Thesis
Reference
Le positionnement du stagiaire dans la relation tutorale : une analyse interactionnelle des pratiques d'aide dans la formation à l'éducation
de l'enfance
DURAND, Isabelle Renée Marie
Abstract
La réussite des stages de formation professionnelle dépend en partie des aspects relationnels, auxquels les stagiaires attachent des attentes fortes et chargées d'affects. Dans une perspective interactionnelle située au croisement des sciences du langage et des sciences du travail et de la formation, cette thèse analyse les processus de positionnement relationnel au cours des pratiques de recherche et d'offre d'aide qui se déploient dans les interactions de formation - dans le contexte empirique de la formation à l'éducation de l'enfance. Les analyses montrent la vulnérabilité des positions des stagiaires, dans un cadre interactif hétérogène et instable ; elles mettent aussi en évidence des formes d'aide mobilisées comme outils pour l'éducation et pour la formation. La démarche d'analyse interactionnelle, ainsi que certains éléments de résultats, ont été réinvestis dans des dispositifs de formation professionnelle initiale et continue.
DURAND, Isabelle Renée Marie. Le positionnement du stagiaire dans la relation tutorale : une analyse interactionnelle des pratiques d'aide dans la formation à l'éducation de l'enfance. Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2017, no. FPSE 660
URN : urn:nbn:ch:unige-920383
DOI : 10.13097/archive-ouverte/unige:92038
Available at:
http://archive-ouverte.unige.ch/unige:92038
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Section des Sciences de l'Education
Sous la direction de Laurent Filliettaz
Le positionnement du stagiaire dans la relation tutorale : une analyse interactionnelle des pratiques d’aide
dans la formation à l’éducation de l’enfance THESE
Présentée à la
Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève
pour obtenir le grade de Docteur en Sciences de l'Education
par
Isabelle DURAND de
Annemasse (France)
Thèse No 660
GENEVE 20 janvier 2017
(n° d'étudiant 12-327-250)
2
3 Remerciements
Je tiens à exprimer mes vifs remerciements à Laurent Filliettaz, mon directeur de thèse, tuteur patient, disponible, à la fois rigoureux et bienveillant. Ses avis et conseils fondent une très grande partie de ce travail.
Les membres de ma commission de thèse ont, eux aussi, été présents ; leurs conseils ont enrichi ma réflexion, et nourri le présent texte. Merci à Kristine Balslev, Anne-Lise Ulmann et Laurent Veillard, qui sont aujourd'hui membres du jury. Merci aussi à Etienne Bourgeois, qui avait bien voulu accompagner mes premières réflexions en lien avec la participation des stagiaires, et qui a accepté de lire et de discuter mon travail et de rejoindre le jury.
J'adresse un grand merci à Patrick Mayen, grâce à qui mon projet de doctorat a pu voir le jour.
Merci aux responsables et aux équipes des institutions d'éducation préscolaire qui m'ont réservé un accueil plein de sympathie, et ont aménagé pour moi des conditions d'observation très riches. Merci aussi aux membres de l'ESEDE, devenus aujourd'hui des collègues.
Merci à celles et ceux qui me donnent aujourd'hui l'occasion de remobiliser le travail réalisé au cours de la thèse : Bénédicte Bourson, Brigitte Favre-Baudraz, Laurence Seferdjeli, Dominique Trébert.
Je dois beaucoup aux discussions menées avec mes collègues de l'équipe Interaction et Formation. Stefano Losa, Vassiliki Markaki, Alexandra Nguyen, Vanessa Rémery, Dominique Trébert, Marianne Zogmal, merci pour votre enthousiasme et votre générosité, tant scientifique que personnelle.
Merci aux collègues du secteur SA3, pour les échanges que nous avons pu mener lors des réunions de travail… et en-dehors. Un merci tout particulier à des co-thésardes devenues plus amies ; Isabelle, Frédérique, vos marques d'amitié m'ont apporté parfois un très grand réconfort.
Merci à Michel, relecteur attentif et patient des versions antérieures de ce texte.
Enfin, une pensée pour mes proches, toujours présents, si précieux - Christiane, Alain, Cathy, Roxane, Sébastien, Mélanie, Noémie, Guillain... et Antoine, qui, depuis peu, sait demander de l'aide !
4
5 TABLE DES MATIERES
INTRODUCTION ... 11
Paroles de stagiaires ... 11
Alternance et enjeux relationnels ... 11
Objet et visées de la recherche ... 13
Un terrain empirique : les stages en institutions de la petite enfance ... 14
Plan de la thèse ... 16
CHAPITRE I ... 21
ETAT DE LA QUESTION ... 21
1 -‐ La formation aux métiers de la petite enfance ... 21
2 -‐ Apprendre ... 26
2.1 -‐ Apprendre avec les autres ... 27
2.2 -‐ Participer aux activités d'une communauté de pratique ... 29
3 -‐ Apprentissage et relation tutorale ... 32
3.1 -‐ La formation professionnelle en alternance ... 32
3.2 -‐ L'accompagnement tutoral ... 34
3.3 -‐ La position de l'apprenant ... 36
4 -‐ Les enjeux relationnels dans la formation professionnelle ... 37
5 -‐ Des discours sur l'activité ... 39
CHAPITRE II ... 43
CADRAGE THEORIQUE ... 43
1 -‐ La perspective interactionnelle en analyse du travail ... 44
1.1 -‐ L'analyse du travail ... 44
1.2 -‐ L'action située ... 48
1.3 -‐ L'approche sémiotique et multimodale ... 53
2 -‐ L'analyse des interactions ... 54
2.1 -‐ Le champ de la linguistique ... 55
2.2 -‐ Des apports d'autres domaines scientifiques ... 57
2.3 -‐ De l'ethnométhodologie à l'analyse conversationnelle… et à l'analyse des interactions ... 60
2.4 -‐ L'analyse multimodale des interactions -‐ en contexte de travail et de formation ... 61
3 – La participation à l'interaction ... 64
3.1 -‐ Cadre participatif ... 64
3.2 -‐ Interactions multiparticipants ... 67
3.3 -‐ Places et Rapports de places ... 68
3.3.1 – Statuts et rôles ... 68
Le rôle : une notion pluridimensionnelle ... 69
3.3.2 -‐ Place, position, rapport de places ... 74
3.3.3 -‐ Relations (a)symétriques et complémentaires ... 77
3.3.4 -‐ Enjeux de face, figuration et politesse ... 79
3.4 -‐ Vers une terminologie pour l'analyse de la participation aux interactions de formation ... 82
