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L'IDÉE DE VOLONTÉ DANS LE STOÏCISME

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Academic year: 2022

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L ' I D É E D E V O L O N T É D A N S LE S T O Ï C I S M E

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B I B L I O T H È Q U E DE P H I L O S O P H I E C O N T E M P O R A I N E Histoire de la Philosophie et Philosophie générale

Section dirigée par P.-M. Schuhl, membre de l'Institut, professeur à la Sorbonne

L'IDÉE DE VOLONTÉ DANS LE STOÏCISME

p a r

A N D R É - J E A N V O E L K E

O U V R A G E P U B L I É A V E C L E C O N C O U R S D U C . N . R . S .

P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E 1 0 8 , BOULEVARD SAINT-GERMAIN, PARIS

1 9 7 3

(5)

A Danielle

De nombreux amis et collègues, hellénistes, latinistes, philo- sophes, m'ont aidé de leurs encouragements, conseils et critiques.

Ce livre leur doit beaucoup et je leur dis toute ma gratitude.

En m'accordant un subside, le Fonds National Suisse de la Recherche Scientifique m'a permis de bénéficier d'un congé d'étude. Je lui en suis très reconnaissant.

Je remercie aussi le Centre National de la Recherche Scienti- fique, qui a accordé son aide à la publication de l'ouvrage.

A.-J. V.

Dépôt légal. — 1 ro édition : 1er trimestre 1973

@ 1973, Presses Universitaires de France Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation

réservés pour tous pays

La loi du 11 mars 1957 n'autorisant, aux termes des alinéas 2 et 3 de l'ar- ticle 41, d'une part. que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'eumple et d'illustration, « toute repré- sentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'au- teur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite e (alinéa 1er de l'article 40).

Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code Pénal.

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I N T R O D U C T I O N

Selon une thèse fréquemment soutenue, la notion philoso- phique de volonté a sa source pour une part dans le génie romain et pour une autre dans le message chrétien, mais elle ne devrait rien à la pensée grecque, qui l'aurait ignorée. L'absence du concept de volonté dans l'éthique grecque constitue même le thème d'une étude spéciale, due au philologue néerlandais J. C. Opstelten (1).

A l'appui de cette thèse on affirme que le terme vouloir ne peut se traduire en grec : thélein indique que le sujet est prêt à, disposé à, consentant, sans avoir pris une décision par- ticulière ; boulesthai marque le vœu, la préférence pour un objet déterminé, le choix lié à une délibération (2). On souligne également que la volonté peut être désignée tantôt par des termes indiquant plutôt l'affectivité, tels thymos ou le « cœur », hormê ou la tendance, tantôt par des termes marquant plutôt des fonctions intellectuelles (dianoia, nous, gnômê) (3). M. Pohlenz va même jusqu'à soutenir que les Grecs ne reconnaissent pas de fonction volitive distincte des fonctions intellectuelles : le vouloir serait pour eux contenu dans le connaître, la décision dans le savoir (4).

Mais certains auteurs affirment au contraire que la volonté joue souvent un rôle capital dans la pensée grecque. C'est ainsi que R. Mondolfo cherche à dégager l'existence d'une

« orientation volontariste » dans la gnoséologie grecque et

(1) J. C. OPSTELTEN, Beschouwingen... Cf. aussi H. HEIMSOETH, Die sechs grossen Themen der abendlândischen Metaphysik, 5. Aufl. (Stuttgart, 1965), pp. 204 ss., et les travaux signalés plus bas, p. 162, n. 1.

(2) Pour une étude plus détaillée de ces significations, cf. A. WIFSTRAND, Die griechischen Verba far Wollen.

(3) Cf. B. A. VAN GRONINGEN, Le Grec et ses idées morales, pp. 112-113 ; B. SNELL, Die Enldeckung des Geistes, p. 249. On a souvent rapproché le vouloir du θυμoειδές platonicien (p. ex. B. A. VAN GRONINGEN, loc. Cit. ; J. C. OPSTELTEN, op. Cit., pp. 15-17). Mais ce rapprochement a aussi été contesté, en particulier par M. POHLENZ, Kleine Schriflen, I, p. 440.

(4) M. POHLENZ, Der hellenische Mensch, pp. 210-212, 304-306 ; Die Stoa, I, pp. 124-125, 274 ; II, pp. 139-140.

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s'attache à montrer que, d'Héraclite à Plotin, tout un cou- rant philosophique a considéré la volonté comme une condition essentielle de la connaissance (1). De son côté l'un des meil- leurs connaisseurs d'Aristote, I. Düring, soutient que l'éthique aristotélicienne repose entièrement sur la « bonne volonté » (2).

A vrai dire les points de vue ne sont peut-être pas aussi opposés qu'il le semble au premier abord. Selon M. Pohlenz les Grecs emploient des catégories cognitives pour exprimer des dispositions ou des actes de caractère volitif : ils disent

« penser » quand nous disons « vouloir ». Mais la pensée, telle qu'ils la conçoivent, n'est pas une pensée purement représen- tative : c'est une pensée qui agit, qui tend à un but, qui implique donc le dynamisme propre à la volonté. Inversement, lorsque R. Mondolfo décèle chez les Grecs une « orientation volonta- riste », le vouloir ainsi mis en relief est moins une fonction autonome de l'âme humaine que l'effort, l'activité, le dyna- misme de la pensée (3). Des deux côtés on admet donc la pré- sence, au sein de la pensée, d'une composante volitive (4).

Le débat pourrait se poursuivre longtemps. Il nous paraît cependant opportun de quitter le plan des généralités sur la pensée grecque pour entreprendre l'étude de la notion de volonté dans les termes plus précis des doctrines particulières.

Dans cette perspective une doctrine s'impose avant tout à notre attention : le stoïcisme. Le sage stoïcien, tel qu'il a été mille fois dépeint, se caractérise au premier coup d'œil par une extrême tension de la personnalité, tout entière centrée sur un unique nécessaire, la vertu. Cette tension, qui lui confère une force morale inébranlable, ne dénote-t-elle pas une volonté inflexible, et l'originalité du stoïcisme ne réside-t-elle pas pré- cisément dans l'accent mis sur la volonté de l'agent moral ? On est donc fondé à dire, semble-t-il, que l'idée de « volonté personnelle » est « héritée du stoïcisme » (5). Tout le monde sait d'autre part que dans le rationalisme stoïcien la raison préside aussi bien à l'ordre universel de la nature qu'à la

(1) R. MONDOLFO, L a comprensione del soggetto umano..., p p . 149 ss.

