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View of La nouvelle en Grèce dans la tourmente politique et idéologique des années soixante. L'approche singulière de Marios Hakkas

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Academic year: 2022

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Texte intégral

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Jacques Bouyer

La nouvelle en Grèce dans la tourmente politique et idéologique des années soixante.

L’Approche singulière de Marios Hakkas

Résumé

Pendant les trois décennies qui séparent la fin de la Deuxième Guerre mondiale de la chute des colonels en 1974, les écrivains grecs ont été condamnés à travailler dans un contexte socio-politique parfois très difficile, marqué par la censure et la répression. C’est dans ce contexte qu’il faut considérer la façon dont Marios Hakkas a renouvelé sa pratique de la nouvelle. En l’espace de six ans (1966-1972), l’écrivain passe d’une écriture narrative assez convenue à une conception de la nouvelle qualifiée par Alexis Ziras de « dévastatrice ».

L’article examine les raisons externes de cette mutation qui sont liées au contexte socio- politique de l’époque; il examine surtout les raisons internes de ce changement qui transparaissent à travers la polyphonie du texte. Cette polyphonie est capable d’accueillir désirs, rêves et affects de toute sorte; elle est aussi appelée à opérer une « dédogmati- sation ». La pratique artistique de Marios Hakkas relève d’une poétique qui voit dans la littérature un puissant vecteur de rapprochement entre les écrivains et les masses, mais aussi entre les hommes en général.

Abstract

During the three decades between the end of the Second World War and the fall of the colonels’ dictatorship in 1974, Greek writers worked in an at times very difficult socio- political context, with left-leaning writers in particular facing censorship and repression.

In this context, we will consider the ways in which Marios Hakkas has renewed his own practice of the short story. Over a period of six years (1966-1972), the writer moved from a fairly conventional narrative mode to a short story form that has been defined as

devastating by Alexis Ziras. This article examines this movement within the socio- political context of the time, but also traces its internal motivation in the polyphonous nature of the texts. This polyphony is open to desires, dreams and affects and is called upon to perform a dedogmatization. Marios Hakkas’ artistic practice is part of a poetics that sees literature as a powerful vehicle for bringing writers and the masses closer together as well as for encouraging human relations more in general.

Pour citer cet article:

Jacques Bouyer, « La nouvelle en Grèce dans la tourmente politique et idéologique des années soixante. L’Approche singulière de Marios Hakkas », Interférences littéraires /Literaire inter- ferenties, n° 24, « Experiments in short fiction: between genre and media », dir. Elke D’hoker, Bart Van den Bossche, mai 2020, 77-88.

http://www.interferenceslitteraires.be ISSN : 2031-2790

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Interférences littéraires / Literaire interferenties KU Leuven – Faculteit Letteren

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Interférences littéraires/Literaire interferenties, 24, mai 2020

L

A NOUVELLE EN

G

RECE DANS LA TOURMENTE POLITIQUE ET IDEOLOGIQUE DES ANNEES SOIXANTE

.

L’APPROCHE SINGULIERE DE MARIOS HAKKAS

Certains ont pu qualifier de « guerre de Trente Ans » la période s’écoulant en Grèce de la fin de la Deuxième Guerre mondiale (1944) à la chute de la dictature des colonels (1974)1. Des trois décennies ont vu se succéder presque sans interruption guerre civile, répression, tensions politiques et dictature. Au cœur de cet enchaînement conduisant brutalement, en 1967, à l’installation à la tête de l’État d’une junte militaire, on trouve la répression de tout ce qui, de près ou de loin, peut se rapporter au communisme2. Les écrivains de gauche doivent dès lors s’adapter à la réalité des brutales oppositions idéologiques et de la censure en conformant leur discours à des conditions particulieres.

C’est dans ce contexte précisément qu’il est impérieux de comprendre la refondation, par Marios Hakkas (1931-1972), de sa pratique de la nouvelle. Pendant longtemps, assurément, la profonde mutation de ce genre tel qu’il est pratiqué par cet écrivain a semblé échapper aux critiques et spécialistes. Dissident dans son propre parti, ayant fait pendant quatre années (1950-1954) au moins l’expérience de l’incarcération pour ses opinions politiques, Marios Hakkas n’apparaît bien souvent, à travers les écrits et les études qui lui sont consacrés, que comme la victime souffrante et presque pitoyable d’un système et, pour finir, de la maladie. Semblant échapper à bien des égards à une analyse de type structural, la nouvelle chez Hakkas finit par être présentée, selon Alexis Ziras, comme un « genre de fleuve monologique » (eidos monologikou potamou)3 difficile à cerner. Or, on ne peut se contenter d’invoquer la maladie ou même la psychologie de l’écrivain, comme le font certains4, pour expliquer le passage en l’espace de six ans (1966-1972) d’une

1 Maria NIKOLOPOULOU, « La ‘guerre de trente ans’: la prose ayant pour sujet la guerre civile et le traitement de la mémoire dans la narration (1946-1974) », in: L’époque de la confusion: la décennie 1940 et l’historiographie, Athènes, Estia, 2008, 419 (en grec).

2 Joëlle DALÈGRE, La Grèce depuis 1940, Paris, L’Harmattan (coll. Études grecques), 2006, 116- 118.

3 Alexis ZIRAS, « Marios Hakkas et son modernisme narratif dévastateur », in: Diavazo, n°516, mars 2011, 74 (en grec). Linos Politis parle, de son côté, d’un « genre de monologue » (είδος µονολόγου) dans son Histoire de la littérature néo-hellénique (Athènes, Morfotiko idryma ethnikis trapezis, 2015 [1978], 361).