3.4.1 -‐ A propos des rapports de places ... 82
3.4.2 -‐ A propos de l'(a)symétrie relationnelle ... 83
6
4 – Le cadre de l'interaction ... 84
4.1 -‐ Des types d'interaction ... 84
4.1.1 -‐ Relation et rapport de places ... 84
4.1.2 -‐ Conventions normatives ... 85
4.1.3 -‐ Cadrage de l'expérience ... 86
4.2 -‐ Le cadre interactif ... 87
4.2.1 -‐ Cadre dominant et modules subordonnés ... 87
4.2.2 -‐ Espace interactif ... 89
5 -‐ Le "recrutement" : une pratique interactionnelle dans les situations de travail collectif ... 92
5.1 -‐ L'aide, au cœur des activités collectives ... 92
5.2 -‐ L'aide, une pratique interactionnelle à double tranchant ... 93
5.3 -‐ L'aide et les enjeux de pouvoir ... 94
5.4 -‐ De l'aide au "recrutement" ... 95
6 – La compétence interactionnelle ... 99
6.1 – La compétence ... 99
6.1.1 -‐ Dans les sciences du travail ... 99
6.1.1.1 -‐ Compétences et événements ... 100
6.1.1.2 -‐ Compétences incorporées ... 100
6.1.1.3 -‐ Une réalité située ... 101
6.1.2 -‐ Dans le champ des sciences de l'éducation ... 102
6.1.3 -‐ Dans le champ des sciences du langage ... 103
6.2 -‐ La compétence interactionnelle ... 104
6.2.1 -‐ Histoire et définition de la notion ... 104
6.2.2 -‐ Compétence interactionnelle et contexte professionnel ... 105
CHAPITRE III ... 109
PROBLEMATIQUE ET DEMARCHE DE RECHERCHE ... 109
1 -‐ Problématique et questions de recherche ... 109
2 -‐ Contexte de la recherche ... 113
3 -‐ Educatrice – éducateur de l'enfance : le métier, la formation ... 114
3.1 – Quelques aspects du métier ... 114
3.1.1 -‐ Des activités invisibles ... 116
3.1.2 – Des "modes d'action contre-‐spontanés" ... 119
3.1.3 – Une compétence centrale : travailler en équipe, coopérer ... 120
3.1.4 – Une responsabilité spécifique : la formation des stagiaires ... 121
3.2 – Quelques aspects de la formation et de la pratique professionnelle accompagnée ... 122
3.2.1 -‐ Animer les activités éducatives ... 125
3.2.2 -‐ Travailler dans l'équipe ... 126
4 – Les données empiriques ... 127
4.1 -‐ Le recueil de données ... 127
4.2 -‐ Les données exploitées ... 130
4.2.1 -‐ Données authentiques ... 130
4.2.1.1 -‐ Traces de l'animation d'activités éducatives ... 130
4.2.1.2 -‐ Documentations institutionnelles ... 133
4.2.2 -‐ Données construites pour la recherche ... 135
5 -‐ Démarche analytique générale ... 137
5.1 -‐ Une analyse à deux niveaux ... 137
5.2 -‐ L'articulation des différents types de données ... 138
5.3 -‐ Présentation schématique de la démarche analytique générale ... 140
7
CHAPITRE IV ... 141
L'ORGANISATION COLLECTIVE DE L'ANIMATION DES ACTIVITÉS ÉDUCATIVES ... 141
1 -‐ Démarche analytique ... 141
2 -‐ L'organisation collective de l'animation des activités éducatives ... 143
2.1 -‐ Des principes éducatifs et organisationnels ... 143
2.1.1 – Catégories de personnel et animation des activités éducatives ... 143
2.1.2 -‐ Stabilité des présences ... 144
2.2 – La construction contingente de la coopération ... 145
2.2.1 – Des activités planifiées comme individuelles ... 145
2.2.2 -‐ Le recrutement : une pratique fréquente, non planifiée mais attendue ... 146
2.2.3 – Le recrutement : une compétence centrale ... 149
2.2.4 – Un rapport de places asymétrique ... 149
2.3 – Un cadre interactif marqué par deux rapports de places ... 151
2.3.1 -‐ L'animation collective d'activité éducative : un type d'interaction ... 151
3 -‐ L'organisation collective de l'animation des activités éducatives -‐ dans la pratique professionnelle accompagnée ... 154
3.1 – Un cadre interactif marqué par trois rapports de places ... 154
3.2 – Des rôles prédéfinis ... 154
3.3 – Un nœud d'asymétries relationnelles ... 157
4 -‐ A propos des trois dimensions du cadre interactif ... 160
CHAPITRE V ... 163
LE POSITIONNEMENT DES STAGIAIRES AU COURS DES PRATIQUES D'AIDE ET DE "RECRUTEMENT" ... 163
1 -‐ Démarche analytique ... 163
1.1 -‐ Les projets d'activités ... 164
1.2 -‐ Les entretiens pédagogiques ... 164
1.3 -‐ L'animation des activités éducatives ... 165
1.3.1 -‐ Pré-‐analyse des données filmiques ... 165
1.3.2 -‐ Transcription des séquences ... 166
1.3.4 -‐ Classification des séquences ... 171
1.3.4.1 -‐ Année de formation ... 171
1.3.4.2 -‐ Nature de l'activité ... 172
1.3.4.3 -‐ Méthodes de recrutement ... 172
1.3.4 -‐ Définition des catégories d'analyse ... 174
1.3.4.1 -‐ Les pratiques de recrutement ... 174
1.3.4.2 -‐ Les dimensions du cadre interactif ... 174
1.3.4.3 -‐ Les statuts participatifs ... 175
1.3.4.4 -‐ Le positionnement de la stagiaire ... 175
1.3.5 -‐ Approche temporalisée ... 176
1.4 -‐ Combinaison des données ... 176
1.5 -‐ Questions analytiques ... 177
2 -‐ Présentation des analyses ... 179
2.1 -‐ La stagiaire demande / reçoit une aide ... 179
2.1.1 -‐ La stagiaire adresse une requête ... 179
2.1.1.1 -‐ La stagiaire demande à sa référente professionnelle de valider une intention ... 180
2.1.1.2 -‐ La stagiaire délègue une tâche à sa référente ... 184
2.1.1.3 -‐ La requête de la stagiaire est adressée à une collègue ... 194
2.1.1.4 -‐ La requête de la stagiaire est adressée à un ou des enfant(s) ... 199
8
2.1.2 -‐ La stagiaire produit la manifestation d'un problème ... 206
2.1.2.1 -‐ La référente (ou une collègue) apporte une aide ... 206
2.1.2.2 -‐ La référente diffère l'offre d'aide ... 232
2.1.2.3 -‐ L'aide de la référente n'est pas une action mais un guide pour l'action de la stagiaire ... 246
2.1.3 -‐ L'aide est initiée par la référente ... 262
2.1.3.1 -‐ L'aide de la référente est ratifiée ... 262
2.1.3.2 -‐ L'aide de la référente est interrompue ... 266
2.2 -‐ La stagiaire offre / apporte une aide à autrui ... 269
2.2.1 -‐ La stagiaire répond à une requête de sa référente ... 270
2.2.1.1 -‐ La stagiaire produit l'aide demandée ... 270
2.2.1.2 -‐ La stagiaire produit une action alternative ... 274
2.2.2 -‐ La stagiaire initie une intervention ... 277
CHAPITRE VI ... 289
SYNTHESE ET DISCUSSION DES RÉSULTATS ... 289
1 -‐ L'hétérogénéité du cadre interactif ... 290
2 – Pratiques de recrutement et positionnement des stagiaires ... 292
