous blesser. Mais vous oubliez trop souvent les Muses, ou plutôt il faut un nouveau et rustique Parnasse où on dira les choses. Je ferai ce reproche à quelques endroits des pensées. Je voudrais supprimer des lettres le mot pourrir. Mais un critique meilleur que moi a admiré vos pensées sans restriction, c'est la belle Marie. Nous nous demandons : Mm e D... est-ce Mm e d'Ag. (3) ? Moi, je dis oui, puisqu'elle régnait au temps d'Homère. Mais elle dit qu'il y a un bout d'Homère à Mm e D... ! Moi, je ris de voir vos légèretés. Qui donc, demande aussi Marie, est celle du der- nier rayon ? Moi, je parie que vous-même n'en savez rien.

Il faut d'autres sentiments pour faire même les couchers de soleil d'automne. Si j'avais régné sur vous, vous n'eussiez pas mis le mot pourrir, ni le doigt, ni l'ongle, etc. (4). Le genre moitié poétique et vulgaire, je le déteste.

Aussi en faut-il trois ou quatre ou six ; celle-ci aime une chose, celle-là une autre, et l'homme entier s'est senti compris.

Adieu. Bulwer, Bulwer, Bulwer va mieux. Il est fâché ; il met pourtant au trône la famille qu'il voulait (5).

(1) Historienne poitevine, 1754-1835.

(2) Sainte-Beuve publia, en 1845, chez Charpentier, une nouvelle édition de ses poésies complètes, revue, corrigée et augmentée ; elle contient six pièces nouvelles,

(3) Mme d'Agoult.

(4) Ce sont, en effet, des mots dont Sainte-Beuve se sert quelquefois.

(5) Allusion au projet de mariage entre Isabelle II et son cousin dom François d'Assise.

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* * *

On a vu comment Hortense discute avec Sainte-Beuve sur les débuts de Y Histoire du Consulat et de l'Empire de Thiers et comment elle parle du petit homme d'État. Elle

compare les vues de ce dernier à celles de Marmont, duc de Raguse : Esprit des institutions militaires, et Sainte-Beuve, docilement, lit avec attention le livre qu'elle admire, ainsi qu'elle le lui a recommandé, est charmé à son tour, déclare que cet ouvrage donne envie d'étudier le général Jomini.

Ce qu'il fait. La lettre du 5 octobre 1845 est tout entière inspirée par les critiques et les indications d'Hortense : elle eût pu en être fière. Mais elle n'avait pas cet amour-propre.

Il lui suffisait de rendre service à un Sainte-Beuve et de voir mûrir en lui une idée intéressante pour qu'elle se trouvât payée de sa peine.

Sainte-Beuve à Hortense Allart

Ce 5 octobre (1845).

Le Marmont me plaît beaucoup et m'instruit; j'en aime surtout le livre qui traite des opérations de la guerre ; il y a là des idées qui font perspective, cela donne envie d'étudier Jomini (1), le prince Charles, les campagnes de Frédéric.

Pourtant, dans le reste de l'ouvrage, il y a bien des choses qui exigeraient pour moi des développements ; je n'entends pas suffisamment cette artillerie Paixhans et bien d'autres détails encore. Mais dans toutes ces pages on sent du feu, de l'imagination, un militaire spirituel et brillant qui a gardé, jusque dans l'exil et sous les années, l'étincelle sacrée des journées de gloire. Je suis très sensible à ce sentiment ; je l'ai partagé ; enfant, j'ai été élevé à Boulogne-sur-Mer, ville impériale s'il en fut, en présence des canons et de la flottille ; et jusqu'en 1813 j'étais habillé en hussard : vous ne saviez peut-être pas cela ? J'ai même assisté dans ce petit uniforme, et âgé de sept ans environ, à une revue, la dernière que Napoléon ait passée sur les côtes avant de se diriger pour sa

(1) Sainte-Beuve a donné suite à ce Brojet : \t Général Jomini, mai-juillet 1869. Le général Jomini, né à Payerne.en Suisse, le 6 mai 1779 et mort à Passy, le 22 mars 1869, à quatre-vingt-dix ans accomplis.

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campagne de 1812. J'étais à quelques pas du héros, et je n'ai perdu de toute cette journée ni un geste ni un éclair. Toutes mes idées de grandeur se rapportent à ce temps, et depuis lors je n'ai rien vu qui m'ait paru valoir la peine d'être envié, politiquement ou militairement. Mais voilà que je suis comme Lelius et Scipion : qui incredibiliter requiescebant.

