R EVUE DE STATISTIQUE APPLIQUÉE
H ENRI P ÉQUIGNOT La décision médicale
Revue de statistique appliquée, tome 9, n
o3 (1961), p. 77-81
<
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LA DÉCISION MÉDICALE
Henri PÉQUIGNOT
Professeur
à laFaculté de Médecine de
ParisMédecin des Hôpitaux
Les 30
juin,
1er et 2juillet
1960 s’estdéroulée
une ren-contre des anctens
stagiaires
desenseténements économiques
du Centrede Pormatton.
Le thème central de cette rencontre
était
ladtalecttque
entrethéorte
et observat ton. A desingénieurs
dont certains n’avatent euavec la
dtsctpline stattsttque
que leraptde
contact d’un stage, on souhattatt proposerquelques réflextons
sur le rôle del’hypothèse
dans toutes les démarches
humatnes,
sur laparenté
descomportements à
traversla diversité
desenjeux,
sur11 tmputssance
du modèle abs-tratt sans
t’ informat ion
concrète comme de1’tnformatton
concrètesans le modèle abstratt.
Jean
Ullmo,
LouisArmand,
HenrtPéquignot, André
LeGarff,
Gérard de Bernts et Claude Gruson ont, sous la
préstdence
duProfes-
seur Henrt
Laugier, présenté
tourà
tour le thème de la rencontresur des
sujets qui
leur sontfamitiers et
sousl’éctairage
de leursexpértences respecttves.
Nous sommes heureux de
présenter aujourd’hutbnos
lecteurs la communtcatton duLrofesseur Péquignot, qut
a bien voulu en recons-tttuer pour eux ressentiez.
On nous a demandé
d’analyser
la décision médicale devant unpublic d’ingénieurs,
defaçon, je
pense, à ce que la décision médicale leur serve de référence comme unexemple,
choisi dans un domaine tout à fait distinct de leuractivité,
ou une action individuelle concrète se trouve exercée enfonction d’une culture
scientifique appropriée.
C’est le résultat de mes ré-flexions que
je
voudraisapporter
ici à proposd’exemples
choisis dans le cadre de lamédecine
curative(1)
d’individusdéterminés.
Cesexemples
se-ront
réels,
bien que leurprésentation
en soit nécessairementsimplifiée
pour des raisonsd’exposition
devant unpublic auquel
il n’est paspossible
de faireun cours de
médecine.
---
(1)
Il estpeut-être
intéressant de noter que je n’ai pu trouver aucun exemple concret àanalyser,
en dix ans de politique et d’administration sanitaires, et c’est pourquoi mon exposé sera celui d’un clinicien et non celui d’unhygiéniste.
Revue de Statistique Appliquée. 1961 - Vol. IX - N’ 3
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Ma remarque basale est tirée de mon
expérience d’enseignant. Lorsque je
suis entouré d’étudiants débutants et quej’ai
lacharge
de commenter de- vant eux moncomportement
vis à vis d’un maladedéterminé,
lagrande
dif-ficulté à
laquelle je
me heurte estl’existence,
dans leuresprit,
d’une sé-quence
qui
leurparaît évidente, qui
leurparaît
aller desoi, qu’ils appellent
le schéma
"logique"
de la décisionmédicale. Or,
ceschéma, qui
fait suc- céder"logiquement"
l’examen(analyse
desinformations), puis
lediagnostic (synthèse
desinformations), puis
letraitement,
est très rarement réalisé enpratique.
Ilpeut
être unprocédé d’exposition après
labataille,
il n’est pas ladescription
réelle de la décisionmédicale.
En cequi
me concerne,je répugne
àappeler "logique"
unehypothèse
decomportement précédant
touteexpérience.
Pour faire saisir le caractère
systématique
quepeut prendre,
dans cer-tains cas, l’abandon de ce
schéma, je
vaisprendre l’exemple
suivant : unedes
grandes complications
d’un trèsgrand
nombre de maladies oud’opérations chirurgicales
est la thrombose(coagulation
dusang) veineuse, qui peut
secompliquer
d’emboliepulmonaire.
Elle a étélongtemps
le mode leplus
fré-quent
de terminaisonbrusque
debeaucoup
d’étatsmorbides.
Nous savonsmaintenant
qu’elle
se passeparfaitement
desymptômes,
et on ne la soupçonneguère
que parce que le malade se trouve dans une situation où elle est fré-quente.