4 Ainsi, Kostas Papageorgiou fait référence à un « sentimentalisme », habituel dans l’approche des nouvelles de Marios Hakkas (« La critique face à Marios Hakkas », Marios Hakkas, Étude critique de son œuvre, Athènes, Kedros, 1979, 58-59, en grec). Linos Politis (Histoire de la littérature néo-hellénique, 360) parle par exemple de l’écrivain comme d’un homme « foncièrement tourmenté » (εξαιρετικά βασανισµένος). Le regard sur l’œuvre en prose de l’écrivain a changé depuis une ou deux décennies et on peut rendre justice, entre autres, à Giorgos Repousis qui, dans sa thèse de doctorat récemment parue en ligne (Marios Hakkas et son époque: Autobiographie et prose créative [en ligne], thèse de doctorat soutenue à l’université de Ioannina, 2012 [consulté le 22 février 2017]. Disponible sur:

http://thesis.ekt.gr/thesisBookReader/id/31715#page/1/mode/1up, en grec), tente de façon légitime de lier l’œuvre de l’écrivain et son vécu. Cela témoigne du fait que la prose hakkienne doit être appréhendée comme une manifestation de l’ « élément autobiographique » (αυτοβιογραφικό

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écriture narrative assez convenue à une conception « dévastatrice » de la nouvelle, pour reprendre l’expression d’Alexis Ziras5.

***

En fait, il faut changer de perspective et ce pour deux raisons au moins, se trouvant soit dans l’œuvre elle-même, soit dans le contexte de publication de cette dernière. D’une part, donc, des raisons internes aux recueils de nouvelles: un certain nombre de textes de la main de l’auteur, mais passés trop souvent sous silence ou négligés, invitent à envisager la nouvelle telle qu’elle est conçue par Marios Hakkas comme le fruit d’une parole plurivoque et collective. D’autre part, des raisons externes à l’œuvre: alors que la fin des années soixante se caractérise par le basculement brutal de la courte trêve libérale de l’ère Papandréou (février 1964-juillet 1965) à une grave crise politique amenant la dictature, il existe, en Grèce, une incroyable effervescence de la vie intellectuelle et culturelle à laquelle a pris part, de près ou de loin, Marios Hakkas.

S’agissant de ces raisons externes, elles renvoient au caractère engagé du texte hakkien. C’est cet engagement qui permettra, dans un premier temps, de considérer la dimension politique des nouvelles. Encore doit-on prendre bien soin de distinguer le sens courant du mot politique, qui renvoie à l’ « organisation », à l’ « exercice du pouvoir », mais aussi à la « lutte autour du pouvoir » (Le Robert, 2009), de son sens étymologique qui se rapporte à la cité, à son organisation, mais également à la place de l’écrivain dans cette cité.

C’est en invoquant ces raisons externes, politiques, qu’on peut d’abord exa- miner l’inscription des nouvelles de Marios Hakkas dans le contexte très particulier de la Grèce à la charnière des années soixante et soixante-dix. Ce sont ces raisons qui sont en effet les plus manifestes.

Les indices manifestes d’un engagement

Paru en 1966, Tirailleur assassin (Τυφεκιοφόρος του εχθρού) contient des nouvelles que d’aucuns ont qualifiées de « traditionnelles »6. Si le fonctionnement des récits de ce recueil reste problématique et s’inscrit dans les débats de l’époque sur le réalisme, dans la plupart des cas leur trame narrative rapporte des anecdotes édifiantes tirées de la vie militaire ou de la vie carcérale, mais aussi de la vie civile. Les nouvelles en question présentent la structure caractéristique d’un certain type de littérature en vogue à l’époque: un système de personnages manichéen, des ennemis nettement

στοιχείο) ou, mieux, du « vécu » (βίωµα). Il semble pourtant qu’il faille aborder aussi l’œuvre de Hakkas sous l’angle du collectif.

5 Alexis ZIRAS, « Marios Hakkas et son modernisme narratif dévastateur », 72.

6 « Les nouvelles en prose de Tirailleur… sont facilement tenues pour des nouvelles

‘orthodoxes’, alors que dans les deux livres suivants de Marios Hakkas, l’effort de composition selon les règles traditionnelles du genre est abandonné » (Erasmia STAVROPOULOU, « Je parle d’une poésie de la vie – Commentaires sur la thématique de Marios Hakkas », in: Diavazo, n°297, 28 octobre 1992, 27). Dimosthenis Kourtovik parle de nouvelles « conventionnelles » (συµβατικά) dans son guide critique sur les Écrivains grecs d’après-guerre (Athènes, Patakis, 2009 [1995], 261).

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identifiables, une certaine lisibilité. Ce qui retient l’attention, c’est la présence d’une coloration idéologique. Soit elle transparaît à travers la description de la vie militaire et l’opposition entre des gradés et des soldats de 3e classe. C’est le cas dans « Le Mutilé » qui raconte la rébellion d’un jeune soldat dans une caserne; c’est le cas aussi dans « Éveil racial », histoire d’un jeune tsigane subissant des brimades; l’opposition tourne moralement bien sûr en faveur des conscrits apparaissant comme les victimes impuissantes d’un système oppressif; soit la coloration idéologique se manifeste, et c’est plus souvent le cas encore, dans l’évocation des pratiques sectaires et d’un verbalisme propres au Parti communiste. On peut citer l’exemple de la nouvelle intitulée « Les autres », décrivant le système oppressif mis en place par les staliniens entre les murs de la prison. Il n’est donc pas anecdotique ici de souligner le point suivant: les cibles de l’écrivain sont au moins autant les dirigeants et les membres d’un parti sclérosé que la junte militaire, sévèrement remise en cause dans les « Trois nouvelles », insérées en 1972 dans le premier recueil de l’écrivain. Dans tous les cas, la nouvelle comporte une visée idéologique même si c’est pour dénoncer, dans le même temps, les méfaits d’un discours univoque et monologique.

Cet engagement, sensible dans le premier recueil de Marios Hakkas, ne se dément pas, même s’il change de forme, dans les deux recueils suivants: Le Bidet et autres histoires Μπιντές και άλλες ιστορίες), paru en 1970, et La Communauté (Το Κοινόβιο), paru en 1972. La virulence de certains passages oblige à envisager certains textes, en tout ou en partie, comme des réquisitoires ne ménageant pas leur cible.

