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Les incertitudes du commencement. La numérotation des maisons et sa réception à Genève à la fin du XVIIIe siècle

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Les incertitudes du commencement. La numérotation des maisons et sa réception à Genève à la fin du XVIIIe siècle

CICCHINI, Marco

Abstract

En 1782, le principe de la numérotation des maisons s'impose à Genève en tant que dispositif de police urbaine. Cet article propose une analyse dense de ce moment inaugural. Qu'est-ce qui pousse les autorités de la ville à adopter un tel outil de gouvernement ? Quel système de numérotation choisir et pour quel coût ? Quelles sont les réactions des citadins qui ne sont nullement consultés sur cette innovation de l'administration urbaine ? Les archives genevoises permettent de documenter les hésitations, les difficultés et les résistances qui ont caractérisé l'introduction de la numérotation des maisons, avant que celle-ci ne devienne une

« chose banale » et que les incertitudes du commencement soient invisibles.

CICCHINI, Marco. Les incertitudes du commencement. La numérotation des maisons et sa réception à Genève à la fin du XVIIIe siècle. Histoire urbaine , 2018, vol. 3, no. 53, p.

107-125

Available at:

http://archive-ouverte.unige.ch/unige:113897

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M a r c o C i c c h i n i *

Les incertitudes du commencement

La nume´rotation des maisons et sa re´ception a`

Gene`ve a` la fin du

XVIIIe

sie`cle

« Le Conseil fit publier que par son ordre on avait commence´ a`

nume´roter toutes les maisons et que l’on continuerait pour des raisons de police, de´fendant a` qui que se soit d’effacer les nume´ros.

Dans la nuit du lundi au mardi, et le mardi, on en effac¸a beaucoup a`

Saint-Gervais et derrie`re le Rhoˆne. On fit alors beaucoup de patrouilles jour et nuit. On conduisit en prison trois ou quatre personnes convain- cues d’en avoir efface´. Celle qui fut juge´e la plus se´ve`rement fut condamne´e a` deux mois de prison et a` 100 florins d’amende »1.

O

bjet anodin inscrit dans la routine quotidienne de notre temps, la nume´rotation des maisons constitue pourtant un observatoire fe´cond pour penser la gene`se de l’E´tat et sa consolidation au cours de l’e´poque moderne. La banalite´ des nume´ros des maisons comme principe de re´gulation collective de l’espace urbain ne doit pas faire oublier qu’ils sont historiquement lie´s a` l’affirmation des structures e´tatiques2. Leur invention est relativement re´cente. Dispositif nume´rique qui de´signe publiquement le domicile particulier ou l’activite´ commerciale, la nume´- rotation des maisons s’implante un peu partout en Europe a` partir du sie`cle des Lumie`res. Elle apparaıˆt de manie`re pe´renne et syste´matique vers le mitan duXVIIIesie`cle, aussi bien dans les villes de province que dans les capitales, comme en Prusse de`s 1 737 (1 799 a` Berlin), a` Madrid en 1 750, a`

Trieste en 1 754, a` Londres au de´but des anne´es 1 760, a` Lille en 1 765, a`

Copenhague en 1 771, a` Paris en 1 779, a` Gene`ve en 1 782, a` Milan en 1 786, a`

* Universite´ de Gene`ve

H.U.no53 - novembre 201 8 - p. 107 a` 125

1 . Bibliothe`que de Gene`ve [de´sormais BGE], Journal d’A. A. A. Dunant-Martin, Ms fr. 901, 21 octobre 1 782.

2. Pierre Bourdieu,Sur l’E´tat. Cours au colle`ge de France, 1989-1992, Paris, Seuil / Raisons d’agir, 2012 ; Daniel Roche,Histoire des choses banales. Naissance de la consommation,XVIIe-XVIIIesie`cle, Paris, Fayard, 1997.

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Philadelphie en 1 785-1 791 ou a` New York en 1 7933. La chronologie et la ge´ographie des premiers nume´rotages syste´matiques des maisons de´pas- sent le cadre politique de l’absolutisme ou du despotisme e´claire´. A` partir des anne´es 1 790, les guerres re´volutionnaires exportent le dispositif aux villes d’Allemagne, de Suisse et des Pays-Bas4. En rompant avec la connaissance intime du territoire urbain, avec les repe`res de voisinage et l’interconnaissance des habitants, la localisation nume´rique instaure de nouvelles cate´gories administratives de perception de l’espace dans les villes de`s l’Ancien Re´gime5.

Le nume´rotage des maisons essaime a` grande e´chelle en l’espace de quelques de´cennies. Dans bien des cas, l’origine du nume´rotage est mili- taire. L’ordre nume´rique facilite le logement des troupes de guerre de passage dans une ville ou en cas d’occupation, comme dans les villes frontie`res du nord de la France ou en Ame´rique du Nord6. De`s 1 770, dans les possessions des Habsbourg (Boheˆme, Autriche), le recrutement militaire s’appuie sur la nume´rotation des maisons. A` des fins de recense- ment, le nume´rotage est e´galement utilise´ de`s le de´but du XVIIIe sie`cle a`

Vienne et a` Prague pour identifier les populations juives ou a` Philadelphie en 1 790, lors du premier recensement fe´de´ral7. Le roˆle de l’E´tat ou de l’arme´e est primordial, mais le marquage nume´rique rencontre aussi l’in- te´reˆt des e´diteurs d’almanachs ou d’annuaires de´sireux de proposer des

« livres d’adresse ». Nouvelles formes de lisibilite´ sociale, bottins,directo- ries, Adressbu¨cher se diffusent un peu partout en Europe. C’est, par exemple, a` l’initiative d’un e´diteur prive´ que le premier nume´rotage parisien de 1 779 est inaugure´8. De meˆme que les finalite´s du nume´rotage

3. Anton Tantner,Die Hausnummer. Eine Geschichte von Ordung und Unordnung, Marburg, Jonas Verlag, 2007 ; Id., « Addressing the Houses. The Introduction of House Numbering in Europe »,Histoire & Mesure, XXIV-2, 2009, p. 7-30 ; Reuben Rose-Redwood, « Indexing the great ledger of the community : urban house numbering, city directories, and the production of spatial legibility »,Journal of Historical Geography, 34, 2008, p. 286-310 ; Jeanne Pronteau,Les nume´rotages des maisons de Paris duXVesie`cle a` nos jours, Paris, Service historique de la ville de Paris, 1966.

4. Anton Tantner, « Addressing the Houses »,op. cit., p. 1 6-1 7.

5. Philippe Robert, « Les territoires du controˆle social, quels changements ? », De´viance et Socie´te´, 24/3, 2000, p. 21 5-235 ; David Garrioch, « House names, shop signs and social organization in Western European cities, 1 500-1900 »,Urban history, 21 /1, 1994, p. 20-48.

6. Catherine Denys,Police et se´curite´ auXVIIIesie`cle dans les villes de la frontie`re franco-belge, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 362-365 ;Ead.,La police de Bruxelles entre re´formes et re´volutions (1 748-1 814). Police urbaine et modernite´, Turnhout, Brepols, 2014, p. 67 ; Reuben Rose-Redwood,

« Indexing the great ledger... »,op. cit., p. 291-292.

