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CHRONIQUE DU MOIS LA REVUE LITTÉRAIRE

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CHRONIQUE D U MOIS

L A R E V U E L I T T É R A I R E

Jean Paulhan : Œuvres complètes (Au Cercle du Livre Précieux, Tchou, éditeur). — Pierre de BoisdefFre : Vie d'André Gide (Hachette). — Louis Rougier : Le génie de l'Occident (Robert Laffont).

On ne pensait généralement pas que Jean Paulhan (1884-1968) eût tant écrit. Il a fallu, pour rassembler son œuvre, cinq énormes volumes, dont le dernier vient de paraître. C'est l'occasion de dire ce que fut cet homme et de définir le souvenir qu'il laisse.

Je conseille à qui veut entrer en relation avec lui d'aller tout de suite aux entretiens qu'il eut avec Robert Mallet à la radio et que l'éditeur a dispersés pour suivre l'ordre chronologique de la biographie. Paulhan a raconté de bonnes histoires à Mallet, dont pas une ne manquait à le montrer ne prenant pas la vie trop au sérieux. Ne vous y fiez pas. Il se donnait même un peu l'air

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d'un inadapté et allait par moments jusqu'à faire penser à un Chariot découvrant la littérature et les activités de l'esprit. Co- quetterie, peut-être aussi pudeur, d'aucuns disent mystification.

Certainement défense. Je n'ai pas de goût pour l'ironie, affirmait-il.

Du moins en avait-il pour l'humour.

Il a existé un Paulhan prince de la stylistique, acharné toute sa vie à essayer de voir clair dans les drames du langage. Il commença ses investigations dans le folklore malgache à Mada- gascar où i l a été professeur ; i l traduisit des hain-tenys, poèmes obscurs par moitié, petits rébus qui lui ont fait entrevoir ses travaux futurs. La tâche qu'il allait se donner désormais a été d'examiner au microscope les écarts entre le langage et. la pensée, les trahisons de la pensée ou du sentiment par le langage. La vie intérieure, pour lui, était animée d'une lutte contre les mots, contre le pouvoir malfaisant des mots, des groupes de mots, des coalitions de mots, ces démons. Nous assistons à cette diablerie dans une série de courts récits psychologiques, la Guérison sévère, Ayttré qui perd l'habitude, le Pont traversé, Jacob Cow le pirate ; puis nous en suivons les analyses dans les Fleurs de Tarbes. On voit là quelle troupe à manier peut devenir la rhétorique, c'est- à-dire le tout-fait glissé dans l'usage des mots par les habitudes sociales, on y observe les accidents d'approximation et d'infidélité produits par tout l'accepté, par tout le non-inventé du langage : d'où l'obsession et la peur éprouvées par toute une littérature moderne depuis le Symbolisme et qui ont pesé sur l'esprit de Paulhan. Elles font comprendre un Paulhan étrange et insolite, né de cette situation, sa complicité avec les écoles littéraires dres- sées contre le conformisme d'expression, audacieuses en vocabu- laire et en syntaxe, tueuses de logique, vouées à une anti-rhétorique, dadaïsme, cubisme, surréalisme et leur séquelle.

Paulhan s'est avancé très loin dans cette direction, et i l a existé un Paulhan d'apocalypse. Ce Paulhan-là a apporté son sou- tien aux écrivains en totale rupture avec les habitudes civilisées ; il a recommandé ce précieux, cet occultiste sans tradition, ce moraliste pour pays sous-développés qu'est Malcolm de Chazal, ainsi que ce Marcel Lecomte dont on dirait qu'il a affiché au fronton de son œuvre le « défense d'entrer » que Mauriac lisait aux portes mallarméennes ; i l a sacré grand philosophe le marquis de Sade et longuement préfacé les Infortunes de la Vertu. Il a été par là un destructeur intellectuel. Aussi d'ailleurs un destructeur moral. Il a aidé à relancer le sadisme, puis le masochisme. I l a fini par entrer en religion erotique. Dans son discours de récep- tion à l'Académie, i l s'est refusé à exiler les romanciers à qui

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i l arrive de rechercher si l'inceste, l'amour lesbien, la pédérastie et le vol n'auraient pas d'aventure quelques mérites.