2) 1. DûR!NG, Aristoteles (Heidelberg, 1966), p. 463.

(3) Cf. R. MONDOLFO, op. cif., p. 222 : (...) il pensiero (...) t sempre allivitd per Plotino, e come tale si vincola e quasi si idenlifica con la volontà.

(4) Cf. M. POHLENZ, Kleine Schriften, I, p. 444 : Schon διάνoια umschliesst ein Willensmoment.

(5) R e n é SCHAERER, Dieu, l'homme et la vie d ' a p r è s P l a t o n ( N e u c h â t e l , 1944), p. 197. Cf. aussi E. BEVAN, Stoïciens et sceptiques, p. 19 : « (...) Z é n o n c h e r c h a ce q u ' é t a i t r é e l l e m e n t le b o n h e u r , e t le t r o u v a (...) d a n s une a t t i t u d e de la v o l o n t é . L ' h o m m e est h e u r e u x q u a n d ce q u ' i l v e u t existe. C'est en t e r m e s de v o l o n t é q u ' i l fallait t r a d u i r e les v a l e u r s (...) t.

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conduite de l'individu. N'est-on donc pas également en droit d'affirmer que le stoïcisme est un intellectualisme ignorant toute idée de volonté (1) ? Mais un effort de précision tendant à saisir avec toute l'exactitude requise les positions du ratio- nalisme stoïcien pourrait nous amener à rejeter l'alternative

« volontarisme-intellectualisme » en nous montrant que dans cette doctrine la raison est volonté.

Tel est l'effort de précision que nous nous proposons de tenter dans cet ouvrage.

Au cours d'une première étape, nous chercherons à saisir les conceptions fondamentales. Nous entendons par là un ensemble d'affirmations et de notions dont l'élaboration paraît être en grande partie l'œuvre de Chrysippe, mais qui se retrou- vent dans une mesure plus ou moins large chez tous les stoïciens.

Pour préciser ces conceptions nous aurons recours aussi bien aux fragments des anciens stoïciens, spécialement de Chrysippe, qu'aux textes postérieurs qui nous paraîtront les illustrer ou les développer sans les déformer. Cette recherche nous per- mettra de distinguer diverses formes de fonctions ou d'attitudes volitives comprises dans l'exercice même de la raison.

Dans une seconde étape, nous nous attacherons à certains développements postérieurs à Chrysippe. Nous dégagerons ainsi des vues divergentes qui remettent en question les conceptions fondamentales, et des apports nouveaux qui les enrichissent.

Sans tenir compte de l'ordre chronologique strict ni de la dis- tinction usuelle entre le moyen et le nouveau stoïcisme, nous suivrons d'abord un courant divergent représenté par Panétius, Posidonius et Marc-Aurèle, pour nous arrêter ensuite à Epictète et seulement en dernier lieu à Sénèque. En consacrant notre chapitre final à ce stoïcien d'expression latine, nous termi.- nerons cet ouvrage non sur l'évocation d'un aboutissement, mais sur l'amorce de développements nouveaux qui, s'ils étaient poursuivis plus loin, nous entraîneraient hors des cadres de la pensée stoïcienne.

(1) Tel est le point de vue d'A. DYROFF, Die Elhik der alten Stoa, pp. 149- 150.

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P R E M I È R E P A R T I E

LES CONCEPTIONS FONDAMENTALES

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C H A P I T R E P R E M I E R

R É A L I T É DE L ' I N D I V I D U ET T E N S I O N DE L'AME

L'individu humain a-t-il dans la philosophie stoïcienne suffisamment de consistance ontologique pour qu'on puisse lui reconnaître une volonté propre ? N'est-il pas confondu avec le Tout au point de ne faire qu'un avec lui, en sorte que si cette philosophie admet une volonté, ce ne peut être qu'une volonté immanente au cosmos et non une volonté humaine, indivi- dualisée dans un sujet ?

On a certes bien des raisons de supposer que dans une doc- trine moniste et panthéiste l'individu ne jouit que d'un statut précaire. Dans le cas du stoïcisme, plus particulièrement, on pourrait penser que la présence chez tous les hommes d'un logos unique, identique en son fond avec le logos cosmique, s'oppose à l'existence d'individus réellement distincts.

La tradition rapporte que Cléanthe demandait un jour à un jeune garçon si celui-ci sentait quelque chose. Recevant une réponse affirmative, le philosophe se serait écrié : « Pourquoi est-ce que je ne sens pas, moi, ce que tu sens » (1) ? Simple bou- tade peut-être, mais l'étonnement que manifeste cette question ne pourrait-il signifier que le monisme stoïcien a tendance à considérer la séparation et l'incommunicabilité des individus comme un véritable scandale ? Scandale qui fait figure d'ampu- tation contre nature : « C'est un membre amputé de la cité, celui qui sépare son âme particulière de celle des êtres raison- nables, car cette dernière est une » (2).

Mais les sages sont en mesure de surmonter cette sépara-

(1) DIOG. LAËRCE, V I I , 172 ( S V F , I, 609).

(2) MARC-AURÈLE, I V , 29, 3.

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tion : ramenant leur individualité au pur logos, ils la dépouillent par là de toute marque propre, au point de pouvoir être les amis les uns des autres sans même se connaître, de par la pré- sence en eux d'une vertu qui les rend identiques les uns aux autres (1).

Au mot de Cléanthe s'oppose toutefois l'exclamation d'Epic- tète à l'adresse des sceptiques qui contestent l'évidence : « Que toi et moi ne sommes pas le même être, je le sais parfaite- ment » (2). Truisme sans portée philosophique, dira-t-on. Mais bien des éléments de la prédication morale d'Epictète supposent un tel truisme. Affirmer avec lui que « la peine d'autrui est l'affaire d'autrui » (3), que la faute d'un homme ne peut être un mal pour un autre (4), que l'on n'est pas maître de la per- sonne d'autrui (5), ou, avec Marc-Aurèle, que « les parties maîtresses de nos âmes ont chacune leur souveraineté propre » (6), n'est-ce pas reconnaître aussi la séparation des individus ? C'est parce que le stoïcien admet cette séparation qu'il peut prétendre à une indépendance totale, absolument soustraite à l'action d'autrui, à une autarcie que ne troublent ni la souf- france des autres, ni leur méchanceté, ni le désir d'agir sur eux.