En témoigne cet extrait de « La communauté ». Il rend manifestes des convictions viscéralement à gauche:

Je ne peux pas supporter un gouvernement de collabos. Le sarcasme, à mes yeux, n’est pas suffisant. Ce gouvernement, je veux le mettre en pièces, être le chef du peloton d’exécution et donner l’ordre de tirer. C’est que j’ai vu s’en agiter des barbes et des drapeaux. J’en ai caressé moi aussi des cartouchières croisées et des espoirs. C’était à cette époque, oui, à cette époque, à cette époque où les va-nu-pieds de Kaisariani avaient barricadé les bouges et fermaient tous les accès au quartier, si bien qu’aucun milicien n’osait les franchir. Malheureusement, j’étais petit et il ne m’a pas été donné l’occasion de tenir moi-même une carabine […]. Je ne peux retrouver mes vingt ans, c’est certain et puis je ne sais pas si je ne recommencerais pas une nouvelle fois la même chose, parce qu’on n’échappe pas facilement au communisme, surtout quand on commence sa vie dans le Kaisariani de l’Occupation et qu’on a cette terrible rage contre les collabos.7

7 « Δεν µπορώ ν’ ανεχτώ κυβέρνηση δοσιλόγων. Δε µου αρκεί η κοροϊδία. Θέλω να την κοµµατιάσω, να είµαι επικεφαλής εκτελεστικού αποσπάσµατος και να δίνω το παράγγελµα « πυρ ». Είναι που είδα ν’ ανεµίζουν γενειάδες και σηµαίες. Άγγιξα κι εγώ σταυρωτά φισεκλίκια κι ελπίδες. Ήταν τότε, ήταν τότε, ήταν τότε που οι ξυπολιάδες της Καισαριανής κλείσανε τους τεκέδες και φυλάγανε όλες τις προσβάσεις της συνοικίας, έτσι που δεν κοτούσε ταγµατασφαλίτης να περάσει επάνω. Δυστυχώς ήµουν µικρός και δε µου δόθηκε η ευκαιρία να κρατήσω κι εγώ αραβίδα (…) Δεν ξαναγίνοµαι είκοσι χρονώ, αυτό είναι βέβαιο, κι έπειτα δεν ξέρω αν δε θα ξανάρχιζα πάλι τα ίδια, γιατί δε γλιτώνεις εύκολα από τον κοινωνισµό, όταν µάλιστα αρχίζεις τη ζωή σου από την Καισαριανή της Κατοχής κι έχεις αυτή την τροµερή µανία εναντίον του δοσιλογισµού. » (Marios HAKKAS, Œuvres complètes, Athènes, Kedros, 2009 [1978], 327-328).

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Cette prise de position extrêmement violente à l’égard de tout ce qui rappelle peu ou prou l’occupation nazie ou la guerre civile, n’empêche nullement une très vive critique visant le parti communiste grec de l’époque et tournant en ridicule la soviétisation du Parti:

Ah! les Kurdes, oui, les Kurdes, il faut que je m’en préoccupe avant qu’on ne les massacre tous. Et ce cafard de Britchiniev (je n’arrive jamais à bien m’en souvenir) qui fait le mort. Je dirai à un ami qu’il pense aux Estoniens et aux Arméniens, pourquoi doivent-ils continuer à avoir sujet à se plaindre, on verra bien si cela convient à Kritchiniev.8

Ces deux exemples doivent suffire à convaincre que, même dans les deux derniers recueils de nouvelles de Marios Hakkas, l’engagement n’a pas disparu. Il paraît même fonctionner comme un stimulant de l’écriture qui ne se contente pas du « sarcasme », mais procède d’une prise de position viscérale contre tout ce qui entrave la liberté de l’énonciateur.

Avec l’existence d’un lien étroit entre le travail de l’écrivain et son engagement politique, on peut soupçonner la présence d’un élément permettant d’aller plus loin et d’examiner de quelle manière les questions de l’engagement politique et celles des positions esthétiques s’articulent.

La communauté comme source de création Dans Hypothèses, paru en 1983, Christoforos Milionis écrit ceci:

Il y a peu de cas — et je ferai la seule exception dans ce texte pour citer à titre indicatif le nom de feu Marios Hakkas — où la problématique politique est restée au cœur de l’œuvre, mais s’est retrouvée imprégnée par tant d’humeurs amères nées de l’expérience individuelle que, finalement, son contenu s’en trouve modifié et finit par devenir un problème d’existence individuelle, etc.9 Malgré les profondes mutations de la nouvelle qu’il propose, Marios Hakkas reste l’un des seuls à être préoccupé par la politique alors même qu’il modifiait en profon- deur sa pratique du genre. Il n’est pas question d’expliquer dans le détail quelles sont ces mutations, mais on peut signaler que l’écrivain passe d’une forme narrative de la nouvelle (dans le premier recueil de 1966 en particulier) à une forme de monologue à chaque fois renouvelé, plaçant l’énonciateur malade dans une posture d’interprète du monde (à partir des deux derniers recueils: Le Bidet et autres histoires et La Communauté). Or s’il existe un élément marquant dans les nouvelles refondées par Marios Hakkas, c’est bien leur dynamisme reposant sur la revendication d’une interaction constante avec les autres, quels qu’ils soient.

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8 « Αχ, οι Κούρδοι, οι Κούρδοι, πρέπει να νοιαστώ πριν τους σφάξουν όλους. Κι ο Μπριτσινιέφ (ποτέ δεν µπορώ να τον θυµηθώ στο σωστό) να κάνει τον ψόφιο κοριό. Θα πω σ’ ένα φίλο µου να σκέφτεται τους Εσθονούς και τους Αρµένηδες, γιατί αυτοί να µένουν παραπονεµένοι, να δούµε αν του καλοφανεί του Κριστσινιέφ. » (ibid., 325)

9 Christoforos MILIONIS, Hypothèses, Athènes, Kastaniotis, 1983, 17 (en grec).

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Cette interaction avec les autres est d’abord inséparable d’une prise de distance par rapport au discours idéologique et univoque. De ce fait, la matière des nouvelles se modifie profondément dans les recueils qui suivent Tirailleur assassin. Que ce soit dans Le Bidet et autres histoires et La Communauté, le discours univoque et monologique n’est plus seulement contesté, comme c’est le cas dans Tirailleur assassin, par un discours encore marqué par l’idéologie: il fait place à la plurivocité dans une forme désormais non programmatique, ressortissant à ce que Marios Hakkas appelle lui- même une « dédogmatisation » (apodogmatopoiisi)10. Le texte hakkien s’ouvre et se nourrit des rêves, des désirs de l’écrivain qui paraît directement prendre la parole nouvelle après nouvelle dans une forme résolument antidogmatique. Il met en place une nouvelle non narrative, déterminée par les affects et les mouvements du désir.