Pour un tel critique, pas de classiques. Quels instituts à l'en- vers, si j'ose dire, i l aurait été heureux de voir institués à l'usage des écrivains débutants ! Des guides ? E h bien, i l ne manque pas d'excentriques, de honnis et d'oubliés. Une contre-Académie d'in- connus, de cocasses, ne ferait-elle pas merveille ? Comme directeur de revue, comme éditeur, Paulhan ouvrait les bras aux fournisseurs de nouveauté (qu'il ne détestait pas scandaleuse). On peut perdre à ce jeu dangereux. Paulhan n'a ni gagné ni perdu, et la banque n'a pas sauté.

Au reste, attention. Personne de plus complexe que ce joueur.

Il convient de considérer le rendez-vous des contraires qu'était son esprit. Enfant, jamais Paulhan n'a aimé voir le commissaire rossé ; adulte, i l a souhaité l'ordre dans la cité, et cependant, à travers son maître et ami Félix Fénéon (dont la librairie Droz publie les œuvres complètes) l'anarchie lui a souri. Critique des poètes, i l a entonné pour Saint-John Perse les louanges les plus réfléchies, mais n'en a pas moins tressé des couronnes à des poètes dont l'art de désintégration nie celui de Saint-John Perse.

Est-ce qu'il acceptait le vers libre ? On le dirait bien, lorsqu'il accuse de se contredire l'amateur qui se plaît en mystère et qui pourtant admet ou exige « tant de règles mécaniques et de travaux de patience les moins mystérieux qui soient », à savoir la versification régulière, — en quoi, par parenthèse, i l offense Valéry et surtout Nerval, lesquels savaient combien de mystère peuvent irradier des vers denses et serrés. Mais à un autre endroit de ses écrits, dans l'essai De la paille et du grain, i l parle du vers- libre avec scepticisme.

M . Pieyre de Mandiargues, dans son étude sur Paulhan insérée au tome IV, note très justement : « Jean Paulhan s'est accom- modé toujours de positions extrêmes, et à passer de l'une à l'autre i l n'a jamais dû s'efforcer. » L'ambiguïté serait-elle la condition nécessaire de la liberté d'esprit ? Serait-elle une des clefs de l'univers et de l'esprit humain comme le principe de non-exclusion est devenu une des clefs des mathématiques et de la physique ? M . Pieyre de Mandiargues n'était pas loin de le croire ; mais i l me semble sentir en elle une gêne pour la pensée de Paulhan, notamment dans les Fleurs de Tarbes. On se rappelle qu'y est défi- nie la Terreur qu'exercent en littérature les Danton et les Robes- pierre des révolutions littéraires modernes au nom de ce que l'au- teur appelle l'anti-rhétorique. On sait moins qu'il fait pressentir un 9 thermidor en se demandant si cette Terreur ne détruit pas en

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fin de compte toute aisance d'esprit, si elle ne crée pas une hantise de l'inexactitude et ne jette pas l'écrivain dans une soli- tude qui l'angoisse. Dans A demain la poésie, c'est net : on a trop refusé, y est-il dit, trop exclu. On a rejeté l'éloquence, puis la passion, puis le récit, puis la science du vers. Alors que reste- t-il ? On cherche. Faire appel au rêve, à l'écriture automatique, au dérèglement de tous les sens, sera-ce obtenir un nouveau départ ? Y a-t-il espoir d'atteindre par là quelque chose au-delà de la raison ? Les résultats sont encore à attendre. Dès lors, s'irrite Paulhan, imposteurs, les gens qui attribuent à la poésie le pouvoir magique de déplacer les montagnes et de « changer la vie » ! Insensés les écrivains qui comptent voir tout l'avenir littéraire sortir des souterrains de l'inconscient... Il a donc existé, même en domaine poétique, un Paulhan lucide et raisonnable, à côté de celui qui voulait dérouter l'opinion, ressusciter ce qu'on croyait mort, déni- cher des merles blancs.