La philosophie stoïcienne ne se contente pas d'affirmer cette séparation, elle lui confère une portée ontologique qu'il s'agit maintenant de mettre en lumière par une analyse des principes fondamentaux de l'être.

Tout être résulte de la composition d'une matière passive et indéterminée jouant le rôle de substrat avec des qualités produites par un principe actif, le logos divin présent en elle (7).

L'une de ces qualités est la « qualité propre » (8), « forme

(1) CICÉRON, N a t . Deor., I, 44, 121 ( S V F , I I I , 635). DIOG. LAËRCE, V I I , 124 ( S V F , I I I , 631). — P o u r U. v o n WILAMOWITZ, Antigonos von K a r y s t o s (Berlin, 1881 ), p. 121, le sage stoïcien v o i t d a n s son a m i u n e simple rédupli- c a t i o n ( V e r a o p p e l u n g ) de l u i - m ê m e : tel s e r a i t le sens d u m o t d e Z é n o n d i s a n t q u ' u n a m i est « u n a u t r e m o i - m ê m e e (DIOG. LAËRCE, V I I , 23 = S V F , I, 324). Plus r é c e m m e n t A. GRILLI, Studi P a n e z i a n i , p. 39, s o u t i e n t q u e le m o n i s m e stoïcien « e x c l u t l ' i n d i v i d u a l i t é s.

(2) EPICTÈTE, I, 27, 17.

(3) ID., I I I , 24, 23.

(4) ID., I I , 13, 18.

(5) ID., I V , 12, 7.

(6) MARC-AURÈLE, V I I I , 56.

(7) Cf. p. ex. DIOG. LAËRCE, V I I , 134 ( S V F , I, 85).

(8) L ' e x p r e s s i o n ISta πoιότης se t r o u v e chez DIOG. LAËRCE, V I I , 58 ( S F , I I I , DIOG. BABYL., fr. 22) et chez MARC-AURÈLE, V I , 3. Elle est s o u v e n t r e m p l a c é e p a r l ' e x p r e s s i o n ἰδίως 7toL6v, qui, prise à la l e t t r e , désigne l ' i n d i v i d u d i s t i n g u é p a r u n e q u a l i t é p r o p r e .

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i n d i v i s i b l e (τoμω θὲν εἶδ) . . . q u i a p p a r a î t o u d i s p a r a î t t o u t e n t i è r e d ' u n s e u l c o u p e t d e m e u r e i d e n t i q u e à e l l e - m ê m e d u r a n t t o u t e l ' e x i s t e n c e d u c o m p o s é , b i e n q u e l e s p a r t i e s c h a n g e n t e t p é r i s s e n t » ( 1 ) .

C e t t e n o t i o n d e q u a l i l é p r o p r e s o u l è v e e n p a r t i c u l i e r l e s d e u x q u e s t i o n s s u i v a n t e s :

1) L e m ê m e s u b s t r a t m a t é r i e l p e u t - i l r e c e v o i r d e u x q u a l i t é s p r o p r e s d i s t i n c t e s ? U n t e x t e p r é c i s d e C h r y s i p p e d é c l a r e q u e c e l a e s t i m p o s s i b l e ( 2 ) .

2 ) D e u x s u b s t r a t s d i s t i n c t s p e u v e n t - i l s r e c e v o i r l a m ê m e q u a l i t é p r o p r e ? A u c u n f r a g m e n t n e l e n i e d ' u n e f a ç o n f o r m e l l e , m a i s d e n o m b r e u x t e x t e s c o n c o r d a n t s p e r m e t t e n t c e p e n d a n t d e r é p o n d r e p a r l a n é g a t i v e . S e l o n P l u t a r q u e , l e s s t o ï c i e n s r e p r o - c h e n t a u x a c a d é m i c i e n s d e r e n d r e i m p o s s i b l e t o u t e d i s t i n c t i o n e n t r e l e s ê t r e s « e n f o r ç a n t u n e s e u l e q u a l i t é à ê t r e e n d e u x s u b s t a n c e s » ( 3 ) . S e l o n C i c é r o n , i l s a f f i r m e n t q u ' « il n ' y a p a s d a n s t o u t e l a r é a l i t é u n s e u l p o i l q u i s o i t t e l q u ' u n a u t r e , n i u n s e u l g r a i n » (4). S é n è q u e s o u t i e n t q u e p o u r s e d i s t i n g u e r u n ê t r e d o i t ê t r e q u e l q u e c h o s e d e « p r o p r e ( . . . ) e t d e c o m p l e t e n l u i - m ê m e » ( 5 ) . E n f i n , p o u r M a r c - A u r è l e , l ' u n i t é d e l a m a t i è r e c o m m u n e n ' e m p ê c h e p a s l a f o r m a t i o n d e c o r p s m u l t i p l e s , p o s - s é d a n t d e s q u a l i t é s p r o p r e s d i s t i n c t e s ( 6 ) .

A i n s i l a q u a l i t é p r o p r e c o n f è r e à u n e c e r t a i n e p o r t i o n d e m a t i è r e u n e s i n g u l a r i t é q u i e n f a i t u n ê t r e d i s t i n c t d e t o u s l e s a u t r e s : c ' e s t u n v é r i t a b l e p r i n c i p e d ' i n d i v i d u a t i o n . A u l i e u d ' ê t r e d u e à l a m a t i è r e , c o m m e d a n s l ' a r i s t o t é l i s m e , l ' i n d i v i - d u a l i t é q u e l e s t o ï c i s m e r e c o n n a î t a u x ê t r e s r é s u l t e d e l ' a c t i o n d u l o g o s q u i e n g e n d r e l e s q u a l i t é s d a n s l a m a t i è r e . E l l e r e v ê t d o n c u n c a r a c t è r e p o s i t i f e t p e u t - ê t r e m ê m e u n e d i g n i t é o n t o - l o g i q u e p l u s h a u t e q u e d a n s l ' a r i s t o t é l i s m e ( 7 ) .