2.1 – Les méthodes de recrutement attestées ... 292
2.1.1 – La requête ... 293
2.1.1.1 – En première année, des requêtes en lien avec la référente professionnelle ... 293
2.1.1.2 – En troisième année, des requêtes adressées à d'autres personnes ... 294
2.1.2 – La manifestation d'un problème ... 295
2.1.3 – La projection ... 297
2.2 – Des formes de recrutement comme outils pour l'éducation et la formation ... 300
2.2.1 – Le recrutement adressé aux enfants : un acte éducatif indirect ... 300
2.2.2 – Le recrutement en cascade : un outil mixte ... 302
2.2.3 – L'aide en urgence : priorité à l'acte éducatif ... 303
2.2.4 – L'aide différée : faire expérimenter ... 303
2.2.5 – L'aide sous forme de guide pour l'action : préserver la position de la stagiaire ... 307
2.2.6 – L'aide non ratifiée et l'agentivité de la stagiaire ... 307
2.3 – Recrutement, instabilité relationnelle, vulnérabilité des positions des stagiaires ... 309
3 – Des compétences interactionnelles mises en œuvre par les stagiaires ... 312
3.1 – Recourir à la requête et aux autres méthodes de recrutement ... 313
3.2 – Mobiliser la dimension formative de l'interaction ... 316
3.3 – S'affranchir de la dimension formative de l'interaction ... 318
4 – Le traitement des enjeux relationnels : une transformation temporelle ? ... 320
5 – Des éclairages complémentaires aux discours réflexifs ... 321
CHAPITRE VII ... 325
CONCLUSION ET PERSPECTIVES ... 325
1 – Retour sur la démarche ... 325
2 – Apports et limites de la recherche ... 329
2.1 -‐ La perspective interactionnelle en analyse du travail ... 329
2.2 -‐ Le paradigme de l'action située ... 330
2.2.1 -‐ De la planification à l'accomplissement de l'action ... 331
2.2.2 -‐ Des indices d'expertise ... 332
2.3 -‐ La combinaison de différents types de données ... 333
9
2.4 -‐ Quelques limites de la recherche ... 335
2.4.1 -‐ La distribution temporelle des situations observées ... 335
2.4.2 -‐ L'étude d'un seul métier ... 336
2.5 -‐ Quelques apports émergents de la recherche ... 336
2.5.1 -‐ A propos des pratiques des tuteurs ... 337
2.5.2 -‐ A propos du métier d'éducatrice -‐ éducateur de l'enfance ... 338
3 – De la recherche à la formation ... 340
3.1 – La perspective interactionnelle : un outil d'analyse réinvesti ... 341
3.2 – Des dispositifs de formation ... 341
3.2.1 – Formation continue de tuteurs en éducation de l'enfance ... 342
3.2.2 – Une ouverture sur un autre métier : formation initiale des techniciens en radiologie médicale ... 343
BIBLIOGRAPHIE ... 347
ANNEXES ... 365
Annexe 1 : Liste des figures et tableaux ... 365
Annexe 2 : Liste des séquences retenues ... 366
Annexe 3 : Extraits des projets d'activités des stagiaires ... 369
Annexe 4 : Transcriptions des séquences dont l'analyse n'est pas développée ... 372
10
11 INTRODUCTION
____________________________________________________________
Paroles de stagiaires
"Je suis un stagiaire, quoi ! Alors il m'explique tout" (Chaix, 1996)
"c'est plutôt les personnes, le contact, le relationnel avec les autres personnes qui est compliqué" (Merhan, 2009)
"moi je me préoccupais euh qu’est-ce que eux ils pensaient et tout ça" (Duc, 2012).
"je suis à 100 % satisfait (...) premièrement pour la qualité de l'accueil" (Cohen- Scali, 2000)
"quelques-uns croyaient qu'on allait leur prendre leur place" (Cohen-Scali, 2000).
"je restais tout le temps dans le doute" (Duc, 2012)
"moi j'étais co-animatrice c'est vrai que ce rôle-là il était aussi un peu flou pour moi donc je savais pas trop si je devais intervenir vraiment ou juste regarder"
(corpus Petite enfance, EC ETU 0.27.27)
Alternance et enjeux relationnels
L'alternance est une modalité de formation professionnelle courante et reconnue pour les nombreux intérêts qu'elle présente, non seulement au plan de l'apprentissage des gestes et techniques du métier, mais aussi au plan de la socialisation et de la construction de l'identité professionnelle des apprenants (Durand, 2012 ; Vanhulle, Merhan & Ronveaux, 2007 ; Veillard, 2012). Les périodes de stage en milieu professionnel, en particulier, constituent "une première instance de socialisation professionnelle, c'est-à-dire de transmission, explicite ou implicite, de rôles, de statuts et de valeurs associés à des professions ou des champs professionnels" (Masdonati, Lamamra, Gay-des-Combes et De
12 Puy, 2007, p. 18). Pourtant, comme en attestent les paroles de stagiaires reproduites ci-dessus, le processus de socialisation ne va pas de soi, et les
"usagers de l'alternance" (Mayen & Olry, 2012, p. 53) rendent parfois compte de doutes, d'incertitudes, de difficultés liées aux relations avec les autres, à la place qu'ils peuvent, ou pas, prendre, aux activités auxquelles ils peuvent, ou pas, participer. Ces témoignages ont été recueillis au cours de recherches conduites dans des contextes aussi variés que l'enseignement agricole (Chaix, 1996), les dispositifs d'insertion professionnelle (Cohen-Scali, 2000), l'apprentissage dual (Duc, 2012) ou la formation universitaire aux métiers de la formation d'adultes (Merhan, 2009). On y remarque le poids des références aux autres, et aux aspects relationnels des activités conduites en stage, exprimées par le terme même de "relationnel", mais aussi par les notions d'accueil, de place ou de rôle.
De fait, les retours d'expérience des stagiaires concernent souvent les enjeux relationnels auxquels ces jeunes se trouvent confrontés, et sont liés à un fort
"engagement dans un rapport de place, de face et de pouvoir", un "enjeu de place à trouver" (Merhan, 2009). Des stagiaires interrogés par Merhan (2009) déclarent : "je ne m'y sentais pas à ma place" (Armelle) ; "je n'avais pas ma place sur ce lieu de stage" (Manuel). Un apprenti boucher cité par Lave &
Wenger (1991) donne un témoignage similaire : "I feel so out of place there" ; les étudiants en éducation de l'enfance interrogés par Trébert (2016) au sujet de leur stage, rapportent, eux aussi, que "c'est pas facile de trouver sa place dans l'équipe".