L’interaction passe ensuite par la polyphonie et le dialogue. L’une des conséquences de la mutation de l’écriture hakkienne, c’est l’ouverture non seulement aux possibles sémantiques, mais aussi à la voix d’autres écrivains (Maïakovski, Séféris, Skarimbas, etc.) ou de figures plus imprécises ou anonymes, par l’association de la focalisation interne et du discours indirect libre. Cette manifestation qui relève de la polyphonie est rendue tangible par l’étude de l’intertexte. Celui-ci comprend non seulement la citation ou le plagiat d’autres écrivains, mais la reprise de contes pour enfants, de comptines, de chansons, de références cinématogra-phiques, etc.

La langue elle-même s’ouvre aux sociolectes et mêle les formes populaires aux expressions d’origine religieuse, militaire, etc.

Il existe dès lors des manifestations textuelles de l’interaction verbale. On a pu constater la place prise par la polyphonie dans le texte hakkien. Au-delà de ces manifestations conduisant à une fusion des voix, fusion qui peut parfois passer inaperçue, dans le cas des formes plagiées les moins perceptibles, il existe une présence intense de l’Autre avec lequel interagit l’énonciateur. Les marques d’énon- ciation sont évidemment le signe d’une interaction permanente avec l’Autre. La coprésence de la première personne du singulier (parfois du pluriel) et de la deuxième personne du singulier ou du pluriel est là pour attester de l’existence, nouvelle après nouvelle, de l’Autre, qu’il s’agisse d’amis, d’écrivains, de figures plus ou moins anonymes (la maîtresse dans « Mes moments d’exception », le pope Thanasis dans « La prison ») ou allégoriques (Kaisariani, la ville de l’écrivain, Athènes ou la Liberté) et même du lecteur11. L’énonciateur lui-même revendique cette interaction en soulignant de quelle manière il institue un « dialogue » avec les autres écrivains. C’est ce qu’on constate dans « Le troisième rein »: « Je suis là, pensif, et j’ouvre un dialogue imaginaire avec Rilke, Beckett, Henry Miller et d’autres, je

10 Dimitris IATROPOULOS, « L’entretien avec Marios Hakkas », in: Panderma, n°1, novembre 1972 (en grec).

11 Voici quelques exemples qui pourront convaincre de la diversité des interlocuteurs dans les nouvelles de Marios Hakkas: « J’ai aussi mes moments d’exception quand tu es une gracieuse grotte » (= maîtresse) [Marios HAKKAS, Œuvres complètes, 189: « Έχω και τις εξαιρετικές µου στιγµές, όταν είσαι συ σπηλιά γλαφυρή. »]; « Gorpas, Gorpas, (Qui est-ce ? Vous allez l’apprendre) nous seuls nous avons eu la puce à l’oreille » (= poète et ami, = lecteur ?) [Ibid., 235: « Γκορπά, Γκορπά (Ποιος είναι; Να πά’

να τον µάθετε), µόνο εµείς ψυλλιαστήκαµε. »]; « Et l’étoile du Berger, qu’est-ce qu’elle fait selon vous?»

(= lecteur) [ibid., 405: « Κι ο Έσπερος, τι νοµίζετε πως κάνει; »]; « Autrefois, Kaisariani, tu as été un astre » (= figure allégorique) [ibid., 225: « Κάποτε, Καισαριανή, ήσουν ένα αστέρι. »]

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m’entête et je les appelle »12. Chez Marios Hakkas, la nouvelle, en particulier la nouvelle lyrique, sa forme étant déterminée par un ancrage de l’énoncé, ressortit au dialogue, à la mise en relation de voix se manifestant de manière explicite ou implicite. Il est dès lors tentant de voir dans la nouvelle lyrique chez Marios Hakkas un genre en tension avec l’Autre, qui tire son dynamisme de cette interaction verbale.

Enfin, l’interaction passe par une place grandissante accordée au collectif et à la communauté. L’exemple de « La communauté » est éloquent à cet égard. Cette nouvelle donne à voir la collectivité humaine à laquelle souhaite appartenir l’énonciateur/écrivain. Cette communauté se caractérise par son fonc-tionnement

« original » (idiorrythmo)13 et doit permettre de s’arracher « à l’universelle solitude »14. Ne sont seuls à l’occuper que les vivants et les morts dans lesquels se reconnaît l’énonciateur15. Ce sont les amis qui, marginalisés, se caractérisent par la force de leur présence et par leur vitalité. Ce qui rapproche ces amis de ceux qui sont morts à l’époque de la Kaisariani primitive, c’est un dénuement, une simplicité, une innocence des premiers temps qui s’opposent à la fausseté et au mensonge de la Kaisariani d’après-guerre. Devant la dispersion provoquée par la mort des uns ou les vicissitudes de la vie pour les autres, l’écrivain trouve l’idée d’une communauté,

« que [tous s’y] retrouv[ent] ensemble afin que l’un soit rassasié de l’autre »16. La communauté apparaît dès lors comme un élément essentiel de la nouvelle qui se plaît à rassembler les êtres chers dans une collectivité originale. La nouvelle bruisse tout entière des voix de ceux qu’a côtoyés l’écrivain. Les Autres sont à la source de ce genre réinventé à sa manière par Marios Hakkas: la nouvelle devient la caisse de résonance de voix multiples et la voix de l’énonciateur croise celles de ses amis, des autres écrivains ou artistes.