A p p l i q u é e à l ' h o m m e , c e t t e d o c t r i n e a m è n e à c o n s i d é r e r (1) SIMPLICIUS, In Arisl. de Anima, p. 217, 35 Hayd. (SVF, II, 395).

(2) CHRYSIPPE, ap. PHILON, Aetern. mundi, 48 (SVF, II, 397). — Un pas- sage de PLUTARQUE (Comm. nol., 36, 1077 d = SVF, II, 396) affirme que selon les stoïciens il peut y avoir deux qualités propres pour la même sub- stance. C'est leur prêter une thèse qu'ils n'ont sans doute jamais soutenue, mais que des adversaires ont tirée de leur doctrine. (Cf. E. BRÉHIER, A propos de Plutarque et de son exposé du stoïcisme, dans Etudes de philosophie antique, pp. 142-143.)

(3) PLUTARQUE, Comm. not., 36, 1077 c (SVF, II, 112).

(4) CICÉRON, Acad. pr., II, 26, 85 (SVF, II, 113).

(5) SÉNÈQUE, Ep. 113, 5 : (u.) quod aliud est, suum oportet esse et pro- prium et totum et intra se absolutum.

(6) MARC-AURÈLE, XII, 30, 2.

(7) Cf. E. BRÉHIER, Chrysippe..., pp. 110-111 ; E. ELORDUY, Die Sozial- philosophie der Stoa, p. 130.

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chaque être humain comme un individu doté d'une qualité propre et irréductible. Sans la présence de cette qualité propre, l'être humain serait entièrement réductible au substrat matériel qui préexiste à sa naissance et subsiste après sa mort. C'est donc elle qui fait de lui ce qu'il est : Socrate n'existe qu'aussi longtemps que sa qualité propre existe (1).

Dans un exposé où il suit Archédème et Posidonius, Sénèque note que le « moi » reste identique à lui-même au cours de la vie, bien que l'enfant soit autre que le jeune homme, et le jeune homme autre que le vieillard (2). On doit admettre que l'identité et la permanence que ce texte reconnaît au « moi » se fondent sur sa qualité propre, qui est ainsi le principe de l'identité personnelle (3).

La permanence assurée à l'individu par la qualité propre n'est pas simple inertie. C'est ce qu'une analyse plus appro- fondie de la notion de qualité va maintenant nous montrer.

Au cours de cette analyse, nous admettrons que la qualité ou poiolês est identique à la disposition ou hexis, et que l'on peut caractériser la première en termes affirmés de la seconde (4).

C'est en vertu de sa quiddité que la qualité ou disposition revêt une certaine forme (5). Cette forme ne consiste pas en un arrangement imprimé du dehors et maintenu par une action extérieure, mais exprime ce qu'un être est par lui-même, grâce à une action dont le principe est en lui-même (6). Cette action unifie intérieurement la matière constituant l'être. C'est grâce à elle que l'être est une unité organique et non un simple ensemble de parties extérieurement ajustées les unes aux autres, comme

(1) T e l e s t l ' e x e m p l e d o n n é p a r l e s t o ï c i e n M N É S A R Q U E , a p . S T O B É E , I , p . 1 7 9 , 14 W .

(2) S É N È Q U E , E p . 1 2 1 , 16 : A l i a e s t a e l a s i n f a n t i s , p u e r i , a d u l e s c e n t i s , s e n i s ; e g o t a m e n i d e m s u m , q u i et i n f a n s f u i et p u e r et a d u l e s c e n s .

(3) C f . P O S I D O N I U S , a p . S T O B É E , 1, p . 1 7 8 , 13 W .

(4) C e t t e i d e n t i f i c a t i o n s e f o n d e e n p a r t i c u l i e r s u r l e r a p p r o c h e m e n t d e d e u x p a s s a g e s d e SIMPLICIUS, I n A r i s t . C a l . , p p . 2 3 8 , 11 e t 2 2 2 , 3 0 K a l b . ( S V F , I I , 3 9 3 e t 3 7 8 ) . L e p r e m i e r d é f i n i t l ' h e x i s e t l e s e c o n d l a p o i o i ê s d ' u n e m a n i è r e p r e s q u e i d e n t i q u e . C f . a u s s i I D . , i b i d . , p . 2 1 4 , 2 6 ( S V F , I I , 3 9 1 ) , o ù l e s d e u x t e r m e s s o n t m a n i f e s t e m e n t c o n s i d é r é s c o m m e é q u i v a l e n t s . D ' a u t r e s e m p l o i s d e h e x i s l u i c o n f è r e n t u n e s i g n i f i c a t i o n t a n t ô t p l u s é t r o i t e , t a n t ô t p l u s l a r g e q u e c e l l e d e p o i o t ê s . P o u r d é g a g e r c o m p l è t e m e n t l e s r a p - p o r t s e n t r e l e s d e u x t e r m e s , o n p o u r r a r e c o u r i r a u x a n a l y s e s m i n u t i e u s e s d ' O . R I E T H ( G r u n d b e g r i f f e d e r s t o i s c h e n E t h i k , p p . 2 2 - 2 9 , 5 5 - 6 9 , 1 2 0 - 1 2 4 ) . (5) SIMPLICIUS, I n A r i s t . c a l . , p . 2 2 2 , 3 0 K a l b . ( S V F , I I , 3 7 8 ) : TÔ x o t v è v TÎ)Ç πoιότ η τ. . . διααϕoρὰν εἶναι oὐσία ς. . . , oὔτ ε Xp6vù> o ú n ἰσ χύ ϊεἰδoπoιoυμ έν η ν, à X X à T7) è1; αὐτῆς τoιoυ τότ η τ ι. . . I D . , i b i d . , p . 2 3 8 , 1 2 ( S V F , I I , 3 9 3 ) : εἰδoι- oῦνται cxt ξ ε ι ς. . . ἰδ ιότ η τ ιτινι ϰαὶ χ α ρ αϰτῆρ ι.

