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Image du globe/image de soi : La pratique du selfie comme s(t)imulation géographique

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Image du globe/image de soi : La pratique du selfie comme s(t)imulation géographique

LERESCHE, Nicolas

Abstract

Bien que conceptuellement et empiriquement la rotondité de la Terre ne fît plus aucun doute depuis longtemps, la photographie aérienne transforma fondamentalement les représentations du monde. Permettant pour la première fois de voir la Terre dans sa totalité, les prises de vues à la verticale contribuèrent à forger une nouvelle conscience environnementale globale. Ce que Denis Cosgrove qualifiait à ce propos de « nouvelles spatialités globales » représente également de nouvelles modalités de subjectivation. C'est ainsi qu'en 2014 à l'occasion de la journée de la Terre, la NASA, diffusa une image du globe composée de dizaines de milliers de selfies envoyés par les internautes. En combinant les deux pratiques paradigmatiques qui bornent le champ d'exploration proprement géographique (la représentation du globe terrestre et le selfie), la NASA illustre ainsi parfaitement l'idée d'une Terre universelle, partout habitable et habitée. À partir de ces éléments, cet article revient à la fois sur les liens historiques qui unissent la photographie à la géographie, et sur ce que je qualifierai de [...]

LERESCHE, Nicolas. Image du globe/image de soi : La pratique du selfie comme s(t)imulation géographique. Annales de géographie , 2018, no. 719, p. 59-77

DOI : 10.3917/ag.719.0059

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:105255

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du selfie comme s(t)imulation géographique

Image of the globe/image of the self: the selfie as a geographical s(t)imulation

Nicolas Leresche

Assistant-doctorant, Université de Genève

Résumé Bien que conceptuellement et empiriquement la rotondité de la Terre ne fît plus aucun doute depuis longtemps, la photographie aérienne transforma fondamen- talement les représentations du monde. Permettant pour la première fois de voir la Terre dans sa totalité, les prises de vues à la verticale contribuèrent à forger une nouvelle conscience environnementale globale. Ce que Denis Cosgrove qualifiait à ce propos de « nouvelles spatialités globales » représente également de nouvelles modalités de subjectivation. C’est ainsi qu’en 2014 à l’occasion de la journée de la Terre, la NASA, diffusa une image du globe composée de dizaines de milliers deselfiesenvoyés par les internautes. En combinant les deux pratiques paradigmatiques qui bornent le champ d’exploration proprement géographique (la représentation du globe terrestre et le selfie), la NASA illustre ainsi parfaitement l’idée d’uneTerre universelle, partout habitable et habitée.

À partir de ces éléments, cet article revient à la fois sur les liens historiques qui unissent la photographie à la géographie, et sur ce que je qualifierai de savoir-faire géographique vernaculaire : la pratique du selfie. Il s’agira alors de montrer comment l’image produite par la NASA s’inscrit dans le nouvel idéal de subjectivation qui fait de l’objet Terre une forme de souverain auquel chacun est appelé à s’identifier.

Abstract Although conceptually and empirically the rounded form of the Earth’s was no longer in doubt, aerial photography fundamentally transformed the representations of the world. The vertical shots produced for the first time allowed the Earth to be seen in its entirety and helped to forge a new global environmental consciousness. What Denis Cosgrove called "new global spatialities" also represents new modalities of subjectification. With this in mind and to celebrate the Earth Day in 2014, NASA broadcasted an image of the globe made up of tens of thousands of selfies sent by Internet users. By combining the two paradigmatic practices that delimit the field of geographical exploration (representation of the terrestrial globe and selfie), NASA perfectly illustrates the idea of a universal Earth, everywhere habitable and inhabited. On the basis of these elements, this article revisits both the historical links between photography and geography and what I would call vernacular geographical knowledge: the practice of taking selfies. It will then be necessary to show how the image produced by NASA is part of the new ideal of subjectification which makes the Earth object a kind of sovereign everyone is called upon to identify with.

Mots-clés Imaginaire géographique, image satellitaire, selfie, histoire de la photographie, anthropocène, identité, NASA, Cosgrove

Ann. Géo., n°719, 2018, pages 59-77,Armand Colin

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Keywords Geographical imagination, satellite imagery, selfie, history of photography, an- thropocene, identity, NASA, Cosgrove

« L’entreprise imaginaire qui anime toute entreprise photographique est le désir de constituer une image du monde où se donne à voir sa propre présence. » (TISSERON, 1996, p. 49)

1 Introduction

À partir des années 1950 et conjointement à la conquête spatiale, apparaissent de nouvelles images de la Terre vue depuis l’espace. Ces photographies qui présentent le globe terrestre dans sa totalité s’inscrivent dans un double contexte géopolitique et culturel. D’un côté, l’émergence d’un nouvel ordre mondial (impulsé par les États-Unis au sortir de la guerre) dans lequel le discours environnemental accède au rang de catégorie d’action politique internationale (Mahrane, Fenzi, Pessis, et Bonneuil, 2012). Et d’un autre côté, le fait que cette nouvelle conscience globale se nourrisse et parachève le discours issu de la Renaissance d’une « Terre universelle » qui affirme l’unité des terres et des peuples au sein d’un même espace (Besse, 2003).