En y réfléchissant aujourd'hui, et à vouloir juger le Napoléon de Thiers, il me semble qu'il y avait nécessairement dans le caractère de l'homme quelque chose de gigantesque qui tendait presque aussitôt à sortir et qui devait, tôt ou tard, amener la catastrophe. En un mot, il y avait, si j'ose dire, de Yaventurier dans ce héros. Après l'admirable campagne d'Italie 1796-1797, nous avons l'aventure d'Egypte que j'appelle aventure, parce qu'il y avait bien des chances pour qu'il ne revînt pas. Après les miracles de l'installation du Consulat, le gigantesque ressort presque aussitôt ; on le retrouve dans cette expédition d'Angleterre qui avait t a n t de chances aussi d'être une aventure ; car il se pouvait que, réussissant à débarquer, sa flotte fût détruite le lendemain par Nelson et qu'il eût son Trafalgar le lendemain de la déroute, comme il avait eu son Aboukir au lendemain de son arrivée en Egypte. Jolie situation d'une armée de terre victorieuse, mais coupée de son royaume par une mer et une flotte comme celle des Athéniens à Salamine ! Enfin, le gigantesque déborde à tout moment chez lui si l'on y regarde bien, comme un cheval sauvage qui prend le mors aux dents.

De là une part plus ou moins retardée, mais inévitable. De là le grand rôle politique définitif aux Pitt et aux Wellington, ces opiniâtres temporisateurs. Oh ! sinon pour la grandeur d'imagination, mais pour celle d'homme d ' É t a t que j'accorde plus aux Richelieu et aux Cromwell ! On me dira que Napo- léon avait toutes sortes d'idées politiques et profondes ; oui, mais ces idées lui traversaient en quelque sorte la pensée, mais n'y séjournaient pas avec la fixité et la prédominance qui conviennent aux idées politiques ; ou bien il les compromettait tout aussitôt elles-mêmes par le gigantesque dans l'ordre civil.

Ainsi, le gigantesque dans l'ordre civil, il lui laisse la bride dans l'installation de l'Empire, dans cette reconstitution fastueuse, insolente, grossière d'un trône à la Charlemagne : qu'on ne me parle pas tant de son Code civil et de son Concor-

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dat ! Car son Code civil se gâte aussitôt par cette * recons- truction féodale factice et insolente, et son Concordat ne l'a pas empêché d'avoir, quelques années après, le Pape prisonnier à Fontainebleau !

Me pardonnerez-vous, très aimable Machiavel, le débor- dement politique par lequel je réponds, si mal à mon gré, à vos douces et gracieuses paroles ?

Je suis à vous, très chère Hortense, avec mille tendres hommages.

Ce 7 octobre 1845.

« 0 Philinna ! le léger pli de ton front est préférable au suc en fleur de toute jeunesse et je désire embrasser de mes mains tes fruits tout chargés de leurs grappes, bien plutôt que le sein nouvelet qui pointe à peine, car ton automne est bien au-dessus de tout autre printemps, ton hiver est plus brûlant que l'été des autres ! »

C'est l'Anthologie qui dit cela, c'est un poète appelé Paul le Silentiaire, lequel n'est pas saint Paul. La pièce est bien plus jolie en grec avec le j e u d e s mots et des oppositions : moi-même, avant d'avoir lu cela et inspiré par la seule nature, j'avais dit dans mes poésies : Sous les derniers soleils, etc.

(voir page 161, là où il y a l'épigraphe Mitia poma (1). Je lis donc un peu de grec, je corrige des épreuves, et je tâche d'amener ces portraits vivants à ne pas trop mentir, ce sera

(1) MITIA POMA Sous les derniers soleils de l'automne avancée, Dans les derniers rayons des plus pâles beaux jours, Il est une douceur plus tendre à la pensée,

Et belle encore d'effets et de riches retours.

Dans le déclin aussi de la beauté qu'on aime, Dans ses yeux, dans ses traits et sur son sein pâli, Il est un dernier charme, une haleine suprême, Une blancheur de pampre, et comme un fruit d'oubli.

C'est la rose mourante et toujours plus touffue ; Plus désirée à l'œil, la pêche qui va choir.

La prune qui se fend et sa chair entrevue, Ivresse de l'abeille à son butin du soir 1

Sainte-Beuve, Poésies de Joseph Delorme, vol. I, Paris, Michel Lévy, 1863.

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difficile ; enfin, j ' y vise et ne crains pas de me donner de petits démentis pour que la vérité perce au travers.

