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Des nouvelles de Pierre

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Texte intégral

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DesnouvellesDe Pierre

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André BEGOUT FAURE

DES NOUVELLES DE PIERRE ?

Roman

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— 4 — Du même auteur :

Trois jours avec Dieu, roman, Elzévir Paris, 2014

Vitrac 2, policier, Bénévent Nice, 2012

Toujours aussi Mammouth, policier, Persée Aix en Provence, 2012

Un ange Mammouth, policier, Persée, 2010

Vitrac, policier, Bénévent Nice, 2010

ISBN 978-2-87683-491-0

© André BEGOUT FAURE, 2015 La Compagnie Littéraire 11/13 rue Vernier – 75017 Paris

Tous droits réservés pour tous pays. Aux termes de la loi du 11 mars 1957, alinéa 1er de l’article 40, toute représentation ou reproduction de cet ouvrage, tant partielle qu’intégrale et par quelque procédé que ce soit, faite sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayant cause est illicite et constituerait une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivant du Code pénal. Fors les analyses et les courtes citations à titre d’exemple ou d’illustration, selon l’article 41 alinéas 2 et 3, les copies ou reproductions sont strictement réservées à l’usage privé du copiste et interdites à toute utilisation collective.

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« Car les yeux des mortels en leur splendeur entière ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs »

Charles Baudelaire

Spleen « la naissance du poète »

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Premier temps

«

I

l est né le vilain enfant ! »

Elle gueule fort, maman, tout à l’heure par intermittence, à présent en continu.

« Oh la-la ! Pas croyable comme ça fait mal, oh la ! Oh la-la ! »

Normalement, le gosse ne devait être pondu que dans une dizaine de jours, mais là, elle trouve que ça suffit, qu’il faut en finir.

Alors, paf ! Délivré le colis, un fœtus moche comme tout et pas vraiment fini… officiellement un garçon, mais à voir comme ça, plutôt du genre gnome.

Elle estime fifty-fifty les chances de survie, la sage-femme, à moins qu’on l’emmène dare-dare à Saint-Pierre, l’hôpital le plus proche, pour le confier à des pros et à une couveuse électrique.

Sitôt dit, sitôt fait, le père va courir deux kilomètres, à la lueur des réverbères, dans les rues pavées et froides de Bordeaux, enserrant dans ses bras puissants un petit paquet informe roulé dans une couverture.

« À Saint-Pierre, Fernand ! À Saint-Pierre ! »

Il court aussi vite que ses jambes courtes le lui permettent.

« Cours Fernand ! Cours ! À Saint-Pierre ! À Saint- Pierre ! »

Deux jours plus tôt, plein de gens fêtaient la naissance d’un autre môme prénommé Jésus.

Mais là, c’est un autre jour.

Fernand, qui ne s’appelle pas Fernand, mais Augustin, ne sait plus trop s’il doit se réjouir d’avoir un fils… il faut bien dire qu’il ne ressemble pas du tout au bébé « Cadum »

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de la réclame… à un petit rat plutôt… Tiens ! C’est comme ça qu’il va l’appeler s’il s’en tire… « mon petit rat ! », c’est affectueux et plein de tendresse, non ?

Ayant acquitté sa part de mission, Fernand passe la main à la médecine, qu’elle fasse son possible… au mieux…

Le malheureux n’a plus envie de rentrer chez lui… re- trouver ses beaux-parents réprobateurs : « Faut pas faire des gosses quand on n’est pas sûr de pouvoir les nourrir ».

Et sa femme, avec ses jérémiades perpétuelles, que c’était inhumain des souffrances pareilles, qu’elle n’en voulait plus des gosses, qu’il faudrait bien tout lui expliquer à présent de la méthode « Ogino » avec les jours où l’on peut et ceux où il ne faut pas, qu’elle n’a pas la vocation d’une pondeuse à répétition et que le prix « Cognacq-Jay » pour les familles nombreuses, elle s’en tape le coquillard.

Avoir une fille en janvier puis un garçon en décembre, la même année, ça fait beaucoup… à dix-huit ans.

Compréhensible.

Alors, si le petit rat ne survit pas, ce sera triste bien sûr, mais… pas dramatique.

Fernand doit mettre fin à ses tergiversations et se déci- der… à ne pas rentrer. Il dira être resté à l’hosto pour veiller puis se réfugier chez Jo, le bar près du « Pont de pierre » qui reste ouvert toute la nuit… il boira un coup ou deux… peut- être plus.