Les témoignages des stagiaires, comme les commentaires des chercheurs, donnent à voir la préoccupation des apprenants pour les relations rencontrées sur le lieu de travail. Souvent, la figure du tuteur fait l'objet d'un intérêt tout particulier. On attend de lui qu'il définisse, encadre et évalue le travail, notamment lors des moments consacrés à l'analyse réflexive de l'activité (Cohen-Scali, 2000 ; Jorro, 2011). Mais, au moins autant, le stagiaire attend de son tuteur des qualités relationnelles, supposées s'illustrer dans la place et la posture adoptées au sein de la relation tutorale : un rôle de "soutien social", une
"attitude de sollicitude" (Cohen Scali, 2000, p. 187), des "marques d'intérêt"
(Jorro, 2011 p. 60) ou encore une "proximité amicale et de conseil" (Masdonati et al., 2007, p. 24). Ainsi, les relations, et tout particulièrement les relations tutorales, sont déterminantes dans la manière dont l'apprenant perçoit et évalue la réussite de son stage. Mais ces dimensions relationnelles n'impactent pas seulement la perception des stagiaires. Plusieurs recherches récentes (Duc, 2012
; Filliettaz, 2008a ; Masdonati et Lamamra, 2009) mettent en évidence les effets de ces aspects relationnels sur les apprentissages, et soulignent combien ils peuvent favoriser ou, au contraire, freiner, la transmission des savoirs et le
13 développement des compétences par les apprenants. Ces constats suggèrent la pertinence d'un travail qui s'intéresse aux dimensions relationnelles de la participation des acteurs aux activités proposées en stage, et en particulier à ce qui se joue au sein de la relation tutorale. A ce sujet, Trébert (2016) remarque que "la littérature sur le tutorat est foisonnante" (p. 8). Mais, dans le même temps, il souligne que la grande majorité des recherches conduites sur cette thématique emprunte des perspectives macroscopiques et repose sur les dimensions réflexives de l'accompagnement des stagiaires ; rares sont les travaux qui s'intéressent à la relation tutorale telle qu'elle se déploie dans le cours de l'activité. C'est le même constat, fait à l'occasion de notre propre travail, qui est à l'origine de notre projet de recherche et qui en détermine l'objet.
Objet et visées de la recherche
Le présent travail se donne en effet pour objet d'adopter une perspective analytique complémentaire à celle qui structure la plupart des recherches sur le tutorat et sur la position des apprenants dans les situations de formation sur la place de travail. Nous souhaitons, pour notre part, étudier les enjeux relationnels tels qu'ils s'accomplissent dans le cours des interactions tutorales, et tenter de mieux comprendre les processus de positionnement des stagiaires dans ces situations. Pour étudier ces phénomènes, nous adopterons une approche analytique adossée, sur le plan théorique, à la perspective interactionnelle en formation professionnelle développée par Filliettaz et l'équipe Interaction &
Formation à l'Université de Genève. Dans cette perspective, les pratiques de travail et de formation sont appréhendées du point de vue des interactions auxquelles elles donnent lieu. Il s'agit alors d'analyser les modalités de participation des interactants, en prenant en compte la variété des ressources sémiotiques qu'ils mobilisent. Au plan méthodologique, cette perspective interactionnelle nous conduira à analyser à un grain très fin des traces de séquences d'interactions tutorales, sur la base d'enregistrements vidéo que nous aurons recueillis dans les conditions ordinaires de leur déroulement, plutôt que selon des modalités définies et construites pour les besoins de la recherche. Au sein des séquences d'interaction que nous observerons, nous accorderons un intérêt particulier à la relation entre le stagiaire et son tuteur.
Du point de vue des activités interactionnelles induites, la relation tutorale se caractérise par la récurrence des pratiques de demande et d'offre d'aide, qui peuvent prendre des formes et des objets multiples. On conçoit aisément que le stagiaire demande de l'aide à son tuteur pour parvenir à réaliser des tâches pour
14 lesquelles il éprouve des difficultés. D'un autre point de vue, on conçoit aussi que le tuteur demande de l'aide au stagiaire, non pas, cette fois, pour pallier une compétence non maîtrisée, mais dans un souci de coopération et pour pouvoir assurer la continuité d'une activité en cours en déléguant tout ou partie d'une tâche. Des demandes et des offres d'aide interviennent également, dans le cours des activités collectives, entre le stagiaire et d'autres membres du collectif de travail. On le voit, ces pratiques portent des objectifs et des significations différentes, et ont un impact contrasté sur la relation entre tuteur et stagiaire.
C'est dans cette perspective que les pratiques d'aide nous semblent faire partie des pratiques emblématiques des interactions tutorales ; à ce titre, nous leur porterons un intérêt particulier dans notre travail d'analyse.
Les visées de ce travail sont de plusieurs ordres. Au plan scientifique, nous souhaitons contribuer à une meilleure connaissance des liens entre la relation tutorale et la conduite des activités collectives en contexte professionnel.
L'analyse des pratiques d'aide qui s'accomplissent dans le cours des interactions tutorales devrait fournir des éclairages sur les enjeux relationnels qui se déploient au cours de ces activités collectives, et sur la manière dont les stagiaires se positionnent par rapport à ces enjeux. D'autres objectifs de notre travail concernent la mobilisation, dans des dispositifs de formation, des outils méthodologiques permettant l'analyse des enjeux relationnels dans les activités collectives en situation de travail et d'accompagnement tutoral.
Un terrain empirique : les stages en institutions de la petite enfance Notre recherche s'inscrit dans un projet de recherche qui s'intéresse à la construction des compétences interactionnelles des jeunes engagés dans les dispositifs de formation professionnelle. Notre étude concerne un dispositif de formation particulier, celui qui prépare au métier d'éducatrice - éducateur de l'enfance, à Genève. Au regard de notre objet de recherche, qui concerne le positionnement relationnel des stagiaires, ce métier constitue un terrain d'observation privilégié, pour plusieurs raisons. D'une part, il s'agit d'un métier adressé à autrui, dont les activités sont majoritairement constituées d'interactions humaines ; les activités éducatives reposent en effet sur des échanges entre les professionnels et les enfants. Par ailleurs, les professionnels sont souvent amenés à travailler de manière collective pour assurer la conduite de leurs activités, et ces processus de coopération induisent parfois des interactions qui reposent sur des pratiques d'aide au sein des collectifs de travail.