7. Anton Tantner,Die Hausnummer,op. cit., p. 27-34.

8. Jeanne Pronteau, Les nume´rotages..., op. cit., p. 82-85. Vincent Denis montre l’attitude ambigue¨ du lieutenant ge´ne´ral de police de Paris, Lenoir, qui finit par interdire le nume´rotage prive´, tout en y adhe´rant sur le fond : Vincent Denis,Une histoire de l’identite´. France, 1 71 5-1 81 5, Seyssel, Champ Vallon, 2008, p. 287.

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sont multiples, les syste`mes adopte´s varient fortement (nume´rotation par quartiers, par blocs de maisons, par rues, etc.), avant que ne s’affirme la pre´fe´rence ge´ne´rale pour la nume´rotation par rue, selon une re´partition des nombres pairs d’un coˆte´ et impairs de l’autre, inaugure´e a` Philadelphie en 1 790, a` New York (1 793), puis a` Paris (1 805)9.

L’identification nume´rique des maisons rele`ve d’une rationalite´

pratique certes nourrie de besoins divers, mais qui n’oblite`rent pas pour autant l’unite´ du phe´nome`ne. Elle repose sur un ordre potentiellement lisible et compre´hensible pour tous les usagers de l’espace urbain, meˆme les moins familiers du lieu. En ce sens, les coordonne´es nume´riques reconfigurent le territoire des villes en de´signant et en assignant une place aux hommes et aux choses, jusqu’a` devenir, a` l’instar du passeport, un support de l’identite´ des personnes10. Comme l’ont montre´ plusieurs travaux re´cents inscrits dans le sillage de l’œuvre de Michel Foucault, la nume´rotation des maisons est une « technologie politique » ou une

« proce´dure technique » qui facilite l’exercice du pouvoir11. Au sein de la gouvernementalite´ qui se constitue au cours duXVIIIesie`cle et qui articule le gouvernement des individus a` la gestion des populations, elle constitue un outil aussi bien pour la connaissance de l’espace urbain que pour l’essor d’appareils spe´cifiques de gouvernement12.

Bien connu des lecteurs de Foucault et des historiens de la police, le Me´moire pour servir a` la re´formation de la police de Paris re´dige´ au milieu duXVIIIesie`cle par l’officier de la mare´chausse´e Guillotte pre´conise une division de l’espace urbain et surtout un syste`me complet de signale´- tique urbaine – nume´rotation des quartiers, des rues, des maisons, des e´tages, des appartements et des voitures1 3. « Projet d’anticipation » ou

« utopie policie`re », ce texte est souvent convoque´ pour signaler un horizon d’attente des policiers des Lumie`res en matie`re de techniques de Les incertitudes du commencement/ 109

9. Reuben Rose-Redwood, « ‘‘A regular state of beautiful confusion’’ : governing by numbers and the contradictions of calculable space in New York City »,Urban History, 39/4, 2012, p. 627- 628.

10. Vincent Denis,Une histoire de l’identite´,op. cit., p. 286.

11 . Reuben Rose-Redwood, « Indexing the great ledger... »,op. cit.; Anton Tantner, « Addressing the Houses »,op. cit.

12. Pierre Lascoumes, « La Gouvernementalite´ : de la critique de l’E´tat aux technologies du pouvoir »,Le Portique, 1 3-14, 2004, p. 1 69-1 89 ; Michel Foucault,Se´curite´, territoire, population.

Cours au Colle`ge de France, 1977-1978, Paris, Seuil / Gallimard, 2004 ;Id., « Omnes et singulatim.

Vers une critique de la raison politique »,Dits et e´crits.II, Paris, Gallimard, 2001, p. 953-980.

1 3. Jean Seznec (e´dite´ par),Me´moire sur la re´formation de la police de France, soumis au roi par M. Guillaute en 1 749, Paris, Herman, 1974 ; Daniel Roche,Le peuple de Paris. Essai sur la culture populaire auXVIIIesie`cle, Paris, Aubier, 1981, p. 278-279 ; Michel Foucault,Se´curite´, territoire, population,op. cit., p. 348.

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surveillance14. Pourtant, sur le point pre´cis de la nume´rotation des maisons, Guillotte est tre`s laconique. Il de´crit volontiers des dispositifs de´ja` en usage a` Paris, comme l’inscription des noms des rues sur les murs de la capitale, fixe´e en 1 728, ou le nume´rotage des voitures, obliga- toire par ordonnance de police depuis 1 7341 5. Ces deux techniques du marquage urbain sont pre´sente´es par Guillotte avec minutie et il en pre´cise les modalite´s d’application (pas de nom de rue en double ; endroit exact ou` placer les nume´ros des voitures). Au contraire, les moda- lite´s d’application du nume´rotage des maisons qu’il projette ne sont jamais de´finies et le lecteur de son « me´moire » ne sait pas bien sur quelles bases (la rue, l’ıˆlot de maisons, le quartier, voire la ville tout entie`re) la chaıˆne nume´rique devrait eˆtre instaure´e. Or, entre l’ide´e de la nume´rotation des maisons et sa re´alisation concre`te, il y a un fosse´ qui ne se laisse pas combler facilement.

Cette contribution voudrait revenir sur les premiers moments de l’ins- tauration du nume´rotage des maisons a` partir du cas de la cite´-E´tat de Gene`ve auXVIIIe sie`cle. Ce retour a` une situation d’origine n’a pas pour vocation de ce´le´brer l’acte de naissance du dispositif. En e´tudiant dans le de´tail les acteurs et les enjeux qui lui sont associe´s, il s’agit plutoˆt de montrer les me´canismes de son implantation, dans ce moment particulier du commencement ou` « ce qui va devenir du cela-va-de-soi, avant de s’ane´antir dans l’invisibilite´ du cela-va-de-soi, est encore conscient, encore visible »1 6. Comme le signale le te´moignage cite´ en exergue du pasteur genevois Dunant-Martin en octobre 1 782, qui relate des re´sistances a` la premie`re nume´rotation des maisons a` Gene`ve, le succe`s d’une telle entreprise n’e´tait pas acquis d’avance : on y de´couvre au contraire beaucoup d’incertitudes, d’oppositions, et une bonne dose de bricolage dans l’instauration d’un dispositif appele´ a` s’installer durablement dans le paysage urbain. En premier lieu, on voudrait ici restituer le contexte administratif et policier qui, dans la seconde moitie´ du XVIIIe sie`cle, favorise l’instauration de la nume´rotation des maisons « pour des raisons de police » : sans pour autant constituer une e´vidence, la mesure fait e´cho a`

des pratiques policie`res qui lui son ante´rieures et qui facilitent son

14. Vincent Denis, Vincent Milliot, « Police et identification dans la France des Lumie`res », Gene`ses, 54, 2004, p. 7-8 ; Vincent Denis, Pierre-Yves Lacour, « La logistique des savoirs. Surabon- dance d’informations et technologies de papier auXVIIIesie`cle »,Gene`ses, 102, 201 6, p. 107-122 ; Marco Cicchini, « Police », dans Bronislaw Baczko, Michel Porret, Franc¸ois Rosset (sous la direc- tion de),Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumie`res, Gene`ve, Georg, 201 6, p. 1005- 1024.

1 5. Nicolas Delamare (continuation par Anne Leclerc du Brillet),Traite´ de la police, t. IV, Paris, Chez Jean-Franc¸ois He´rissant, 1 738, p. 457.

1 6. Pierre Bourdieu,Sur l’E´tat,op. cit., p. 81 .