Oui, c’est ce qu’il va faire alors que dans quelques mi- nutes nous serons le vingt-huit décembre de l’an 36… une putain de sacrée année de difficultés, grèves, émeutes, et pour finir plus heureusement par le front « popu » avec l’ob- tention de la semaine de quarante-huit heures et des congés payés… une promesse de lendemains qui chantent.

« Dites, Monsieur ! Avant de partir, s’il vit, comment on l’appelle ce petit ? »

« Leroux comme moi. »

« Ça, je m’en doute, mais quel prénom ? »

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« Le prénom ! Et bien… Pierre. »

Il ignore pourquoi il a dit ça puisqu’on avait prévu André comme le beau-père. Mais, bon ! C’est bien aussi Pierre, ce sera comme un hommage à l’hôpital, et non pas au frère du saint, ce couillon crucifié comme son maître Jésus, mais lui, sur une croix en forme de X.

Dehors, le froid saisit Fernand, il frissonne, veut se hâter, sans courir tout de même, le bar refuge n’est plus très loin et il lui tarde d’y arriver, car ce soir, vraiment, il a trop envie de se saouler la gueule.

« Débuts calamiteux. »

Né sous le signe glacial du Capricorne, de surcroît l’an- née chinoise du rat, ne présageait rien de bon.

Durant les années d’occupation allemande, il n’est pas évident de se ravitailler dans une grande ville, même si l’on a un peu d’argent et des bons de ravitaillement.

Dur vraiment et le père, devenu tourneur sur métaux à l’usine « Monthuzet », même s’il osait faucher des boulons, personne n’en voudrait au « marché noir ».

Certain jour, la mère, Charlotte qui se prénomme réel- lement Marie, pleure de dépit, de rage… parfois des deux :

« Depuis six heures ce matin, je faisais la queue devant la boutique du crémier et voilà que les femmes prioritaires se pointent et nous passent devant… lorsque mon tour arrive enfin, le crémier dit qu’il n’a plus de lait… moi, je demande :

« je vais leur donner quoi à mes gosses ? « Il répond qu’il l’ignore et en plus il s’en fout. »

Alors, on se débrouille comme on peut, on élève des la- pins… c’est formidable les lapins avec leur prolificité légen- daire et ils ne bouffent que de l’herbe gratuite, ça compte…

Seulement, le lapin, ça crève parfois en ribambelle et puis, c’est comme de tout, on s’en lasse… c’est humain.

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— 10 —

On remplace par tout ce qu’on peut choper gratis, pois- sons, grenouilles, escargots (qu’il faut faire dégueuler avant de les cuire)… pour les limaces, Pierre ignore si ça se mange.

Chaque centimètre carré du petit jardin est intensivement cultivé avec enrichissement régulier des merdes familiales…

Hélas ! C’est ingrat la terre, faut toujours attendre et il y a des saisons entières sans production.

Pierre a peu d’appétit et, une fois, il a vomi par la bouche et le nez de la matière immonde, de l’âcre, du blanchâtre…

du chou-fleur… il faisait une overdose de chou-fleur parce qu’on épuise les stocks jusqu’à extinction complète… Il y a comme ça les cures de tomates, de patates, de rutabagas, de topinambours.

Tant et si bien que son rachitisme devient visible, le ventre gonflé comme un ballon et les jambes en baguettes de tambour.

On sait que le sort s’acharne sur les faibles et les em- merdes s’enchaînent, pleurésie, juste avant, ou bien après, avoir chopé le « Mycobacterium tuberculosis », sinistre ba- cille de Koch tant redouté par les classes laborieuses.

Tubard !

Chaque année, des millions d’humains meurent de ce fléau et parfois de célèbres comme L’Aiglon ou Chopin, alors, ce terrible mal peut sembler plus romantique… à en toussoter sans nécessité.

Pierre est au rencard, tous l’évitent et le pire, indésirable en classe alors qu’il sait tout juste lire et écrire phonétique- ment… il n’ira plus chanter avec les autres : « Maréchal, nous voilà, avec toi le sauveur de la France ! »

Dommage !

Inconscient du danger, il attend, tantôt dans la grande cour, tantôt sur le trottoir de l’avenue… seul, toujours seul.

Grande nouvelle ! On l’expédie au préventorium de

« Haut-l’Evèque », un établissement mal tenu, tout en dé-

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sordre, avec crasse et je-m’en-foutisme… mais on y mange autrement mieux que chez lui.

C’est ici, à « Haut-l’Evèque », dans les pins, qu’un di- manche matin, une visite de sa mère.

