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Le pluralisme religieux croissant à Genève dans la première moitié du xixe siècle: Une exploration des dynamiques sous-jacentes

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Academic year: 2022

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Le pluralisme religieux croissant à Genève dans la première moitié du xixe siècle: Une exploration des dynamiques

sous-jacentes

ORIS, Michel, RITSCHARD, Gilbert, PERROUX, Olivier

Abstract

Cet ouvrage se propose d'ausculter les pratiques, les négociations et les théories qui jalonnent la transformation des sociétés occidentales en sociétés pluralistes dans le cours du XIXe siècle. Pluralistes, plutôt que plurielles dans le sens où elles ne font pas que juxtaposer des communautés religieuses autonomes les unes des autres mais cherchent, dans le cadre des Etats-nations, à penser la diversité des appartenances religieuses au sein d'une même communauté politique, d'une même identité patriote. Genève, l'ancienne citadelle calviniste, offre un espace d'expérimentation privilégié aux hommes et aux femmes du XIXe siècle.

Mixte religieusement dès son incorporation à la France révolutionnaire, le canton suisse ne cessera plus, tout au long du siècle, de gérer cette nouvelle donne. Son modèle vaut pour toute réflexion contemporaine à ce propos.

ORIS, Michel, RITSCHARD, Gilbert, PERROUX, Olivier. Le pluralisme religieux croissant à

Genève dans la première moitié du xixe siècle: Une exploration des dynamiques

sous-jacentes. In: F. Amsler & S. Scholl. L'apprentissage du pluralisme religieux. Le cas genevois au XIXe siècle. Genève : Labor et Fides, 2013.

Available at:

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Le pluralisme religieux croissant à Genève dans la première moitié du xix

e

siècle

Une exploration des dynamiques sous-jacentes * Michel Oris, Gilbert Ritschard, Olivier Perroux

La présente recherche poursuit de multiples ambitions, autant appli- quées à l’histoire locale que globale, par le biais d’une méthodologie novatrice. Nous abordons en effet une histoire spécifi que, celle de Genève, la Rome protestante, qui a été obligée dans la première moitié du xixe siècle de s’ouvrir à ses ennemis séculaires, les catholiques. Mais à la fi n de l’Ancien Régime, la plupart des villes suisses sont elles aussi fermées sur elles-mêmes. Le pouvoir héréditaire y est détenu par un nombre limité de familles et se double d’un accès restreint au système de charité pour les indigents, réservé aux habitants. Les indigents d’origine étrangère sont expulsés et deviennent des « heimatlos » 1. Dans une certaine mesure, le cas de Genève est extrême, car la question religieuse intervient, mais de nombreuses autres villes entrent aussi dans la modernité après que leur population a été transformée par l’établissement permanent d’immigrants étrangers dans un contexte de nouvelles formes de citoyenneté. L’appren- tissage de ce nouveau « vivre ensemble », qui passe par l’organisation d’une coexistence entre population ancienne bien établie et nouveaux arrivants, a été un processus marqué par des tensions. De ce point de vue, l’histoire de Genève documente une expérience européenne d’autant plus intéressante qu’elle est située à une époque peu étudiée, le début du

* Ce papier s’inscrit dans les activités du groupe de recherche 14 du Pôle national LIVES.

Les auteurs remercient le FNS pour son soutien fi nancier.

1. Voir en particulier Katherin A. Lynch, Individuals, Families and Communities : The Urban Foundations of Western Society, Cambridge, Cambridge University Press, 2003.

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xixe siècle, la plupart des recherches dans ce domaine portant sur des villes d’Amérique ou d’Europe au xxe siècle.

Nous abordons la naissance d’un pluralisme religieux à Genève par le biais des recensements de population en tant que source de données his- toriques. Ces documents renseignent l’évolution des structures et nous révèlent de manière assez précise comment les différentes populations, comprises au sens de communautés confessionnelles, sont entrées sur le marché du travail urbain. Enrichis par le couplage des données nominales à un niveau individuel, les recensements peuvent également être utilisés pour montrer comment les immigrants se sont progressivement installés au fi l des décennies. Pour dégager ces processus, nous introduisons une nouvelle méthode statistique relativement simple, l’analyse statistique implicative – un outil puissant qui révèle des tendances cachées et les variables qui polarisent les structures socioéconomiques. En utilisant cette approche, nous découvrons que la religion protestante est restée la dimension structurante dominante. Bien que relativement stables, les groupes socioéconomiques protestants entrent en compétition pour le pouvoir, lutte à laquelle la population catholique de la Ville de Genève ne prend pas part, tandis qu’elle se renforce sur le plan démographique, res- tant relativement invisible. C’est le schéma inverse de la segmentation spatiale, qui s’accompagne de la création de ghettos (Little Italy, China- town, etc.), souvent observée, notamment aux Etats-Unis 2. Cette stratégie de l’invisibilité est d’un grand intérêt, parce qu’elle représente un trait de caractère commun assez fréquent dans les sociétés anciennes et contem- poraines qui connaissent une relativement forte immigration, bien qu’il soit diffi cile à identifi er, car intrinsèquement caché.

Le contexte historique de cette étude est celui de Genève à l’époque de la Restauration (1813-1847). A partir de l’adhésion défi nitive de la petite ville à la foi réformée, celle-ci a gagné une réputation internationale deve- nant la « Rome protestante ». Cette cité du refuge était une île menacée, car entourée d’un arrière-pays essentiellement catholique et de belliqueux voisins. Pour leur propre protection, les habitants de Genève n’ont cessé de développer le système de fortifi cations de la ville, sur le modèle de Vauban. Ils vivaient fermés sur eux-mêmes et simultanément ouverts à la diaspora calviniste, dans une République directement soumise à la volonté divine où l’élite bourgeoise a reçu pour vocation de gérer et de protéger la ville 3.

2. Judith Rainhorn, Paris, New York. Des migrants italiens, années 1880-1930, Paris, CNRS, 2005.

3. Louis Henrry, Anciennes familles genevoises, étude démographique. XVIe-XXe siècles, Paris, Presses Universitaires de France, 1956 ; Alfred Perrenoud, La population de Genève du seizième au début du dix-neuvième siècle. Etude démographique, Genève, Société d’histoire et

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Après les révoltes du xviiie siècle, qui opposent « habitants » et

« natifs » à la bourgeoisie de la ville, les armées révolutionnaires fran- çaises détruisent l’ordre ancien en intégrant Genève à l’Empire. La Répu- blique est fondue dans un Département du Léman. L’Eglise protestante perd ses biens et la cité ses prérogatives. Après la défaite de Napoléon, c’est du côté de la Suisse que les anciennes élites bourgeoises se tournent, car une indépendance est exclue. L’adhésion à la Confédération permet à Genève de se doter d’une constitution conservatrice mais l’oblige à uni- fi er son territoire, en créant notamment une continuité territoriale avec le canton de Vaud. Le nouveau canton regroupe les anciennes possessions genevoises, ainsi que sept municipalités rurales catholiques concédées par la France et douze par le royaume de Piémont-Sardaigne.