Ces vues de la terre, qui traduisent également le succès technologique, scientifique et politique de la conquête spatiale, sont alors porteuses d’un paradoxe : bien qu’elles soient la preuve de la capacité humaine de s’extraire de l’atmosphère terrestre, la grande découverte sera moins l’espace que la planète Terre (Grevsmühl, 2014). Cette capacité de se transporter vers un ailleurs absolu contribuera alors à l’affirmation d’un nouveaugéocentrisme,c’est-à-dire, comme le remarque Hannah Arendt citée par Jean-Marc Besse, à « la reconnaissance de la Terre “comme le centre et la demeure des hommes mortels” » (Besse, 2003).

La Terre devient désormais la planète sur laquelle on revient, « quelle que soit la distance à laquelle on s’en est éloigné » (Sloterdijk, 2006). À partir de cette nouvelle géographicité se développe un « sens radicalement transformé de la localisation humaine » (Sloterdijk, 2006) dans lequel les technologies de géolocalisation (à travers notamment les smartphones), la baisse du coût des transports ou encore les migrations forcées ou volontaires se combinent pour faire de la Terre une « Terre-aéroport, sur laquelle on décolle et atterrit » (Sloterdijk, 2006). Il s’établit alors une nouvelle norme visuelle du monde dans laquelle la Terre, en tant qu’espace universel de l’existence humaine (Besse, 2003), doit être représentée dans sa totalité. Cette nouvelle conception spatiale qualifiée aujourd’hui de globale s’est traduite et incarnée dès la Renaissance sous la forme d’objets matériels tels que la mappemonde et le planisphère (op. cit.) ou plus récemment à travers les images produites par télédétection. Ces différents objets

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géographiques1sont à la fois l’expression matérielle d’une certaine compréhension de l’espace et producteurs de nouvelles spatialités virtuelles2ou non. La capacité de ces images à faire advenir des mondes sera le grand événement issu de la rencontre entre la photographie et la géographie. Dans cette hypothèse, la géographie (en tant que présence phénoménologique au monde et en tant que pratique scientifique) et la photographie (en tant que mode d’expression de cette présence et de cette pratique) auront contribué depuis le XIXesiècle à établir de nouvelles visibilités et à parachever la pensée d’une Terre universelle(un globe physique et astronomique entièrement habitable et habité) issue duXVIesiècle.

La révolution photographique a ainsi permis l’installation d’un régime sco- pique spécifique dans lequel le rapport à l’espace et les processus de subjectivation trouvent de nouvelles formes d’expression. Dans cette perspective, et afin d’analy- ser comment les processus de subjectivation relèvent autant de la mise en espace (l’être-là) que de la mise en image de soi (l’être-ainsi), je m’appuierai sur la pratique photographique duselfieet l’usage particulier qui en a été fait dans une image diffusée par la NASA en 2014.

À la fois dispositif visuel et image iconique, cette image réunit deux pratiques paradigmatiques (la représentation satellitaire du globe terrestre et le selfie) qui bornent en quelque sorte le champ d’exploration proprement géographique : l’expérience du tout (le globe) et l’expérience du particulier (l’individu). Ces deux pratiques qui peuvent être interprétées comme les versions contemporaines d’habiter le monde sont porteuses d’un imaginaire esthétique tout autant qu’éthique ou politique. Au même titre que les cartes, elles composent des mondes et expriment des visions de ceux-ci. Elles questionnent le rapport que nous humains entretenons avec l’espace et la place de celui-ci dans les processus de subjectivation.

En combinant ces deux pratiques, la NASA illustre ainsi parfaitement l’idée d’une Terre universelle, partout habitable et habitée, faisant de cette image l’expression visuelle de la nouvelle ère anthropocène. Dans cette perspective, il s’agira moins d’envisager ces images dans leurs qualités représentationnelles (leur degré d’exactitude dans la reproduction du réel) que dans leur impact épistémologique (quelles connaissances du monde et de soi produisent-elles ?) et politique (quels rapports de pouvoir traduisent-elles ?).

1 Dans ce cas, les objets géographiques ne sont pas les entités étudiées par les géographes ou entrant dans le champ de la géographie en tant que discipline mais, dans un sens plus large, les artefacts qui permettent d’entretenir un lien à l’espace.

2 AuXVIesiècle, une des caractéristiques de la représentation ptoléméenne est que même lorsque la carte ne figure que l’œkoumène, « les parallèles et les méridiens qui servent à en structurer la représentation couvrent, au moins virtuellement, tout le globe, y compris les zones inconnues » (Besse, 2003, p. 147).

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2 Technologies de visualisation et savoir géographique

L’usage de la photographie par les géographes s’inscrit dans une double préoccu- pation: substantialiste (de quoi le réel est-il fait ?) et chorographique (comment et où ces objets qui composent le réel sont-ils répartis ?). La technique photo- graphique a ainsi permis aux géographes de cadrer et de classer, et de façon plus générale d’exprimer leur préoccupation du réel, de sa médiatisation (son accès) et de sa représentation (son récit). Soucieuse d’inventaire, d’ordonnance et de hiérarchisation des objets présents à la surface du globe, la discipline géographique trouva dans la photographie à travers sa triple dimension indicielle, documentaire et d’archivage un extraordinaire allié pour la réalisation de cette entreprise. Dans cette perspective, s’intéresser à la photographie en tant que médium et en tant que pratique et rapport au monde ne devrait pas se réduire à l’inscrire (dans une perspective minimaliste) dans l’histoire de l’art, mais (dans une perspective plus large) dans une histoire culturelle et visuelle occidentale.