Lejour
où on adisposé
d’un traitement efficace contre lathrombose ,
quepouvait-on
faire ?Evidemment,
et cela a étéproposé, opacifier
le sys- tème veineux de l’individu pour voir aux rayons X si certains secteurs sontthromboses.
Enfait,
il vaut mieux le mettre autraitement, qui
lui fait courir moins derisques,
estbeaucoup plus simple
etbeaucoup
moinsdésagréable
que ne le serait la méthode de
diagnostic.
On adit, quelquefois,
le mettre"préventivement"
au traitement. Ce terme n’est pas nécessairementexact,
car, en
pratique,
presquetoujours,
il y adéjà
des thromboses veineuseslorsqu’on
commence. Est-ce un traitementsystématique ?
Pas tout àfait,
car,
souvent,
on ne se décide au traitement que sur un certain nombre de soupçonset,
dans certains cas, dessymptômes
vagues, endisparaissant
avecl’installation du
traitement, justifieront
par cettedisparition
même l’inter-prétation qu’on
en avait donnée et lesconséquences pratiques qu’on
en avaittirées.
Prenons un second cas
particulier.
Engénéral,
unepleurésie primitive
séro-fibrineuse est considérée comme tuberculeuseet, depuis
que nous dis- posons de médicamentsactifs,
traitée comme telle. Cette attitudechoque parfois
la"logique"
des débutants et ils s’étonnentqu’on
ne s’acharne pasplus
à la mise en évidencepositive
de la preuve del’étiologie, qu’on
n’at-tende
pasplus
cette preuve. Commentpeut-on justifier
cette attitude ?1/
En apparence,statistiquement :
la tuberculose est vraiment la causela
plus fréquente,
et debeaucoup.
2/
La cause laplus fréquente, après elle,
est le cancersecondaire ,
pourlequel
les traitement s sont peu actifs etdont, d’ailleurs, l’origine
laplus
habituelle est le cancer dusein,
rarementméconnu,
même à un examensuperficiel.
3/
Le traitement antituberculeux est trèsefficace,
très facile à ap-pliquer
et sesrisques
sontnégligeables.
4/
Iln’y
a pas de méthodecommode, simple
etsûre,
de mettre enévidence les germes de ces
pleurésies,
car ils sont extrêmement peu nom-breux.
Revue de Statistique Appliquée. 1961 - Vol. IX - N 3
79
Ces
arguments
donnés en vrac, par ordre de"poids" décroissant,
sont-ils d’ordre
analytique, synthétique
outhérapeutique ?
C’est bien difficile à dire. Il est même difficiled’analyser
cequi
eststatistique
et connaissancespathologiques générales
de cequi
est examenclinique
individuel dans la cons-cience
rapide
que l’onprend
del’argument n°2 L
Nous allons citer maintenant une
observation,
avec les discussionsqu’elle
acomportées,
pour pousserl’analyse plus
concrètement encore :Un garçon de 26 ans entre dans mon
service,
auquinzième jour
d’unefièvre entre 38 et
39°, soigné
à son domicile par un médecinqui
avait fait trois essaisd’antibiotiques,
sans trouverd’argument diagnostique
en faveurd’une maladie
déterminée. Successivement,
l’associationpénicilline-strepto- mycine, puis pénicilline-terramycine
avaient été inefficaces. Latempérature
était tombée au cours d’un traitement par latifomycine,
mais elle était re-montée
ensuite,
et c’est dans ces conditionsqu’il
futhospitalisé.
La fièvreétait
"nue",
sans aucunsigne
d’orientation ou de localisation. Il avaitpré-
senté deux furoncles avant de tomber
malade ;
il avait euvaguement
mal àla
gorge autrefois,
mais pasrécemment.
L’absence de toutsigne
fait fairetrois
hypothèses : septicémie
àpyogènes, peut-être
àstaphylocoques,
à causedu furoncle
(?), typhoïde,
à cause de l’action de latifomycine,
tuberculoseaiguë.
La numérationglobulaire
montre uneaugmentation
desglobules blancs ,
surtout
granuleux,
favorable auxdiagnostic s (1) est’ (3),
éliminant à peuprès
le
diagnostic (2).