En 1814, presque du jour au lendemain, les vieilles familles endogames patriciennes de Genève retrouvent leur puissance et l’Eglise calviniste, quoique privée de la plupart de ses anciens pouvoirs, redevient l’« Eglise de Genève » qui prendra plus tard le nom d’« Eglise nationale protes- tante », dominante sur la cité. La Restauration n’est donc que partielle sur le fond, mais complète sur la forme. La République protestante, cité-Etat, a laissé sa place à un canton suisse, mixte, urbain-rural où calvinistes et catholiques doivent coexister 4. Jusqu’au milieu du xixe siècle, la bataille entre les forces dites du progrès et les conservateurs n’a pas été concluante, tant l’élite dirigeante conservatrice a essayé de ralentir le rythme de l’évo- lution, avec un certain succès. Cette situation a fi nalement atteint son point d’explosion en 1841-1846 lorsque les révolutions genevoises, d’abord « inachevée » (1841) puis aboutie (1846), ont été les premières des révolutions libérales européennes du « Printemps des Libertés » de 1848. Soutenus par une élite locale protestante de travailleurs manuels, au centre de laquelle se trouve le secteur horloger, les leaders radicaux arrivés au pouvoir ont organisé la destruction des murailles dès 1849 et lancé de vastes chantiers de modernisation de la ville 5.

Notre recherche se situe entre 1816 et 1843. L’ambiguïté de cette période ne se limite pas à la situation politique, mais est également apparue dans le régime démographique, qui contient des éléments à la fois de tradition et de modernité. En effet, les anciens freins malthusiens à la croissance de la population sont encore présents, avec un âge moyen au premier mariage pour les femmes de 28 ans et un niveau élevé de célibat

d’archéologie de Genève, 1979 ; Olivier Perroux, Tradition, vocation et progrès, les élites bourgeoises de Genève (1814-1914), Genève, Editions Slatkine, 2006.

4. Irène Herrmann, Genève entre République et Canton. Les vicissitudes d’une intégration nationale, 1814-1846, [Genève]/[Québec], Editions Passé présent/Presses de l’Université Laval, 2003, p. 259.

5. Olivier Perroux, Tradition, vocation et progrès.

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défi nitif (environ 20 % chez les femmes) 6. Durant la même période, les enfants bénéfi cient à Genève d’un taux de mortalité infantile faible et décroissant (100 à 130 pour mille), alors même que l’indice synthétique de fécondité pour les couples mariés dans la période 1800-1850 indique 2,32 enfants par femme, révélant la pratique répandue du contrôle des naissances 7.

Dans un tel régime démographique de faible intensité, l’équilibre naturel des décès et des naissances est positif, mais n’a atteint que 557 unités de 1806 à 1850 alors que la ville passe de 21 237 à 31 200 habitants pendant cette période. Il s’agit d’une croissance modeste dans le contexte européen du xixe siècle. Cependant, à Genève, près de 95 % de la crois- sance démographique est issue de la migration, qui est par conséquent beaucoup plus grande que ne le suggère l’accroissement de la population genevoise. C’est par le biais de ces fl ux d’immigrants que les catholiques arrivent de plus en plus massivement en ville. Bien que leur droit de rési- dence à l’intérieur des murs fût strictement limité jusqu’à la fi n du xviiie siècle, l’intégration à l’Empire en 1798 leur a ouvert pour la pre- mière fois les portes de Genève. Juste après la création du canton de Genève, en 1816, ils représentent déjà 11 % des habitants de la ville.

Cette proportion passe à 28 % en 1843 et atteint 46 % en 1900. Pour une cité et ses habitants qui avaient une forte auto-identifi cation avec le calvi- nisme, l’expérience de la cohabitation religieuse ne fut pas facile. Cepen- dant, les tensions ne dégénèrent jamais en confl its ouverts et sanglants comme dans le cas de Belfast, par exemple. Pour explorer plus avant cette histoire, nous utilisons les données manuscrites des recensements et allons également introduire de nouvelles techniques d’analyse.

De la Restauration de 1814 à 1843, Genève présente une solide série de recensements de la population exécutés par l’Etat. Leur organisation reprend en partie celle du quadrillage serré de la ville par l’Eglise protes- tante, qui faisait superviser chaque groupe de dix maisons par un pasteur, appelé le dizenier. Ainsi, quartier par quartier, rue par rue, maison par maison, chaque ménage, unité de base de l’enquête, est détaillé et une ligne est consacrée à chaque personne dans chaque ménage. Pour chaque individu, sont enregistrés : les noms de famille, prénom(s), statut matri- monial, lieux de naissance et d’origine, le nombre de permis de séjour

6. Grazyna Ryczkowska, Accès au mariage et structures de l’alliance à Genève, 1800- 1880, Genève, Université de Genève. Faculté des sciences économiques et sociales. Départe- ment d’histoire économique et sociale (Mémoire de diplôme d’études approfondies en histoire économique et sociale), 2002.

7. Reto Schumacher, Structures et comportements en transition. La reproduction démogra- phique à Genève au XIXe siècle, Berne, Peter Lang, 2010.

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pour les non-Genevois, l’âge ou la date de naissance, la religion et l’occu- pation. De plus, certains recensements précisent encore d’autres champs, tels que la catégorie de loyer (bas/élevé), le nombre de lits par ménage 8, l’étage d’habitation, ainsi que le nom du propriétaire de l’immeuble.

Nous avons collecté toutes ces données dans six recensements annuels qui, à une exception près, avaient une périodicité de six ans entre 1816 et 1843, soit pour 1816, 1822, 1828, 1831, 1837, 1843. Une approche alphabétique d’échantillonnage a été utilisée, tout en s’assurant de la repré- sentativité de l’échantillon 9. Une base de données, appelée GENEVA, a été construite à partir de tous les individus dont le nom de famille commence par la lettre B, en saisissant également tous les membres de leur ménage. Le résultat est une base de données de plus de 70 000 individus, soit un échan- tillon stable de 12,5 % de la population totale sur cette lettre B, stable dans le temps et au sein des diverses sous-populations. En outre, les données individuelles prises sur un recensement ont été reliées aux autres recense- ments à travers une procédure semi-automatique assistée par ordinateur. A partir de 35 592 dossiers individuels B et 10 723 dossiers des ménages, nous avons reconstitué 24 718 trajectoires de vie à travers Genève.