« Des œufs au lait. »

La porte de la chambre s’ouvre et, stupéfait, il voit entrer sa mère suivie de la « saleté » de Lucie.

Avec symétrie, elles se penchent sur lui, arborant de larges sourires, et déposent de petits paquets sur son lit.

Que fait là la voisine Lucie, la « Carabosse » qui se cha- maille toujours avec maman ? Une fois, elles en sont venues aux mains, et aux mains armées, la Lucie d’un balai et ma- man de la hachette pour fendre le bois pour la cuisinière.

À présent assises sur le lit les deux « pomponnées » qui l’embrassent… enfin, qui frottent leurs joues contre les siennes pour pas le barbouiller de leur rouge à lèvres.

Une odeur forte de parfum bon marché et de poudre de riz l’incommode et puis… il aurait fallu le prévenir, ne pas lui faire des frayeurs pareilles ! Il en est rouge comme une tomate bien mûre.

« Comme il a bonne mine ! »

« C’est vrai qu’il a repris des couleurs. »

« Le grand air. »

« Et la bonne nourriture. »

« En parlant de ça, mon chéri, tu sais ce qu’elle t’a appor- té tante Lucie ? »

« … »

« Des œufs au lait ! Tu te rends compte ? Trouver des œufs et du lait de nos jours… et les garder pour toi… t’es content, dis ? »

« Oui. »

« Voyez comme il est content ! »

« Le brave petit ! » Pierre s’inquiète :

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— 12 —

« C’est quoi des œufs au lait ? »

« C’est vrai mon pauvre chéri tu n’en as jamais mangé…

c’est très bon tu vas voir. »

Et la tante Lucie lui colle sur le ventre un ramequin en faïence et une petite cuillère.

D’un côté, il est soulagé de les voir rabibochées ces deux-là, mais comme il a eu du mal à terminer son petit-dé- jeuner…

Dans la cuillère, c’est jaunâtre dessous et noirâtre des- sus… comme une crème molle, flageolante.

Il goûte et tout de suite il n’aime pas.

« C’est bon, hein ? »

« M’oui. »

« Mange ! Mange ! C’est tout pour toi. »

Il en reprend une autre cuillerée, mais plus ça va et plus il trouve que c’est moche avec un goût de vomi.

Sa mère passe une main dans ses cheveux :

« Mange ! Mange ! »

Il se sent mal… et la « saleté » de Lucie qui ne le quitte pas des yeux…

« Je suis tellement contente de te faire plaisir ! »

« Tu vois, ça fait plaisir à tante Lucie ! »

Alors, il ferme les yeux et hop ! Une cuillerée pour sa mère, une autre pour la nouvelle tata, et hop ! Et Hooo…

« Attention ! il vomit… »

Il s’étrangle et tout devient sale autour de lui, du dégueu- lis coloré et gluant sur son pyjama, sur les draps, partout.

Voilà ! Ça devait arriver, elles sont bien avancées à pré- sent.

Heureusement, elles ne traînent pas, faut pas qu’elles ratent leur tram du retour… Elles le « rebisoutent » en se pinçant le nez. Enfin seul !

Tant mieux que la Lucie soit moins saleté qu’avant, mais pour les œufs au lait… faudra plus lui en proposer.

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« En ce lieu si beau. »

Tout le monde sait que les pauvres c’est pareil que les immigrés, ils se regroupent en certains lieux correspondant à leurs moyens, c’est-à-dire plus ou moins loin de la ville…

dans des banlieues plus ou moins « crados ».

La commune de « La glacière » est une tentaculaire char- nière reliant Bordeaux à Mérignac… pas compliqué à trou- ver, il suffit de s’arrêter sur la longue avenue entre les deux villes et c’est là.

On a appelé ce patelin comme ça parce qu’il fournit la glace aux Bordelais et également toutes leurs blanchisseries.

La tante Rosalie, qui habite de l’autre côté de l’avenue, est une grande blanchisseuse.

Ils ont donc abandonné les quais de Bordeaux pour prendre leurs quartiers dans cette petite cité ouvrière plutôt chouette, il faut bien le reconnaître.

Reconnaître également que Pierre aime tant ce lieu qu’il le préférera toujours à tout autre.

Si notre cerveau refuse d’enregistrer des milliards d’images, il en engrange et conserve certaines pour les resti- tuer ensuite avec une précision diabolique.

Pierre visionne tout : les marronniers, le puits, les jardins, même les trous creusés dans les pierres calcaires des murs blancs des maisons.