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adoption e´dilitaire. Dans un deuxie`me temps, on s’attachera aux re´sis- tances et aux oppositions auxquelles se confronte le nouvel outil de l’ad- ministration urbaine : sur lui pe`sent les soupc¸ons d’un controˆle intrusif des autorite´s qui court-circuitent des formes plus anciennes d’autore´gula- tion, dans un contexte de de´fiance politique a` l’e´gard du gouvernement.

Enfin, on fournira quelques e´le´ments d’interpre´tation pour comprendre, malgre´ tout, son adoption et la rapide routinisation du nume´rotage genevois. Passe´s les premiers e´mois de la nume´rotation des maisons, celle-ci apparaıˆt suffisamment inoffensive pour eˆtre adopte´e par une grande partie de la population qui l’e´rige en e´le´ment de l’identite´ indivi- duelle : la variabilite´ des usages qu’elle ge´ne`re dissout la critique et acce´le`re son acceptation.

La nume´rotation comme outil de police

E´tat souverain dont le territoire re´duit et morcele´ a pour centre la ville fortifie´e, la Re´publique de Gene`ve illustre aussi bien les attentes que les difficulte´s que le nume´rotage a pu susciter au sein des communaute´s urbaines au moment de son apparition. Introduit a` Gene`ve en 1 782 – la ville compte environ 25 000 personnes –, le nume´rotage des maisons ne s’impose qu’a` la faveur d’un contexte exceptionnel d’occupation militaire.

Il re´pond toutefois a` un horizon d’attente des administrateurs de la cite´

qui expe´rimentent depuis quelques de´cennies de´ja` l’organisation nume´- rique de l’espace. Il ne s’agit pas encore de fonder l’action policie`re sur

« l’arithme´tique politique » comme le pre´conise le came´ralisme allemand qui se montre favorable a` l’application du calcul et de la statistique a` des fins gouvernementale, mais d’utiliser le pouvoir ordonnateur et identifica- teur des nombres pour exercer le controˆle sur des espaces et des popula- tions spe´cifiques1 7.

A` partir des anne´es 1750, les magistrats de police de la Re´publique, les auditeurs, membres du Tribunal du lieutenant1 8, inte`grent la nume´rota- Les incertitudes du commencement/ 111

1 7. Par exemple Johann Heinrich Gottlob von Justi,Die Grundfeste zu der Macht und Glu¨cksee- ligkeit der Staaten oder ausfu¨hrliche Vorstellung der gesamten Policey-Wissenschaft, Ko¨nigsberg / Leipzig, Hartung, vol. I, 1 761, p. 1 81-203 ; Paolo Napoli, « Le discours de la police et de l’arithme´- tique politique (XVIe-XVIIIesie`cle) », dans Alain Caille´, Christian Lazzeri et Michel Sennelart (sous la direction de),Histoire raisonne´e de la philosophie morale et politique, Paris, La De´couverte, 2001, p. 281-292.

1 8. Marco Cicchini, « Eˆtre magistrat de police en Re´publique, ou apprendre a` gouverner.

L’exemple de Gene`ve au XVIIIesie`cle », dans Jean-Marc Berlie`re et al. (sous la direction de), Me´tiers de police. Eˆtre policier en Europe, XVIIIe-XXe sie`cle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 45-59.

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tion a` leur boıˆte a` outils du gouvernement de la cite´, mais sans qu’une application aux maisons ne s’instaure pour autant. De`s 1 758, le Tribunal du lieutenant s’inquie`te de l’afflux des coupeurs de bois e´trangers,

« forains » : les magistrats craignent qu’a` la faveur de leur me´tier, qui leur permet d’entrer dans les maisons, ils fassent des repe´rages et de´robent ceux qui les embauchent occasionnellement. Afin d’identifier les coupeurs de bois dignes de confiance, un auditeur ze´le´ propose alors de faire porter a` chacun d’eux une « marque publique » dote´e d’un nume´ro et d’enregistrer celui-ci sur un livre de controˆle, sous la responsabilite´ des magistrats19. E´carte´e a` plusieurs reprises, la proposition finit pas s’imposer dix ans plus tard20. A` partir de 1769, les coupeurs de bois sont identifie´s par un nume´ro et enregistre´s (avec nom et aˆge). Pour permettre leur identification rapide, les magistrats de police souhaitent de plus que chaque coupeur porte « une marque de fer blanc contenant le nume´ro...

sur son habit, sans qu’il lui soit loisible de l’e´changer ou de la remettre a`

un autre »21. Trouvant vexatoire de devoir exhiber publiquement un nume´ro pour lever les soupc¸ons de fraude qui pe`sent sur eux, les coupeurs de bois s’en plaignent et obtiennent que la marque nume´rique ne soit appose´e que sur leurs chevalets22.

Les chariots, voitures et autres attelages qui encombrent les rues font e´galement l’objet d’un nume´rotage. En 1 761, l’auditeur Perrinet des Franches propose en effet de nume´roter les chariots « pour reconnaıˆtre a`

qui appartiennent les chariots de ceux qui causent quelque dommage ou contreviennent en quelque autre manie`re a` la police qui s’observe au port du bois »23. Adopte´e, la mesure du nume´rotage s’accompagne de l’enregis- trement de chacun des chariots habilite´s au transport du bois24. Deux ans plus tard, afin de reconnaıˆtre ceux qui conduisent leur attelage trop vite, en infraction avec les re`gles de la circulation urbaine, les cochers rec¸oivent l’ordre de placer leur nume´ro non seulement sur les chariots, mais encore au collet des chevaux25.

19. Archives d’E´tat de Gene`ve [de´sormais AEG], Jur. Pen. I210, 22 octobre 1 758, p. 1 3.

20. AEG, Jur. Pe´n. I210, 8 janvier 1 759, p. 24 ;idem, 20 novembre 1 759, p. 60 ;idem, 21 sep- tembre 1 765, p. 353-354 ; 24 janvier 1 769, p. 522.

21 . AEG, 1 3 mars 1 769, Placard 196.

22. AEG, Jur. Pe´n. I219, 26 mai 1 769, p. 553. Bien que les autorite´s renoncent a` imposer le port ostensible de la marque de fer sur les habits des coupeurs de bois, elles exigent qu’ils en soient pourvus au moins dans leur poche.

23. AEG, Jur. Pe´n. I210, 22 aouˆt 1 761, p. 1 64.

24. En 1 781, l’auditeur Bourdillon indique, dans son journal personnel, que 25 chariots en service au port sont « nume´rote´s au derrie`re, sur une plaque de fer blanc » : BGE, Ms suppl. 111 6, fol. 24 r.

25. AEG, Jur. Pe´n. I210, 10 juin 1 763, p. 261 .

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Pourvu de proprie´te´s identificatoires des choses et des hommes, le nume´rotage a aussi une vertu ordonnatrice de l’espace. Distinguer les points de vente et assigner des emplacements aux marchands en les nume´rotant devient un dispositif administratif propre a` la re´alisation de la « bonne police » urbaine. De`s 1 780, le Tribunal du lieutenant cherche a` reme´dier a` la confusion qui re`gne dans le port au bois de Longemalle.

Les magistrats de´plorent que « les places dans lesquelles le bois est expose´ ne sont point distingue´es les unes des autres », ajoutant que

« tout est meˆle´ et confondu sur le port dans un espace nu et uniforme ».