Alors que dans l’histoire de la population, les études basées sur des recensements systématiques d’une population ont connu une première grande période grâce à l’utilisation des premiers ordinateurs, la course au gigantisme des bases de données a montré quelques limites. A cette pre- mière période intellectuelle dominée par des recherches inspirées du structuralisme des années 1970 et du début des années 1980, a succédé de nouvelles approches se focalisant plus sur l’individu. Ainsi, l’exploitation des mêmes données, qualitativement enrichies d’un suivi individuel, joue un rôle majeur dans une nouvelle démographie historique urbaine 10. Notre ambition est de contribuer à ces progrès en proposant de nouvelles typo- logies permettant d’aborder des sujets relatifs à la fratrie, la solitude ou les situations de vulnérabilités 11.

8. Cette catégorie est spécifi que au recensement de 1831 et a très vraisemblablement été ajoutée suite à un épisode de choléra qui a menacé Genève.

9. Jacques Dupaquier, Pour la démographie historique, Paris, PUF, 1984, p. 115.

10. Parmi d’autres, voir Valérie Laflamme, Vivre en ville et prendre pension à Québec aux XIXe et XXe siècles, Paris, L’Harmattan, 2007 ; Siegfried Gruber, R. D. Scholz et Mikolaj Szoltysek, « Real and Synthetic Household Populations and Their Analysis : An Example of Early Historical Census Microdata (Rostock in 1819) », Historical Methods : A Journal of Quantitative and Interdisciplinary History 44,2, 2011, pp. 107-113 ; Barbara Revuelta- Eugercios et Diego Ramiro Farinass, « Birth, Household and Death Registration in the City : Estimating the Migration Bias on Urban Mortality. Madrid around 1905 », paper presented at IUSSP Seminar on New Approaches to Urban Health and Mortality during the Health Transi- tion Seville, 14-17 December 2011.

11. Consulter à ce sujet Michel Oris, Gilbert Ritschard et Grazyna Ryczkowska, « Siblings in a (neo-) Malthusian Town : From Cross-Sectional to Longitudinal Perspectives », Historical

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La base de données GENEVA a également été partiellement enrichie de certifi cats de décès et des passeports pour le « groupe B ». Grazyna Ryczkowska a rassemblé tous les mariages de la ville de la population des B de 1816 à 1880 12. Reto Schumacher, en utilisant les certifi cats de mariage de Grazyna Ryczkowska, a construit son propre échantillonnage de reconstitution des familles 13. Adrien Remund a également utilisé la population des B dans les registres de l’immigration de 1837 à 1843 14. Ainsi, la base de données GENEVA ne cesse de croître. Dans cet article, cependant, nous allons exploiter uniquement les données issues directe- ment des recensements généraux.

Tensions et stabilisation autour de la population catholique

Alors que la population de leur ville se modifi e en raison des fl ux migratoires qui s’accélèrent dès 1798, les natifs de Genève tendent à se défi nir comme les « vieux Genevois » 15. Dans une cité-Etat où « Genève » est restée la nationalité et l’identité primaire collective et où même les Confédérés suisses sont considérés comme étrangers au moins jusqu’au milieu du xixe siècle 16, la « politique des étrangers » était stricte. Les registres des permis de résidence montrent à quel point les nouveaux arri- vants ont été méticuleusement enregistrés. Ils devaient démontrer leurs

« moyens d’existence » et payer une taxe 17. Toutefois, les autorités gene- voises ne pouvaient pas utiliser ce système pour sélectionner les migrants, par exemple en tentant d’éviter l’arrivée des catholiques. En effet, ils ont été contraints par l’adhésion de Genève à la Confédération de respecter les règles et les traités internationaux signés par la Suisse avec ses voisins importants comme la France. De plus, dès 1815, ils ne peuvent retenir la migration vers la ville de Genève de citoyens venant des campagnes catholiques alentour, rattachées par le Protocole de Vienne (29 mars

Social Research 30,3, 2005, pp. 171-194 ; Michel Oris, Gilbert Ritschard et Grazyna Rycz- kowska, « Les solitudes urbaines. Structures et parcours dans la Genève des années 1816- 1843 », Annales de démographie historique 111,1, 2006, pp. 59-87.

12. Grazyna Ryczkowska, Accès au mariage.

13. Reto Schumacher, op. cit., 2010.

14. Adrien Remund, Les chemins de la migration. Analyse de la mobilité étrangère à Genève (1837-43), Genève, Université de Genève. Faculté des sciences économiques et sociales.

Département d’histoire économique (Mémoire de maîtrise universitaire en histoire économique et sociale), 2009 ; Adrien Remund, Socioeconomic Mobility of Immigrants in Nineteenth-Cen- tury Geneva : Confronting Cross-sectional and Longitudinal Approaches, Lund, Lund Univer- sity, European Doctoral School of Demography (Master thesis), 2010.

15. Irène Herrmann, op. cit.

16. Adrien Remund, Les chemins de la migration.

17. Adrien Remund, Socioeconomic Mobility of Immigrants.

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1815), le 2e traité de Paris (novembre 1815) et le traité de Turin (16 mars 1816) au nouveau canton suisse de Genève.

Au niveau du canton, la mixité religieuse se développe à contresens des efforts que déploient les anciennes familles patriciennes dès 1813 pour restaurer l’Ancien Régime. Les tensions ont été révélées par les diffi cultés de Genève à établir et faire appliquer sa législation matrimoniale. Pour l’élite protestante, conformément à la théologie calviniste, le mariage n’était pas un sacrement mais un simple contrat. L’application à Genève du Code civil napoléonien, qui institue le mariage civil, n’a à cet égard posé aucun problème d’adaptation. Cependant, le traité de Turin du 16 mars 1816, organisant le transfert des communes anciennement sardes et toujours catholiques au nouveau canton suisse, a imposé un strict res- pect de la foi des habitants, devenus Genevois et Suisses. Ainsi, la loi genevoise sur le mariage du 20 mars 1816 a proposé un compromis. La cérémonie civile, toujours exigée, doit être suivie d’une bénédiction nup- tiale, qui était une formalité pour les calvinistes et un vrai mariage reli- gieux pour les catholiques. Le gouvernement a toutefois la possibilité de dispenser les couples de la bénédiction nuptiale, une possibilité qui a été explicitement mise en place pour les unions mixtes 18. Quelques années plus tard, la loi du 26 décembre 1821 renforce la dimension civile du mariage, ce qui provoque de vives réactions des catholiques, et une inter- vention du Piémont-Sardaigne auprès de la Confédération pour obliger les autorités genevoises à respecter le traité de Turin. Cet aspect des relations interreligieuses ne s’apaise qu’avec l’adoption de la loi du 24 janvier 1824, qui crée un double régime matrimonial, l’un pour les protestants et un autre pour les catholiques. Un dualisme qui a survécu jusqu’en 1861 19.