(6) I D . , i b i d . , p . 2 3 8 , 3 0 ( S V F , I I , 3 9 3 ) : e t occp' ἑα υ τoῦ T7jv è v é p y e t a v π α ρέχoι τo τoῦ εἶν α ι T o i 6 v 8 e , x 6 x e a v εἴη èv Ë£ei.

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un navire. Seuls les êtres vraiment uns ont donc une qualité (1).

Le principe unifiant qui se manifeste dans la qualité est de nature corporelle. C'est un souffle ou pneuma, aérien ou igné selon les cas : « Les dispositions ne sont rien d'autre que des souffles d'air ; c'est par ceux-ci que les corps sont main- tenus dans l'unité » (2).

La vertu unifiante de ce principe ne s'exerce pas seulement sur la matière inerte à laquelle il est immanent, mais aussi

— et cela est capital — sur lui-même. Par opposition à la matière, qui tient son unité d'un principe autre qu'elle-même, le pneuma a le pouvoir de maintenir activement sa propre unité (3). Son action hors de lui se double d'une action en lui.

Cette action purement immanente à l'agent est un mou- vement que le pneuma engendre en lui-même. Contrairement à Aristote, qui fonde la possibilité du mouvement sur un moteur immobile distinct de l'être mû, les stoïciens soutiennent que

« rien ne peut être mû par autre chose, s'il n'y a quelque chose de mobile par soi-même » (4). Le principe automoteur dont ils affirment ainsi l'existence est le pneuma.

Le mouvement du pneuma est appelé lonos, c'est-à-dire lension (5). Il ne s'agit pas d'une translation d'un lieu à un autre (6), mais d'un double mouvement — probablement de nature vibratoire ou ondulatoire — se propageant simultané- ment en deux sens opposés : de l'intérieur des corps vers l'exté- rieur, et inversement. Comme mouvement centripète, la ten- sion produit l'unité de l'être, comme mouvement centrifuge

ses qualités (7).

C'est sur cette tension inhérente au pneuma que se fondent en dernière analyse l'individualité et l'unité de tout être.

Il n'est sans doute pas excessif de soutenir, avec F. Ravaisson, que « le stoïcisme se résume tout entier dans l'idée de la ten- sion » (8). Mais, tant en raison de sa difficulté propre que des

(1) ID., ibid., p. 214, 26 (SVF, II, 391) : ... ἐπὶ r&v ἡνωμένων μόνων èxxà ( = πoιότητας ) ἀπoλείπoυσιν.

(2) PLUTARQUE, Stoic. rep., 43, 1053 f (SVP, II, 449). Cf. SIMPLICIUS, op. cit., p. 217, 36 (SVF, II, 389).

(3) PLUTARQUE, Comm. not., 49, 1085 d (SVF, II, 444) : &ép(X 8è ϰαὶ 1tÜP αὑτῶν T* elvai 8L' εὐτoνίαν <<ruv > εϰτιϰά (suppl. POHLENZ). Cf. GALIEN, De plenit., vol. VII, p. 527 K. (SVF, II, 440).

(4) SÉNÈQUE, Nat. Quaest., II, 8, 1 : non posse quicquam ab alio moveri, nisi aliquid fuerit mobile ex semetipso.

(5) ID., ibid., II, 6, 6 : Quis est (u.) motus, nisi intensio ? (6) PHILON, De sacrif. Abel et Cain, 68 (SVF, II, 453).

(7) NÉMÉSIUS, Nat. hom., 2, pp. 70-71 Matth. (SVF, II, 451).

(8) F. RAVAISSON, Essai sur la métaphysique d'Aristote, II, p. 118.

(17)

lacunes irréparables dans nos sources, la doctrine du tonos comporte bien des obscurités, dont l'élucidation exigerait une étude approfondie de la physique stoïcienne (1). Nous nous bornerons ici à mettre en lumière l'incidence de cette doctrine sur l'anthropologie.

L'âme humaine est de nature corporelle. C'est un pneuma igné dont la tension produit l'unité et les qualités. Elle présente donc des caractères analogues à ceux qui distinguent les corps dotés d'une unité véritable. En vertu de cette analogie, elle ne réalise pleinement sa qualité ou disposition propre que si sa tension est suffisante. Lorsque c'est le cas, son dynamisme interne est eulonie engendrant une bonne disposition (εὐεξία).

Alors se manifeste une force qui doit être conçue par analogie avec la force du corps :

« Comme on voit dans le corps de la force et de la faiblesse, de l'eutonie et de l'atonie, de la santé et de la maladie, de bonnes et de mauvaises dispositions (...), de même dans l'âme rationnelle aussi se constituent des propriétés que l'on dénomme par analogie avec ces dernières (...) C'est en effet la considération de leur âme qui nous amène à dire de certains individus qu'ils sont forts ou faibles, en eutonie ou en atonie, malades ou en bonne santé (...) » (2). « (...) La tension du corps est appelée atonie ou eutonie nerveuse, selon que nous sommes capables ou non d'accomplir les actes à l'exécution desquels elle pré- side, de même la tension de l'âme est dénommée eutonie ou atonie » (3).

Du fait que la tension détermine les qualités de l'âme, toute variation intensive est en même temps variation quali- tative, autrement dit la force est en même temps forme. L'âme comporte « une certaine forme propre, c'est-à-dire une raison, une puissance et, disent les stoïciens, une tension » (4).

Ces variations de tension ne sont pas l'œuvre d'un agent extérieur, mais de l'âme elle-même. Comme tout pneuma, elle a en effet le pouvoir de maintenir ou de varier sa tension interne, c'est-à-dire de se mouvoir :

« L'âme est (...), selon les stoïciens, un corps subtil se mou-

(1) L ' o u v r a g e d e S. SAMBURSKY, P h y s i c s of the Stoics, m o n t r e bien la signification d u tonos c o m m e c h a m p de forces d a n s u n c o n t i n u d y n a m i q u e d o n t la c o n c e p t i o n p e u t ê t r e r a p p r o c h é e des théories p h y s i q u e s m o d e r n e s . (2) CHRYSIPPE, ap. GALIEN, H i p p . et P l a t . , V, 2, p. 438 K. ( S V F , I I I , 471).