Elles sont mitoyennes, en pierres blanches friables et coif- fées de toits aux tuiles canal moussues, bâties autour d’une grande cour en prairie complantée de hauts marronniers.

Tout proche, se trouvent les jardins attribués à chacune des habitations et, plus loin, un terrain vague allant jusqu’à la « Jalle », un compromis d’égout et de ruisseau à eau sale, stagnante, également puante. Sur l’autre rive s’étendent des terres vierges, inconnues, inexplorées, herbes folles, brous- sailles, forêts, marécages, un rêve pour l’imaginaire d’un en- fant.

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« Ce petit caillou. »

Hier, retour du sana et aujourd’hui un bien beau di- manche d’été.

Il fait chaud et presque tous ceux de la cité sont dehors, à l’ombre des grands arbres. Certains assis sur des chaises, d’autres à même l’herbe, d’autres encore discutent ou jouent aux cartes. Les femmes feuillettent des illustrés, « Nous deux », « Intimité », ou bien elles tricotent ou rapetassent.

« Les Américaines ne ravauderaient pas, lorsqu’une chaussette est trouée, elles la jetteraient. »

Les femmes n’y croient pas, elles rient de telles balivernes.

Pierre a de la chance, son copain Yoyo est venu le re- joindre et ça fait une sacrée « paye » qu’il l’avait pas vu.

Il a des choses à raconter, Yoyo, notamment sur l’école dont lui est toujours exclu.

À un moment, ils décident de faire la course.

« On fait ça sur le chemin jusqu’au deuxième marron- nier… on part à trois, un, deux, trois ! »

C’est parti et bien parti, Pierre fonce, y va de toutes les forces de ses gambettes d’osier… il mène un bon moment, mais sent bien que Yoyo le rattrape…

Soudain, il trébuche et tombe la tête la première…

Bing !

Il ne comprend pas, a du mal à se relever… lorsqu’il y parvient, du sang coule sur son visage et dans ses yeux.

Il revient sur ses pas pour se réfugier dans les jupes de sa mère où… il pleure, il pleure...

On s’alarme avant de constater que le petit trou dans le front ne saigne presque plus et que ce ne doit pas être bien grave ni sûrement très douloureux.

Son père l’observe…

Pierre croise son regard lorsqu’il dit :

« Un homme ne pleure pas ! » Il bloque ses pleurs.

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« Un homme ne pleure pas »… « un homme, un vrai, ne pleure jamais ».

Pourquoi il contesterait ? Son père l’a dit, c’est comme ça et pas autrement, un homme ne doit pas pleurer.

Il va mettre la « Lacrymale » au repos pour un sacré bout de temps.

Parce qu’il veut être un homme et pas une demi-portion, alors, les pleurs, faudra lui en faire des vertes et des peu mûres pour qu’ils sortent à nouveau… promis, juré, craché !

Cela a l’air de rien et pourtant… pas évident de devenir un dur de dur, un qui chiale jamais.

Au milieu du front, reste un petit trou insignifiant, faut bien regarder pour le voir, mais… il est toujours là.

« Quotidien. »

La tante Floralie ne possède qu’un poste à galène, mais eux, depuis peu, une superbe radio à six lampes avec une caisse en bois vernis ornée d’une grille dorée. On l’a dispo- sée en place d’honneur sur le buffet de la cuisine, juste à côté de la carte du monde fixée au mur par des punaises avec des fils bleus représentant l’avancée des soldats qui doivent les libérer bientôt.

De l’autre côté du poste trônent les photos des quatre mousquetaires, Churchill, Staline, Roosevelt et de Gaulle, le d’Artagnan français.

Le soir, ils écoutent la radio de Londres lorsque des Français d’Angleterre parlent à ceux de France et, malgré les parasites, ils comprennent presque tout.

Une voix nasillarde crachote des messages sibyllins :

« La tortue cassera sa carapace, je répète, la tortue cassera sa carapace », ou « l’Espagnol viendra demain, je répète, l’Es- pagnol viendra demain »

Et tous hochent la tête avec des airs entendus.

On ne dira jamais assez l’importance de la défense totale- ment passive de l’arrière.

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— 16 —

Et plus les nouvelles de la guerre sont bonnes, plus on les bombarde. Si bien qu’un ordre venu d’« en haut » d’avoir à évacuer les enfants à la campagne.

Hier, Pierre a dû dire au revoir à la cité.