Jean Paulhan s'était longtemps tenu hors de la politique. I l y est venu vers la fin de la seconde avant-guerre. Bien utile à connaître le tableau qu'il a établi (Ve volume) des écrivains des- cendus dans l'arène. Quant à ses propres vues politiques, elles sont dominées par un patriotisme sur lequel i l a écrit des pages solides et poignantes, patriotisme ni de philosophe ni d'historien, nullement raisonneur, mais naturel et naïf en somme, terrien, proche de celui de Péguy. Ce Paulhan-là mérite la belle étude, substantielle et lyrique, que M . Debu-Bridel lui consacre dans le même cinquième volume : « Paulhan citoyen ». Résistant au- thentique, résistant actif, mais indigné des dénonciations, juge- ments sommaires, tortures et exécutions d'une Résistance politisée, sa fameuse « Lettre aux directeurs de la Résistance » fut un acte d'honnêteté et de courage. « Démocrate, écrit M . Debu-Bridel, mais sans illusions sur les faiblesses de régimes toujours sous la menace de la démagogie ; patriote, mais opposé à toute étroi- tesse nationaliste et curieux des civilisations les plus lointaines, gaulliste convaincu mais sans passion, Jean Paulhan échappe au clivage classique mais facile de notre terminologie politique, i l ne s'est laissé accaparé par aucun clan. »

On trouve dans le tome V des Œuvres quelques pages déchi- rantes à lire sous ce titre, « Barbaresques », et sur ce thème : la France avait sans doute commis des fautes et des négligences en Algérie, tant mieux qu'elle en ait pris conscience, mais était- ce une raison pour tout abandonner ? Et fallait-il confondre, au sujet des populations d'outre-mer, « s'administrer elles-mêmes » avec « se gouverner » ? Sommes-nous donc frappés d'impuissance, s'inquiétait-il, et irrémédiablement privés de civisme, « incapables

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à jamais d'imposer notre civilisation » d'une part aux indigènes, d'autre part à nos administrations ? Si le petit livre De la paille et du grain ne fournit pas les moyens de réaliser dans les cer- veaux une unité de la patrie, du moins met-il en lumière les deux patries entre lesquelles la France moderne se partage, la patrie charnelle avec ses biens (conception de droite) et la patrie spiri- tuelle avec la mission qu'elle se donne (conception de gauche).

C'eût été une joie pour Paulhan, qui dit cela, de les réconcilier.

Il ne manquait pas de réalisme, et son réalisme était noble.

Il n'était contestable que dans ses mœurs littéraires. Qu'on l'écoute parler du fédéralisme et de l'Europe. Il a le mérite d'introduire la psychologie dans un domaine où risquent de ne pas voir tout à fait clair les économistes et les sociologues. Cela l'écarté de l'idéologie et le tient dans le bon sens. Prudence et modestie.

Soyons modestes, conseillait déjà le Guerrier appliqué, conseil renforcé pour les littérateurs dans A demain la poésie et qui se mue en conseil de probité : soyez de bons artisans. Trop de mages et de prophètes en ce temps-ci. On triche avec les mots, avec les choses, avec les hommes. Les politiques trichent avec le destin humain. S'il y a un essai à écrire, « Paulhan dans la tra- dition des rhétoriqueurs et des précieux », i l y aurait à en écrire un autre en même temps, « De Montaigne à Paulhan ».

Feu André Maurois aurait-il emporté avec lui le genre litté- raire de la biographie ? La jeune mode l'espère, et elle a lancé sur ce genre un interdit. Les adeptes de la « Nouvelle Critique » ont déclaré que nous devons nous emparer des œuvres pour cons- truire sur elles une œuvre à nous. L'œuvre d'un auteur devient sous leur stylo un objet autonome, indépendant de tout, à étudier en soi. Dans ces conditions, pourquoi s'escrimer à connaître celui ou celle qui l'a créé ? Voilà la biographie condamnée.