15 D'autre part, la formation qui conduit à ce métier est une formation en alternance, qui prévoit que les étudiants sont accueillis en stage dans les institutions d'accueil de la petite enfance. Dans le contexte suisse, les acteurs de ce champ professionnel s'avèrent particulièrement sensibles aux questions que pose l'accueil de stagiaires. La pratique est en effet courante, et les stagiaires accueillis présentent des profils multiples ; certains, ceux auxquels nous nous intéresserons, sont des étudiants de l'Ecole Supérieure qui se destinent au métier d'éducatrice et éducateur ; d'autres se préparent à des fonctions différentes, comme celles d'auxiliaire ou d'assistant socio-éducatif.
Les terrains professionnels sont traversés de manière particulièrement intense par l'expression de problématiques liées aux enjeux relationnels soulevés par l'accueil des stagiaires, et à la place qui leur est faite au sein des collectifs de travail. Un numéro spécial de la "Revue [petite] enfance" (n° 119, janvier 2016) témoigne de ces préoccupations dans les institutions de Suisse romande. Son titre, "Les stagiaires, des exploitables ou des éducables ?", souligne d'emblée la tension entre la position de travailleur et celle d'étudiant qu'occupent les stagiaires : représentent-ils de la main d'œuvre qu'on peut exploiter, ou des apprenants qu'on doit contribuer à éduquer et à former ? La plupart des articles qui composent ce numéro ont été rédigés par des éducateurs qui endossent des fonctions de tuteur, et qui rendent compte de ces tensions. Une lecture synthétique de l'ouvrage fait ressortir quelques thématiques majeures. L'une de ces thématiques renvoie aux aspects sociaux et politiques de l'organisation des stages, et dénonce le fait que les stagiaires représentent une main d'œuvre à bas coût, et des collègues à qui on peut confier les tâches subalternes. Les autres thématiques qui dominent le numéro renvoient au quotidien du travail, à la place des stagiaires et à la manière dont leur présence oriente l'activité de leurs tuteurs mais aussi, au sein des collectifs de travail, l'organisation des activités de travail ainsi que les enjeux relationnels.
Ces diverses raisons nous semblent justifier l'intérêt de ce champ professionnel et de ces institutions comme terrain empirique pour notre recherche sur le positionnement relationnel des stagiaires. Plusieurs institutions d'accueil de la petite enfance ont bien voulu accueillir les membres de l'équipe Interaction &
Formation pour leur permettre de conduire des observations. Par ailleurs, trois étudiantes de l'ESEDE ont accepté de participer à cette recherche et de permettre à l'équipe de recueillir des traces audio et vidéo des activités auxquelles elles ont participé sur leurs lieux de stage. Ces traces, associées à des documentations complémentaires, constituent les données empiriques sur lesquelles s'appuient la recherche de l'équipe et notre propre travail.
16 Plan de la thèse
Le premier chapitre de cette thèse traite de la perspective que nous adoptons à propos des apprentissages ; nous n'abordons pas l'apprentissage dans la perspective de l'acquisition de connaissances ou de compétences chez un sujet pris isolément - mais dans la perspective de la participation aux activités d'un collectif de travail ou d'une communauté de pratique. Le terme de participation renvoie à la dimension sociale de l'apprentissage, qui est celle qui nous intéresse compte tenu de notre objet sur les enjeux relationnels rencontrés par les stagiaires. Nous présentons les travaux de chercheurs qui, après Vygotski, montrent que les apprentissages sont favorisés par la relation avec autrui et par la participation aux activités d'une communauté de pratique. Nous partageons avec ces auteurs l'idée que la participation aux activités d'une communauté de pratique ne renvoie pas seulement aux modalités par lesquelles les acteurs participent, mais aussi aux enjeux relationnels qui structurent la participation de chacun et du collectif. Nous resserrons ensuite notre propos sur la relation du participant novice avec son tuteur, dans les dispositifs de formation par alternance et en particulier au cours des stages. Nous évoquons des travaux qui montrent le poids que les stagiaires accordent aux enjeux relationnels dans la relation tutorale, à partir de discours produits par les sujets dans des espaces d'élaboration réflexive de l'activité. Peu de recherches s'intéressent aux phénomènes qui peuvent être observés au cœur même de l'activité ; c'est la posture que nous adopterons. Enfin nous rappelons quelques questions vives qui concernent l'objet empirique de notre recherche, la formation des éducatrices et éducateurs de l'enfance, et nous présentons des travaux récents conduits en Suisse et dans d'autres pays européens sur cette question.
Le deuxième chapitre présente le cadrage théorique de notre travail, qui s'inscrit dans une perspective interactionnelle en analyse du travail. Les courants de l'analyse de l'activité et des interactions, rapidement évoqués, explicitent l'ancrage de notre perspective. Nous développons ensuite les appareils théoriques et conceptuels qui structureront nos analyses empiriques et nous aideront à identifier les phénomènes relationnels liés à la participation des stagiaires aux activités professionnelles. Nous présentons les concepts liés à la notion de cadre participatif, qui permettent de décrire les modalités de participation des interactants, et le champ conceptuel qui structure l'analyse des dimensions relationnelles des interactions, autour des notions de statut, rôle, place, relation (a)symétrique et enjeux de face et de politesse. Pour catégoriser ces dimensions relationnelles des interactions analysées, nous mobiliserons la notion de cadre interactif. Parmi les pratiques interactionnelles qui se produisent
17 fréquemment dans les activités collectives comme dans la relation tutorale, nous portons notre intérêt sur celles qui renvoient à la recherche et à l'offre d'aide ; nous présentons les notions liées à cette question, en particulier la notion de
"recrutement" récemment proposée dans le champ de l'analyse conversationnelle, et qui permet d'analyser la construction interactionnelle des pratiques d'aide. Pour analyser les modalités de participation des stagiaires à ces pratiques collectives, nous mobilisons la notion de compétence interactionnelle ; ainsi, ce chapitre théorique se clôt sur une revue de littérature relative à la genèse de cette notion, et sur les - peu nombreux - travaux consacrés à l'étude des compétences interactionnelles en contexte professionnel.
Le troisième chapitre présente d'abord la problématique, qui s'organise en plusieurs axes de questionnement. Le premier de ces axes s'intéresse à la détermination du cadre des interactions au plan des rapports de places, et à la position des stagiaires dans un tel cadre. Le deuxième axe de questionnement concerne la construction interactionnelle des pratiques d'aide et de
"recrutement", et leurs effets sur les modalités de participation et la position relationnelle des stagiaires. Dans un troisième axe de questionnement, nous nous intéressons à la dimension longitudinale de la manière dont les acteurs traitent ces pratiques ; nous cherchons en particulier à comprendre comment se transforment les ressources interactionnelles mobilisées par les stagiaires, entre le début et la fin de leur parcours de formation. Enfin nous nous interrogeons sur les éclairages fournis par la perspective interactionnelle adoptée.