Ici, il aurait joué, traîné dans les jardins, se serait aventuré jusqu’à la « Jalle » pour y projeter des expéditions explora- trices dans les territoires lointains et menaçants de l’autre rive…

Promis, il reviendra à la cité du bonheur !

« Campagne. »

Avec papa, ils ont pris le bus pour Beguey, un patelin dans la vallée de la Garonne tout près de Cadillac.

Le bus les a largués au pied d’une longue côte et le soleil cogne bigrement fort sur eux.

Ils longent de hauts murs de pierres pour grimper jusqu’au hameau de « Cérons », quatre ou cinq maisons plus des granges faisant face à un château dans son parc.

Alors qu’ils peinent pour monter, au-dessus de leurs têtes, une armada de bombardiers de couleur gris acier, bril- lants comme des lames de couteaux sur le bleu dur du ciel.

Ils restent un moment à observer, éblouis, fascinés par ce défilé aérien puis, le père réalise soudain :

« Bon Dieu ! Ils bombardent en plein jour à présent…

ces forteresses volantes vont sur Bordeaux… pressons-nous, mon petit rat, je vais essayer de rentrer dès ce soir ! »

Pierre comprend son inquiétude, des fois qu’une bombe égarée anéantirait la famille, mais… qu’il soit avec lui ou sous les bombes ça changerait rien sinon à faire de lui un orphelin complet…

Il semble bien qu’ici il sera préservé de la guerre.

L’intérieur de la maison est sombre été comme hiver et Pierre découvre sa famille d’accueil.

Le père, Roger, un gars épais à grosses moustaches parle peu… il s’occupe essentiellement de ses vignes.

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Dans le chai où sont alignées les barriques, Roger soufre puis goûte ses vins. Avec une « pipette », il en prélève un peu pour transférer dans un verre à pied opaque, ensuite, il ob- serve le produit, y trempe ses lèvres moustachues, lampe une gorgée qu’il crache et enfin, sans plus de manière, il boit ce qu’il reste.

Roger aime beaucoup surveiller ses vins, ça lui prend du temps.

Henri, le fils, un gars costaud bientôt trentenaire, travaille dans une administration de Cadillac… tout semble plus compliqué pour lui, il reste des jours, voire des semaines, to- talement muet, mais parfois, il se déride et parle gentiment, alors son rire retenu rappelle celui de sa mère dans une to- nalité plus basse.

Il a divorcé d’une fille de Cadillac dont il reste follement épris. Il lui avait fait deux gosses coup sur coup, si on peut dire, et elle avait pris peur devant sa boulimie sexuelle… elle s’était littéralement sauvée, refusant de porter le « ballon » en permanence.

On a réussi à le sauver Henri après sa tentative de suicide, il s’était méchamment tailladé et conserve des cicatrices hor- ribles sur le cou… les points de suture n’étaient pas dignes d’une dentellière, un boulot salopé, oui ! Probablement un chirurgien bourré ou pressé de rentrer chez lui.

Pierre est pris en charge par Margot, la mère, une petite femme boiteuse toute de gentillesse.

Il la suit lorsqu’elle clopine à la traite en portant ses seaux de lait… il préfère de beaucoup les odeurs épicées et chaudes de l’étable à celles, trop âcres à son goût, du chai de Roger.

Lorsque Margot n’est pas trop inquiète pour Henri, elle lâche des cascades de rires adorables et lui apprend des chansons puériles d’amoureux ou de patriotes.

Il apprend ici bien mieux qu’à l’école, la nature, les sai- sons, les odeurs et surtout, il fortifie son corps avec l’air pur et le bon lait de chaque jour.

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— 18 —

Ils reconnaissent qu’il n’est pas un gosse emmerdant, mais tranquille, obéissant et… qui ne pleure jamais.

Mais le soir, dans le trop grand lit de la trop grande chambre, Pierre est triste et il a peur du noir, de la nuit, de sa solitude… il n’est pas chez lui et, lui, tarde toujours à se réveiller, pour qu’après le bol du petit déjeuner, Margot l’emmène pour l’accompagner garder les vaches.

Henri lui montre plein de trucs aussi, notamment… il charge le canon d’un vieux fusil à chiens d’une première bourre de papier journal, puis il verse dedans une poudre noire entre une bourre de papier journal puis des petits plombs et enfin une dernière bourre :

« Viens ! »

Avant que la nuit ne tombe tout à fait, ils vont sous un gros arbre rond et feuillu où se réfugient des centaines d’oi- seaux.