(3) ID., ibid., IV, 6, p. 404 K. ( S V F , I I I , 473).

(4) ALEX. ApHR., De A n i m a libri manl., p. 115, 9 B r u n s ( S V F , II, 785) : Mετά tivoç oùv l a x a i eïSouç £8(ou ϰαὶ Àoyou ϰαὶ δυνάμεως ϰαί... t6vou.

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vant de lui-même conformément aux raisons séminales » (1).

Bien avant les stoïciens, certains philosophes auxquels Aristote fait allusion dans l'exposé doxographique ouvrant le De Anima (I, 2, 404 a 21) définissaient l'âme comme « ce qui se meut soi-même ». C'était en particulier le cas de Platon, dans le Phèdre (245 c-e) et les Lois (X, 896 a). Cette conception se rattachait à des spéculations astronomiques sur le mouve- ment continu du ciel : l'affirmation du caractère automoteur de l'âme se liait à l'idée d'une âme cosmique présidant aux mouvements célestes (2).

Les spéculations sur l'âme cosmique se poursuivent chez les stoïciens (3). Mais l'affirmation que l'âme tient d'elle-même son propre mouvement revêt chez eux — comme c'était déjà le cas chez Platon — une portée anthropologique. Par ce pou- voir, l'âme se soustrait à l'emprise du monde extérieur et se détermine elle-même. Les mouvements qui se produisent en elle sont des transformations dont elle est elle-même l'auteur :

« Ce ne sont pas les choses elles-mêmes (...) qui peuvent trans- former ou mouvoir l'âme. C'est elle seule qui se transforme et se meut (...) » (4).

Reconnaître à l'âme ce pouvoir d'autodétermination, c'est la charger de la responsabilité d'elle-même, c'est admettre qu'elle peut manifester une véritable volonté : « Propriété de l'âme raisonnable : (...) elle fait d'elle-même ce qu'elle veut » (5).

Le fondement physique de ce pouvoir est le lonos. Les déter- minations que l'âme produit en elle consistent en modifications du degré de tension. Ainsi l'idée de volonlé est étroitement liée à celle de tension (6).

On pourrait éprouver, il est vrai, quelque répugnance à associer une notion physique, comme celle de tension, à une notion psychologique ou morale, comme celle de volonté. Mais

(1) GALIEN, Defin. med., 29, vol. XIX, p. 355 K. (SVF, II, 780) : ἐστιν... σῶμα λεπτoμερὲς è£ ἑαυτoῦ ϰινoύμενoν ϰατὰ σπερματιϰoὺς Xéyouç.

(2) Le rapport entre l'automotricité de l'âme et les mouvements célestes apparaît chez Alcméon (d'après ARISTOTE, De Anima, 1, 2, 405 a 30) et PLATON (Phèdre, 245 e ; Lois, X, 896 d).

(3) Selon CICÉRON, Nat. Deor., II, 12, 32, les stoïciens démontrent que le monde a une âme en se fondant sur le fait qu'il se meut lui-même, ce qui est le propre de l'âme seule, comme l'avait déjà enseigné Platon.

(4) MARC-AURÈLE, V, 19 : τρέπει 8è xou ϰινεῖ αὐτὴ èauT-rçv μόνη...

(5) ID., XI, 1, 1 : ... ἑαυτήν, ὁπoίαν av βoύληται, 7toieï...

(6) Cf. G. VERBEKE, L'évolution de la doctrine du pneuma..., p. 163 :

« Il n'y avait donc vraiment qu'un pas à faire pour expliquer toute activité volontaire comme une tension matérielle de notre pneuma psychique. s

(19)

le stoïcisme n'oppose pas l'esprit à la matière. Il va même jusqu'à concevoir une survie plus ou moins longue de l'âme qui serait fondée non sur son immatérialité, mais sur sa force (1).

La seule opposition véritable qu'admette son ontologie moniste est celle de l'activité et de la passivité au sein d'une réalité conçue comme corporelle. Or la force qui soutient toute activité est la tension du pneuma.

Chez l'homme, la force de la tension se manifeste a u t a n t dans la recherche du vrai que dans la réalisation du bien, dans l'exercice des fonctions cognitives que dans celui des fonctions pratiques (2).

Nous devrons donc montrer par la suite comment la force qui soutient ces deux activités distinctes s'identifie à la volonté.

Mais auparavant il nous faut analyser la structure de l'hégé- monikon ou partie maîtresse de l'âme, afin de préciser le statut ontologique des fonctions cognitives et pratiques.

(1) Cf. p. ex. AÉTIUS, IV, 7, 3 ( S V F , II, 810).

(2) Cf. l ' e x p r e s s i o n de SÉNÈQUE, E p . , 66, 6 : a n i m u s (...) cogitationibus aclionibusque intentus. F. RAVAISSON a f o r t e m e n t m a r q u é ce d o u b l e a s p e c t de la t e n s i o n : « Si la t e n s i o n e x p l i q u e l'intelligence, à plus forte r a i s o n explique-t-elle la v o l o n t é . La logique p e u t ê t r e r é d u i t e t o u t entière, c o m m e à son principe, à la t e n s i o n v o l o n t a i r e ; à plus f o r t e raison y p e u t - o n r é d u i r e la m o r a l e » (Mémoire s u r le stoïcisme, p. 40).

(20)

C H A P I T R E I I

U N I T É ET R A T I O N A L I T É DU MOI

Le stoïcisme, qui considère l'homme comme un être essen- tiellement rationnel, défend-il en matière de psychologie un strict monisme rationaliste ou bien admet-il la présence dans l'âme humaine de facteurs irréductibles à la seule raison ? La question a donné lieu à de nombreuses controverses. C'est ainsi que pour Ed. Zeller le stoïcisme ne regarde pas l'homme comme un être purement rationnel (1), tandis que E. Bréhier affirme que dans cette doctrine « l'âme humaine est en tout cas pure raison » (2). Plus récemment un débat sur ce sujet a opposé R. Philippson à M. Pohlenz (3). Selon ce dernier les vues des anciens stoïciens divergent sur ce point : contraire- ment à Zénon, Chrysippe aurait développé une psychologie strictement moniste, réduisant tous les facteurs psychiques au

« pur logos » et poussant ainsi jusqu'à ses dernières conséquences l'intellectualisme hérité de Socrate (4). R. Philippson s'efforce au contraire de montrer que les conceptions de Chrysippe s'accordent parfaitement avec celles de Zénon et que tous deux ont reconnu, à la suite d'Aristote, l'existence d'un irra- tionnel dans l'âme humaine, si bien que la psychologie de l'ancien stoïcisme serait dualiste (5).