De´sireux d’introduire rapidement « un ordre et une police » qui reme´- dient aux de´sordres portuaires, le Tribunal du lieutenant cloisonne les espaces de ventes par des pieux et les nume´rote, consignant les places de chacun dans un registre spe´cifique26. En 1 788, le dispositif est e´tendu au marche´ des le´gumes. Afin d’e´viter l’obstruction de l’arte`re principale du bas de la ville et de « libe´rer les passages », les maraıˆchers sont installe´s aux places de la Fusterie et du Molard27. Les places sont attribue´es a`

chacun par un auditeur qui nume´rote les espaces (1 a` 54 et 1 a` 34) et les inscrit sur des permis de ventes. Au sol, les nume´ros sont reporte´s sur des pave´s et l’ordre nume´rique est consigne´ dans un registre spe´ci- fique28.

De`s 1 750 environ, la nume´rotation de portions du territoire urbain et de cate´gories de travailleurs place´s directement sous l’œil de la police, car non affilie´s a` des corporations, fait partie de la panoplie des disposi- tifs policiers selon les priorite´s gouvernementales du moment. Pourtant, la nume´rotation des maisons n’est, jusqu’a` l’ore´e des anne´es 1 780, jamais e´voque´e par les magistrats du Tribunal du lieutenant. La mesure paraıˆt-elle inutile ou est-elle juge´e trop invasive, voire one´reuse ?

Quoi qu’il en soit, le dispositif est impose´ de l’exte´rieur en septembre 1 782 par Charles Le´opold de Jaucourt, mare´chal de camp de l’arme´e royale franc¸aise. Au cœur de l’e´te´, Jaucourt et son re´giment pe´ne`trent dans la ville conjointement aux troupes bernoises et pie´montaises, pour restaurer l’oligarchie conservatrice renverse´e au mois d’avril pre´ce´dent par l’opposition bourgeoise. De´sireuses d’e´viter que le ferment se´ditieux ne s’e´tende au-dela` de Gene`ve, les puissances garantes de la souverainete´ genevoise interviennent militairement pour « pacifier » Les incertitudes du commencement/ 11 3

26. AEG, Jur. Pe´n. I2 11, 27 juin 1 780, annexe p. 401 . La mesure ne semble pas avoir e´te´

effective dans l’imme´diat, mais elle l’est avant de´cembre 1 783 : Jur. Pe´n. I212, 29 novembre 1 783 p. 114.

27. AEG, R.C. cop. 292, 20 juin 1 788, p. 509-510.

28. AEG, Jur. Pe´n. I2 1 3, 23 septembre 1 788, p. 1 37-1 39 ; ibidem, 1 7 avril 1 789, p. 191-193.

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les troubles politiques et remettre en selle l’ancien gouvernement conser- vateur29.

C’est dans ce contexte d’occupation militaire que Jaucourt, ministre ple´nipotentiaire, formule le souhait que les autorite´s genevoises restaure´es nume´rotent les maisons de la ville. Le logement des troupes ne semble pas motiver la de´cision, car le millier de soldats qui stationne dans la cite´intra murosest rapidement installe´ dans des casernes de fortune, au temple de la Fusterie, au grenier a` ble´ de Chantepoulet, au colle`ge et au temple luthe´rien30. Jaucourt invoque en revanche le « maintien de la police » et la tranquillite´ publique, temporairement et partiellement assure´s par les soldats des puissances garantes. Bien qu’il ne le mentionne pas explicite- ment, la nume´rotation des maisons doit permettre aux soldats e´trangers, qui ne sont pas familiers de la ville et qui ne peuvent pas compter sur l’aide des citadins, de se repe´rer dans l’espace urbain a` de´faut d’en maıˆ- triser intimement la topographie. Acce´dant au vœu de l’officier franc¸ais, le Petit Conseil, autorite´ supreˆme de la cite´-E´tat, confie la re´alisation du nume´rotage au magistrat genevois en charge des affaires militaires, le syndic de la garde. Le Conseil s’en remet, laconiquement, a` la sagacite´

de ce dernier « sur la manie`re dont ce travail devra eˆtre exe´cute´ »31. Adopte´e sans de´bats au sein des conseils de la re´publique urbaine, la mesure est exe´cute´e dans les semaines qui suivent sous les ordres de Claude-Philippe Clapare`de, syndic de la garde en exercice.

Par ou` commencer la nume´rotation, selon quelle logique et a` partir de quel de´coupage de l’espace urbain ? Bien qu’aucune trace e´crite ne l’explicite, le magistrat genevois semble s’inspirer de la logique de la nume´rotation continue par quartier, telle qu’elle est prescrite au sein des arme´es franc¸aises par l’Ordonnance pour re´gler le service dans les placesde 1 76832. De´butant a` l’une des extre´mite´s du quartier, les nume´ros sont distribue´s dans leur suite naturelle en longeant le coˆte´ des rues, dessinant une longue chaıˆne nume´rique qui sillonne une portion du territoire

29. Sur cet e´pisode au retentissement europe´en : Jean-Daniel Candaux, « La re´volution gene- voise de 1 782 : un e´tat de la question »,L’Europe et les re´volutions (1 770-1 800),E´tudes sur leXVIIIe sie`cle, Bruxelles, E´ditions de l’Universite´ libre de Bruxelles, 1980, p. 77-93 ; Franco Venturi, « ‘‘Ubi libertas, ibi patria’’ : la rivoluzione ginevrina del 1 782 », dans Manuela Albertone (sous la direction de),Pagine repubblicane, Turin, Einaudi, 2004, p. 111-128 ; Marc Neuenschwander, « Les troubles de 1 782 a` Gene`ve et le temps de l’immigration : en marge du bicentenaire de la naissance du ge´ne´ral Guillaume-Henri Dufour »,Bulletin de la Socie´te´ d’histoire et d’arche´ologie de Gene`ve, 19, 1989, p. 127-1 88.

30. E´douard Chapuisat,La prise d’arme de 1 782 a` Gene`ve, Gene`ve, Jullien, 1932, p. 1 54.

31 . AEG, R.C. 283, 1 7 septembre 1 782, p. 367.

32. Ce corpus re´glementaire de la monarchie franc¸aise inspire les ordonnances militaires gene- voises de 1 783 et de 1 787 : Marco Cicchini,La police de la Re´publique. L’ordre public a` Gene`ve au XVIIIesie`cle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012, p. 205.

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Figure1:Lesquatrequartierse´tablisen1782.

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urbain33. Loin d’eˆtre universelle au XVIIIesie`cle, cette manie`re de nume´- roter les maisons, a` la diffe´rence du nume´rotage par unite´ de rue (Vienne) ou par ıˆlots de maisons (Madrid, Mannheim), signale non seulement l’importance du quartier, mais aussi valorise tel de´coupage urbain, plutoˆt qu’un autre34. Parmi les divisions de la ville existantes, le syndic de la garde ne choisit ni les quartiers de police a` l’usage du Tribunal du lieutenant (au nombre de six), ni les paroisses (au nombre de cinq), ni les dizaines utiles a` la police des mœurs et des e´trangers (une vingtaine). Il choisit de diviser la ville en quatre quartiers qui rappellent la subdivision urbaine en quatre re´giments de milices bourgeoises, au moment meˆme ou`, paradoxalement, celles-ci sont sur le point d’eˆtre dissoutes par l’e´dit du 21 novembre 1 78235.