L’invention du procédé photographique s’est faite progressivement et par émulation entre différents scientifiques français, anglais et américains durant le

XIXe siècle en tirant profit des progrès « optico-chimiques » de l’époque (Amar, 2003). L’invention de la technique photographique s’inscrit dans le mouvement scientiste typique de ce siècle et qui attribuait à la science une capacité absolue d’amélioration du genre humain par la maîtrise des phénomènes naturels. Écrire avec la lumière est alors un événement d’autant plus spectaculaire que l’évolution de la technique est particulièrement rapide :

« [...] rien ne peut donc mieux caractériser la haute portée de nos sciences physiques, que cette rapide série de créations et de perfectionnements, qui, en quelques années, ont conduit la photographie a des résultats qu’il était à peine permis de soupçonner au début. Cette découverte, la plus curieuse de notre siècle, est encore celle qui fait le mieux apprécier le pouvoir et les ressources de la science contemporaine. » (Figuier, 1869, p. 9).

Cette « ère de la science » (Knight, 1988) est également marquée par le développement de nouveaux moyens de communication et de transports.

Les bouleversements sociaux de la révolution industrielle, l’accroissement de l’économie capitaliste, l’affirmation des États-nations, la reprise du pouvoir par la bourgeoisie (Amar, 2003), la naissance d’un prolétariat ouvrier et d’une société du loisir seront des éléments essentiels dans les dynamiques de mise en image de soi et du monde et dans le caractère hégémonique des images produites.

Le développement des appareils portatifs et la photographie personnelle (avec l’invention d’Eastman Kodak en 1888), associés à la colonisation et à l’exploration scientifique contribuent à sceller les liens entre photographie et géographie et permettent de produire de nouvelles images inédites. Les capacités techniques et industrielles dans la reproduction des images et le développement des médias

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(de la presse illustrée en particulier) permettent alors une diffusion massive de celles-ci et marqueront le siècle suivant3.

La photographie qui fut à la fois un projet scientifique et artistique participe en ce sens à cet élan généralisé de compréhension des phénomènes naturels et d’appréhension du monde, dont la géographie fut une des expressions. Il s’agissait de dompter les puissances physiques, mais aussi d’ôter la main humaine, marquée par l’artisanat et une forme de savoir-faire charnel, imparfait et maladroit comparativement à la perfection désincarnée des machines mécaniques. Cet idéal de perfection dans l’exécution prenait comme référent la mécanique de la nature :

« Tout est surprenant, tout est merveilleux dans les mille inventions nouvelles qui se rattachent aux perfectionnements de la photographie. La lumière est domptée, le fluide électrique est un serviteur obéissant ; de la lumière on fait un pinceau et de l’électricité un burin. Partout la main de l’homme est bannie. À la main tremblante de l’artiste, au regard incertain, à l’instrument rebelle, on substitue les forces irrésistibles des agents naturels. C’est ainsi que les puissances aveugles de la nature tendent à remplacer la main et presque l’intelligence de l’homme » (Figuier, 1869, p. 9).

Ainsi naquit un double mythe lié à la photographie : considérer l’image photographique comme la retranscription exacte et immédiate du réel et lui attribuer les caractéristiques dont la nature serait porteuse : pérenne, immuable et non-historique.

3 De la vue à la vision

Bien que les géographes dans leur recherche d’une compréhension et d’une maîtrise de la topographie terrestre aient depuis longtemps eu affaire avec les images (la compréhension qu’ils avaient de la réalité physique terrestre se donnait à voir à leurs contemporains principalement à travers les cartes), l’invention photographique leur offre de nouvelles formes de validation de la connaissance et un nouvel outil d’exploration. Outil de représentation au même titre que la carte, la photographie permet de transmettre des données spatiales d’ordre topographique ou anthropologique. Mais elle traduit également un imaginaire ou du moins la vision que le géographe-cartographe a du monde. La vision en ce sens n’est pas une capacité objective, naturelle et passive de traduire un signal lumineux en une image rétinienne, mais, prise dans son sens figuré, une interprétation, une manière « de se représenter quelque chose à l’esprit ». La vision n’est donc pas la vue, mais bien son contraire : la capacité de voir sans l’usage de la vue. Cette précision est importante, car la confusion entre la représentation (le signifiant) et

3 LeXXesiècle est en effet marqué par une modification de la perception générale des images à travers

« les nouveaux vecteurs de diffusion-reproduction massive sur papier ou sur écran » (Gervereau, 2003, p. 22).

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ce qui est représenté (le référent)–accentuée par la capacité de la photographie à simuler le réel–occulte le fait qu’une image, qu’elle quelle soit, est toujours le fruit d’une construction.

Dans cette hypothèse, la vision se trouverait au croisement d’un sujet, d’une technique et d’un imaginaire et produirait des images qui s’incarnent à travers différents médiums : photographie, carte, dessin, ou encore le corps dans le cas des images mentales. C’est ainsi, et selon le contexte social et historique, qu’il existe des façons de voir propre aux individus. La vision en tant que processus actif et non simple opération de représentation mentale est alors indissociable de la construction du savoir géographique (Cosgrove, 2008, p. 6). Les géographes ont appréhendé le Monde par la vision et c’est par les images (cartographiques, photographiques puis par télédétection) qu’ils ont offert à leur audience la compréhension de celui-ci. Le confort que proposait la lecture d’un atlas dans le cadre d’un salon privé auXIXe siècle s’est ensuite perpétué avec la diffusion des images aériennes dans les revues telles queNational Geographic(Goldenet al., 2014) ou aujourd’hui avec Google Earth (Cosgrove, 2008, p. 6).