Les unions mixtes et l’éducation religieuse des enfants nés de ces unions sont restées au centre des débats qui ont suivi. L’abbé Jean-Fran- çois Vuarin (1769-1843), premier curé de Genève, a joué un rôle actif dans ces controverses en publiant régulièrement des brochures polé- miques. Vuarin était arrivé à Genève à la fi n du xviiie siècle et après le Concordat de 1801 entre la France et la papauté, il est devenu offi cielle- ment le chef de la communauté catholique de la ville. Il voyait la Rome

18. Alfred Dufour, « Mariages civils et Restauration. Les aléas et les implications juri- diques et politiques de l’introduction du mariage civil obligatoire à Genève sous la Restauration (1816-1824) », in : Heinz Mohnhaupt (éd.), Zur Geschichte des Familien- und Erbrechts.

Politische Implikationen und Perspektiven, Frankfurt a.M., V. Klostermann, 1987, pp. 221- 245.

19. Pour plus de détails, voir Michel Oris et Olivier Perroux, « Les catholiques dans la Rome calviniste. Contribution à l’histoire démographique de Genève (1816-1843) », in : Jean- Pierre Poussou et Isabelle Robin-Romero (éd.), Histoire des familles, de la démographie et des comportements, en hommage à Jean-Pierre Bardet, Paris, Presses universitaires de Paris- Sorbonne, 2007, pp. 201-226.

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calviniste comme une terre de mission pour laquelle il a cultivé le rêve d’une nouvelle évangélisation. Ses attaques permanentes contre les protes- tants et leur foi ont été une constante de son ministère jusqu’à sa mort en 1843, et même après, avec ses funérailles qu’il avait soigneusement organi- sées. Le parcours de son cortège funèbre à travers les vieux quartiers histo- riques protestants 20 n’est pas sans rappeler des pratiques de l’Irlande du Nord.

En affrontant frontalement le cœur des pouvoirs de la Restauration à Genève, tant au niveau des autorités politiques que de l’Eglise protestante, ce combattant catholique a également contribué à alimenter le mouvement du Réveil, issu des bancs de l’Université. Ce mouvement religieux évangé- lique et libriste a connu un certain succès dans les années 1820. Il voulait réveiller et renforcer un protestantisme considéré comme trop froid et en sommeil, par rapport à une foi catholique dynamique 21. Le 300e anniver- saire de l’adoption de la Réforme à Genève, en 1835, fut aussi un moment de réaffi rmation d’une identité religieuse collective mise à mal par les prin- cipes révolutionnaires de la démocratie, quoique bien limités par la consti- tution de 1816. Enfi n, de 1842 à 1847, une association patriotique genevoise d’abord tenue secrète, l’« Union Protestante », était active dans la ville.

Puisque la présence de « moyens d’existence » conditionnait l’autorisation de résidence dans la ville, l’Union a, par exemple, demandé aux employeurs protestants de refuser d’embaucher des travailleurs ou domestiques catho- liques et de privilégier les immigrants protestants 22. La domesticité a joué un grand rôle dans les fl ux migratoires catholiques. Le canton de Vaud, protestant et voisin de Genève, fournissait une part importante des domes- tiques en place à Genève. Avec la Restauration, le bassin de recrutement des servantes s’est déplacé dans les alentours immédiats de la ville de Genève, soit dans des terres catholiques.

Comme on peut le voir en suivant les sources d’archives classiques composées essentiellement des écrits conservés, au début des années 1840, Genève ne semble pas très loin de Belfast. Cependant, l’analyse statistique des recensements laisse apparaître une histoire différente. Dans un précédent article, nous avons étudié les transformations des structures d’âge, sexe et états matrimoniaux chez les catholiques vivant dans la

20. Paul Guichonnet, « Le curé Vuarin et les Savoyards à Genève », in : Liliane Mottu- Weber et Dominique Zumkeller (éd.), Mélanges d’histoire économique offerts au professeur Anne-Marie Piuz, Genève, Université de Genève, 1989, pp. 95-109 ; Irène Herrmann, op. cit., pp. 34-35.

21. Olivier Perroux, Tradition, vocation et progrès, p. 40.

22. Pierre-Alain Friedly, « L’Union protestante genevoise (1842-1847). Une organisation de combat contre l’envahissement des catholiques », Bulletin de la Société d’histoire et d’ar- chéologie de Genève 17, 1982, pp. 315-371 ; Michel Oris et Olivier Perroux, « Les catho- liques dans la Rome calviniste ».

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Rome calviniste, de 1816 à 1843 23. Il s’agit d’une histoire de la stabilisa- tion progressive et de la formation d’une sous-population. Le passage d’un fl ux migratoire lié exclusivement à l’activité professionnelle et com- posé de jeunes adultes célibataires caractérisés par une forte mobilité, à l’émergence progressive d’un groupe stable rassemblant tous les âges et incluant tant de jeunes enfants vivant avec leurs parents installés en ville – les premiers catholiques nés à Genève depuis 1536 –, que des vieillards restant là où leur vie les avait conduits. Cette nouvelle population de Genevois catholiques forme dans la cité de Calvin un groupe restreint, mais un marché matrimonial suffi sant pour qu’il se perpétue, notamment avec l’aide des nouveaux migrants catholiques. Sans ce noyau primitif, ces migrants catholiques ne feraient que transiter par Genève, le temps d’y travailler quelque temps avant de retourner dans leurs lieux d’origine.

Mais, progressivement, les opportunités de s’enraciner dans la ville grâce à ces familles établies et de même confession se multiplient 24. Dans les années 1830 et les années 1840, les catholiques à Genève forment une sous-population qui a sa propre dynamique interne et une approche inclu- sive vis-à-vis des nouveaux arrivants.

Nous n’avons cependant pas défi ni cette sous-population comme une

« communauté », car elle ne forme pas un groupe isolé, rejeté par la majo- rité protestante et contrainte de se replier sur elle-même. Le tableau no 1, issu de la base de données GENEVA, confi rme la croissance des ménages catholiques, la proportion passant de 4,9 % à 18,3 %. Cependant, les ménages mixtes, où protestants et catholiques partagent le toit et la table, sont toujours plus nombreux. Les relations de pouvoir entre les autochtones et les nouveaux arrivants sont évidentes, puisque les unions mixtes ont la plupart du temps à leur tête un protestant. Cependant, jusqu’à un ménage sur dix en 1843 avait une tête catholique et au moins un membre protestant.