Aucun traitement n’estprescrit pendant
huitjours, pendant lesquels
onpratique
uneradiographie pulmonaire, qui
revientnormale,
troishémocultures,
unséro-diagnostic
de latyphoïde,
une culture de l’urine et des selles. Tout ceci estnégatif,
le malade est un peu moins fébrile. On cherche alors une affectionurinaire,
car elles sont souventlatentes,
par une uro-graphie :
celle-ci est normale.Après
neufjours
defièvre,
aucunargument diagnostique n’ayant
ététrouvé,
onreprend
latifomycine qui
avait parupré-
cédemment la moins
inefficace. Après cinq jours,
l’échec est total. On faitalors
l’hypothèse
d’une formepurement
fébrile de rhumatisme articulaireaigu
et un traitement
d’épreuve salicylé,
assez étroitementspécifique
estprescrit ;
une
petite
amélioration de 24 heuresrisque
d’induire en erreur ; enfait, après
dixjours
detifomycine
etcinq jours
desalicylate,
l’état du malades’aggrave,
sa fièvreoscille ;
c’ est alorsqu’apparaît
une douleur enceinture ;
àdroite,
uneponction
de laplèvre
retire unegoutte
deliquide, trop
peu pour êtreanalysé ;
laleucocytose
aaugmenté.
On fait alorsl’hypothèse
d’une ami-biase
hépatique
et onprescrit,
en arrêtant toute autrethérapeutique,
l’émé-tine
qui,
en 48heures,
transforme l’état dumalade,
dont iln’y
aplus qu’à
terminer le traitement.
(Voir graphique ci-joint).
Dans cette
longue histoire,
il est évidemment très difficile de décrire la décision médicale autrement que comme uneopération
continue. Biensûr ,
on est
guidé
par une certaineinformation.
Ici la fièvreisolée,
mais aussi les causes lesplus fréquentes
de tels états àParis,
en1960.
D’une certaine manière onprend
unedécision, purement diagnostique,
en décidant de nefaire aucun traitement. En
fait, l’hospitalisation
et le lit sontdéjà
un trai-tement.
Mais,
trèsvite,
cette abstention ne suffit paset,
sans aucun élément nouveau, on est amené à des tentativesaveugles.
On les choisit en fonction de leur innocuité et de l’étroitesse de leurchamp
d’activité : parexemple ,
on choisit le
salicylate
et non la cortisone dansl’hypothèse
durhumatisme ,
Revue de Statistique Appliquée. 1961 - Vol. IX - N’ 3
80
car le
salicylate
n’estguère
actif que dans lerhumatisme,
alors que la cor- tisonepeut
amenerl’apyrexie
dansbeaucoup trop
de maladies(et
masquer dessymptômes utiles), mais,
en mêmetemps,
onprescrit
des examens com-plémentaires (urographie, sérologie
durhumatisme, etc.)
en fonction de larapidité
de leurréponse,
de la sécurité del’interprétation
de leurs résultatset,
bienentendu,
de lafréquence
dudiagnostic recherché.
Enfait,
cette conduitethérapeutique,
comme cette conduitediagnostique,
serontefficaces
surtout par les
arguments négatifs qu’elles apportent.
On élimine la tuber- culose et les affections àpyogènes et, lorsque
lepremier signe
de localisationapparaltra, l’augmentation
de laleucocytose permettra
de penser à l’amibiasequi
ne serajamais prouvée
autrement que par la seule efficacité d’un traite- ment très étroitementspécifique.
Peut-on tenter une
synthèse
sansmultiplier
d’unefaçon
lassante lesexemples ?
1/
La décision médicale est uneopération continue, qui
esttoujours
simultanément et d’emblée recherche et
synthèse
d’informations et attitudethérapeutique.
De même que l’attitudethérapeutique
amène des informationsnouvelles,
l’attitudediagnostique
a sa valeurthérapeutique.
Onpourrait
don-ner des
exemples
dans les deux sens. Laguérison,
sous abstention théra-peutique,
la valeurpsycho-thérapique
d’un examenpsychiatrique
dediagnostic ,
l’action curative de rayons X ou de la
baryte,
donnés à titrediagnostique . D’ailleurs,
un acte dediagnostic
et a fortiorithérapeutique peut
aussi êtreà
l’origine
decomplications.
On ne voit pasplus
comment l’attitude cesserait d’êtrediagnostique
que d’êtrethérapeutique.
2/
Cetteopération
continue se déroule dans untemps
irréversible et laplus
forte contrainte est celle dutemps
ouplutôt
destemps.