Le changement dans la perception du temps et de l’espace est également le produit de l’apparition des machines à vapeur dans le contexte de la révolution des transports auXIXe siècle. Le train puis les voyages aériens font ainsi partie de ces nouveaux instruments optiques (au même titre que le microscope et les rayons X) et frappent les sens en contractant l’espace à travers l’accélération et la vitesse et contribuent à déstabiliser « l’image habituelle du monde » (Grevsmühl, 2014).

Dans son ouvrageAt the Edge of Sight, Shawn Michelle Smith (Smith, 2013) analyse les photographies faites par Russel durant la construction de la ligne de chemin de fer reliant les côtes américaines atlantiques et pacifiques entre 1868 et 1870 et analyse comment la photographie (en cadrant certains paysages) et le train (en rapprochant les habitants et les marchandises entre les deux côtes) ont façonné la naissance des États-Unis et l’imaginaire national. Photographier le chantier de la ligne de chemin de fer et donner à voir l’avancée de ce projet titanesque a contribué à la naissance du mythe de la conquête de l’ouest et d’une nation en pleine possession de son destin (Smith, 2013). La place de la photographie fut alors autant de montrer ce qui ne pourra plus être vu (une nature pensée comme vierge, précivilisationnelle) que de cacher ce qui pourrait être vu (la présence d’Amérindiens ou celle d’ouvriers migrants chinois (op. cit.)).

L’effet de cette occultation était alors de créer unethnoscape blanc, c’est-à-dire un espace étendu et continu basé sur une unité ethnique (Smith, 1999):

«As Russel’s images show what would soon be made imperceptible, they also perform their own obfuscations. Through their omissions, the photographs reinforce a racial blinds spot in American nation-building, participating in the whitening of the West. Russell’s images do not show, for the most part, the Native Americans who claimed the lands across which the train progressed, nor do they show the famous Chines laborers who built the tracks from West to East» (ibid., p. 100).

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On voit dans cet exemple non seulement le double effet du cadrage photo- graphique et géographique mais aussi la place que les technologies de transport et de visualisation ont eue dans l’établissement des imaginaires nationaux et dans les processus de subjectivation.

4 De nouvelles images de la Terre

Caractérisées par une capacité accrue de circulation et une multiplicité des modes de diffusion, les images et en particulier les images médiatiques semblent aujourd’hui nous tomber littéralement dessus4. Cette métaphore peut être comprise de façon figurée ou littérale. Les images donneraient le sentiment de nous tomber dessus car leur présence massive et la multiplicité de leur support leur donnent une capacité de surgissement, une qualité bien éloignée de la conception d’une image passive attendant d’être regardée pour exister (Mitchell, 2014). Mais elles donnent aussi l’impression de nous tomber dessus car depuis les années 1960 il est possible d’avoir des représentations de la totalité du globe vue du ciel. En effet, pour la première fois dans l’histoire humaine, les Terriens peuvent se voir depuis l’espace grâce aux prises de vues satellitaires.

Bien que conceptuellement et empiriquement la rotondité de la Terre ne fît plus aucun doute depuis longtemps, la photographie aérienne verticale a vu émerger un nouveau type d’image qui correspond à « un renversement de l’ordre représentationnel classique » (Grevsmühl, 2014) :

« Ne connaissant ni haut, ni bas, ni droite, ni gauche, la photographie verticale bouleverse d’une façon fondamentale le régime représentationnel classique. Le simple fait de perdre le sol sous les pieds conduit ainsi, à travers, le regard vertical, à la perte de l’horizon et de tout point de fuite, à une transformation fondamentale de la représentation du monde » (ibid., p. 116).

Le changement paradigmatique que représente une Terre visualisable dans sa totalité ainsi que l’apparition d’une pensée environnementale globale telle qu’elle existe aujourd’hui peuvent être liés à l’essor du transport aérien et à sa démocratisation (Cosgrove, 2003). Les prises de vues aériennes ont ainsi trans- formé littéralement le monde en imposant la vue « d’en haut » comme modalité de visualisation du globe. Cette capacité à voir la Terre perpendiculairement a produit un nouveau « régime scopique » et illustre in fine le « mariage fructueux entre l’aviation et la photographie » (Grevsmühl, 2014).

Cette nouvelle vision de la Terre aura au moins deux effets. Le premier est de renverser « radicalement le modèle de perspective issu de la Renaissance » (op. cit.), et le second est de transformer le rapport que les individus et les

4 « [...] les images médiatiques ont presque toujours l’air de venir d’en haut, comme lâchées par nos satellites de télécommunications ou nos institutions de pouvoir » (Ecoet al., 2011, p. 85).

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sociétés industrialisées entretiennent avec l’objet Terre et en particulier dans son volet environnemental. C’est ainsi qu’à travers l’aviation, les vols longue distance et plus tard la conquête spatiale, il est non seulement possible d’affirmer la domination occidentale dans des régions qui n’étaient alors atteignables que par des voies maritimes (comme ce fut le cas pour l’observation et la cartographie de l’Antarctique en 1926), mais aussi de créer de nouvelles spatialités globales liées à l’impérialisme Européen (Cosgrove, 2003). Ces spatialités globales sont irriguées de figures mythiques, du sentiment de liberté, de conquête et de domination lié à la capacité de se dégager de l’attraction terrestre.