Ce tableau idyllique de l’intégration et de la coexistence interreligieuse reste, bien évidemment, à nuancer. En effet, nous pouvons également uti- liser les recensements pour examiner statistiquement les questions qui ont été débattues lors des discussions autour de la législation matrimoniale : les mariages mixtes, l’éducation religieuse des enfants nés de ces unions et les conversions religieuses. Dans le tableau no 1, nous pouvons d’abord observer que le nombre de couples mixtes augmente. Ils sont présents dans 5 % des ménages en 1816 contre 9 % en 1843. Au début, trois sur quatre étaient des unions entre un homme protestant et une femme catho- lique, mais cette proportion s’est équilibrée en baissant à 53 % en 1843,

23. Michel Oris et Olivier Perroux, « Les catholiques dans la Rome calviniste ».

24. Grazyna Ryczkowska, Accès au mariage ; Adrien Remund, Les chemins de la migra- tion.

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proche de la parité. Naturellement, nous devons garder à l’esprit que, compte tenu du poids respectif de chaque confession dans la population genevoise, ce genre de situation n’a pas vraiment d’incidence sur la posi- tion protestante dominante, mais pourrait apparaître comme une menace pour les catholiques, ce d’autant que le protestantisme est d’abord la reli- gion majoritaire chez les chefs de famille. En effet, et cela confi rme les inquiétudes de Vuarin, quand la femme est protestante et le mari catho- lique, les enfants sont éduqués dans la foi de leur mère, alors que le contraire est loin d’être vrai. Dans les unions mixtes où le père était pro- testant et la mère catholique, une nette majorité des enfants ont été déclarés protestants.

Tab. 1. Cohabitation religieuse au sein des ménages genevois, 1816-1843

Recensements 1816 1822 1828 1837 1843 1816 1822 1828 1837 1843 Types de cohabitation

religieuse n %

Ménages (total) 1335 1389 1331 1457 1521 100 100 100 100 100 homogène protestant 1067 932 917 875 807 79.9 67.1 68.9 60.1 53.1 homogène catholique 66 95 144 203 278 4.9 6.8 10.8 13.9 18.3

mixtes 200 231 269 373 430 15 16.6 20.2 25.6 28.3

chef de famille protestant 115 140 187 246 282 8.6 10.1 14 16.9 18.5 chef de famille catholique 85 91 77 123 147 6.4 6.6 5.8 8.4 9.7

Couples mixtes 68 77 83 106 141 5.1 5.5 6.2 7.3 9.3

époux protestant 52 51 46 62 76 3.9 3.7 3.5 4.3 5

avec enfant protestant 36 32 29 42 47 2.7 2.3 2.2 2.9 3.1

époux catholique 16 26 37 44 65 1.2 1.9 2.8 3 4.3

avec enfant catholique 1 1 3 4 1 0.1 0.1 0.2 0.3 0.1

Chef de famille prot.

+ catholique hébergé 101 115 153 209 222 7.6 8.3 11.5 14.3 14.6 Chef de famille cat.

+ protestant hébergé 34 36 34 59 67 2.5 2.6 2.6 4 4.4

Dans le tableau no 2, nous avons utilisé les liens entre les recensements en considérant les individus présents sur deux recensements consécutifs, afi n de voir si leur appartenance religieuse s’est modifi ée dans l’intervalle.

Même si les observations sont peu nombreuses au début de la période et appellent ainsi à la prudence dans l’interprétation, il est évident que les conversions n’ont pas affecté signifi cativement les protestants, alors qu’elles étaient une menace réelle pour les catholiques dans les années 1820. Après cette date, ce risque s’atténue.

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Tab. 2. Stabilité et changements d’affi liation religieuse entre les recensements, 1816-1843

Périodes Stable/changement

1816-1822 1822-1828 1837-1843

n % n % n %

Total protestants 700 100 943 100 1353 100

Protestants-Protestants 687 98.1 927 98.3 1331 98.4

Protestants-Catholiques 13 1.9 16 1.7 22 1.6

Total catholiques 62 100 124 100 333 100

Catholiques-Catholiques 47 75.8 111 89.5 305 91.6

Catholiques-Protestants 15 24.2 13 10.5 22 6.6

En guise de conclusion provisoire, nous pouvons poser qu’à Genève, les catholiques au début du xixe siècle forment une claire minorité, et que cer- taines de leurs inquiétudes, notamment au sujet des unions mixtes et des conversions, ne sont pas seulement une question de rhétorique qui alimente des polémiques. Cependant, leur position s’est améliorée après les années 1820, avec des structures plus diversifi ées remplissant les conditions pour un véritable enracinement dans la cité. Si dans les années 1840, certains protestants ont réagi à cette présence catholique de plus en plus marquée dans la ville, par exemple en essayant d’organiser un boycott, la confronta- tion est restée pacifi que. Alors que les agitations politiques en 1841, 1843 et 1846 autour des révolutions radicales ont parfois fi ni dans le sang, la religion s’est tenue à l’écart de ce confl it entre conservateurs et libéraux- radicaux. Même si nous devons rester d’une extrême prudence, l’analyse de l’évolution de la cohabitation religieuse au travers des recensements nous raconte une histoire de la tolérance, sinon d’une relative indifférence de la majorité protestante à l’encontre de la minorité catholique.

Une partie de l’explication est assurément qualitative. La sécularisation de la société genevoise s’étire sur tout le xixe siècle. La laïcisation de l’Etat n’a été effective qu’en 1907, alors que le processus a commencé dès les années 1820 25. De plus, après quelques hésitations, la majorité des pasteurs genevois a condamné l’« Union Protestante » et ses projets, en rejetant la perspective d’un retour aux guerres de religion. Ils ont de même refusé de réagir aux attaques du curé Vuarin 26. Parfois, cette tolérance

25. Michel Oris et Olivier Perroux, « Les catholiques dans la Rome calviniste ».

26. Ibid., p. 211.

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peut être prise pour de l’arrogance, notamment chez Edouard Mallet 27 qui oppose la raison protestante au fanatisme catholique. Finalement, la majo- rité de la population protestante a suivi son élite religieuse et intellectuelle et a opté pour une attitude tolérante 28 qui se refl ète dans les statistiques de la cohabitation au sein des ménages.

Toutefois, ces explications ne sont pas complètement satisfaisantes. En effet, les tensions entre la minorité et la majorité ne sont généralement pas (seulement) liées à des différences de religion ou d’idéologie ; elles sont inscrites dans des discriminations qui s’observent au niveau des structures socioéconomiques et qui renforcent, affi rment et perpétuent les diffé- rences. Pour localiser les catholiques dans les structures sociales et éco- nomiques de la ville de Genève dans la première moitié du xixe siècle, nous mobilisons une méthode relativement nouvelle de la statistique, celle de l’analyse statistique implicative.

La méthode de la statistique implicative

Afi n d’analyser la « question catholique » à Genève dans la première moitié du xixe siècle, nous avons choisi une méthode statistique, la statis- tique implicative, qui a été introduite par Régis Gras comme outil d’ex- ploration pour l’analyse de données 29. La statistique implicative est maintenant fréquemment utilisée dans l’exploration de données, mais encore de manière balbutiante dans les sciences sociales, y compris la démographie historique 30. Cette méthode offre pourtant un grand poten- tiel dans le traitement simultané de plusieurs variables et dans une syn- thèse graphique très simple. En outre, son application a été rendue facile par Couturier, Bodin et Gras (2005) 31 qui ont développé le logiciel CHIC 32.