La deuxième partie de ce chapitre présente le dispositif empirique et méthodologique mis en place pour la thèse. Nous y présentons d'abord le contexte de la recherche : le projet de recherche FNS dans lequel elle s'inscrit, et les partenaires, Ville de Genève et Ecole professionnelle, qui ont permis la réalisation de sa partie empirique. Puis nous développons, à partir de la description proposée par le Plan d'Etudes Cadre, quelques caractéristiques du métier d'éducatrice et éducateur de l'enfance qui orientent notre travail. Certaines de ces caractéristiques renvoient au manque de reconnaissance sociale qui touche ce métier, en raison de sa proximité avec les tâches domestiques liées au soin des enfants. D'autres concernent les dimensions collectives du métier et la centralité des pratiques de coopération, ainsi que la responsabilité, inscrite au cahier des charges des éducateurs de l'enfance, de contribuer à la formation des stagiaires par un accompagnement sur la place de travail. Cette question de la pratique professionnelle accompagnée est abordée ensuite ; nous présentons l'organisation et les modalités des stages telles qu'elles sont déterminées par les documents prescriptifs de l'Ecole professionnelle, puis nous plaçons une focale
18 sur l'animation des activités éducatives ainsi que sur les aspects du travail en équipe, tels qu'ils sont détaillés dans le document de l'Ecole professionnelle qui prescrit les dispositifs pédagogiques des stages.
La troisième partie du chapitre III est consacrée à la présentation du corpus. Les différentes étapes du recueil de données ont permis l'élaboration d'un corpus hétérogène constitué de données audio et vidéo recueillies au cours de situations naturelles, d'entretiens de recherche, de documentations complémentaires recueillies à l'ESEDE et sur les sites professionnels, enfin du journal de terrain constitué lors des visites d'observation. L'analyse de ce corpus hétérogène se déploie à deux niveaux, évoqués en conclusion de ce chapitre et développés en introduction des deux chapitres suivants, qui sont consacrés aux analyses.
Le chapitre IV concerne les analyses qui visent la compréhension de l'organisation collective de l'animation des activités éducatives. Ce chapitre débute par la présentation de la démarche d'analyse, qui repose essentiellement sur l'étude des documents de prescription et de planification des activités. Nous décrivons ensuite certaines caractéristiques des processus de coopération, notamment le principe de la "stabilité des présences" auprès des enfants, qui entraîne l'émergence de pratiques d'aide et de "recrutement" entre collègues. Nos analyses montrent en quoi ces pratiques, omniprésentes et structurantes pour l'organisation des activités collectives, constituent pour les collectifs de travail des compétences interactionnelles centrales. Ces analyses nous permettent de définir l' "animation collective d'activité éducative" comme un type d'interaction, inscrit dans un cadre marqué par une double dimension relationnelle, éducative et coopérative ; ce cadre interactif s'augmente d'une dimension formative quand l'un des membres du collectif est un stagiaire. Dans un tel cadre, se déploie un nœud de relations asymétriques complexes, instables et parfois inattendues.
Le chapitre V constitue l'élément central de la partie empirique de la recherche.
Il présente l'analyse interactionnelle de 44 séquences d'animation d'activités éducatives conduites par des binômes composés d'une stagiaire et de sa référente professionnelle. Le chapitre s'ouvre sur la démarche analytique mise en œuvre à partir des catégories de données analysées, traces écrites des projets des stagiaires, traces audio des entretiens pédagogiques, traces vidéo des activités.
Nous présentons la manière dont nous avons combiné les données et leur analyse, puis les catégories d'analyse définies, qui renvoient aux dimensions du cadre des interactions analysées, ainsi qu'aux méthodes de recrutement observées. Les analyses sont présentées ensuite, dans une organisation qui respecte la typologie des méthodes de "recrutement" (Kendrick & Drew, 2016).
19 Pour chaque catégorie de cette typologie, nous détaillons l'analyse d'une ou plusieurs séquences d'activité, en lien étroit avec la transcription de l'extrait retenu de la trace vidéo ; des images fixes donnent à voir les ressources incarnées significatives produites par les participants, à l'appui des commentaires narrativisés. Ces analyses mettent en évidence les ressources interactionnelles par lesquelles les acteurs forment conjointement les pratiques de demande et d'offre d'aide, et les liens entre ces pratiques et les processus de positionnement relationnel des participants, en particulier les stagiaires. Sur ce point, les analyses permettent la mise au jour de récurrences qui sont discutées au chapitre suivant.
Le chapitre VI est en effet consacré à la synthèse et à la discussion des résultats.
Il débute par un rapide retour sur l'hétérogénéité du cadre interactif et sur la pluralité des rapports de places qui le caractérisent, entre éducation, coopération et formation. Ensuite, nous développons la discussion sur les liens entre d'une part les pratiques de demande et d'offre d'aide, le "recrutement", d'autre part les processus de positionnement des stagiaires. Dans la première étape de cette discussion, nous passons en revue les méthodes de recrutement attestées dans la typologie à laquelle nous nous référons ; au sein des situations analysées, nous étudions les liens entre la construction interactionnelle de la pratique de recrutement et le processus de positionnement des stagiaires. La deuxième partie de la discussion s'intéresse à des formes de recrutement dont la description repose sur d'autres critères que ceux qui fondent la typologie de référence, mais qui présentent des liens significatifs avec les mouvements des configurations relationnelles et les positionnements des stagiaires. A partir de ces observations, nous proposons de considérer les formes de recrutement ainsi définies comme des outils que les acteurs, tuteurs comme stagiaires, mobilisent pour l'éducation des enfants mais aussi au service de la formation des stagiaires. D'une manière générale, nous constatons que la dynamique des pratiques de recrutement rend instable le positionnement des stagiaires, qui, selon les situations, se déplace d'une position professionnelle vers une position de stagiaire, ou vers une position extérieure à l'activité, ou encore passe de la position de stagiaire vers une position centrale d'animation ; ces mouvements peuvent être rassemblés dans des types de processus de positionnement dont l'occurrence correspond à des types de recrutement. Nous discutons ensuite les compétences interactionnelles mises en œuvre par les stagiaires, en lien avec les formes de recrutement, mais aussi avec la dimension formative de l'interaction. Puis nous traitons la question relative à la transformation temporelle de la manière dont les stagiaires traitent les enjeux relationnels rencontrés. Le chapitre se conclut par un retour sur les discours réflexifs des stagiaires évoqués dans l'introduction de la thèse, et
20 discute les éclairages apportés par l'analyse interactionnelle de la participation des stagiaires aux activités collectives.
Enfin, le chapitre VII représente la conclusion de la thèse. Après un retour général sur la démarche de recherche, nous soulignons les apports, limites et prolongements de notre travail. Du point de vue méthodologique, nous discutons l'intérêt de la perspective interactionnelle pour mettre au jour des phénomènes qui échappent à la représentation des acteurs, mais aussi ses limites quant à la mise en évidence des dimensions subjectives de l'activité des sujets observés.