En effet, les images ramenées de ces expéditions sont pour le moins stupé- fiantes, au même titre que celles apparues dans les années 19605 et qui figuraient pour la première fois la Terre dans sa globalité. Stupéfiantes par leur caractère novateur et leur valeur indicielle mais également par le fait que ces images concentrent exploit technique (la technologie aéronautique), fragilité humaine (le courage des pilotes et des astronautes qui sont vus comme de "jeunes dieux") et charge poético-symbolique (la Terre vue telle une « bille bleue » et le mythe d’Icare).

5 De nouvelles visions de la Terre

Le renversement de perspective a produit un nouveau type d’images qui traduit un rapport au monde renouvelé. Caractérisé par la perte de l’horizon, le regard vertical ne proposait plus de points de fuite et a renforcé une forme degéocentrisme.

Le croisement entre des capacités techniques et un imaginaire occidental teinté de conquêtes et d’universalisme a alors procuré à l’objetTerrede nouvelles qualités : apparaissant enfin dans sa globalité la planète acquérait unité et unicité, et son identité, sous le regard des terriens, devenait enfin complète.

Ces nouvelles visions globalisantes s’inscrivent dans la filiation des repré- sentations du globe terrestre apparues au XVIe siècle. On voit à cette époque

« l’apparition et la fixation d’une conception géographique spécifique et unifiée de la Terre » (Besse, 2003, p. 18). Celle-ci était caractérisée par deux aspects fondamentaux. Premièrement, il apparaît une « conceptionunique de la Terre, là où depuis la fin de l’Antiquité coexistaient plusieurs concepts hétérogènes, appartenant à des types de discours distincts (la physique, l’astronomie, la cos- mographie, mais aussi la théologie) » (op. cit.). Deuxièmement, la Terre est alors

« pensée, décrite, imaginée et perçue comme Terre universelle, comme surface partout habitable indéfiniment parcourable, ouverte dans toutes les directions » (op. cit.). On voit ainsi apparaître, comme le dit Besse, une pensée de l’œkoumène universel et l’établissement de cette nouvelle grandeur du monde humain dans l’imaginaire collectif (op. cit.).

5 Les premières vues en couleurs de la Terre entière sont apparues dès 1967 (Launius, 2009).

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Quatre siècles plus tard, les images satellitaires, viendront confirmer que la terre n’est plus cette multiplicité hétérogène à laquelle les géographes cherchaient à donner une cohérence. La Terre existe enfin en tant que telle, entière et unifiée, sous le regard de celles et ceux qui la contemplent. Il est dès lors possible d’entretenir une relation de façon directe et d’amorcer au niveau individuel un processus de subjectivation géocentré dont une des illustrations sera, comme nous le verrons plus loin, la pratique duselfie.

Le géographe Denis Cosgrove, à partir d’un corpus d’images produites par la NASA lors de différentes missions d’Apollo à la fin des années 1960, a alors distingué deux types d’imaginaires géocentrés distincts et complémentaires : whole earthetone world(Cosgrove, 2003 ; Cosgrove, 1994 ; Cosgrove, 2000).

La première de ces conceptions envisage la Terre comme unité naturelle et a donné naissance à des hypothèses comme celle de Gaïa (la Terre vue comme un organisme vivant autorégulé). La seconde (one world) relève d’une « vision managériale séculaire qui repose sur la métaphore du “vaisseau spatial Terre” » (Grevsmühl, 2014, p. 225). Ce courant envisage la Terre comme une ressource à gérer et à faire fructifier, une entité malléable et soumise à l’ingénierie humaine.

Dans la première vision, la Terre est autonome et unique (dans le sens d’unicité) : un tout insécable qui existe indépendamment de l’espèce humaine.

Dans la seconde, la Terre est une unité : un élément qui a permis à l’espèce humaine de prospérer et dont il faut sans cesse améliorer le rendement. À travers les capacités technologiques la Terre pourra être parachevée et il sera possible, le cas échéant, de découvrir d’autres Terres à coloniser et d’autres « vaisseaux spatiaux » à conduire6. Le plus souvent, ces deux imaginaires se superposent et permettent une lecture renouvelée du matériel visuel produit par des institutions telles que la NASA.

6 De la Terre vue de l’espace à la Terre vue de la Terre : images du globe et selfies

La NASA en tant qu’acteur militaire et économique de premier plan et en tant qu’organisme public a en charge la production d’événements et d’images qui contribuent in fine à définir le régime scopique et l’imaginaire environnemental.

C’est dans ce contexte qu’a été publié, lors de la journée de la Terre (Earth day) en 2014, une nouvelle vue de la Terre combinant7 deux images types (la Terre

6 Pour une approche critique de cette vision moderniste d’un espace infini à conquérir, voir l’ouvrage collectif dirigé par Émilie Hache dans lequel les auteurs en appellent à un « retour sur Terre... Plutôt qu’à la multiplication des performances techniques que suppose une hypothétique conquête de l’espace, répétant sur un autre mode nos rêves de prédation... ».

7 Pour construire cette image les ingénieurs de la NASA ont utilisé le moderaster qui consiste à attribuer à chaque pixel composant l’image une information (Fig. 2,4). Dans les systèmes d’information géographique (SIG), cela permet par exemple, d’avoir un aperçu d’une échelle de température ou d’altitude sur une portion de l’espace donné. Dans un même registre et sous sa forme la plus connue, le moderasterest celui qui prévaut dans la photographie numérique et en particulier dansGoogle Map

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vue de l’espace et la Terre vue de la Terre).S’inspirant du modèle iconique de la bille bleueon y voit la Terre dans sa globalité mais avec la particularité que l’image est composée de dizaines de milliers de selfies envoyés par les internautes à la demande de la NASA (fig. 1 ; fig. 3). Image mosaïque, elle permet, en zoomant, de voir les autoportraits photographiques d’un certain nombre d’internautes portant une pancarte avec l’intitulé « Hi NASA ! I’m on Earth Right Now @... ».