27. Edouard Mallet, Du recrutement de la population dans les petits Etats démocratiques.

Avec esquisse historique et statistique sur l’admission d’étrangers et la naturalisation dans la République de Genève, Genève, Jullien, 1851.

28. Irène Herrmann, op. cit., pp. 234-241.

29. Régis Gras, L’implication statistique. Nouvelle méthode exploratoire de données, Gre- noble, La pensée sauvage, 1996.

30. Régis Gras, Pilar Báguena Orus, Bruno Pinaud et Pablo Gregory (éd.), Nouveaux apports théoriques à l’analyse statistique implicative et applications, Castellón de la Plana (España), Departament de Matemàtiques, Universitat Jaume I, 2007 ; Régis Gras, Jean-Claude Regnier et Fabrice Guillet (éd.), Analyse Statistique Implicative. Une méthode d’analyse de données pour la recherche de causalités, Toulouse, Cepadues, 2009.

31. Raphaël Couturier, Antoine Bodin et Régis Gras, CHIC v3.5 Classifi cation Hiérar- chique Implicative et Cohésitive. Guide d’utilisation, Nantes, IRESTE, 2005.

32. Pour Classifi cation Hiérarchique Implicative et Cohésitive.

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Plus précisément, la statistique implicative repose sur les liens ou les asso- ciations entre plusieurs variables binaires. Ainsi, les variables catégoriques avec plus de deux modalités doivent être codées en variables 0-1, et les varia- bles continues doivent être transformées. La force d’une association entre deux variables est mesurée par la probabilité – P (Nma<nma | independence) – que, dans le cas de l’indépendance, le nombre Nma de cooccurrences, par exemple de « hommes » (m) et ‘actifs’(a), soit plus faible que le nombre nma effectivement observé. La probabilité peut être calculée à l’aide d’une distribution binomiale de Poisson. Fondamentalement, tel que défi ni ci-dessus, l’association entre les deux variables est symétrique. Pour obtenir une orientation, Régis Gras propose d’évaluer l’intensité de l’im- plication, « hommes implique actif », par exemple, en utilisant la proba- bilité – P (N<n | independence) – que le nombre N de contre-exemples (nombre d’hommes inactifs) soit, en cas d’indépendance, plus élevé que le nombre n observé de contre-exemples.

A partir de cette base, le graphique implicatif est construit en dessinant des fl èches entre paires de variables, lorsque l’intensité d’implication dépasse un seuil défi ni par l’utilisateur. La direction de la fl èche est celle pour laquelle nous avons la plus forte intensité de l’implication. Dans le logiciel CHIC, l’utilisateur peut fi xer de un à quatre seuils qui se tradui- ront par des fl èches de couleur et de taille différentes. Par souci de clarté, CHIC ne représente pas une association directe lorsqu’il existe déjà un lien indirect entre deux variables à travers les autres.

Une minorité croissante mais cachée

Notre analyse est basée sur les recensements qui sont séparés par six années et dont les données ont été cumulées. Nous considérons les situa- tions à l’instant t, c’est-à-dire en 1816, 1822, 1831 et 1837, et à l’instant t + 6 (1822, 1828, 1837, 1843). Les situations ont été défi nies par un pro- cessus de codifi cation.

Parmi les données recueillies, nous avons compté 1200 mentions diffé- rentes d’« occupations professionnelles » qui ont été regroupées en caté- gories socioprofessionnelles, d’un côté, et statuts sociaux, de l’autre. Le tableau no 3 indique les modalités pour les deux typologies. Afi n de dis- tinguer les situations au début de l’intervalle de six ans et à la fi n, nous faisons précéder d’un « t_ » l’ancien. Par exemple, « t_gsp_watch » est un horloger au temps t, et « gsp_watch » est un horloger au temps « t + 6 ». Le tableau no 4 présente la répartition de ces catégories à l’instant

« t ». Notons encore la distinction entre le statut social « non qualifi és » et le groupe socioprofessionnel du même nom. Un « apprenti boucher »

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ou une « vendeuse en boutique » appartiennent à l’état social « non qua- lifi és », mais au groupe socioprofessionnel des « artisans et petits com- merçants », et non celui des « indéterminés » où l’on place, par exemple, les travailleurs journaliers. Entre « t » et « t + 6 », les transitions d’intérêt sont défi nies en fonction des catégories socioprofessionnelles et sont résu- mées dans le tableau no 5.

Tab. 3. Liste des groupes socioprofessionnels et des statuts sociaux

Abréviation Statut social Abréviation Groupe socioprofessionel

ss_ukwn Inconnu sp_inac Inactif

ss_unsk Travailleurs manuels sp_uskil Sans qualifi cation

ss_skill Ouvriers qualifi és sp_craft Artisans ss_white Col blanc sp_watch Horlogers ss_pmb Petite bourgeoisie sp_trad Commerçants ss_eli Elite sp_serv Professions libérales

Tab. 4. Tableau croisé des groupes socio-professionnels avec les statuts sociaux (au temps t)

Status Groupe socio- professionnel (SPG)

inconnu Sans

qualifi cation qualifi és Cols blancs

Petite

bourgeoisie Elite Total

Inactif 4467 23 0 79 1 344 4914

Sans qualifi cation

274 1672 96 118 3 0 2163

horlogers 0 71 1330 0 213 0 1614

Artisans, ouvriers qualifi és

0 173 1527 3 80 0 1783

Commerçants 0 112 64 21 537 7 741

Professions libérales

0 28 18 37 156 82 321

Total 4741 2079 3035 258 990 433 11536

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Notre objectif est de localiser les membres d’une confession d’après leur appartenance religieuse, en particulier pour les catholiques, parmi les principales composantes et dynamiques des structures socioéconomiques à Genève. En conséquence, nous avons trois catégories religieuses : les protestants (calvinistes), les catholiques et un groupe restreint d’autres, pour les quelques juifs et luthériens qui sont recensés. Nous contrôlons les caractéristiques démographiques de l’âge, du sexe et de l’état matrimo- nial. Comme le nombre de divorcés est très faible (<10), nous ne prenons en considération que les célibataires, mariés et veufs-ves. Pour la religion, comme dans le cas de l’état matrimonial, nous prenons en compte la situa- tion au temps « t », bien que pour les nouveaux arrivants leur statut ne soit connu qu’en « t + 6 ». Pour l’âge, c’est le milieu de l’intervalle qui est pris en compte, à savoir l’âge en « t + 3 ». Pour l’analyse statistique implicative, l’âge a été réduit à trois variables binaires (minimisation de la variance intragroupe) : « AGE1 » pour les moins de 16 ans ; « AGE2 » pour ceux âgés de 16 à 41 ans et « AGE3 » pour ceux âgés de plus de 41 ans. Enfi n, étant donné le nombre et la proportion croissants de catho- liques, nous faisons une distinction entre deux périodes, l’une couvrant 1816 à 1828, et la seconde de 1831 à 1843.