Il y a letemps
dumalade ;
il y a letemps
de lamaladie ;
il y a letemps
nécessité par la réalisation dechaque
examen ; il y a letemps
nécessaire à l’action dechaque traitement ;
il y al’impossibilité
de faire et d’obtenir tous les examens enmême
temps.
D’où la nécessité de choisirparmi
leshypothèses
cellesqui
conduisent à unepossibilité
de vérificationquelconque (diagnostic
ou théra-peutique).
Encore ne nous sommes-nous pas
préoccupés,
dans notreexemple pri- vilégié,
dutemps,
del’impatience
de l’individu - ellepeut
êtrelégitime,
mais introduit une
complication
deplus -,
del’impatience
de la famille(même observation),
voire d’une certainepression
sociale(si
l’onsoigne
ungrand
de cemonde).
Nous avons choisi volontairement le casparticulier
d’un malade confiant etcoopérant qui
nous facilitaitbeaucoup
latâche.
3/ Enfin,
letemps,
d’unepart,
la décision médicalepermanente,
d’autrepart (fut-elle l’abstention)
modifient d’unefaçon
continue la situationqui
n’estjamais
une donnéefixe,
maisquelque
chose de fluidequi
se modifie et que l’on modifie et doit modifier. Enpratique,
lapire
cause d’erreur réside dansl’interprétation
inexacte de ces modifications : attribuer à un traitement cequi
n’estqu’un
accident évolutifspontané (guérison provisoire
de notre maladepar un
antibiotique inactif).
Lepire
estquelquefois, lorsqu’on
a faitappel
àun médicament à
large spectre d’action,
d’attribuer son succès à une de sespropriétés,
alors que c’est une autrequi
a étéefficace...
Revue ,de Statistique Appliquée. 1961 - Vol. IX - N’ 3
81
Nous ne
prétendons
pas avoir donné ici autre chosequ’un
schéma trèsgrossier.
Encore l’avons-noustiré
d’une situation trèssimplifiée.
Parexemple ,
nous n’avons pas
parlé
du rôle quejouent
les contraintesd’équipement :
toutmédecin
est,
à toutinstant,
limité par l’ensemble des éléments matérielsauxquels
ilpeut
faireappel.
Nous n’avons pasévoqué
les contrôlesqui peuvent
être
paralysants.
Nous n’avons pasévoqué
les situations affectivesqui
con-taminent les données les
plus objectives,
parexemple,
un examen de labo- ratoire. Pour ne citerqu’un exemple,
lejour
où la découverte de bacilles tuberculeux dans leliquide céphalo-rachidien
d’un malade atteint deméningite
n’a
plus
eu poursignification
unpronostic
certain demort,
mais urgence d’un traitementactif,
la mêmetechnique
de recherche a donnébeaucoup plus
de résultatspositifs.
C’estqu’un
examen de laboratoire passe par un inter- médiairehumain, plus
ou moinspassionné
par satâche.
C’est
pourtant
aussi de tout celaqu’est
faite la décisionmédicale .
Prise
parfois
dansl’urgence,
devantl’angoisse,
sur des éléments que le clinicienpeut
souvent très difficilement fairecomprendre
à des collaborateursdéjà
avertis et familiers avec cesproblèmes,
elleest, pourtant,
une décisionrationnelle et
scientifique.
Elle mûrit à l’intérieur duclinicien, dans
unezone de contact entre son observation
quotidienne
et sa science de lapatho- logie. "Taciturne
ettoujours menacée",
elles’explicite
mal dans lelangage
de tous les
jours,
même vis à vis de celuiqui
en est lebénéficiaire,
et le médecinqui
a besoin de le convaincre saitparfaitement qu’il
aséduit,
maisnon démontré
lorsqu’il
réussit etqu’il
n’a pas séduitquand
il aéchoué.
Cettedécision efface la situation
qui
la faitprendre,
cequi
est mortel pour le contrôle etl’expertise.
Cettedécision,
contrairement à ce quepensent
cer-tains,
est rarement en défaut par manqued’hypothèses ;
sa grosse difficulté est dedisposer
dutemps
nécessaire pour vérifier lesplus
raisonnables et lesplus pratiques.
Je me suis aperçu, en faisant cetexposé
et enrédigeant
ces
quelques notes, qu’il
étaitplus
difficile encore de la fairecomprendre
dans son
principe
que d’en faire suivre unexemple particulier.
Revue de Statistique Applique.. 1961 - Vol. IX - N’ 3