Source : http://www.nasa.gov/content/goddard/2014-globalselfie-wrap-up/#.VJSTUAwA, consulté 24.08.17

Fig. 1 Image produite par la NASA lors de l’événement « Earth Day Now 2014 ».

Image produced by NASA for the “Earth Day Now 2014” event.

La journée de la Terre est une « fête » de commémoration de la Terre qui a lieu chaque année le 22 avril et qui fut instituée aux États-Unis en 1970 sous le titre « Earth day ». S’inscrivant dans le courant des mouvements civils actifs notamment contre la guerre menée au Vietnam, cette initiative bénéficia dès la première année d’un engouement sans précédent. Selon les initiateurs la première édition a rencontré plus de succès que la plupart des mobilisations pacifistes contre la guerre au Vietnam ou que les marches pour les droits civiques et pour les droits des femmes des années 1960 (Rome, 2010, p. 194). Initiée par le sénateur démocrate Gaylord Nelson et soutenue par des professeurs de l’université de Michigan, cette initiative cherchait à développer la conscience environnementale des Américains. La première édition fut suivie par 20 millions d’Américains, et conduisit à la création de l’agence américaine de protection de l’environnement (United States Environmental Protection Agency ou EPA). Depuis lors, chaque 22 avril, la Terre est commémorée à travers des activités de sensibilisation aux États-Unis et dans plus d’une centaine de pays dans le monde.

ouGoogle Street View.L’image est nette mais plus l’utilisateur zoom plus les pixels apparaissent et la compréhension de l’image d’origine disparaît.

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C’est dans ce contexte que la NASA a invité les internautes à se prendre en photo et à la poster ensuite sur les réseaux sociaux avec le hashtag #GlobalSelfie (fig. 2). Les services de la NASA ont ensuite retenu 36422 selfies qu’ils ont arrangés sous forme de mosaïque afin de recréer l’image de la terre8. Cette nouvelle image-mosaïque prend comme base une vue des deux hémisphères de la terre prise le 22 avril 2014, par le satellite météorologique Suomi NPP9 et a été publiée sur le site de la NASA en mai 2014.

http://www.nasa.gov/content/goddard/globalselfie/#.VrSrJsedLA4, consulté le 24.08.2017 Fig. 2 Modèle de pancarte publié sur le site de la NASA et que les internautes étaient

invités à imprimer et à tenir face caméra au moment du selfie.

Model of a placard posted on the NASA web site which Internet users were invited to print and to hold while they were taking the selfie.

L’usage par les ingénieurs de la NASA et de leur service de presse de ce sous- genre photographique permet de mettre à jour la double dimension géographique de ce qui est trop souvent réduit à un simple symptôme du narcissisme et de l’égoïsme des sociétés de consommation. La première dimension est la capacité de géolocalisation des smartphones ; capacité qui permet non seulement le ciblage et la surveillance des individus mais qui permet aussi aux acteurs d’affirmer leur subjectivité à travers leur localisation. La deuxième dimension est la capacité des réseaux sociaux, auxquels ce type d’image est destiné, à produire des communautés

8 Cette image prend comme base une vue des deux hémisphères de la terre prise le 22 avril 2014 par le satellite météorologique Suomi NPP et a été publiée sur le site de la NASA en mai 2014 (http://www.

nasa.gov/content/goddard/2014-globalselfie-wrap-up/#.VrSrMMedLA4, consulté le 3.02.2016).

9 Ce satellite fait partie du programmeEarth Observing Systemqui regroupe un ensemble de satellites de la NASA chargés de collecter des données sur de longues périodes sur la surface de la Terre, la biosphère, l’atmosphère terrestre et les océans de la Terre. (http://eospso.nasa.gov/missions/suomi-national-polar- orbiting-partnership., consulté le 10.07.17)

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composées d’individus pourtant situés à de grandes distances les uns des autres.

Faire un selfie relève alors moins d’un élan narcissique que de la volonté de s’inscrire dans un contexte géographique ou social et de s’assujettir à un imaginaire préexistant.

Parce qu’ils doivent être immédiatement lisibles et réinscriptibles dans l’image- rie narrative ou dans le contexte dont ils procèdent, ces types d’autoportraits sont souvent d’une grande banalité formelle. Mais ce point n’enlève rien à l’intérêt de cette pratique car faire un selfie est moins (du moins dans un premier temps) une tentative de répondre au questionnement « qui suis-je ? » que d’affirmer « où je suis » et accessoirement « avec qui ». De la réponse à ces questions, le récepteur de l’image pourra attribuer une identité (toute temporaire) à l’émetteur. Le selfie peut alors être appréhendé comme une expérience temporaire de subjectivation d’individus « glocalisés » et connectés.

Source : https://pics-about-space.com, consulté le 10/11/2017.

Fig. 3 En agrandissant l’image, les selfies apparaissent toujours plus nettement. Cepen- dant la position du selfie sur l’image du globe ne correspond pas à la localisation indiquée sur la pancarte.

By enlarging the image, the selfies appear more clearly. However, the position of the selfie on the image of the globe does not correspond to the location indicated on the placard.