Dans un premier temps, le syndic de la garde ordonne l’inscription des noms des rues et des places sur les fac¸ades des baˆtiments. Il ne s’agit pas d’innover en cre´ant une odonymie ine´dite, car les rues posse`dent de´ja` un nom connu des citadins, mais d’inscrire ostensiblement cette nomencla- ture de manie`re a` permettre a` quiconque, et en particulier a` ceux qui n’appartiennent pas a` la communaute´ urbaine, de se repe´rer36. Les noms sont donc peints me´ticuleusement par deux peintres professionnels qui n’he´sitent pas a` les e´crire plusieurs fois si la longueur de la rue ou la taille de la place le ne´cessite : le nom de la rue est ge´ne´ralement signale´ deux fois, mais parfois jusqu’a` six fois. En tout, 222 nouvelles inscriptions parse`ment la ville37. Ceci fait, les peintres passent au nume´rotage propre- ment dit : ils commencent par peindre un cartouche blanc dans lequel, une fois sec, ils inscrivent les nume´ros en noir. Avec les nume´ros bis, le quartier de la Maison de ville est compose´ de 277 nume´ros (de 1 a` 271 ), celui de Saint-Gervais de 257 (de 1 a` 252), celui des Rues Basses de 1 88 (de 1 a` 1 87) et le quartier du Bourg-de-Four en compte 295 (de 1 a` 292)38. Hormis l’Arsenal, duˆment nume´rote´, les baˆtiments publics e´chappent au marquage nume´rique. Rien par ailleurs n’est pre´vu pour distinguer la suite nume´rique d’un quartier de celle d’un autre quartier.

33.Ordonnance pour re´gler le service dans les places et dans les quartiers du premier mars 1 768, titre V, art. 3.

34. Anton Tantner, Ordnung der Ha¨user, Beschreibung der Seelen. Hausnummerierung und Seelenkonskription in der Habsburgermonarchie, Innsbruck, StudienVerlag, 2007, p. 65.

35. Marco Cicchini, « Milices bourgeoises et garde solde´e a` Gene`ve auXVIIIesie`cle. Le re´pu- blicanisme classique a` l’e´preuve du maintien de l’ordre »,Revue d’histoire moderne et contempo- raine, 62/2, 2014, p. 120-149.

36. Jeanne Pronteau,Les nume´rotages...,op. cit., p. 81 .

37. AEG, Finances W 122, parcelle no41, 4-10 octobre 1 782, comptes de Voirin et de Champod.

38. AEG, Finances W 122, parcelle no 46 (8-14 novembre 1 782), comptes de Luxembourg et consorts ; AEG, Recensement A 10.

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Figure2:Sensdelanume

´rotation

desmaisonsduquartierdelaMaisondeVille,duno1auno271.

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Face a` la re´alite´ du territoire urbain, les prescriptions de l’Ordonnance royale franc¸aise de 1 768 ne sont pas applique´es a` la lettre. A` vrai dire, les quatre suites nume´riques qui serpentent a` travers la ville soulignent le de´dale viaire plutoˆt qu’elles ne le re´sorbent ou ne l’atte´nuent. Ainsi, l’ordre nume´rique adopte´ a` Gene`ve ne commence pas toujours par le coˆte´ droit de la premie`re rue, contrairement aux instructions de l’ordon- nance militaire. Pour le quartier de la Maison de Ville par exemple, les premiers nume´ros sont assigne´s au coˆte´ gauche de la Grand rue, dite de la Boulangerie39. En outre, le dernier nume´ro du quartier ne se retrouve pas, sauf dans le cas du Bourg-de-Four, en face du premier nume´ro dans la premie`re rue, alors que l’ordonnance le pre´conise. A` vrai dire, meˆme l’ide´e d’une chaıˆne nume´rique continue par quartier, qui suivrait la contiguı¨te´

des rues et des maisons, n’est pas respecte´e. Le nume´rotage du quartier de la Maison de ville (figure 2), qui de´marre en haut de la ville a` la rue de la Boulangerie, relie les maisons de proche en proche jusqu’au bas de la cite´

au nume´ro 195, au lieu-dit du Fort de l’E´cluse.

Puis, la suite nume´rique reprend avec le nume´ro 196 sur le coˆte´ droit de la rue de la Boulangerie, a` son point de de´part au haut de la ville donc, pour serpenter cette fois-ci non plus sur le versant inte´rieur de la cite´, mais sur son versant sud. Parmi d’autres exemples d’un ve´ritable labyrinthe nume´rique, il arrive que la limite d’un quartier passe au milieu d’une voie, si bien que la nume´rotation d’un coˆte´ et de l’autre de la rue n’ap- partient pas a` la meˆme chaıˆne de nume´ros. C’est le cas de la rue du Perron, qui sur son coˆte´ droit « en montant » appartient au quartier de la Maison de ville (nume´ros 145 a` 1 56), alors que son coˆte´ droit « en descendant » appartient au quartier du Bourg-de-Four (nume´ros 112 a` 122). Il est du reste remarquable que les quatre listes qui inventorient le nume´rotage des maisons a` Gene`ve, pour de´signer la droite ou la gauche d’une rue, s’ap- puient sur des notions de de´clivite´ (« en montant », « en descendant ») : ces listes sugge`rent que le nume´rotage est avant tout pense´in situ, en connais- sance de la re´alite´ du terrain, et non a` partir d’une projection cartogra- phique ou d’un cadastre qui gommerait pre´cise´ment la pente des rues.

L’examen attentif du nume´rotage re´alise´ a` Gene`ve le montre bien : derrie`re la simplicite´ du principe, l’ope´ration de nume´roter des maisons s’ave`re en re´alite´ assez complexe. Le dispositif mis en place ici est d’autant plus discontinu et irre´gulier que la de´cision de nume´roter les maisons n’a pas e´te´ accompagne´e d’une concertation au sein du gouvernement, ni d’un

39. AEG, Recensement A 10. Les archives conservent, sous cette cote, quatre listes nume´riques date´es de 1 782 pour chacun des quartiers. Elles indiquent, rue par rue, le nume´ro et le proprie´taire de chaque maison. On ne sait si ces listes ont servi a` nume´roter les maisons ou si elles ne sont que la me´moire du nume´rotage de´ja` re´alise´.

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cadre re´glementaire pre´cis sur la manie`re de proce´der, laissant aux acteurs sur le terrain une grande marge de manœuvre. Re´alise´e dans la pre´cipita- tion, l’ope´ration du nume´rotage se heurte par ailleurs, e´cueil non ne´gli- geable, a` l’hostilite´ d’un grand nombre de citadins.

Inscrire/effacer : entre re´sistance et accommodement

Au sie`cle des Lumie`res, le jeu de l’inscription et de l’effacement de l’e´criture, a` l’instar des anciennes tablettes de cire, se donne a` voir d’une manie`re singulie`re sur les murs des maisons des villes ou` la nume´rotation suscite l’hostilite´ manifeste40. Avec la distance, alors que le nume´ro du domicile est aujourd’hui constitutif de l’identite´, voire de la fierte´ indivi- duelle, la difficile acceptation du nouveau dispositif peut interpeller. Une marque sur une maison pour faciliter sa reconnaissance n’a cependant rien d’imme´diatement rassurant pour ceux qui l’occupent au quotidien.

