Le petit article de Sylvain Berney paru dans la Revue médicale suisse du 15 décem bre, in
titulé «Allergie au vin»,1 a fait remonter du fond de ma mémoire des émotions vécues, il y a bientôt 29 ans, lorsque j’eus à soigner mon tout premier patient en tant que mé
decin indépendant, seul responsable de ses actes.
C’était un dimanche, le 8 août 1982. Mon cabinet s’ouvrait le lendemain. Le confrère qui œuvrait sans relâche dans la région de
puis 25 ans m’avait téléphoné la veille pour m’annoncer, avec son accent savoureux de Poschiavo : «Cher collègue, je suis très heu
reux de vous savoir enfin arrivé au village et vous souhaite la bienvenue. Je pars au
jourd’hui en vacances et vous confie mes patients. Bonne semaine.» Je lui souhaitai de bonnes vacances, si bien méritées, et sentis mon pouls s’accélérer ! Je me retrouvai en un instant le seul médecin dans toute cette région s’étendant du lac aux montagnes.
Les SMUR n’existaient pas.
Je me rendis à mon cabinet, auquel man
quaient encore les rideaux, arpentai les pièces en vérifiant avec anxiété si j’avais le matériel suffisant. Et tout à coup, cette an
goisse : le petit électrocardiographe porta
tif que j’avais commandé n’était pas encore arrivé. J’avais bien l’appareil prévu pour le cabinet, sur un chariot à roulettes, pesant une dizaine de kilos mais pas du tout conçu pour être transporté à domicile. Pourvu que l’on ne m’appelle pas pour un infarctus !
La nuit suivante, je peine à trouver le sommeil. A six heures du matin, le télé
phone sonne chez moi (pas de natel à l’épo
que, mais un déviateur, engin électroméca
nique qui renvoyait les appels du cabinet vers mon domicile) : «Bonjour confrère, j’ai besoin de vos services. Nous sommes en vacances avec un ami dans son chalet à la montagne et il est très mal depuis quelques heures : oppression thoracique et dyspnée.
Nous sommes allés manger chez notre ami le grand cuisinier B (un élève de F. Girar
det) et sommes rentrés tard dans la nuit.
Mon ami a dû pousser ma voiture qui ne voulait pas démarrer. Depuis lors, il a beau
coup de peine à respirer et je crains qu’il ne fasse un infarctus. Je suis médecin (dans une entreprise pharmaceutique) mais sans équipement. Pourriezvous monter ?» Pal
pitations, les miennes, puis ma réponse :
«J’arrive, le temps de prendre un peu de matériel à mon cabinet». Explications sur
l’emplacement du chalet. Quelques palpi
tations plus tard, je me retrouve au volant de ma «Deux Chevaux» rouge, après avoir chargé ma trousse toute neuve et le gros ECG qui s’enfonce dans les ressorts du siège passager à côté de moi. Les pensées tour
nent dans ma tête : «C’est clair : hom me d’af
faire de 55 ans, effort physique juste après un gros repas, peu de douleurs mais forte oppression thoracique ! Incroyable, tout de même : je n’ai pas encore ouvert mon cabi
net et voilà que je dois déjà intervenir pour un infarctus, tout seul dans la montagne et bien mal équipé !»
Lorsque j’arrive, j’ai la surprise de trou
ver un homme relativement bien, sans vé
ritable dyspnée, juste oppressé. Je l’aus
culte, n’observe rien de particulier. Mais il
faut absolument que j’élimine cette suspi
cion d’infarctus qui a germé dans la tête de son ami médecin et qui m’obsède. J’installe les électrodes à ventouses, vérifie plusieurs fois la position des couleurs. Mais voilà que la situation se gâte : le vendeur de l’ECG m’a bien expliqué son fonctionnement et j’ai répété plusieurs fois chaque geste… mais le jour de la démonstration, l’appareil était déjà enclenché. J’observe attentivement les commandes situées sur l’appareil, appuie sur le bouton on/off : rien ne se passe. Je recommence, essaie toutes les commandes, sous le regard inquiet du confrère. Je trans
pire à grosses gouttes, bien davantage que le patient. Après trois minutes, très, très lon
gues, je finis par glisser ma main derrière l’appareil, là où l’on ne voit rien, et je sens un interrupteur. Ouf ! Je respire mais j’ai
merais tenir l’imbécile d’ingénieur qui a conçu l’engin.
Le tracé de l’ECG est impeccable, sans aucun signe d’ischémie. Mais l’obsession d’exclure à tout prix un problème corona
rien persiste : «Il me paraît préférable de vous envoyer à l’hôpital pour quelques exa
mens complémentaires». «Bien, docteur, ça me rassurerait aussi car j’étais vraiment mal tout à l’heure. J’aimerais que vous m’en
voyiez au CHUV, pour y être soigné par mon ami Claude Perret (professeur, méde
cinchef du Service des soins intensifs car
diorespiratoires à l’époque)». Soit. L’am
bulance conduit monsieur Z dans le centre hospitalier tout neuf où il subit toutes les investigations possibles en ce tempslà, y compris une scintigraphie et une angio
graphie pulmonaire à la recherche d’une embolie : tous les examens sont négatifs.
Le patient peut rentrer à la maison, après quelques jours, modérément rassuré. «Re
venez directement nous voir si les symp
tômes devaient se reproduire».
Moins d’un mois plus tard, récidive de l’oppression thoracique et de la dyspnée.
Monsieur Z se rend au CHUV et y croise par hasard le Pr Perret dans les couloirs :
«Mais, mon bon ami, vous faites une crise d’asthme !!»
Et c’est ainsi qu’on découvrit que Mon
sieur Z était allergique à certains vins. La fameuse nuit, après un repas gastronomi que, il avait partici
pé à une tardive et longue dé
gustation de vins chez son ami grand cuisinier et avait déve
loppé une crise d’asthme, symptôme in
connu chez lui jus quelà. On accusa certains tanins, les glycoprotéines de M. Palmisano 2 n’étant pas encore connues.
J’ai retenu plusieurs leçons de cette aven
ture inaugurale, la principale étant que l’anxiété du médecin peut fortement inter
férer avec ses capacités d’analyse et de ju
gement.
J’ai diagnostiqué de nombreux infarctus depuis lors… mais jamais plus d’allergie aux vins !
Dr François Pilet Av. du Fossau 6 1896 Vouvry
histoire insolite
Revue Médicale Suisse – www.revmed.ch – 23 février 2011 465
1 Berney S. En bref. Allergie au vin. Rev Med Suisse 2010;
6:2431.
2 Palmisano G, Antonacci D, Larsen MR. Glycoproteo- mic porfil in wine : A sweet moleculair renaissance. J Proteome Res 2010;9:6148-59.
… l’anxiété du médecin peut interférer avec ses capacités d’analyse et de jugement …
Une idée fixe
Vous êtes médecin. Votre pratique quotidienne vous a réservé parfois des surprises, bonnes ou mauvaises.
Tout ce vécu insolite, la Revue médicale suisse vous offre l’occasion de le partager. Faites-nous parvenir votre texte à redac@revmed.ch et nous le publierons dans la rubrique «Histoires insolites».
La coordination rédactionnelle de cette rubrique est assurée par le Dr Ivan Nemitz.
Nous nous réjouissons d’avance de vous lire et de pouvoir en faire bénéficier nos lecteurs.
La rédaction
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