Ce problème revêt une importance d ' a u t a n t plus grande (1) Ed. ZELLER, Die Philosophie der Griechen, III, 1 (5. Aufl.), p. 229 :

« Der Mensch (ist) nicht bloss Vernunftwesen, es sind daher in ihm neben den vernünftigen auch vernunftlose Triebe. »

(2) E. BRÉHIER, Histoire de la philosophie, I, 2 (Ire éd.), p. 320.

(3) Les deux pièces les plus importantes de ce débat sont l'article de R. PHILIPPSON, Zur Psychologie der Sioa, et l'étude de M. POHLENZ, Zenon und Chrysipp (1938), reprise dans ses Kleine Schriften (I, pp. 1-38).

(4) Voici quelques déclarations typiques de M. POHLENZ : « (...) Für Chrysipp (war) das Hegemonikon der Seele seinem Wesen nach reiner Logos (...) Er führte den Intellektualismus bis in seine aussersten Konsequenzen durch (...) (Er deutete) aile Vorgânge im Hegemonikon streng monistisch » (Die Stoa, I, pp. 89, 92, 91).

(5) « Nennt man Dualismus in der Psychologie die allein richtige Ansicht, dass nicht alle seelischen Vorgânge aus der Vernunft entspringen, so war auch die Altstoa dualistisch » (R. PHILIPPSON, art. cit., p. 168).

(21)

que ce n'est pas seulement la question de la fidélité de Chrysippe à l'enseignement de Zénon, mais toute l'interprétation de la psychologie et de la morale stoïciennes qui sont en jeu. Repre- nons donc les témoignages anciens à ce propos.

P o u r l e s s t o ï c i e n s l ' â m e e s t u n e r é a l i t é m a t é r i e l l e , u n « c o r p s » ,

comprenant huit « parties » : une partie maîtresse ou hégé- monikon, localisée le plus souvent dans le cœur et jouant le rôle de principe directeur, et sept parties subordonnées ayant leurs organes respectifs (les cinq sens, la voix, la partie géné- ratrice). Il faut se garder de considérer ces parties comme des entités séparées. Selon Chrysippe, l'âme est en effet « un souffle continu pénétrant tout le corps » (1), et les parties subordonnées sont elles-mêmes des souffles (pneumala) émanant sans solution de continuité de l'hégémonikon (2).

h'hégémonikon est notre moi véritable : c'est en m o n t r a n t le cœur, où il réside, que nous disons moi, déclare Chrysippe (3).

Il est le principe de la pensée (dianoia) (4), aussi est-il égale- ment appelé dianoêlikon (5). La pensée elle-même s'identifie au logos, à la fois raison et parole, si bien que l' hégémonikon peut aussi se nommer logislikon (6) ou logismos (7). On peut donc affirmer l'identité de l' hégémonikon et du logos, de la partie maîtresse de l'âme et de la raison (8).

Il convient maintenant d'analyser la structure de cette partie maîtresse de l'âme et de préciser la nature de ses fonc- lions. Selon les témoignages les plus précis, elle exerce quatre fonctions : la représentation (phanlasia), l'assentiment (synka- lalhésis), la tendance (hormê), l'intellection (logos) (9).

Jamblique caractérise de la façon suivante les rapports entre l' hégémonikon et ces quatre fonctions :

« Les disciples de Chrysippe et de Zénon et tous les philo-

(1) CHRYSIPPE, ap. GALIEN, Hipp. et Plat., III, 1, p. 287 K. (SVF, II, 885).

(2) AÉTIUS, Plac., IV, 21 (SVF, II, 836) ; CIIALCIDIUS, Ad Timaeum, cp. 220 (SVF, II, 879).

(3) CHRYSIPPE, ap. GALIEN, op. cit., II, 2, p. 215 K. (SVF, II, 895).

4) ID., ibid., If, 5, p. 243 K. (SVF, II, 894) ; STOBÉE, II, p. 65, 3 W.

(SVF, III, 306).

(5) DIOG. LAËRCE, VII, 110 (SVF, II, 828).

(6) ID., VII, 157 (SVF, II, 828).

(7) AÉTIUS, Plac., IV, 21 {SVF, II, 836).

(8) CHALCIDIUS, Ad Timaeum, cp. 220 (SVF, II, 879) : Solus vero homo ex mortalibus principali mentis bono, hoc est ratione, utitur, ut ait idem Chrysippus.

(9) Cf. p. ex. JAMBLIQUE, De Anima, ap. STOBÉE, I, p. 369, 8 W. (SVF, II, 831). On reviendra plus loin (p. 24) sur la traduction de logos par intel- lection et de dynamis par fonction.

(22)

sophes qui conçoivent l'âme comme un corps considèrent les fonctions comme des qualités réunies dans un substrat (τὰς μὲν δυνάμεις wç èv tw ὑπoϰειμένῳ πoιότητας) et l'âme comme une substance sous-jacente aux fonctions (τὴν Se ὡς

o ù c n a v π ρoϋπoϰε ιμ έν η ν τ ας δ υ νά με σ ι) . »

Un peu plus loin, Jamblique précise comment les fonctions se distinguent les unes des autres chez les stoïciens : certaines d'entre elles sont localisées dans différents organes qui leur servent de substrat, « mais certaines se distinguent par leur qualilé propre (ἰδιότητι πoιότητoς) au sein du même substrat : de même que la douceur et le parfum de la pomme sont contenus dans le même corps, de même l'hégémonikon réunit dans le même substrat la représentation, l'assentiment, la tendance, l'intellection » (1).

R. Philippson se fonde sur ce texte pour affirmer à la fois l'unité substantielle de l' hégémonikon et la distinction réelle de ses fonctions (2).