7 Représentation du globe, identification de soi et cosmopolitisme environnemental

Le portrait numérique s’inscrit dans la longue histoire du portrait tel qu’il apparaît dans les décennies qui suivent l’invention de la photographie. S’imposant

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comment un sous-genre majeur de la photographie « se faire tirer le portrait » est devenu dès la deuxième moitié duXIXe siècle un passage obligé dans le processus d’identification à l’échelle privée mais surtout à l’échelle étatique. C’est ainsi que l’assignation faite aux individus de s’identifier au moyen d’une photographie du visage représentait le gage de la citoyenneté :

« La valeur accordée aux visages par nos sociétés est bien illustrée par la photo d’identité affichée sur les papiers que nous portons toujours sur nous pour prouver aux yeux de la loi notre bonne citoyenneté. Le visage et le nom réunis : les deux pôles de l’identité sociale et intime. Photos du visage, bien sûr et non d’une autre partie du corps, ou de l’homme tout entier. Le visage seul suffit à attester de l’identité. » (Breton, 2003)

L’identité photographiée, comme le rappelle Solinas, a participé aux « moda- lités modernes d’application du pouvoir » (Solinas, 2011) et la relation entre société de contrôle et photographie est encore plus manifeste à l’échelle des dispositifs policiers et judiciaires. C’est ainsi que le système d’identification des prévenus mis sur pied par Bertillon au XIXe siècle (appelé « bertillonnage ») illustre le glissement d’une identité comme appartenance à une communauté à une identité individuelle qui serait centrée sur le corps dans ce qu’il a d’unique (Solinas, 2011) et sur lequel s’attacherait le biopouvoir :

« Par sa capacité à individualiser,la photographiea été l’outil en adéquation avec la préoccupation manifeste depuis la Révolution française d’identifier l’individu dans son unicité pour le mettre en relation directe avec l’État.

Par son aptitude à résumer l’individu, elle a permis d’imposer un mode particulier d’organisation de la société. »

Ce « mode d’organisation » qui caractérise la société moderne consiste dans la mise en rapport entre une partie (l’individu) et la somme de ces parties (la société incarnée dans l’État-nation). Chaque individu est ainsi matérialisé, cadré et classé au moyen d’une série d’artefacts permettant de donner corps et unité à l’entité abstraite qu’est l’État-nation. La photographie d’identité est en ce sens une des modalités d’incarnation de ce nouveau mode d’organisation politique et une des expressions du biopouvoir.

Au sortir de la deuxième guerre mondiale, avec l’apparition d’organisations supra-étatiques et la relative perte d’autonomie des États, ces derniers ont vu leurs prérogatives régresser laissant le champ libre à de nouvelles formes d’assujettissement et à de nouveaux référents. Bien qu’il s’agisse toujours de réunir une multitude de sujets sous le pouvoir d’un souverain, comme l’illustre la gravure en frontispice du Léviathan de Hobbes10 (Crignon, 2008) (fig. 4), l’image produite par la NASA, et à laquelle elle fait écho, nous indique que le

10 Cette image illustre un des éléments de la théorie politique de Hobbes et le fait pour un individu de se dessaisir d’une partie de ses droits au profit du souverain en échange de sa sécurité.

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souverain a changé d’échelle puisqu’aujourd’hui il s’agit de faire corps avec la Terre elle-même.

Fig. 4 Frontispice du Léviathan de Thomas Hobbes, par Abraham Bosse, 1651 Frontispiece of Leviathan by Thomas Hobbes, by Abraham Bosse, 1651

Ce nouveau paradigme qui découle des préoccupations environnementales et de la prise de conscience de l’impact de l’activité humaine sur le dérèglement climatique, établit le nouveau cadre d’assujettissement et transforme l’État en un simple maillon de la gouvernance mondiale.

Ce qui rassemble les humains et les constitue en tant que sujet est l’ap- partenance partagée à la Terre, une Terre où l’on se tient et que l’on habite avant d’appartenir à un État. Cette vision participe d’une nouvelle « rhétorique environnementale » (Sinaï, 2010) qui conduit à une forme de soumission à un nouvel objet politique. Dans les deux images, celle du Léviathan et celle produite par la NASA, il est donné « à voir une foule de petits hommes tous différents à l’examen mais devenus semblables, car ils composent le corps « artificiel du souverain » » (Le Bras, 2009) dans la première et le corps non moins abstrait de la Terre dans la deuxième.

On peut alors affirmer que les nombreuses représentations du globe associées à la prégnance des questions environnementales auraient contribué à matérialiser une nouvelle entité (la Terre) avec laquelle il faut désormais faire corps pour se constituer en sujet. Cette nouvelle modalité de contrat social, qui repose sur les

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mêmes corps dociles et aliénés que dans l’illustration du Leviathan, fait de l’idéal cosmopolite environnemental la nouvelle condition de subjectivation.

8 Dispositifs de visualisation, jeux d’échelle et conception du monde

L’image de la NASA joue sur les liens entre les parties (les individus photographiés) et le tout (la Terre), les premiers devenant les composants uniques de la seconde.

Pour le moins anthropocentrée, cette vision tend, à figer la complexité du monde social à deux niveaux : le local et le global. Sans que l’on sache à quelles réalités politiques ou économiques ses deux échelons renvoient, ils deviennent, par l’effet visuel de la mosaïque, consubstantiels.