Je pense malgré moi à un os jeté aux chiens, les chiens ne s'inquiètent pas de savoir d'où i l leur arrive, ils ne pensent qu'à le broyer et à l'avaler. Mais quelqu'un qui échappera aux objections de ces cruels novateurs, c'est M . Pierre de Boisdeffre intéressé par l'œuvre d'André Gide. Car justement l'existence de Gide et de son œuvre est là pour faire sentir, à l'occasion d'un cas exem- plaire, l'intérêt de la biographie. Avec Gide, l'œuvre est insépa- rable de l'homme, M . de Boisdeffre a dû étudier l'homme pour expliquer l'œuvre. Il y a mis tous ses moyens. Il a décidé de traiter l'homme en psychologue, en moraliste, en médecin ; i l l'interroge, l'ausculte, le passe à la radio, — second médecin après M . Jean Delay, mais aussi critique et historien des lettres.

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Le premier des deux volumes annoncés prend Gide enfant par la main et quitte Gide adulte dans sa maturité au moment de cette fondation de la Nouvelle Revue française dont le récit a paru dans notre numéro de novembre. Gide alors avait déjà der- rière lui une œuvre, une doctrine et des disciples. Son installa- tion dans le mariage blanc était chose faite. Elle tient grande place dans le volume, cette installation, avec tous les problèmes qu'elle a posés et qui resteront posés dans le tome second, puis plus ou moins résolus. Dans celui-ci Madeleine Rondeaux garde encore quelque mystère. Ce qui n'en garde aucun, c'est la débauche des soirs dans laquelle a roulé André en Algérie et à Paris. Nous sommes entretenus en outre de la tyrannie maternelle, des ami- tiés (Valéry, Louys, Ghéon, Jammes, Christian Beck), des lectures, des premiers voyages, des positions prises en religion et naturelle- ment des tentatives littéraires jusqu'au succès de la Porte étroite.

Pour prendre une idée de l'intimité du peintre avec son modèle, relevons dans la table des matières quelques titres : le paradis de la Roque, élans mystiques et lecture de la Bible, les amis de Janson-de-SailIy, un déjeuner chez les Barrés, délivrance par la littérature, première expérience homosexuelle, la « cure » avec les Ouled-Naïl, Blidah avec Oscar Wilde, fin des hésitations de Madeleine, les fiançailles, noces de glace, etc.

Peu à peu, de chapitre en chapitre, nous voyons Gide se rap- procher de nous et s'imposer en gros plan. Voilà l'homme. Il était comme malgré lui, mais de même que beaucoup de ce temps, un être double, naïf et retors, plein de ruses à la normande et franc avec provocation, incertain, hésitant, retenu par le passé et hardi- ment précurseur, ouvert aux influences et gardien susceptible de sa liberté, enfin avide de faire de soi le plus irremplaçable des êtres, tâche égoïste, et pourtant décidé, a-t-il dit dans son Journal,

« à rendre pour les hommes la vie plus belle et plus digne d'être vécue ». Ce portrait en pied se détache sur un fond que forment des tableaux d'ensemble rapidement brossés mais significatifs, par exemple l'affaire Dreyfus, la querelle du naturisme, le rassemble- ment de la Revue blanche ou cette dernière page du livre sur la révolution de l'Europe :

« Comme si elles sentaient déjà peser sur elles l'approche de leur fin, toute une civilisation, toute une société semblent se hâter de produire les plus beaux de leurs fruits. Tandis que naissent, à la surprise et parfois au scandale des spécialistes, une nouvelle géométrie, une nouvelle logique, une nouvelle physique, tandis que Jean Perrin commence à répandre les théories d'Einstein, que Freud commence à explorer les profondeurs de l'inconscient, les musiciens, les peintres, et mieux encore les poètes, laissent sou-