Il ne vise pas, Henri, il tire dans le tas : Pan ! Et dégringole une nuée de moineaux qu’on doit plumer pour que Margot en fasse des brochettes… un moineau, une petite tranche de lard, un moineau, une…

Paraît que les ortolans seraient meilleurs, c’est possible, mais on peut dire que les moineaux, c’est fameux aussi.

Chouette ! Cette année, sa sœur vient passer quelques jours avec lui pendant ses vacances.

Il ne sera plus seul dans le grand lit et pourra parler avec elle… après tout, ils ne se connaissent quasiment pas, ils n’ont jamais été ensemble à Laglacière… elle restait chez la mémé et lui chez les parents.

« Ah ! les vaches ! »

Margot a estimé qu’avec sa sœur, ils pouvaient garder les vaches à brouter les herbes hautes le long de la petite route.

On a confié à Pierre la corde de la « Négresse » qui, comme son nom l’indique, est plus noire que blanche… une brave bête bien paisible qui a la fichue manie de toujours

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suivre la « Rosalie ». Une vache terrible celle-là, toujours en- travée d’un lourd bout de bois suspendu à son cou pour ne pas qu’elle cavale à la recherche de pommes dont elle raffole.

C’est ainsi que lorsque la « Rosalie » décide de traverser la route pour voir si l’herbe ne serait pas plus grasse de l’autre côté, sa sœur qui tient sa corde ne peut pas la retenir, elle doit suivre.

Elle l’a pourtant repérée la voiture qui, dévalant la côte, fonce droit sur eux.

« Attention, Pierrot ! »

Une suite prévisible, la « Négresse » veut suivre la « Ro- salie » et la voiture se rapproche. Pierre a beau tirer sur la corde, il ne fait pas le poids, ne la retient plus… et la « Né- gresse » commence sa traversée au pire moment…

Son instinct de survie prend le dessus et Pierre lâche la corde pour sauter dans le fossé.

Le choc entre la « Négresse » et la traction est terrible.

Les maquisards qui n’ont pu trouver place à l’intérieur et se tiennent debout sur les garde-boue sont éparpillés alen- tour, qui sur le goudron, qui dans le fossé… l’un atterrit sur la « Négresse » et cette agression supplémentaire lui déplaît fortement, elle lui balance un coup de corne sur le nez.

Il pisse le raisiné et râle plus que les autres celui-là, mais il faut bien dire qu’ils gueulent tous beaucoup.

Une scène comme ça dans un film, ça ferait hurler de rire, mais là, ils tirent tous la gueule, même ceux qui dans la voiture n’ont presque rien.

La pauvre Margot doit subir les griefs des fiers FFI1 pen- dant que Roger s’occupe de la « Négresse » qu’on espère sauver vu que c’est la meilleure laitière. Certains jours, on lui en tire un seau plein.

1 Forces françaises de l’intérieur sont le résultat de la fusion, au 1er février 1944, des principaux groupements militaires de la Résistance intérieure française qui s’étaient constitués dans la France occupée.

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— 20 —

Dans la cuisine Margot fournit des linges et du mer- curochrome aux blessés qui boivent du pinard fourni par Roger. et s’ils gueulent fort, s’ils se plaignent encore, ils ne retiennent plus l’intention de sabotage et envisagent seule- ment les dépenses occasionnées à la voiture.

Fort opportunément Henri rentre du boulot et alors, ils se calment d’un coup, sont moins virulents… Henri les connaît pratiquement tous et il leur conseille d’aller mani- fester leur patriotisme plus loin… du coup, ils ne s’attardent pas et partent dans leur auto cabossée.

Henri grommelle sur le pas de la porte : « qu’ils fassent pas chier ces merdeux ! »

Puis se tournant vers sa mère : « N’t’inquiètes pas, ma- man, ils reviendront pas ces grands courageux. »

Bonne nouvelle, la « Négresse » survivra.

Cette pléthore de maquisards montre assez que la guerre s’achève et que Pierre va pouvoir rentrer chez lui.

Il attend ça depuis si longtemps…

« Bref retour. »

Pierre retrouve avec émotion la cour inchangée.

Rien ne manque… ah ! Si pourtant…

Le père !

Petit à petit, d’un mot par ci, d’une allusion par là, il comprend que papa est en prison.

Sa sœur, onze mois de plus que lui, meurt d’envie de lui apprendre la nouvelle :

« Tu sais où il est papa ? »

Il a toujours du papier et un crayon sur lui. Il dessine un rectangle dont il strie l’intérieur de traits verticaux :

« Là ! »

Estomaquée, sa sœur observe :

« Tu devines tout, toi ! »

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