Tab. 5. Types de modifi cations

Modifi cation (label) Groupe socio-professionnels (SPG) au temps t

Groupe socio-professionnels (SPG) au temps t + 6

Restent inactifs (inactif) inactif inactif

Deviennent actifs

(nouvellement actifs) inactif actif

inchangé (inchangé) actif actif SPG(t) = SPG(t + 6) change (change) actif actif SPG(t) ≠ SPG(t + 6)

Arête leur activité (retiré) actif inactif

Nouveau venu (nouveau venu) absent présent

disparaissent (disparaissent) présent absent

Les fi gures 1 et 2 montrent deux modèles qui sont illustrés par des gra- phiques implicatifs. La première inclut les groupes socioprofessionnels, les statuts sociaux et d’autres dimensions structurelles au temps « t ».

Nous avons bien sûr intégré la religion, considérée comme un indicateur de la migration et de l’ouverture de la Rome protestante. Les données sont issues des dossiers individuels dans nos échantillons alphabétiques. La fi gure 2 fait de même pour la situation au « temps t + 6 ».

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Figure 1

Figure 2

Les fl èches rouges des fi gures 1 et 2 indiquent les relations les plus statistiquement signifi catives et ces liens illustrent parfois des évidences.

Un jeune âgé de moins de 16 ans est en effet logiquement célibataire.

Toutefois, ces évidences ont leur utilité afi n de vérifi er la méthode. Les fi gures 1 et 2 pourraient constituer la base d’une analyse détaillée des structures et des dynamiques sociales au xixe siècle à Genève 33. Ici, nous

33. Michel Oris et Gilbert Ritschard, « Dynamique socioprofessionnelle dans la Genève du xixe, enseignements d’une analyse de statistique implicative », in : Régis Gras, Pilar Báguena Orus, Bruno Pinaud et Pablo Gregory (éd.), Nouveaux apports théoriques, pp. 287-300 ; Gilbert Ritschard, Matthias Studer et Michel Oris, « Analyse statistique implicative des transitions professionnelles dans la Genève du xixe siècle », in : Régis Gras, Jean-Claude Regnier et Fabrice Guillet (éd.), Analyse Statistique Implicative, pp. 421-435.

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allons nous limiter à l’identifi cation des variables de polarisation ou de convergence. Au moins quatre fl èches convergent sur trois caractéris- tiques démographiques. Comme mentionné ci-dessus, le jeune âge est associé au fait d’être seul, mais aussi à l’inactivité et à l’absence de com- pétences, ainsi qu’au fait de « devenir actif ». Rien que de bien logique.

Les deux sexes attirent des liens qui illustrent la construction genrée du marché du travail local. Les hommes sont directement associés avec des statuts qui suggèrent un monde dominé par le masculin : la petite bour- geoisie, les cols blancs, les horlogers et les autres artisans, ainsi que les professions libérales. Du côté des femmes, la surreprésentation au sein du groupe socioprofessionnel des ouvriers non qualifi és est fl agrante. Le veuvage est majoritairement féminin, ce qui est bien connu, et beaucoup plus de femmes que d’hommes sont associées à la dynamique « arrêt de travail », une cessation d’activité formelle qui s’explique surtout par le mariage.

Avec six fl èches qui convergent, à laquelle on peut ajouter une sep- tième issue des liens indirects, la variable la plus polarisante, offrant une démonstration très claire de la distribution de pouvoir subsistante dans la cité de Calvin, est l’appartenance à la religion protestante. Etre protestant est directement associé à l’inactivité (en fait, parce que plusieurs membres de l’élite ont été désignés comme rentiers), la petite bourgeoisie et les horlogers. Les protestants sont également plus stables et matures (en termes d’âge). Sur la fi gure 2, cette convergence sur la religion historique est encore plus évidente avec huit des liens directs et huit indirects. Les protestants constituent clairement le cœur de la population de la ville et les « dominants » de leur ville.

Par contre, un autre résultat important des fi gures 1 et 2 est cependant négatif, à savoir la présence des catholiques. Ces derniers n’ont aucune relation forte avec l’une des caractéristiques principales ni avec aucune des principales dynamiques de la société genevoise dans la première moitié du xixe siècle. Cette constatation était si inattendue que nous avons souhaité élaborer un troisième modèle, illustré par la fi gure 3. Nous avons diminué le seuil de signifi cation statistique à 65 et même 55 %, ce qui est pour le moins une valeur extrêmement basse. Avec cette excessive tolé- rance, les catholiques apparaissent fi nalement sur le schéma, mais en étant reliés uniquement à la dynamique « nouveau venu » dans la seconde période et, indirectement, à l’état de « célibataire ». Ces résultats prévi- sibles mettent en lumières des associations peu signifi catives. La popula- tion catholique est une minorité croissante, mais discrète !

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Figure 3

Conclusion

L’intérêt principal de l’analyse statistique implicative réside dans sa capacité à extraire des données et à les représenter sous forme de synthèse graphique. Sans hypothèses a priori, cette méthode offre une vision glo- bale, immédiatement compréhensible, à partir d’un ensemble d’associa- tions. Il s’agit d’une approche très utile pour mettre en évidence la dimension qui polarise les caractéristiques individuelles sur la base de différences binaires.

Ici, précisément, notre exploration de la société de Genève dans la pre- mière moitié du xixe siècle a confi rmé à la fois positivement et négative- ment l’importance de l’appartenance religieuse. Toutes les principales caractéristiques structurelles sont restées associées au calvinisme. Tout d’abord, les protestants de Genève formaient une population beaucoup plus stable que la minorité catholique. Emmanuel Le Roy Ladurie a dis- cuté de la dualité des populations urbaines divisées en « môles de stabi- lité » d’un côté, et de l’autre en immigrants indésirables qui aspiraient à cette stabilité, mais se trouvaient rejetés par le premier groupe 34. De 1816

34. Emmanuel Le Roy Ladurie, La ville des temps modernes de la Renaissance aux Révo- lutions, Paris, Seuil, 1998, p. 301.

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à 1843, Genève illustre parfaitement cette tendance avec, en plus, un cli- vage religieux. Par ailleurs, la stabilité est associée à diverses formes de capitaux sociaux offrant des avantages sur les marchés du logement, du travail et matrimonial, ainsi que vis-à-vis de l’accès à la vie politique par la citoyenneté. Cette dernière question a été débattue à Genève au début du xixe siècle, comme dans de nombreux pays européens à cette époque.