La re´sistance a` la nume´rotation des maisons est une re´action a` une forme de capture du territoire de l’intime dont les finalite´s sont mal circonscrites ou mal perc¸ues. Au-dela` des contes populaires qui mettent en sce`ne des voleurs pratiquant le marquage secret des maisons avant de les attaquer ou de les piller41, rumeurs et re´cits de brigandages dans la ville et les campagnes du XVIIIe sie`cle ve´hiculent de telles repre´sentations d’un modus operandiqui accroıˆt le sentiment de vulne´rabilite´ des populations.

En 1 766, trois magistrats genevois charge´s d’e´tablir de nouvelles disposi- tions pour lutter contre le vagabondage et la mendicite´ notent, parmi des mesures de « bonne police » qu’ils recopient des E´tats voisins, que les patrouilles militaires doivent « effacer soigneusement les marques et chiffres qu’elles trouveront sur les portes des maisons et possessions par lesquelles les voleurs se donnent des routes ou des avis »42. Entre les signes que les larrons de´posent sur les maisons et ceux que les autorite´s des villes commencent a` expe´rimenter, les finalite´s sont certainement diffe´rentes, mais toujours est-il que, dans les deux cas, il s’agit de maıˆtriser un espace a` partir d’une signale´tique impose´e secre`tement ou publiquement aux communaute´s urbaines directement concerne´es.

Re´alise´e a` Gene`ve dans un contexte politique tendu, l’ope´ration de nume´rotation rencontre imme´diatement des re´sistances manifestes qui Les incertitudes du commencement/ 119

40. Rocher Chartier,Inscrire et effacer. Culture e´crite et litte´rature (XIe-XVIIIesie`cle), Paris, Seuil / Gallimard, 2005.

41 . Anton Tantner e´voque le conte d’Ali Baba que popularise Antoine Galland de`s le de´but du XVIIIesie`cle : « Addressing the Houses »,op. cit., p. 11-12.

42. BGE, Archives Tronchin 335, fol. 38 r-v.

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obligent les autorite´s a` justifier leur de´marche. Aux premiers signes de me´contentement, et alors que les peintres parcourent la ville, les autorite´s re´publicaines publient une ordonnance de police qui justifie les raisons du nume´rotage43. Cherchant a` e´tablir une relation de confiance autour d’un nouveau dispositif qui suscite la me´fiance, le gouvernement genevois commence par s’attribuer l’initiative du nume´rotage de manie`re a`

affirmer son autorite´ politique retrouve´e. Ensuite, il formule sommaire- ment trois arguments pour convaincre de son utilite´ : le dispositif est commode et avantageux aussi bien « a` l’exercice ordinaire de la police » de la cite´, qu’aux « particuliers » ; la nume´rotation a e´te´ re´alise´e dans d’autres villes et, pour convaincre les sceptiques, il est pre´cise´ que l’ope´- ration est a` la charge financie`re de l’E´tat. La rumeur urbaine ne de´senfle pas pour autant et les actes de re´sistance se multiplient. Entre le 21 et le 22 octobre 1 782, une partie des nume´ros de´ja` inscrits sur les maisons sont efface´s, obligeant les peintres a` en repeindre 92. Les autorite´s genevoises engagent alors des poursuites pe´nales contre les fauteurs de trouble et e´dictent le 24 octobre 1 782 une nouvelle ordonnance de police qui promet des peines se´ve`res contre les opposants a` la nume´rotation, les qualifiant par avance de « se´ditieux », terme largement a` charge dans la langue juridique de l’Ancien Re´gime44.

L’opposition au nume´rotage des maisons est non seulement imme´diate, mais aussi de grande ampleur. Une centaine de nume´ros sont efface´s, ge´ne´ralement de nuit, peu de temps apre`s leur inscription, malgre´ le renforcement des patrouilles nocturnes ordonne´ pre´cise´ment pour en empeˆcher le sabotage45. Concentre´e sur deux secteurs, la topographie de la re´sistance recoupe l’implantation urbaine de l’opposition bourgeoise a`

la politique de la classe dominante46. Les peintres sont oblige´s de refaire en entier 62 nume´ros dans le quartier de Saint-Gervais, ainsi que 30 dans les rues populaires du bas de la cite´, a` cheval sur le quartier de Rive et celui du Bourg-de-Four, sans compter quelques retouches qu’ils doivent apporter a` une cinquantaine de cartouches47. Face a` la fronde et au discre´dit qui le menacent, le Petit Conseil cherche a` affirmer son

43. AEG, R. publ. 6, 21 octobre 1 782, p. 273.

44. AEG, R. publ. 6, 24 octobre 1 782, p. 273. Michel Porret,Le crime et ses circonstances. De l’esprit de l’arbitraire au sie`cle des Lumie`res selon les re´quisitoires des procureurs ge´ne´raux de Gene`ve, Gene`ve, Droz, 1995 ; Jean Nicolas, La re´bellion francaise : mouvements populaires et conscience sociale (1 661-1 789), Paris, Seuil, 2002.

45. BGE, Journal d’A. A. A. Dunant-Martin, Ms fr. 901, 21 octobre 1 782.

46. Marc Neuenschwander, « Les troubles de 1 782 a` Gene`ve »,op. cit.

47. AEG, Finances W 122, parcelle no46 (8-14 novembre 1 782), comptes de Luxembourg et consorts.

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autorite´, e´tant persuade´ qu’il a affaire a` un mouvement organise´ qu’il n’he´site pas a` qualifier de « complot »48. Or, les quatre justiciables pour- suivis en justice, deux femmes et deux hommes, sont des acteurs isole´s dont les actes n’ont pas de´passe´ leur cadre de vie imme´diat. Les diverses raisons de leur geste de de´fiance et les diffe´rents modes d’action qu’ils adoptent ne laissent nullement deviner une action concerte´e. Ainsi, une veuve de 58 ans, re´sidant dans le quartier de Saint-Gervais, est accuse´e d’avoir ratisse´ le nume´ro de la maison ou` elle loge et celui d’une maison contigue¨. Tout au long de l’information judiciaire, elle nie fermement sa responsabilite´, meˆme lorsqu’elle est confronte´e aux te´moignages a` charge de trois de ses voisins49. De son coˆte´, une marchande de 61 ans, domici- lie´e au bas de la cite´ a` la rue du Boule, n’he´site pas a` assumer son geste : elle efface en plein jour le cartouche blanc appose´ sur sa maison. Lors de son interrogatoire, elle se justifie en se plaignant d’avoir « de´ja` le nom de la rue » sur sa maison et que s’il lui est impose´ un nume´ro, « il lui semblera eˆtre dans une inquisition »50. Entre la ne´gation absolue et la reconnais- sance des faits impute´s, les positions peuvent eˆtre plus nuance´es. Alors qu’il a efface´ le nume´ro de la maison de son pe`re dans le quartier de Saint- Gervais, un faiseur de ressort de 40 ans reconnaıˆt son geste tout en se justifiant d’avoir cru au bruit public selon lequel les autorite´s seraient sur le point de renoncer au nume´rotage51. Un horloger de 50 ans qui commence a` effacer le nume´ro de son domicile a` Saint-Gervais – il escamote le dernier chiffre de 140 –, s’interrompt lorsqu’il est alerte´ par un voisin qui lui signale la publication d’une ordonnance de police a` ce sujet. Durant son interrogatoire, l’horloger se justifie en disant n’avoir fait que suivre l’exemple de tous ses voisins.