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Ce rôle du collectif et de l’interaction s’adosse à une revendication de l’héritage marxiste. En effet, la lecture des nouvelles révèle une chose: si l’écrivain abhorre les positions dogmatiques du Parti et les rejette avec la plus grande vigueur, il garde une admiration pour Marx et même pour Lénine, comme on le constate à la lecture de

« Devant une tombe ». L’énonciateur regrette dans cette nouvelle la manière dont a été dévoyé l’héritage marxisto-léniniste. Il n’est dès lors pas absurde de lire Marios Hakkas en ayant sous les yeux les écrits du philosophe allemand. Certes, les réflexions de Marx et Engels sur l’art et le langage restent modestes, mais il n’est pas impossible qu’elles permettent de comprendre les orientations de la prose hakkienne.

L’articulation entre l’artiste et le collectif pose, de façon très marxiste, la question de l’autonomie de l’art. La création artistique s’enracine avant toute chose

12 Ibid., 245: « Στέκοµαι συλλογισµένος κι ανοίγω φανταστικό διάλογο µε τον Ρίλκε, τον Μπέκετ, τον Μίλερ Χένρι και άλλους, πεισµωµένος και τους φωνάζω. »

13 Ibid., 307.

14 Ibid., 315: « από την παγκόσµια µοναξιά. »

15 Stavros ZOUMBOULAKIS, « Les ‘nôtres’ et les ‘autres’ dans l’œuvre de Hakkas », in: Nea Estia, n°1743, mars 2002, 477 (en grec).

16 Marios HAKKAS, Œuvres complètes, 318: « Να µαζευτούµε για να χορτάσει ο ένας από τον άλλον. »

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dans un projet collectif et humain. C’est ce que montre l’anecdote de la réunion des Mercredis, entre amis épris de création, rapportée dans « La communauté »17. On trouve toutefois dans les nouvelles de Marios Hakkas d’autres allusions au collectif.

C’est ce qu’atteste un passage étrange ne faisant pas partie des trois recueils publiés par l’auteur, mais n’ayant été intégré que tardivement dans les œuvres complètes en 1977. Il s’agit d’un court texte intitulé « Comment s’écrit une nouvelle » (« Πώς γράφεται ένα διήγηµα ») et dont voici un extrait:

Aucun individu n’est à ce point un massif, un océan ou une ville qu’il n’ait besoin des autres. Tous s’appuient quelque part, habituellement l’un sur l’autre, et c’est comme ça que notre époque se définit: il en résulte une synthèse s’effectuant à partir d’une collaboration constante, volontaire ou involontaire, ça n’a pas d’importance.18

S’ensuit un exemple de « collaboration » entre l’écrivain et son beau-frère qui prend la forme d’un dialogue autour d’un jeu de mots (« Las Vengos »), clin d’œil à un acteur en vogue à l’époque (Thanasis Vengos). L’interaction avec les autres est hau- tement revendiquée ici: elle est même à l’origine de la nouvelle parce qu’elle stimule l’imagination, stérile si l’écrivain reste replié sur lui-même.

Cette part du collectif n’est pas sans rappeler certaines conceptions de Marx et Engels. Dans L’Idéologie allemande, en particulier, les deux philosophes formulent l’idée selon laquelle, même si « un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus, dans ces conditions »19. Mais il y a plus: si l’artiste est soumis à la règle générale de la division du travail, s’il n’y a pas plus généralement d’autonomie de l’art, on ne peut que condamner « la concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens » »20. Marx et Engels tirent de cela conclusion suivante: « Dans une organisation communiste de la société, ce qui sera supprimé […] ce sont les barrières locales et nationales, produits de la division du travail dans lesquelles l’artiste est enfermé »21. Si les positions des deux philosophes sont à nuancer puisqu’elles reconnaissent une forme d’exception au statut de l’artiste, ce qui frappe ici c’est la proximité des positions telles qu’on peut les extrapoler des écrits de Marios Hakkas. L’écrivain et, plus généralement, l’artiste s’inscrivent dans une réalité socio-politique très concrètement déterminante pour la création de l’œuvre.

Le langage lui aussi intègre l’écrivain dans le jeu des rapports sociaux. En effet, écrivent Marx et Engels,

17 Ibid., 318.

18 Ibid., 582: « Κανένας άνθρωπος δεν είναι βουνό, θάλασσα ή πολιτεία για να µην έχει ανάγκη τους άλλους. Όλοι κάπου ακουµπάνε, συνήθως ο ένας στον άλλον, κι έτσι διαµορφώνεται η εποχή µας:

προκύπτει µια σύνθεση µέσα από µια διαρκή συνεργασία άθελη ή θεληµατική, σηµασία δεν έχει. »

19 Karl MARX, Friedrich ENGELS, L’Idéologie allemande, trad. H. Auger, G. Badia, et al., Paris, Éditions sociales, 1976, 396.

20 Ibid., 397.

21 Ibidem.

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le langage est une conscience, réelle, pratique, existant aussi pour d’autres hommes, existant donc alors seulement pour soi-même aussi et, tout comme la conscience, le langage n’apparaît qu’avec ce besoin, la nécessité du commerce avec d’autres hommes.22

Les considérations sur l’œuvre d’art sont renforcées, s’agissant du texte littéraire, par l’étroite relation existant entre le langage et les processus sociaux. Assurément, les aspirations communautaires de Marios Hakkas en termes de création rappellent, pour le moins, les positions marxistes qui, si elles peuvent varier, condamnent la conception d’une œuvre d’art coupée de l’histoire et du social. L’écrivain n’est dès lors qu’un travailleur exerçant une activité sociale spécifique. Il n’est pas impossible que Marios Hakkas, ayant gardé pour Marx une forme de vénération, ait fait siennes, au moins en partie, ces considérations sur l’art et sur le langage.