Je suis toujours souffrant ou, pis que cela, languissant et avec des défaillances internes que je rapporte au cerveau ou à ses attenances, ce qui me jette dans de grands décou- ragements et est bien propre à me faire regretter d'avoir t a n t dissipé ma vie dans le passé. Je ne suis bien, durant des heures, qu'à rester couché sur le dos, à penser vaguement et à projeter et bercer de longues entreprises que je n'aurai jamais assez de muscles pour exécuter. Dès que je me relève, je me sens tué, comme étourdi. Si j'avais jamais achevé les choses commencées et si je me retrouvais maître de mon temps et de mes facultés, j'aimerais à écrire un livre (roman) dans lequel je mettrais ce que je crois avoir observé en politique de juste et de neuf ; bien des jugements sur les grands hommes d'État s'y trouveraient. A travers cela, je jetterais une passion ou plutôt le revers d'une passion, cette fin amère et désabusée que j'ai t a n t connue et que je saurais rendre effroyable de vérité (comme je le sens) ; il en résul- terait un livre grave, mais, pour les hommes revenus, plein des fruits accumulés de l'expérience et de l'étude ; il s'y glisserait pourtant des douceurs finales et comme un automne savoureux qui pourrait s'épanouir en terminant et sur quoi l'esprit et le cœur se reposeraient (1).

Voilà des projets lents, un peu confus, interminables, tels qu'il sied aux années du milieu, à ces années qui n'au- ront pas leur fin précise, et qui n'attendront pas ; mais en attendant, il faut bien avoir l'air de les remplir.

Rien n'est plus doux et plus plein pour ces raisons où nous sommes qu'une affection comme la vôtre, chère Hor- tense, un esprit, un cœur qui ont gardé et multiplié leurs trésors, et je n'ai qu'un regret : c'est, en les appréciant si bien, de me sentir si inégal dans le partage, mais ce n'est pas en affection pourtant que je me sens si inégal.

Je suis à vous, très chère Hortense, avec mes tendres hommages.

(1) Sainte-Beuve eût appelé ce roman : Ambition.

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Sainte-Beuve à Hortense Allart

Ce 18 octobre 1845.

Je suis bien en retard pour vous écrire, chère Hortense, mais pas pour penser à vous. J'ai été malade et nul : telle a été la condition de mon esprit depuis des semaines. Ne pou- vant travailler activement, je rêve et me fais lire. Toujours ce Mignet sur Louis XIV, ce qui m'apprend très bien ce grand siècle, me montre le dessous des cartes de ces pompes et me fait conclure que tous les grands politiques doivent être plus ou moins (mais tous à un très haut degré) de grands fourbes et dissimulateurs, de grands coquins ; mais s'ils le sont dans l'intérêt de tous et pour le bien de l'État, comme disait Richelieu, ils sont absous et sont de grands hommes. Savez-vous que je crois que la société est une invention, que la civilisation est un art, que tout cela a été trouvé, mais aurait bien pu ne pas l'être ou, du moins, l'être infiniment peu, et qu'enfin il y a de l'artifice dans ces génies dirigeants ? Ma morale politique n'est autre que celle de Hobbes, de Machiavel et de notre bon ami Hume. Oh ! chère Hortense ! quel philosophe politique je fais et quel dommage qu'avec cela la nature ne m'ait pas donné un front d'airain, une poitrine infatigable, une langue dorée, et cette activité et ambition sans lesquelles les dispo- sitions les meilleures restent à l'état de spéculation et de roman ! Il m'aurait fallu être haut porté par la nature et par la naissance pour devenir quelque chose en ce genre ; mais, pour prendre la peine de le devenir tout de bon, je sens que mes nerfs ne sont pas de force et j'aime mieux rêver.

Je rêve donc à ces dépêches du gi'and Roi, à ces effron- teries du chevalier de Gremonville, à ces mensonges de M. de Pomponne lui-même (tout Arnaud qu'il était), et je me dis que le gouvernement des hommes et le maintien de la société elle-même ne sont qu'à ce prix. Nous tous de VÉcole libérale, chère Hortense (car j ' e n suis et j'en fus aussi), nous avons un peu méconnu ces choses dans la générosité de nos révoltes et de nos résistances à un sot pouvoir et à une bête de dynastie; je ne suis pas bien sûr que, malgré vos intimités avec Pitt, Thiers et Bulwer, vous en soyez tout à fait revenue : je ne suis que votre élève, mais, sur ce point, je crois que je

TOME LVH. — 1 9 4 0 . 31

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vous dépasse. Ce qui absout tout ce que peut faire l'homme d'Etat dans ces voies et moyens dont il est le seul juge, c'est la grandeur et l'utilité du résultat : sa morale n'est que là.