Les actes poursuivis sont tous ante´rieurs a` la seconde publication de police du 24 octobre qui promet des peines se´ve`res. Ainsi, les proce`s se terminent par des condamnations a` des amendes, jusqu’a` 100 florins (approximativement l’e´quivalent de deux salaires mensuels d’un ouvrier), assorties d’une incarce´ration dont la dure´e effective la plus longue est de 1 5 jours. Bien que les gestes des contestataires partagent une meˆme temporalite´, ils rele`vent d’une pluralite´ de motifs. Le sabotage des nume´ros est d’abord le produit d’une fragilite´ et d’une crise de l’au- torite´ le´gitime dans la Re´publique. Pour les citoyens qui de´clarent ouver- tement leur me´contentement au premier syndic, la nume´rotation est mal Les incertitudes du commencement/ 121

48. AEG, R.C. 283, 23 octobre 1 782, p. 41 6.

49. AEG, P.C. 1 3966, 22-25 octobre 1 782.

50. AEG, P.C. 1 3967, « Re´ponses personnelles » de Franc¸oise Jouard, 23 octobre 1 782.

51 . AEG, P.C. 1 3970, 23-25 octobre 1 782.

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vue car non seulement elle porte atteinte a` « l’inde´pendance de l’E´tat », e´tant une exigence d’un ministre ple´nipotentiaire, mais elle touche en plus au « droit de proprie´te´ des particuliers »52. Que le ministre ple´nipotentiaire franc¸ais soit a` l’origine du nume´rotage n’est donc un myste`re pour personne : les troupes de Louis XVI soutiennent ostensiblement le travail des peintres et, chez un particulier tenu pour responsable de la re´sistance populaire, Jaucourt fait loger de force 30 fusiliers franc¸ais, sans que les autorite´s de la Re´publique ne puissent ve´ritablement l’en empeˆcher53. A` Saint-Gervais, le jour de la publication de police du 21 octobre, un mot d’ordre semble circuler parmi la population : les nume´ros sont a` respecter s’ils sont prescrits par les ministres ple´nipotentiaires, mais pas si le nume´- rotage se fait au nom du Petit Conseil54. Devant la justice, la marchande de la rue du Boule livre un propos qui confirme l’e´tat de confusion qui re`gne dans les esprits durant cette pe´riode de retour au pouvoir du gouverne- ment oligarchique : elle affirme ne pas savoir de quelle autorite´ e´mane la de´cision de nume´roter la ville. Rappele´e a` son devoir d’obe´issance aux ordonnances de police du gouvernement genevois, l’inculpe´e invoque la situation particulie`re de l’occupation militaire55. A` cet enjeu politique circonscrit a` l’automne 1 782, s’ajoutent des oppositions au marquage des maisons qui rele`vent d’une fronde que l’on peut qualifier d’anti-e´tatique.

La nume´rotation soule`ve le me´contentement de`s lors qu’il est conside´re´

comme l’instrument d’une contrainte exte´rieure a` la communaute´ urbaine.

Comme a` Strasbourg, ou` les bourgeois conside`rent le nume´rotage comme une intrusion du pouvoir militaire dans la ville56, ou dans l’empire habs- bourgeois, ou` le nume´rotage est la cible des re´bellions a` la conscription57, la population genevoise bien installe´e (artisanat, commerce) se me´fie d’une mesure qui favorise une connaissance exoge`ne au territoire de la communaute´ urbaine. La topographie de la re´sistance populaire est loca- lise´e dans les quartiers qui voient d’un mauvais œil le retour au pouvoir du gouvernement oligarchique. Mais les actions, du moins celles dont la justice a connaissance, re´ve`lent plus ge´ne´ralement une sensibilite´ aigue¨ a`

l’e´gard d’un dispositif perc¸u par le citadin ordinaire comme intrusif, et donc ille´gitime. En revanche, nulle trace ici d’une opposition des e´lites urbaines contre une mesure qui aurait tendance a` e´galiser les conditions

52. AEG, R.C. 283, 23 octobre 1 782, p. 41 6.

53. AEG, R.C. 283, 21 et 24 octobre 1 782, p. 412 et 420.

54. AEG, P.C. 1 3964, « De´position », Franc¸ois Victor, 22 octobre 1 782.

55. AEG, P.C. 1 3967, « Re´ponses personnelles » de Franc¸oise Jouard, 24 octobre 1 782.

56. Vincent Denis,Une histoire de l’identite´,op. cit., p. 287 et 392.

57. Anton Tantner,Ordnung der Ha¨user...,op. cit.

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sociales (comme a` Paris, notamment)58. Non seulement une telle opposi- tion serait contraire a` l’ide´al e´galitaire re´publicain revendique´ comme une caracte´ristique de la cite´-E´tat, mais il apparaıˆt encore que c’est cette cate´- gorie-la` de la population qui be´ne´ficie du re´gime politique conservateur de 1 782 a` l’origine du nume´rotage des maisons59.

Repenser les re´gulations sociales

Passe´ l’e´pisode de l’automne 1 782, la nume´rotation des maisons ne fait plus l’objet d’une contestation ouverte. En juin 1 783, a` la demande de la Chambre des comptes, vraisemblablement pour faciliter la perception de l’impoˆt foncier, les autorite´s e´tendent la nume´rotation des maisons au territoire de la campagne. De peur que cette de´cision ne provoque des

« rumeurs », les autorite´s militaires envoient un de´tachement de quelques soldats pour assurer la re´ussite de l’ope´ration, mais celle-ci se de´roule sans difficulte´60. Signe d’une acceptation diffuse et progressive du nouveau marquage du territoire urbain, les annonceurs prive´s de la Feuille d’avis de Gene`ve de l’imprimeur Jean-Pierre Bonnant y recourent sans trop de scrupule. En janvier 1 783, parmi les annonces qui contiennent une indi- cation d’adresse en ville, 28 % sont libelle´es avec un nume´ro de maison. La feuille hebdomadaire en contient 39 % en de´cembre de la meˆme anne´e et 50 % en de´cembre 1 78861. A` l’identification patronymique et approxima- tive des fonds et des appartements a` louer ou a` vendre (« maison Pallard »,

« maison Clapare`de », « vis-a`-vis de la re´sidence de France »), succe`dent des de´signations nume´riques (« au no 1 31 a` la Pelliserie »), voire mixtes (« maison Girod, au bout des E´tuves, no128 »).

Introduit dans un contexte de re´pression politique et impose´ de force a`

la population concerne´e, le nume´rotage des maisons, d’abord combattu, est finalement accepte´ et pe´rennise´. Au cours de la pe´riode de la Re´volu- tion genevoise (1 792-1 798), le principe de la nume´rotation rencontre meˆme une franche adhe´sion. La constitution de 1 794, qui proclame l’e´ga- lite´ politique et la se´paration des pouvoirs, adopte une division politique Les incertitudes du commencement/ 123

58. Sur « l’air d’e´galite´ » qu’instaure le nume´ro des maisons contre la distinction aristocratique, voir Louis Se´bastien Mercier,Tableau de Paris, t. 2, Amsterdam, 1 782, « Les e´criteaux des rues », p. 202-204.