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dain de côté le langage traditionnel de leur art, nous proposent de nouvelles images du monde. Celui-ci change de forme avant même de changer de frontières, de structures et de société. Déjà les cubistes succèdent aux fauves. E n 1907, c'était déjà le triomphe rétrospectif de Cézanne. Picasso venait de peindre le Portrait de Gertrude Stein et les Demoiselles d'Avignon. Mais dès 1909, les Ballets russes de Diaghilev s'emparent au Châtelet du Tout-Paris médusé. Debussy triomphe de ses adversaires attardés et Ravel déjà s'avance. Apollinaire, enchanteur pourrissant, découvre et fête le douanier Rousseau. La petite guerre civile qu'avait connue la France avec l'affaire Dreyfus est presque oubliée. Malgré l'alerte d'Agadir, nul ne s'aperçoit qu'une autre guerre s'annonce, Gide a quarante ans. Il ne sait pas que cette Europe qui lui paraît si lourde, presque immuable, est déjà peuplée de fantômes. »

C'est la première fois, on le voit, que nous est donné à regar- der un Gide aussi complet. Mais autre chose que cette plénitude caractérise la présente biographie. C'est qu'elle raconte la vie d'un homme qui avait dessein de construire son personnage et qui pour le réaliser, parti d'une originalité native presque insolite, l'a élevée à des valeurs d'humanité générale en se livrant à la composition d'une œuvre où cette métamorphose devait s'incarner : deux con- quêtes fondues l'une dans l'autre. D'où, pour le biographe, la nécessité de recherches dans l'hérédité, l'enfance, l'éducation, puis dans les racines des formes si variées qu'a prises la métamorphose gidienne à travers tant d'instants difficiles dus aux combats de la chair et de l'esprit, dans l'influence de Madeleine sur l'écrivain, dans l'inlassable présence de l'auteur en tous ses livres, enfin dans la signification de chacun d'eux, qui devient une personne humaine vivante et qui par surcroît se trouve situé en son temps, le temps de Gide et celui de son milieu, puis enveloppé dans le manteau des jugements qui l'accueillirent. Ainsi les œuvres de l'écrivain font couler son existence, recréent le mouvement de sa vie inté- rieure, déroulent les moments d'un film ininterrompu.

Ne manque-t-il rien ? Avons-nous présentes toutes les figures d'André Gide ? Oui, je crois, mais avec une d'elles dans l'ombre.

N'oublions pas que Gide a voulu travailler à la naissance d'une société où la jeunesse prétende faire la loi et ouvrir l'ère d'une libération totale de l'individu vis-à-vis de la religion, de la morale traditionnelle, des disciplines familiale et sociale. Il y a donc à insister sur une propagande de destruction. Ce sera fait sans doute dans le second des deux tomes, qui montrera le chef d'école, le maître d'un nouveau classicisme, l'écrivain engagé des années 30. Puis ce sera la nouvelle guerre mondiale et la période finale

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où Gide « ne songera plus qu'à consolider sa statue, quitte à s'enfermer dans son personnage ».

M . Pierre de Boisdeffre aura alors achevé d'élever un véritable monument. Sa Vie d'André Gide est vraiment l'examen exact, fouillé, exhaustif d'une pensée « considérée dans son rapport intime avec la vie d'un être ». Elle est d'une parfaite objectivité.

Ni apologie ni réquisitoire, elle instruira à coup sûr. Et si Gide revenait, i l dirait à son biographe : « Vous m'avez compris. »

La civilisation occidentale se voit aujourd'hui contestée tant par le nationalisme de certains peuples sous-développés, que par des intellectuels occidentaux en révolte contre leur mère. Que d'autres civilisations aient valeur égale ou supérieure, cela peut aisément se soutenir si l'on regarde le destin humain dans l'im- mensité du temps et de l'espace. Mais non si l'on a le culte du progrès, celui-ci entendu comme la possibilité d'améliorer sans cesse la condition des hommes dans leur confort et leur culture.