Le caractère dynamique mais contraignant du dispositif visuel à l’œuvre dans cette image oblige l’internaute à naviguer uniquement entre deux échelons. Il est contraint de passer de l’échelle du globe à l’échelle de l’individu (c’est-à-dire locale), et il ne peut rien produire d’autre, en termes d’espaces, que ce que le dispositif veut bien lui laisser produire. Ainsi, pour que l’image prenne le sens voulu par ses concepteurs, il faut que l’internaute active et incorpore in fine le système normatif que représente le rapport d’échelle local-global.

La conceptualisation de l’espace en termes d’échelle ne va pourtant pas de soi. Elle représente un choix, essentialise des hiérarchies et produit des politiques et pratiques territoriales. La façon dont on interprète les échelles agit sur la façon dont on construit le monde et sur les politiques qui sont menées (Murray, 2005). Selon Murray, se mettent alors en place des « politiques d’échelles » (politics of scale)dans lesquelles cette hiérarchisation spatiale est posée comme un donné11. Mais le dispositif à l’œuvre dans l’image de la NASA va encore au-delà en symbolisant une relation consubstantielle entre les individus et la Terre.

L’image numérique est constituée d’une matrice de pixels et sa résolution dépend de la taille de ceux-ci. Dans le cas de cette image-mosaïque, les pixels sont les photographies des individus. Cet artifice visuel permet alors de constituer un lien de nature ontologique entre le globe et les individus qui le composent.

Il s’établit une analogie entre le particulier et le général, un effet de coalescence entre la Terre et les humains ; la première n’existant pas sans les seconds. Cette rhétorique anthropocentriste s’inscrit dans la double généalogiewhole earthetone world présentée précédemment. Tout en prolongeant magnifiquement l’imagerie narrative dont il procède, le dispositif visuel à l’œuvre l’infléchit vers un discours de responsabilisation individuelle en adéquation au nouveau récit anthropocène dans lequel les humains sont, par leurs actions, devenus une force géologique,

11 D’autres auteurs, en particulier anglophones mais aussi francophones, ont critiqué l’approche hiérar- chique qu’induit cette conceptualisation des dynamiques spatiales. Ces auteurs pointent en particulier le fait que cette catégorisation est plus épistémologique qu’ontologique. Voir entre autres (Lussault, 2013 ; Marstonet al., 2005).

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moteurs du basculement hors de l’holocène (Bonneuil et Jouvancourt, 2014).

La Terre n’est plus uniquement cet objet extérieur aux humains (autorégulé et qui survivra malgré eux ou qui devra être géré), mais elle est littéralement ce que chacun de cesindividus-pixels est. En ce début de XXIe siècle les visions hégémoniques de la NASA se réalisent à travers le nouveau paradigme d’une conscience environnementale globale et individualisée. Basé sur la conception naturaliste des modernes qui oppose nature et culture (Descola, 2005 ; Descola, 2008), ce modèle envisage la nature (la Terre) comme une entité extérieure préexistante aux sociétés et commune à tous les êtres vivants et en particulier aux humains (abusivement regroupés sous le terme de Terriens). Cette fiction permet alors à la fois d’englober l’hétérogénéité du monde social, ses fractures, ses différences et ses particularités, et dans un même temps de surpasser tous les clivages sexistes, classistes, racistes, et même spécistes quand il s’agit de penser la conservation de la nature. Les dizaines de milliers d’êtres humains (et les quelques animaux (fig. 5)) réunis dans ce « Global selfie », peuvent alors transcender leurs différences par l’adhésion à cette injonction normative et universelle : la préservation de la Terre.

Source: http://www.nasa.gov/content/goddard/2014-globalselfie-wrap-up/#.VJSTUAwA, consulté le 24.08.17

Fig. 5 Quelques selfies utilisés pour l’image « Global Selfie » produite par la NASA.

Some selfies used for the “Global Selfie” image produced by NASA.

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9 Conclusion

L’importance des images comme médiateurs entre des individus et le monde n’est pas nouvelle. Les individus ont, comme le rappelle W.J.T Mitchell, « toujours eu maille à partir avec les pictions et les conceptions pictoriales du monde » quelles que soient les périodes historiques et les situations géographiques (Mitchell, 2014). Mais l’invention de la photographie, la production, la circulation et la consommation massive d’images ont permis de faire émerger une nouvelle culture visuelle, dont la spécificité la plus marquante est son impact sur « les processus ordinaires au travers desquels nous regardons et sommes regardés » (op. cit.).

C’est peut-être pour ces raisons que la photographie a pris une telle impor- tance (au point de vue méthodologique et comme objet d’étude) dans le champ géographique et en particulier dans celui de la géographie humaine. La photo- graphie, dans sa dimension indicielle et comme processus de cadrage, participe intimement à la constitution de nos spatialités par l’exclusion ou au contraire par la visibilisation des objets qui la composent. À travers l’étude des images photographiques qui ont pour sujet la Terre (les images satellitaires) ou la relation que les individus entretiennent avec celle-ci (les selfies), il est alors possible de saisir les dynamiques culturelles à l’œuvre à un moment et à un endroit donné.

Ces dynamiques sont le fruit de rapports de pouvoir qui reconfigurent continuel- lement les distances et donc les espaces dans lesquels nous vivons. La géographie et la photographie composent alors un régime spécifique de visibilité à la croisée d’un sujet, d’une technique et d’une idéologie et ont pris à ce titre une place prépondérante dans les processus de subjectivation de soi et du monde.

Université de Genève

Département de géographie et environnement Faculté des Sciences de la Société

Bd Carl-Vogt 66 CH-1205 Genève nicolas.leresche@unige.ch

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