En 1816, l’élite bourgeoise, moteur de la restauration, verrouille son pou- voir, notamment avec l’instauration du suffrage censitaire, un système qui lie les droits politiques au paiement d’un impôt électoral, donc réservé aux riches. Le parti radical émerge de la lutte pour l’extension du droit de vote. Cette force politique d’opposition a trouvé ses partisans au sein d’un segment important et signifi catif de la société de Genève, soit d’un groupe stable de familles traditionnellement ancrées dans la ville : les horlogers.

Plus largement des commerçants et artisans de la ville. En raison même de leur enracinement, ceux-ci avaient une légitimité suffi sante pour contester le pouvoir traditionnel patricien. De manière signifi cative, ce groupe apparaît fortement associé avec le protestantisme (fi gures 1 à 3).

Depuis le xvie siècle, Genève a construit une économie adaptée à sa situation très particulière, à savoir l’absence de domination sur un arrière-pays rural et avec un statut d’îlot calviniste entouré d’ennemis catholiques. Les Genevois ont développé un secteur proto-industriel, la

« Fabrique », qui regroupe « l’ensemble des arts et des métiers qui concourent à la création des montres et des bijoux » 35. Genève se spécia- lise dans la production de luxe avec une forte valeur ajoutée, qui nécessite à la fois un approvisionnement en matières premières et un accès au vaste marché international, en l’occurrence parfaitement desservi par une importante « diaspora calviniste ». La « Fabrique » vit ainsi en symbiose avec les autres grands secteurs de l’économie, le commerce et les fi nances 36. Après une phase de prospérité entre 1750 et 1792, la ville souffre au cours de la période française et jusqu’en 1819 ou 1822 37. Les usines textiles, autre secteur important de l’économie genevoise, ont été incapables de résister à la concurrence. La « Fabrique » est devenue encore plus que précédemment l’activité économique dominante. En 1828, elle emploie quelque 5000 personnes. Plus de 35 % des hommes qui ont contracté un mariage à Genève entre 1822 et 1845 travaillent dans ce secteur 38. Cette domination d’un secteur fragilise l’économie genevoise.

En tant qu’industrie d’exportation, l’horlogerie est en effet vulnérable aux

35. Anthony Babel, La Fabrique genevoise, Neuchâtel, Victor Attinger, 1938, p. 13.

36. Anthony Babel, Histoire économique de Genève, Genève, A. Jullien, 1963, vol. 1 (?), p. 93.

37. Paul Guichonnet, Histoire de Genève, Toulouse/Lausanne, Privat/Payot, 1975, p. 273.

38. Grazyna Ryczkowska, Accès au mariage.

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tensions politiques internationales qui affectent ses marchés extérieurs, et la première moitié du xixe siècle n’est pas une période paisible. Cepen- dant, les années de 1830 à 1845 ont été bonnes pour la « Fabrique » et l’ensemble de l’économie urbaine 39. La crise de 1845-1847, qui touche l’ensemble du continent, est dès lors un véritable choc.

William Sewell a brillamment analysé l’histoire paradoxale d’élites ouvrières qui ont développé leur propre capital social et une identité col- lective fondée sur des valeurs communes d’excellence et de liberté ancrées dans la mémoire de la ville médiévale et des débuts de l’ère moderne 40. A l’image des horlogers de Genève, quelques années auparavant, ce sont les artisans traditionnels qui ont souvent formé les troupes des révolutions de 1848 à travers l’Europe. Défaits ou victorieux, ils forcent une modernisa- tion qui va rendre archaïque leur statut de travailleurs qualifi és attachés à leurs traditions.

Si nous laissons de côté le continent européen lors de son « Printemps des libertés » de 1848 pour revenir à la petite Genève dans la première moitié du xixe siècle, alors que l’élite des vieilles familles patriciennes s’affronte pour le pouvoir avec une classe enracinée d’ouvriers qualifi és, les immigrants catholiques ne cessent d’augmenter de manière presque invisible. Ils ont évité d’entrer en concurrence avec les autochtones dans les secteurs dominants et les plus prestigieux de l’économie locale et évi- tent également toute concentration dans les structures sociales. D’après les statistiques implicatives, nous savons que leur proportion ne dépasse jamais le seuil de l’hypothèse d’indépendance, quelles que soient les dimensions structurelles envisagées. Une récente analyse a également confi rmé l’absence de segmentation spatiale ou ségrégation 41. Pas d’em- ploi catholique, pas de quartier catholique, même pas une rue catholique.

Le pourcentage de ménages religieusement mixtes est une autre manifes- tation d’une tendance claire au sein d’une progression démographique qui passe facilement inaperçue. Les catholiques qui s’installent à Genève entre 1816 et 1843 ont été sélectionnés parmi de nombreux migrants. Ils sont les résidus – au sens neutre du mot – d’une migration qui connaît un haut niveau de renouvellement. Menacés au début par les conversions et les unions mixtes, ils n’ont pas du tout suivi l’approche belliqueuse de leur chef religieux, l’abbé Vuarin. En fait, les catholiques ont systémati- quement évité d’apparaître comme une menace pour les protestants, qui étaient suffi samment préoccupés par leurs propres luttes internes.

39. Paul Guichonnet, Histoire de Genève, p. 28.

40. William Sewell, Structure and Mobility : the Men and Women of Marseille 1820-1870, Cambridge/Paris, Cambridge University Press/Maison des Sciences de l’Homme, 1985.

41. Adrien Remund, Socioeconomic Mobility of Immigrants.

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Il est bien sûr très diffi cile d’affi rmer que cette évolution fut le résultat d’une stratégie délibérée. Il n’en demeure pas moins que le cas de Genève a été très différent de celui d’autres villes divisées entre communautés ethniques et/ou religieuses. Alors que de nombreux écrits ont été consacrés à des oppositions et des confl its qui ont marqué les espaces urbains et les imaginaires collectifs, des histoires de (relative) tolérance et de leurs méca- nismes restent méconnues, comme dans le cas des catholiques dans la Genève du xixe siècle. Cependant, l’approche quantitative, rendue possible par un énorme travail de saisie des données du recensement, ainsi que par leur traitement statistique par les démarches implicatives, nous a permis de mettre en évidence cette dynamique invisible. Le European Historical Population Samples Network (EHPS-Net) et les projets MOSAiCH de l’Institut Max Planck de Rostock ont récemment entrepris des efforts com- muns pour mettre à la disposition des chercheurs des données scientifi ques collectées dans des recensements de l’Europe entière. Celles-ci pourraient fournir les éléments de base pour un effort collectif d’interprétation et de confrontation des résultats, où les historiens analyseraient plus en détail la façon dont les minorités et les majorités ont coexisté dans le passé.

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