Elle cherche, cette civilisation, « par la connaissance des lois de la nature, à devenir maîtresse de son destin en changeant l'ordre des choses, plutôt que de le subir avec résignation ». Telle est la définition qu'en donne M . Louis Rougier dans son livre le Génie de l'Occident. Il la complète en ajoutant que sa supériorité tient non seulement au courage qu'elle met à surmonter « les défis de l'existence », mais encore et surtout à ce qu'elle a trouvé la voie du salut dans la Connaissance.

Dans son dessein de montrer que notre civilisation est de valeur permanente et qu'elle a les plus grandes chances de survivre mal- gré les périls qui l'assiègent, M . Rougier explique comment elle est née, puis comment elle s'est développée grâce aux efforts suc- cessifs déployés depuis la Grèce antique jusqu'aux révolutions in- dustrielles et politiques de notre époque. Certes les Pierre Duhem les Ferdinand Lot, les Etienne Gilson, les Robert Lenoble, les Paul Hazard, les Paul Mantoux, sans parler des Taine et des Renan, nous ont appris ce processus. Mais M . Rougier en fournit un ré- sumé net, précis, vivant. Son livre sera utile à lire surtout au cha- pitre sur les aléas du progrès, dont je signale les sous-titres : le défi de la surpopulation, le défi du danger nucléaire, le péril de l'enlisement dans le bien-être, les méfaits de la civilisation techni- cienne, la crise morale de notre temps. M . Rougier écrit : « Cha- que fois qu'au cours de son évolution ascendante l'humanité fran- chit une nouvelle étape, elle assume de nouvelles responsabilités en se trouvant confrontée avec de nouveaux aléas. Faut-il en con- clure qu'elle est condamnée à un éternel travail de Sisyphe ? La

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nécessité de surmonter de nouveaux défis ou de périr est la raison même qui la force à se surpasser. Cette nécessité est moins la rançon que la raison de tout progrès, car des plus grands dangers surmontés naissent toujours les plus grandes victoires. »

Hélas, qui ne pensera que peuvent survenir malheurs et dé- faites ? Des pages saisissantes du Génie de l'Occident rappellent que le sort de l'Occident civilisé s'est joué sur le sauvetage de quelques manuscrits grecs ; et d'autres pages terrifiantes font le compte des ouvrages perdus et dont nous n'avons que les titres.

Encore ne s'agit-il que d'ouvrages de science. La mort des dieux de l'Antiquité classique s'est accompagnée d'une des plus grandes, des plus prodigieuses destructions de livres, de manuscrits, de bibliothèques et de musées qu'enregistre l'histoire : de pareilles vêpres siciliennes de la culture peuvent se reproduire ; et c'est miracle que l'Orient des Syriens, des Perses et des Arabes ait sauvé une partie des œuvres d'Archimède, d'Apollonius de Dio- phante, de Pappus qui devaient réveiller aux xvie et x v ne siècles la pensée scientifique du grand sommeil du Moyen Age. Il n'est pas sûr que les miracles se renouvellent. De même heureusement les cataclysmes.

La quantité de faits saillants, de connaissances et d'idées ras- semblés dans le Génie de l'Occident, avec ordre et clarté, émer- veille, et ce livre s'impose à toute bibliothèque d'honnête homme.

N'avons-nous qu'à applaudir et à nous réjouir ? Ce serait trop beau. Je dois dire quelque chose d'inquiétant. Assurément l'auteur fait leur part aux forces spirituelles et morales. Mais la force fondamentale et centrale de l'Occident, i l la voit dans un rationa- lisme qui malheureusement, nous le constatons, absorbe peu à peu l'art lui-même, mine la notion de beauté et aboutit aux sociétés industrielles et techniciennes que le philosophe lui-même plaint pour toutes les épées de Damoclès suspendues sur elles... Peut-être ne faut-il rien exagérer, peut-être M . Rougier a-t-il voulu laisser imaginer des compensations, des remèdes, du côté moins de la science que de la pensée. Ma mémoire me souffle les noms de Dante, d'Erasme, de Montaigne, de Pascal, de Shakespeare et des grands romantiques.

H E N R I CLOUARD

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