Redéfinir la nouvelle au cœur d’une aventure collective

Si l’on considère à partir de cet instant que la nouvelle n’est qu’un type particulier d’œuvre d’art, que son auteur n’est nullement coupé des réalités sociales et politiques de son époque, le contexte en Grèce à la fin des années soixante et au début des années soixante-dix devient hautement significatif. En effet, la communauté des écrivains est, à cette époque, contrainte de faire corps contre la dictature. L’engage- ment social et politique de l’écrivain devient une nécessité avec les conséquences que cela peut avoir sur la forme que prend l’œuvre littéraire. D’emblée, la création paraît s’inscrire dans le cadre d’une aventure collective. C’est en tenant compte de cette conjoncture, voyant les écrivains résister à ce qui menace leur création, qu’il est indispensable de comprendre les nouvelles de Marios Hakkas.

L’engagement de ce dernier n’est pas à entendre comme une simple prise de position telle que celle qui a été définie plus haut. Il pose plus profondément encore la question de la place de l’écrivain ou de l’artiste dans la cité. Une des très rares déclarations de Marios Hakkas, faite dans les colonnes de la Revue d’art (Epitheorisi technis), peut permettre de se rendre compte de la manière dont s’articulent le positionnement politique et le questionnement sur le rôle de l’artiste. Peu avant la prise de pouvoir par la junte militaire, en avril 1967, le périodique propose à divers écrivains de répondre à des questions se rapportant à la situation politique catastrophique en Grèce à l’époque et au rôle de l’artiste. Voici ce que le nouvelliste déclare lorsqu’on lui demande si l’action des écrivains de gauche est efficace:

2. - 3. Non, assurément. Et je poserais la question: est-ce que, dans l’intervalle démocratique, ils ont bien tiré parti des conditions pour arracher le peuple à l’isolement que le caramanlisme lui a imposé ? Je ne parle pas de leur art, quel qu’il soit. En tant que personnalités, avec l’autorité qui est la leur, se sont-ils souciés de créer ces liens avec les masses et leurs organisations qui soutiennent la démocratie et associent la gauche au peuple par d’autres voies?

Cinquante associations culturelles uniquement pour Athènes-Le Pirée, et l’absence d’intellectuels de gauche dans la plupart d’entre elles est caractéristique. Vasilis Rotas, qui jouait des pièces de théâtre dans les villages

22 Karl MARX, Friedrich ENGELS, L’Idéologie allemande, 28-29.

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à l’époque de l’Occupation, n’était pas seulement un homme de lettres, mais aussi un organisateur durant ces années décisives. Si nous considérons que l’époque actuelle est décisive, il ne reste plus aux intellectuels de gauche qu’à sortir de leurs bureaux et de leur isolement, à descendre parmi le peuple même si cette expression sonne un peu « ligne du Parti ». Leur contribution peut être grande pour imposer la démocratie à l’intérieur même du Parti où cette dernière se heurte à l’étroitesse de certains esprits et à la survivance du culte de la personnalité.23

Maniant avec quelque ironie la rhétorique communiste, Marios Hakkas déplore ici le manque d’investissement des artistes de gauche auprès des « masses » ». Les écrivains doivent quitter, selon lui, leur isolement et se rapprocher de celles-ci. C’est la seule manière d’installer la « démocratie » à l’intérieur d’un parti sclérosé par le stalinisme. Il ne s’agit pas de développer ici la dimension politique du propos, mais on peut insister sur la conception de l’artiste pour Hakkas. Il existe un engagement très concret de l’écrivain dans son époque. Cet engagement passe bien sûr par l’implication dans la vie culturelle, cette dernière étant, pour l’écrivain, le moyen de faire tomber les frontières entre classes sociales, entre ouvriers et artistes, entre habitants des villes et habitants des faubourgs. Ce qui est frappant, c’est que l’engagement politique va de pair avec l’engagement culturel de l’artiste.

Ce qui résonne comme un mot d’ordre de Marios Hakkas dans les colonnes de la Revue d’art devient plus tangible encore lorsqu’on garde à l’esprit l’importance des milieux associatifs dans la création hakkienne. L’engagement de l’écrivain dans la FEN, l’ « Union progressiste des jeunes » (ΦΕΝ: Filoproodeftiki Enosi Neon), véritable « ‘pépinière’ de révisionnistes » (« σφηκοφωλιά » των αναθεωρητών)24, selon Thanasis Korakakis, ne doit pas être sous-estimé. Marios Hakkas peut y donner libre cours à ses idéaux humanistes en contractant la « passion de la collectivité » (αρρώστια της συλλογικότητας)25. C’est ce que montre la déclaration suivante de l’écrivain, faite à l’occasion d’une exposition organisée par la FEN:

Le succès de la première exposition de Takis Sideris a donné à notre Association entrain et courage pour organiser une exposition collective où tous les peintres kaisarianiotes pourraient présenter leur travail le plus récent à nos simples concitoyens de Kaisariani, aux critiques et amateurs d’art

23 Epitheorisi technis, novembre-décembre 1966, n°143-144, 492-493: «2. – 3. Ασφαλώς όχι. Και θα ρωτούσα: Μήπως εκµεταλλεύτηκαν τις συνθήκες στο διάστηµα της δηµοκρατικής διακυβέρνησης, για να σπάσουν την αποµόνωση από το λαό που τους επέβαλε ο καραµανλισµός; Δεν εννοώ µε την οποιαδήποτε δουλειά τους. Σαν προσωπικότητες, µε το κύρος τους, νοιάστηκαν να δηµιουργήσουν εκείνους τους δεσµούς, µε τις µάζες και µε τις οργανώσεις τους που στηρίζουν τη Δηµοκρατία και συνδέουν την Αριστερά από άλλους δρόµους µε το λαό; Πενήντα µορφωτικοί – εκπολιτιστικοί σύλλογοι µόνο στην Αθήνα-Πειραιά, και η απουσία της πνευµατικής Αριστεράς στους περισσότερους απ’ αυτούς είναι χαρακτηριστική. Κι όµως ο Βασίλης Ρώτας στην κατοχή παίζοντας θέατρο στα χωριά δεν ήταν µόνο ένας λογοτέχνης αλλά κ’ ένας οργανωτής εκείνα τα κρίσιµα χρόνια. Αν πιστεύουµε πως οι καιροί είναι κρίσιµοι δεν µένει παρά οι πνευµατικοί άνθρωποι της Αριστεράς να βγουν από τα γραφεία τους και την αποµόνωση και να κατεβούν στο λαό, όσο κι αν αυτή η έκφραση ηχεί γραµµιτζίδικη. Η συµβολή τους µπορεί να είναι µεγάλη στην επιβολή της Δηµοκρατίας και µέσα στο κίνηµα, όπου αυτή σκοντάφτει στις στενοκεφαλιές και προσωπολατρικές επιβιώσεις. »