59. Gabriella Silvestrini, « Le re´publicanisme de Rousseau mis en contexte : le cas de Gene`ve », Les e´tudes philosophiques, 2007/4, no83, p. 519-541

60. AEG, Militaire A1, 4 juin 1 783, p. 144.

61 .Feuille d’avis de Gene`ve, 4 janvier 1 783, no 1 (22 adresses nume´rote´es contre 80 non nume´rote´es) ; 1 3 de´cembre 1 783, no50 (41 contre 103) ; 6 de´cembre 1 788, no98 (53 contre 106).

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de la ville en huit arrondissements et celle de la campagne en cinq dis- tricts. La loi stipule alors que « les maisons de chaque arrondissement de la ville et de chaque district de la campagne seront nume´rote´es, et chaque arrondissement et district aura sa suite de nume´ro »62. Dans la pratique, le renouvellement du nume´rotage des maisons pre´vu par les textes re´volu- tionnaires n’a vraisemblablement pas e´te´ re´alise´. En revanche, la suite nume´rique de 1 782 entre suffisamment en profondeur dans les habitudes citadines pour survivre non seulement aux bouleversements politiques de la fin du sie`cle, mais encore au rattachement de Gene`ve a` la France (1 798- 1 81 3), a` la Restauration genevoise de 1 814 et a` la re´volution radicale du milieu duXIXesie`cle. Le plan de Robert Ce´ard, re´alise´ entre 1 837 et 1 840, porte les traces de la nume´rotation des maisons du sie`cle pre´ce´dent. C’est finalement en 1 860 que l’ordre nume´rique inaugure´ en 1 782, dans la pre´cipitation et, en bonne part, dans l’improvisation, est modifie´63.

Suffisamment souple pour s’adapter a` des objets et a` des finalite´s varia- bles, la technique du nume´rotage peut s’appliquer aussi bien aux chariots, aux voitures, aux chevaux, aux ouvriers qu’aux maisons. En reconfigurant les formes de l’identification et de la reconnaissance dans l’espace a` travers une signale´tique universelle, la nume´rotation fournit une grammaire de la ville qui concourt a` l’ide´al de transparence promu par les e´lites urbaines64. Elle est gage d’une nouvelle rationalite´ politique. Le nume´rotage accroıˆt le potentiel fonctionnel de la ville des Lumie`res : il ame´nage et fluidifie l’e´change et la circulation, des biens comme des hommes65. Son efficacite´

est d’autant plus redoutable qu’il est de´pourvu de raffinement technique et mobilisable a` moindre couˆt. L’entreprise du nume´rotage a` Gene`ve ne prend que quelques semaines et ne couˆte a` l’E´tat que 520 florins, soit a`

peu pre`s l’e´quivalent du salaire annuel de deux soldats66.

L’adoption puis la banalisation du nume´rotage des maisons s’inscrit dans un mouvement plus large de rede´finition des formes et des modalite´s de la re´gulation sociale dans la seconde moitie´ du XVIIIe sie`cle, ou` les pratiques et les acteurs de la police, a` Gene`ve comme ailleurs dans les

62.Programme. Extrait des registres de l’Assemble´e Nationale, du mercredi 29 janvier 1 794, l’an 3 de l’E´galite´. Projet de lois politiques, secondaires a` la constitution, Gene`ve, 1 794. Je dois cette information a` Vincent Fontana que je remercie pour sa bienveillance.

63.Nouveau nume´rotage des maisons de la ville de Gene`ve, suivant le Re`glement adopte´ le 23 octobre 1 860, Gene`ve, 1 862.

64. Mona Ozouf, « Architecture et urbanisme : l’image de la ville chez Claude- Nicolas Ledoux », Annales. E´conomies, Socie´te´s, Civilisations, 21 /6, 1966, p. 1273-1 304 ; Bronislaw Baczko,Lumie`res de l’utopie, Paris, Payot, 2001 [1978].

65. Michel Foucault,Se´curite´, territoire, population,op. cit.; Jean-Claude Perrot,Gene`se d’une ville moderne. Caen auXVIIIesie`cle, Paris / La Haye, Mouton, 1975, p. 665.

66. AEG, Finances W 122, no41 et no46.

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villes d’Europe, tendent a` l’institutionnalisation, a` l’appui notamment de la croissance des e´critures administratives, au de´triment des re´gulations de voisinage ou de l’autore´gulation communautaire67. Significativement, dans le meˆme mouvement qui aboutit a` la nume´rotation des maisons a`

Gene`ve, l’e´clairage public, jusque-la` rudimentaire, est ve´ritablement de´ve- loppe´ a` partir de la fin de 1 782. Sans connaıˆtre de re´sistance politise´e et de grande ampleur, mais des actes de vandalismes isole´s, l’instauration des lanternes dans la cite´ combine les nouvelles exigences se´curitaires avec le confort de la vie urbaine au profit des citadins68.

C’est au croisement d’inte´reˆts multiples qu’il faut comprendre l’intro- duction du nume´rotage des maisons dans la Re´publique : si l’initiative vient d’un ministre ple´nipotentiaire de la monarchie franc¸aise, promue pour des besoins militaires, elle s’impose progressivement graˆce au jeu des « internormativite´s » auquel participent e´diles locaux et population dans la de´finition des re´gulations sociales69. La lisibilite´ urbaine que promet l’ordre nume´rique fe´de`re des attentes aussi varie´es que celles des militaires, des autorite´s policie`res, du fisc, des e´diteurs d’annonces ou des simples citadins : la labilite´ du dispositif lui permet d’absorber tous les espoirs et toutes les formes d’investissement. Dans l’ancienne Re´publique, contrairement aux institutions politiques qui conservent en grande partie leur rigidite´ originelle, les pratiques et les conceptions de la police s’adap- tent, se transforment et repensent l’ordre public de manie`re a` combler les e´carts qui se creusent entre gouvernants et gouverne´s. Les e´carts sociaux et politiques s’accroissent tandis que le lien social se distend. A` la transpa- rence communautaire, faite d’interconnaissances et de relations essentiel- lement informelles, succe`de progressivement au XVIIIe sie`cle une connaissance urbaine institutionnalise´e et formalise´e que mate´rialise, sur la pierre des villes, la nume´rotation des maisons70.

Les incertitudes du commencement/ 125

67. Catherine Denys, Brigitte Marin, Vincent Milliot (sous la direction de),Re´former la police.

Les me´moires policiers en Europe auXVIIIesie`cle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.

68. Marco Cicchini, « Gouverner la nuit au sie`cle des Lumie`res. Entre tyrannie des heures noires et plaisirs noctambules »,xviii.ch. Annales de la Socie´te´ suisse pour l’e´tude duXVIIIesie`cle, no2, 2011, p. 39-65 ; Corinne Walker, « Du plaisir a` la ne´cessite´. L’apparition de la lumie`re dans les rues de Gene`ve a` la fin duXVIIIesie`cle », dans Franc¸ois Walter (sous la direction de),Vivre et imaginer la ville auXVIIIesie`cle, Gene`ve, Zoe´, 1988, p. 97-124.

69. Jacques-Guy Petit, « Les re´gulations sociales et l’histoire », dans Jean-Marie Fecteau, Janice Harvey (sous la direction de),La re´gulation sociale entre l’acteur et l’institution. Pour une pro- ble´matique historique de l’interaction, Sainte-Foy, Presses de l’Universite´ du Que´bec, 2007, p. 37.

70. Richard Sennett,La chair et la pierre : le corps et la ville dans la civilisation occidentale, Paris, Verdier, 2002.

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