Une partie de cette rubrique revient sur les apports et limites de la prise en compte des temporalités de l'action située. Nous revenons ensuite sur les intérêts et difficultés que pose la combinaison de différents types de données. Au plan des limites de la recherche, nous nous intéressons d'une part à la distribution temporelle des situations observées, d'autre part au terrain empirique exploré. Au plan des apports, nous évoquons quelques éclairages, périphériques à l'objet de la recherche, liés à la connaissance des pratiques tutorales mais aussi des compétences des éducatrices et éducateurs de l'enfance. Enfin, au plan des prolongements, nous présentons deux dispositifs de formation au sein desquels nous avons pu remobiliser les outils méthodologiques de la recherche, et mettre en évidence des pratiques de recrutement significatives tant pour l'activité professionnelle que pour l'activité de formation.
21 CHAPITRE I
ETAT DE LA QUESTION
____________________________________________________________
Ce chapitre est consacré à une revue de l'état de l'art portant sur les divers aspects de notre travail. Nous nous intéressons d'abord au contexte qui constitue l'ancrage empirique de la recherche, celui de la formation aux métiers de la petite enfance (1). Nous présentons ensuite les travaux liés à la dimension sociale de l'apprentissage (2), et aux spécificités de la relation tutorale (3) ; puis nous évoquons les travaux qui concernent les enjeux relationnels rencontrés dans les situations de formation professionnelle (4). Le chapitre se conclut sur les caractéristiques des recherches qui s'intéressent aux enjeux relationnels en formation, et qui reposent du des discours produits à distance des activités (5).
1 -‐ La formation aux métiers de la petite enfance
Dans une conjoncture sociale et politique suisse marquée par une tendance à la remise en cause des moyens financiers alloués par les pouvoirs publics aux dispositifs d'accueil et d'éducation de la petite enfance, certains acteurs de ce champ professionnel sont mobilisés en faveur d'une plus grande reconnaissance de ce que leurs métiers apportent aux enfants, aux familles et à la société en général.
Parmi les questions prépondérantes figurent celles qui concernent le rapport entre la pénurie de places d'accueil et le coût des personnels présents pour encadrer les enfants. Les pouvoirs publics annoncent vouloir répondre à la demande sociale et augmenter le nombre de places d'accueil, et dans le même temps ne pas augmenter les coûts de ce secteur d'activité. Cette double préoccupation aboutit au projet, souvent évoqué, de resserrer la masse salariale en diminuant la part des personnels diplômés au profit de la part des personnels non diplômés ou peu qualifiés, dont la rémunération est moins coûteuse (Borel, 2010). Justifier ce choix passe, chez certains responsables politiques, par la tentation utilitariste de sous-valoriser la professionnalité des activités conduites dans les institutions de la petite enfance. Les professionnels du secteur rappellent régulièrement la déclaration d'un député genevois selon lequel il n'est pas nécessaire "d'être bardé de diplômes pour savoir torcher des enfants. (…) On
22 pourrait très bien recruter des chômeurs, des jeunes ou des pères et mères sans activité pour travailler dans les crèches" (Tribune de Genève, 03.11.2006, cité dans Coquoz, 2009). Le propos de ce député revient à exprimer que l'activité des professionnels de l'enfance se réduit aux soins d'hygiène, est dénuée de toute professionnalité et peut être exercée sans qu'un parcours de formation soit nécessaire. Face à de telles prises de position, certains professionnels du secteur se mobilisent pour accroître la visibilité de la professionnalité des activités liées à l'éducation de l'enfance et des compétences mises en œuvre par les professionnels, dans une visée de reconnaissance sociale et politique. Dans ce contexte il apparaît pertinent de s'intéresser à ces métiers et aux formations qui y conduisent. Dans le canton de Genève, les éducatrices et éducateurs de l'enfance bénéficient aujourd'hui d'une formation professionnelle supérieure en alternance d'une durée de trois ans, dispensée par l'ESEDE (Ecole Supérieure en Education De l'Enfance), et sanctionnée par le titre de "éducatrice et éducateur de l'enfance diplômé-e ES" (PEC 2007).
Dans le contexte genevois, et plus largement romand, les initiatives visant à faire mieux connaître le métier d'éducatrice et éducateur de l'enfance sont peu nombreuses. On peut mentionner deux numéros spéciaux de la "Revue [petite]
enfance" consacrés à la professionnalité des éducatrices et éducateurs sur le territoire de la Suisse romande (n° 101, dec 2009, Les niveaux de formation ; n°
112, septembre 2013, Une profession ou un métier ?) et récemment un numéro spécial consacré à l'accompagnement des stagiaires (n° 119, janvier 2016). Les travaux de Zogmal (2008 ; 2015), professionnelle de la petite enfance à Genève et docteure en sciences de l'éducation, contribuent à la connaissance et à la valorisation des compétences professionnelles des éducatrices et éducateurs de l'enfance. Il faut enfin mentionner le projet de recherche "Building interactional competences in Vocational Education and Training (VET) programs: the case of early childhood educators", conduit depuis 2011 à l'Université de Genève par l'équipe Interaction & Formation, que nous avons mentionné dans l'introduction de cette recherche.
La question de la reconnaissance des compétences et de la professionnalité des praticiens de l'accueil et de l'éducation de la petite enfance n'est pas spécifique à la Suisse. Elle intéresse également des chercheurs et des praticiens d'autres pays, notamment en Europe francophone. En France, Ulmann, Rodriguez et Guyon (2015) s'intéressent aux métiers des auxiliaires de puériculture et des titulaires du CAP1 Petite enfance ; ils cherchent à comprendre en quoi la formation fait
1 Certificat d'Aptitude Professionnelle
23 ressource pour la valorisation de ces métiers et la construction de la professionnalité. Leurs travaux mettent en évidence des processus de valorisation par l'ancrage des dires et des actes professionnels dans un corpus de savoirs techniques et scientifiques proches du champ de la médecine. Ainsi rattachés à des activités expertes éloignées de celles qui relèvent de la sphère domestique, ces savoirs deviennent "difficiles à contester et [permettent] de neutraliser les savoirs des expériences antérieures" (p. 34). De fait, cette recherche témoigne que "la technicisation des actes de métier [est] un processus fréquent permettant de les extraire de la banalité quotidienne" (p. 35). Les auteurs soulignent que l'apprentissage de ces gestes et paroles technicisés porte une valeur symbolique forte, et qu'il a pour effet la mise en visibilité de la professionnalité des actes plutôt qu'une réelle valeur d'utilité professionnelle. De ce point de vue, on peut rapprocher ces travaux de ceux de Borel (2010) sur l'évolution historique de la formation aux métiers de l'éducation de l'enfance dans le contexte genevois. Borel remarque que les contenus de la formation au métier historique de nurse portaient un rattachement aux savoirs médicaux et infirmiers qui visant la reconnaissance de l'aspect de soin fortement valorisé au sujet de ce métier. Au moment de l'intégration du métier de nurse avec celui d'éducatrice et éducateur de l'enfance, cet ancrage dans la mission de soin a progressivement diminué au profit d'un attachement à la mission d'éducation.