24 Thanasis KORAKAKIS, « Fragments d’histoire en rapport avec Marios Hakkas », in: Diavazo, n°516, 99 (en grec).

25 Ibidem.

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d’Athènes – loin de la FEN l’idée du moindre esprit de clocher stérile ! –:

nous sommes simplement fiers d’amener le peuple de Kaisariani au plus près de ses artistes.26

La promotion de la vie culturelle à Kaisariani s’effectue dans un esprit d’ouverture, d’écoute et de tolérance. L’art, et plus spécifiquement la littérature, sont les puissants vecteurs d’un rapprochement entre les hommes. La vision est franchement idéaliste, mais elle confirme que l’aventure collective est étroitement associée à celle de l’art et de l’écriture.

Depuis le milieu des années cinquante, la Revue d’art (Epitheorisi technis), comme un certain nombre d’autres périodiques (Parole populaire, Laïkos logos, par exemple), constitue un lieu de débats et de rencontres pour les écrivains. Située politiquement à gauche et ayant paru sans interruption de 1954 à février 1967, quelques mois avant l’installation de la dictature, elle devient le réceptacle des poèmes et nouvelles grecs ou étrangers, mais aussi des débats d’idées touchant à l’esthétique et à l’évolution de la gauche grecque après la guerre civile. Voici ce qu’écrit Marios Hakkas au sujet de la collaboration des artistes avec la Revue d’art et, plus généralement, avec certains autres périodiques:

Avant 1967, il existait des « centres » » artistiques, des foyers pour les écrivains. La gauche avec ses journaux et la Revue d’art (Epitheorisi technis). Le groupe Lambrakis, qui a été l’espace d’expression du centre, avec ses journaux et Saisons (Epoches). Eleni Vlachou avec ses journaux et Galaxie (Galaxias). Les écrivains ont eu, par nécessité, ces trois points d’appui idéologiquement orientés.27

C’est dans cette ébullition culturelle et idéologique que Marios Hakkas fait publier plusieurs de ses nouvelles dans la Revue d’art. Ces nouvelles entrent en résonance avec les débats en cours, les positionnements politiques ou artistiques. Ainsi, Marios Hakkas écrit trois nouvelles pour le n°137-138 de la Revue d’art, en mai-juin 1966;

elles trouveront leur place dans le recueil qu’il fait paraître en juillet de la même année. Si ces trois nouvelles (« Le téléphone », « Un incomparable pas » et « Le congrès »)28 présentent différentes facettes de l’aliénation (dans la vie quotidienne, dans le milieu carcéral, au parti communiste), elles font d’une certaine manière écho à une autre nouvelle intitulée « L’homme qui pensait » de Kostas Koplas29. Dans ce récit, au milieu d’images de mort et de dégradation d’un corps mangé par les vers,

26 Takis SIDERIS, « Marios Hakkas, Kaisariani et la littérature », in: Diavazo, n°516, 90: « Η επιτυχία της πρώτης έκθεσης του Τάκη Σιδέρη έδωσε στην Ένωσή µας κέφι και κουράγιο για την οργάνωση µιας οµαδικής έκθεσης όπου όλοι οι καισαριανιώτες ζωγράφοι θα παρουσίαζαν τη νέα τους δουλειά στους απλούς ανθρώπους της Καισαριανής, καθώς και τους τεχνοκρίτες και τους φιλότεχνους της Αθήνας, µακριά από την ΦΕΝ κάθε σκέψη στείρου τοπικισµού, καµαρώνουµε µόνο που φέρνοµε το λαό της Καισαριανής κοντά στους καλλιτέχνες του. »

27 Panderma, n°1, novembre 1972 (sans pagination): « Πριν το 1967 υπήρχαν κάποια καλλιτεχνικά ‘κέντρα’, εστίες λογοτεχνών. Η αριστερά µε τις εφηµερίδες της και την Επιθεώρηση Τέχνης. Το συγκρότηµα Λαµπράκη που έκφρασε το Κέντρο µε τις εφηµερίδες του και τις Εποχές. Η Ελένη Βλάχου µε τις εφηµερίδες της και το Γαλαξία... Οι λογοτέχνες ακουµπήσανε όλοι αναγκαστικά πάνω σ’ αυτά τα τρία σηµεία, ιδεολογικού προσανατολισµού. »

28 « Το τηλέφωνο » [« Le téléphone »], « Ένα ανεπανάληπτο βήµα » [« Un incomparable pas »],

« Η σύσκεψη » [« Le congrès »], in: Epitheorisi technis, n°137-138, mai-juin, 1966, 522-525.

29 « Ο άνθρωπος που σκεφτόταν » [« L’homme qui pensait »], ibid., 502-506.

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un homme essaie de lutter contre tout ce qui l’empêche d’être lui-même; les trois nouvelles de Marios Hakkas peuvent aussi être mise en relation avec un poème de Nikiforos Vrettakos intitulé « Contribution à l’histoire »30: il y est présenté le corps d’une Grèce souillé par les « revendeurs » (µεταπράτες). Ensuite, des « études », tournant « Autour du problème de la liberté. Recherche dans le domaine de la problématique des institutions démocratiques » et proposées par Nikos N. Mexis31, entrent aussi en résonance avec les trois textes de Marios Hakkas dont il est question.