Toutefois l'affirmation que les fonctions sont des qualités manque de précision. S'agit-il de qualités au sens strictement stoïcien, tel que nous l'avons rencontré au chapitre précédent ? Il ne le semble pas, car Jamblique prétend exposer une concep- tion commune à tous les philosophes qui soutiennent la nature corporelle de l'âme, et l'on voit mal comment la notion stoïcienne de qualité, qui implique l'action du logos immanent à la matière indéterminée, pourrait trouver place dans un matérialisme mécaniste de type épicurien. Il faut donc admettre que dans ce texte la qualité est une détermination du substrat matériel conçue de façon trop vague pour qu'on puisse en tirer des indications précises sur le statut ontologique des fonctions de l'hégémonikon (3).

(1) ID., ibid., pp. 367, 17 — 368, 20 W. (SVF, II, 826). On remarquera que Jamblique assimile les parties de l'âme, localisées dans des organes différents, à des fonctions. D'autres textes montrent que les stoïciens ne maintiennent pas toujours une distinction nette entre ces deux termes et les emploient parfois l'un pour l'autre. Cf. K. SCHINDLER, Die sloische Lehre von den Seelenteilen und Seelenvermôgen..., p. 28.

(2) « Diese ( = Die Eigenschaften des Heg.) fallen substanziell zusammen, sind aber qualitativ von ihm ( = dem Heg.) und untereinander verschieden, daher begrifflich unterscheidbar » (R. PHILIPPSON, art. cit., p. 156).

(3) Selon SIMPLICIUS, In Arist. Cal., p. 212, 15 Kalb. (SVF, II, 390), toute différence (διαϕoρά) est pour les stoïciens une qualité au sens large.

D'après SEXTUS EMPIRICUS, Adv. Math., VII, 307 (SVF, II, 849), les philosophes « dogmatiques » considèrent la pensée et la sensation comme une fonction unique envisagée sous deux aspects différents (7) αὐτὴ δύναμις XOCT' àXXo μέν ἐστι voüç xcet àXXo 8è αἴσθησις) : c'est ainsi que la même coupe est concave ou convexe selon qu'on en regarde l'intérieur ou l'extérieur, et

(23)

Ce statut ressort plus clairement d'un passage d'Alexandre d'Aphrodise, qui énonce la thèse suivante, en vue de la réfuter :

« Une est la fonction de l'âme, de sorte que c'est la même âme qui, selon sa manière d'être, tantôt pense, tantôt s'irrite, tantôt désire » (1). Bien que les philosophes qui soutiennent ce point de vue ne soient pas nommés, l'attribution aux stoïciens ne fait guère de doute. La notion de manière d'être ou 7iwç è'^ov remonte en effet aux stoïciens, qui en ont fait abondamment usage, surtout depuis Chrysippe (2).

La physique stoïcienne distingue quatre « genres de l'être », le substrat, la qualité, la manière d'être et la relation. Nous avons vu précédemment que la qualité s'unit au substrat pour constituer l'individu concret. Quant à la manière d'être, elle s'ajoute au substrat déjà qualifié : Plotin, qui combat la dis- tinction stoïcienne des « genres de l'être », déclare que « les manières d'être se produisent au sein des qualités » (3). De ce fait elles ont une moindre dignité ontologique : elles sont, selon le même auteur, plus proches du non-être que les qua- lités (4). Alors que les qualités au sens strict sont pour les stoïciens des propriétés durables (5), les manières d'être ne sont d'après eux que des dispositions momentanées, compa- rables à bien des égards aux modes de la philosophie spinoziste.

Par conséquent un substrat qualifié d'une façon permanente peut présenter tour à tour diverses manières d'être. Ainsi définie, la manière d'être revêt une extension considérable,

q u e le m ê m e c h e m i n m o n t e ou d e s c e n d s u i v a n t le sens de la m a r c h e . Ces d e u x c o m p a r a i s o n s se t r o u v e n t d é j à chez ARISTOTE (cf. E t h . Nie., 1, 13, 1102 a 30 et De A n . , 111, 10, 433 b 23 p o u r la p r e m i è r e , e t P h y s . , I I I , 3, 202 a 19 p o u r la seconde). L a p r e m i è r e lui s e r t é g a l e m e n t à illustrer l'idée d ' u n e d i s t i n c t i o n d'essence e n t r e des fonctions de l ' â m e i n s é p a r a b l e s en fait. E t a n t d o n n é ces réminiscences aristotéliciennes, la c o n c e p t i o n « d o g m a t i q u e » e x p o s é e p a r S e x t u s ne n o u s p a r a î t pas p r o p r e m e n t stoïcienne, et n o u s r e n o n ç o n s à utiliser ce t e x t e , c o n t r a i r e m e n t à ce q u e nous a v i o n s f a i t d a n s n o t r e é t u d e L ' u n i t é de l'âme h u m a i n e dans l'ancien stoïcisme, p p . 157-

158.

(1) ALEX. APHR., De A n i m a libri mant., p. 118, 6 B r u n s ( S V F , II, 823) : πoτὲ Sè , ὀργίζεσθαι, 7TOTÈ 8' ἐπιθυμεῖν 7iapà μέρoς. Ce p a s s a g e j o u e u n rôle décisif d a n s l ' i n t e r p r é t a t i o n de M. POHLENZ (cf. Zenon u n d Chrysipp, p. 13 ; Die Stoa, I, p. 91).

(2) A u c u n t e x t e ne f a i t e x p l i c i t e m e n t r e m o n t e r c e t t e n o t i o n à C h r y s i p p e , mais elle n ' a p p a r a î t p a s d a n s les f r a g m e n t s r a p p o r t a n t avec c e r t i t u d e la d o c t r i n e de Zénon.

(3) PLOTIN, V I , 1, 30, 1. 6 Br. ( S V F , II, 400) : TtX ἰδίως Se πως ἔχoντα TCepl TtX Troidc.

(4) ID., V I , 1, 29, 1. 24 Br. : μᾶλλoν oùx 6v (scil. T6 7rtùç ἔχoν).

(5) SIMPLICIUS, I n Arist. Cat., p. 212, 25 K a l b . ( S V F , II, 390) : ἐμμόνoυς 6VTOCÇ ϰατὰ διαϕoρὰν 7TOIOÙÇ ἐτίθεντo.

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