Une telle évolution accompagne celle de l'attente sociale concernant l'accueil de la petite enfance, qui s'enrichit aujourd'hui d'une mission de socialisation et d'éducation des enfants, en vue de leur scolarisation. Ulmann, Rodriguez et Guyon (2015) soulignent par ailleurs que si l'organisation de ces formations permet de rendre visibles les compétences requises pour le métier et mises en œuvre par les professionnels, cette mise en visibilité opère d'abord sur les apprenants concernés, auprès de qui la formation encourage la rupture d'avec les façons de faire de la sphère domestique et la prise de distance d'avec les gestes spontanés et empreints d'affects. Mais elle opère aussi - c'est du moins ce que souhaitent les acteurs du champ - sur les représentations des membres du corps social et les responsables politiques.
La formation des professionnels de l'enfance genevois, comme le souligne Borel (2010), est aujourd'hui inscrite dans la culture de la professionnalisation. Borel appuie son analyse sur une typologie proposée par Barbier (2006), qui propose trois modèles de "cultures de l'action éducative" : les cultures de l'enseignement, de la formation et de la professionnalisation (p. 72). Pour définir les programmes de formation à l'éducation de l'enfance comme relevant de la culture de la professionnalisation, Borel retient du modèle de Barbier la référence centrale à la notion de compétence qui a conduit à l'organisation modulaire du programme
24 de formation, et le souci de décloisonner les apports théoriques et pratiques en resserrant les liens entre les contenus mis au travail au sein de l'Ecole et les activités conduites sur les lieux de stage. De manière intéressante, Borel (2010) remarque que depuis le Plan d'Etudes 2002, le terme de "stage" a fait place à celui de "pratique professionnelle accompagnée" ; elle y voit un lien avec la définition de la figure emblématique de la culture de la professionnalisation proposée par Barbier : "accompagnateur du développement professionnel" (p.
72). La notion d'accompagnateur, pour Barbier, désigne "le rôle spécifique joué dans le processus de transformation de compétences d'un sujet par un autre acteur, non spécialisé, appartenant à son environnement d'activité et dans l'exercice même de cette activité". Dans cette perspective, la figure emblématique de la formation des éducatrices et éducateurs de l'enfance n'est pas celle des personnes qu'on rencontre à l'Ecole, mais celle des référents auprès de qui on effectue le travail sur le lieu de la "pratique professionnelle accompagnée" - ce lieu devient alors la référence centrale du parcours de formation, ou plutôt, pour Borel qui emprunte les termes de Barbier, l'espace- temps du travail éducatif est un espace intégré de développement de compétences, et la formation produit une transformation conjointe de l'acteur et de l'action (Borel, 2010, p. 81).
La culture de la professionnalisation identifiée par Barbier impacte de nombreux dispositifs de développement des compétences et, plus largement, d'amélioration des pratiques et de la qualité des services, en particulier dans le champ de la petite enfance. Pirard et Barbier (2012) rendent compte par exemple d'une recherche-action conduite dans une province de Belgique, entre 2004 et 2009, dans le cadre d'une démarche d'amélioration de la qualité des services de la petite enfance. Cette recherche-action visait la transformation des pratiques éducatives des acteurs des crèches de ce territoire, en lien notamment avec la notion de "motricité libre" issue des recherches de la pédiatre Emmi Pikler. La recherche-action s'appuyait sur des hypothèses de travail qui rejoignent la culture de la professionnalisation, notamment en ce qu'elle repose sur des activités conduites exclusivement sur les lieux de l'accueil des enfants, qui sont les lieux de travail des acteurs, et sur un processus d'accompagnement croisé - qu'on pourrait qualifier d'accompagnement distribué - entre les acteurs participant au programme.
En France, les pratiques observées au sein des crèches parentales pourraient également être décrites comme relevant de la culture de la professionnalisation.
Brougère (2015) rend compte des pratiques collaboratives en usage dans les crèches parentales de quartiers où la population présente une forte diversité
25 culturelle. Les parents des enfants accueillis participent, sous forme d'actions bénévoles, au fonctionnement de ces crèches collaboratives. L'auteur, qui ancre son propos dans le champ théorique de la participation et des communautés de pratique, remarque qu'au sein de ces institutions, se développent des apprentissages informels fortement liés à la participation aux activités de la crèche, qu'il considère comme une communauté de pratique. Dans ce contexte, les apprentissages s'ancrent dans l'exposition aux pratiques d'autrui, et concernent toutes les catégories d'acteurs. Les parents qui s'investissent dans le fonctionnement de la crèche apprennent des pratiques des professionnels mais aussi de la diversité des pratiques des autres parents ; les professionnels apprennent, eux aussi, des pratiques des parents ; les enfants, quant à eux, apprennent des professionnels, mais aussi de leurs propres parents et de ceux d'autrui. On peut dès lors considérer que se produit, ici comme dans le cas des institutions belges évoqué ci-dessus, une forme d'accompagnement distribué qui entraîne le développement des compétences de l'ensemble des acteurs.
Ce modèle, s'il est attesté dans les lieux où se déroulent l'activité professionnelle et l'accueil des enfants, touche moins, semble-t-il, les lieux dédiés à ce qui continue d'être désigné comme la formation. Dans les écoles professionnelles et les centres de formation, les apprentissages continuent à être structurés selon ce que Barbier (2006) désigne comme la culture de la formation ; ce n'est d'ailleurs pas surprenant, s'agissant d'institutions qui n'accueillent pas la pratique professionnelle. En Suisse et dans le contexte genevois, Borel (2010), comme on l'a vu, témoigne que la culture de la professionnalisation touche les lieux de la
"pratique professionnelle accompagnée", qui sont les institutions d'accueil de la petite enfance et donc les lieux de l'activité professionnelle. En France, Ulmann (2015) montre que les organismes qui préparent les apprenants au CAP petite enfance et au métier d'auxiliaire de puériculture proposent des programmes de formation qui s'ancrent dans des savoirs techniques et scientifiques. Ces savoirs correspondent aux aspects de la formation qui sont observables, mesurables, ceux qui contribuent à rendre ostensible la professionnalité des praticiens : la technicité du langage et des gestes par lesquels s'accomplit l'activité, et la manière dont ces aspects de l'activité sont éloignés des procédures spontanées.
Dans cet esprit, Ulmann remarque encore que "l'engagement subjectif" (p. 67) est passé sous silence et que les "dimensions corporelles et sensibles" de l'activité de travail ne sont pas prises en compte dans les contenus de la formation, alors même que ces éléments constituent des caractéristiques centrales des situations de travail, dans ces métiers adressés à autrui.