Dans tous les cas, le problème de l’intégrité et de l’aliénation d’une société humaine ou de l’individu est abordé.

Pourtant, avec le coup d’état des colonels, les conditions d’écriture changent.

Voici ce qu’explique à ce sujet Marios Hakkas dans l’entretien cité plus haut:

Avec les événements du 21 avril [date du putsch militaire], ces centres [que représentaient les revues] ont été supprimés. Ils se sont retrouvés sans soutien. C’est là qu’est apparu l’oxymore: au cœur même de l’angoisse causée par les événements, libérés par nécessité des directives, les créateurs se sont quelque peu ouverts à la subjectivité, ils se sont déplacés d’une manière plus essentielle dans l’espace du chaos.32

L’installation de la dictature sidère au départ les écrivains qui s’interdisent de s’exprimer pour ne pas avoir à cautionner le régime. Cette sidération laisse progressivement place à un nouveau type d’expression. Comme l’explique Gabriella Macri,

la première conséquence du régime dictatorial fut, comme à l’époque de Metaxás, l’imposition d’une « censure préventive » qui incita les intellectuels à publier leurs textes à l’étranger. Dès que la censure fut abolie en novembre 1969, les écrivains et les poètes démocrates mirent à profit une disposition de la nouvelle loi sur la presse et publièrent un recueil de récits et de poèmes dont le thème central était … la censure et la répression33.

La parution d’ouvrages collectifs constitue en effet un moyen de lutte contre la dictature: c’est le cas des Dix-huit textes (Dekaokto Keimena), parus en juillet 1970, et de Nouveaux textes 1 (Nea Keimena 1) ou Nouveaux textes 2 (Nea Keimena 2), parus en 197134. Ces recueils contiennent chacun des séries de textes soit sous la forme de fragments inachevés laissant planer l’ombre d’une censure, soit sous la forme d’allégories ou de récits « n’évoqu[ant] que des dictatures imaginaires d’Amérique

30 « Συνδροµή στην ιστορία » [« Contribution à l’histoire »], ibid., 483-484.

31 « Γύρω από το πρόβληµα της ελευθερίας. Έρευνα στο χώρο της προβληµατικής των Δηµοκρατικών θεσµών » [« Autour du problème de la liberté. Recherche dans le domaine de la problématique des institutions démocratiques »], ibid., 487-497.

32 Panderma, n°1: « Με τα συµβάντα της 21ης Απριλίου, τα κέντρα καταργούνται. Βρέθηκαν όλοι απατρονάριστοι. Εδώ εµφανίζεται το οξύµωρο: µέσα στο άγχος των γεγονότων, απαγκιστρωµένοι αναγκαστικά από τις ντιρεχτίβες, οι δηµιουργοί ανοίχτηκαν κάπως υποκειµενικά, κινηθήκανε ουσιαστικώτερα στο χώρο του χάους. »

33 Gabriella Macri, « La nouvelle grecque contemporaine: historique et perspectives », in: A.- M. Harmat, Y. Iehl, et al. (éd.), La Nouvelle en Europe. Destins croisés d’un genre au XXe siècle, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux (coll. Sémaphores), 38.

34 Stéphane SAWAS, « Du silence au cri: écrire sous la dictature des colonels grecs (1967-74) », in: J. Bessières, J. Maàr (éds), L’Écriture emprisonnée, Paris, L’Harmattan (Cahiers de la Nouvelle Europe, Collection du Centre Interuniversitaire d’Études hongroises, n°7) 2007, 267-272.

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latine »35. Marios Hakkas fait paraître quant à lui, dans Nouveaux textes 2, trois nouvel- les: « Une fille », « Le petit poisson dans le bocal » et « Giannis, le fauve-fourmi »36. Insérées tardivement à la fin du premier recueil de nouvelles de l’auteur, comme on l’a dit plus haut, elles sont tout entières marquées par cette tension si particulière qui caractérise les Dix-huit rextes ou les Nouveaux textes. Le non-dit et l’allégorie y ont toute leur place puisque le régime militaire honni reste en arrière-plan dans ces trois récits. C’est donc en s’inscrivant dans un concert de voix condamnées au silence qu’il convient de lire les « Trois nouvelles » de Marios Hakkas.

Or, cela ne constitue que la variante du processus collectif de création décrit plus haut par l’écrivain et en prise avec les réalités sociales et politiques. Il n’existe pas de rupture radicale entre les nouvelles du deuxième ou du troisième recueil et les « Trois nouvelles », particulièrement engagées dans le contexte particulier d’une dictature: d’une manière différente, on retrouve à chaque fois le même désir d’ancrer la création dans le collectif.

***

On peut conclure en soulignant de quelle manière Marios Hakkas a inscrit de façon originale sa création personnelle dans le contexte socio-politique de son temps. Se méfiant très tôt de la littérature engagée telle qu’on pouvait la concevoir en Grèce depuis les années cinquante jusqu’aux années soixante-dix, il a fait de l’acte de création un geste collectif trouvant sa dynamique dans le rapport avec les autres, mais aussi dans le contexte bien précis d’une époque. Loin d’effectuer un travail à plusieurs mains, il s’est comme imprégné de ces autres auxquels il tenait tant pour intégrer leur présence, leur parole dans ses nouvelles. Par ce biais, l’écrivain ne s’est jamais détourné de ses convictions marxistes: bien au contraire. Par le jeu de l’interaction verbale et du dialogue, par la mise en résonance de ses écrits avec ceux de ses contemporains, par une mise en rapport des arts entre eux, il a tenté, à sa façon, de refonder le genre de la nouvelle en en faisant un genre non dogmatique.

Jacques BOUYER

Inalco, Paris

35 Ibid., 269.

36 « Το κορίτσι » [« La fille »], « Το ψαράκι της γυάλας » [« Le petit poisson dans le bocal »],

« Γιάννης, το θεριό-µερµήγκι » [« Giannis, le fauve-fourmi »]..

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