Je pense avec intérêt à Bulwer, qui est en si beau chemin d'ambition, qui sait si bien la fin du jeu, et qui se tue, dites- vous, à ces prolongements excessifs de passion. Hélas ! nous sommes ainsi : les plus sages sont la déraison même ; on a son destin écrit dans son sang, dans ses entrailles, dans je ne sais quel instinct irrésistible de ce qui fait la trame en nous ; notre pensée a beau planer là-dessus et faire la souveraine, elle est jouée sous main, et nous avec elle, par les plus aveugles mouvements. Il nous faut tâcher, chère Hortense, d'être en effet stoïciens, nous y avons des dispositions, et moi j ' y vise de même ; soyons-le, essayons, je vous en aimerai encore mieux.

L'étude, le calme, l'équilibre de deux pensées qui se savent, l'entretien libre et animé sur des lectures communes, un sou- rire à travers cela qui dit qu'on s'est tout dit, c'est assez, c'est assez pour qui doit mourir, dit quelque part Lamartine, et moi, je dirai : c'est assez pour qui est mort, pour qui ne vit plus que par grâce, qui a tout senti. Or, nous sommes dans ce cas, chère Hortense.

Je lisais l'autre jour, dans les lettres de Pline, un mot qui me revient sur vos sciences et vos muses soi-disant rus*

tiques d'Herblay : il s'agit d'un ancien militaire retiré aux ehamps qui l'invite et chez qui il croyait ne retrouver qu'un bon propriétaire ; mais quelle surprise de découvrir en lui la fleur des grâces et toutes les richesses de la pensée ! Quam tersa omnia! quam latina! quam graeca! quantum Me legitl quantum tenet! Athenis vivere hominem, non tn villa putes...

Adieu, chère, ne croyez jamais que vos lettres ne soient pour moi les plus aimables et les plus courtes du monde.

A propos, n'ennuyez pas René à propos de cet article : il n'a rien envoyé et n'enverra rien sans doute, il n'aime pas ces petits soins ; si vous lui dites mon nom avec ces charges-là, il me prendra en guignon. Je ne l'ai pas vu depuis longtemps.

Hortense Allart à Sainte-Beuve

On a traduit le Cosmos de Humboldt. C'est grandiose, mais non de première volée, il me semble ; il y a plus de science

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HORTENSE ALLART ET SAINTE-BEUVE. 4 8 3

que de vues. Ces merveilles nous accablent. Les dernières nébuleuses d'Herschel envoient leur lumière en deux millions d'années, de sorte que les effets du ciel sont peut-être ou pourraient être détruits quand nous les voyons. La lumière du soleil, vous savez, met sept minutes à nous arriver, voyez donc la distance de ces nébuleuses ! Il nous parle d'une matière cosmique qui serait celle des étoiles répandues dans l'espace. Il ne prononce pas le nom de Dieu, mais celui de Création, et il faut une impulsion première indispensable, à ce qu'il dit. Rien n'est explicable sans quelqu'un qui y ait mis la main. E t cette organisation de l'univers est moins étonnante que celle, par exemple, du corps humain. Le soleil et nous ne sommes qu'un ordre secondaire emporté aussi dans l'espace et faisant des milliers de lieues par jour, autour d'on ne sait quoi. Tout remue, tout marche, lentement et savamment. Il veut nous effrayer des comètes, mais je reste aussi rassurée sur cela que sur le reste, et c'est toujours mieux fait encore que l'homme ne sait. Il paraît d'ailleurs que les planètes inondent notre système solaire, que nous en décou- vrons tous les jours. Humboldt adopte le système de Beau- mont sur les montagnes soulevées par les volcans, mais pourquoi t a n t d'absolu ? Ce livre est bon pour les poètes, il recule l'imagination. Humboldt nous rend l'Empyrée.

Dans douze mille ans, Wega, de la Lyre, deviendra l'Étoile polaire, qu'en dites-vous ? On voit, en lisant cela, que l'homme chétif, mais puissant, ne meurt point ; qu'il est une des forces éternelles du monde ; nous verrons donc, vous et moi, par des retours successifs, Wega devenir l'Étoile polaire.

Il y a près de trois mille systèmes solaires pareils au nôtre ! Mais nous avons besoin de tant de science ! La vue de l'infini de la mer, de la campagne étendue, le vent, les forêts nous révèlent ces choses et l'impression de ces espaces que le ciel nous montre. Nous portons en nous ces espaces et ce senti- ment grandiose, ce sublime...

MARIE-LOUISE PAILLEROH*

(A suivre.)

Références

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