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Le concept de 'libéralisme' au 19e siècle: propositions pour une sémantique historique

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Academic year: 2021

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Submitted on 24 Jun 2011

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Xavier Landrin

To cite this version:

Xavier Landrin. Le concept de ’libéralisme’ au 19e siècle: propositions pour une sémantique historique.

55emes rencontres annuelles de la Society for French Historical Studies, Washington university, Mar

2009, St. Louis, États-Unis. �hal-00601163v2�

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1

Le concept de « libéralisme » au 19

e

siècle : propositions pour une sémantique historique

Xavier LANDRIN

Université Paris Ouest Nanterre, Groupe d’Analyse Politique Centre de sociologie européenne (CESSP / EHESS-CNRS)

Merci à la Society for French Historical Studies de recevoir des communicants spécialistes de sociologie des intellectuels et des idées. Nos préoccupations ne sont pas très éloignées des problèmes qui se posent de manière transversale (et aussi transnationale) aux différentes disciplines historiques. Il y a longtemps en effet que ces disciplines ont dépassé le simple cadre de la critique positiviste des sources, surtout lorsqu’il est question d’analyser des productions culturelles, et qu’elles intègrent ou rejoignent des hypothèses ou des manières sociologiques de lire l’histoire. Je ne fais évidemment pas seulement référence aux Cultural Studies, au « cultural turn » ou au « linguistic turn » en histoire. La diversité des perspectives présentées dans quelques-uns des volumes de French Historical Studies témoigne de ce renouvellement.

Je présenterai ici des réflexions sur l’intérêt d’une sémantique historique, d’une histoire des concepts (Begriffsgeschichte), pour identifier le libéralisme français au 19

e

siècle. Avant de dire quelques mots de la perspective méthodologique, évoquée ici et là dans des synthèses disponibles en anglais

1

, je dois signaler le caractère a priori difficilement déterminable (spatialement, temporellement) de l’objet : il n’y a pas « un libéralisme français du 19

e

siècle ».

Cette double essentialisation fait oublier, d’une part, que les concepts circulent très souvent de manière transnationale et, d’autre part, que les limites de siècles ne sont que des périodisations intuitives, souvent inscrites sous une autre forme dans les inconscients académiques (la période « moderne » ou

« contemporaine », le « temps présent », etc.).

1

Par exemple: Melvin Richter, The Historical of Political and Social Concepts. A Critical Introduction,

Oxford, Oxford University Press, 1995.

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2

La Begriffsgeschichte regroupe des contributions très hétérogènes, dont les perspectives méthodologiques ne sont pas toujours unifiées, mais elle a donné lieu à des travaux collectifs publiés sous forme de dictionnaires, les Geschichtliche Grundbegriffe et Handbuch Politisch-Sozialer Grundbegriffe in Frankreich sont les plus connus. Ces dictionnaires portent plus ou moins sur la période dite du Sattelzeit, le temps de transition vers la modernité des années 1750-1850. C’est en particulier Reinhart Koselleck, que Roger Chartier a évoqué hier dans son intervention, qui a contribué à faire connaître la Begriffsgeschichte au-delà des limites nationales, et notamment aux Etats-Unis. Il a été publié en anglais et préfacé par Hayden White. Ces deux auteurs insistent sur l’historicité du langage et la sémantique non seulement en tant que modalité de construction de l’histoire, mais aussi comme matériau pour ressaisir et comprendre les processus historiques. Metahistory par exemple n’est évidemment pas sans parenté avec l’intérêt de Koselleck pour les transformations du temps historique (et les transformations du récit historique) au 19

e

siècle.

Je m’inspire ici de la Begriffsgeschichte dans la reconstruction d’une sémantique du libéralisme, mais aussi de la sociologie des idées dans la mesure où elle met l’accent à la fois sur les interdépendances sociales qui sont au fondement des innovations intellectuelles, et sur les histoires rétrospectives (très souvent savantes) dont celles-ci sont parfois l’objet. Je concentrerai mon propos sur les points suivants :

- La manière dont une tradition historiographique – l’histoire des idées – a réinventé la genèse du libéralisme ;

- L’intérêt que constitue la Begriffsgeschichte en vue d’une explication historicisée de cette genèse ;

- Les modalités concrètes de la genèse du libéralisme à partir des années 1810 en France.

Le « libéralisme » est sans doute l’un des concepts les plus mobilisés par l’historiographie pour rendre compte des théories, des thèses et des thèmes réputés avoir marqué les transformations politiques et économiques du 19

e

siècle.

Ce concept est souvent convoqué pour penser rétrospectivement des ensembles

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3

idéels (idéologies, doctrines, filiations et collectifs intellectuels) auxquels la tradition historiographique accorde spontanément un crédit de cohérence. C’est certainement parce qu’elles prennent part à une visée pédagogique commune, restreignant et simplifiant des systèmes de schèmes et de références complexes et difficilement datables, qu’une grande part des études contemporaines relatives à l’histoire du libéralisme contribuent à faire et à refaire cette histoire dans la ligne d’une tradition essentialiste. L’ « histoire des idées » s’impose sous ce rapport comme un impensé collectif qui, en autonomisant et en homogénéisant artificiellement les objets dont elle traite, participe à la méconnaissance du travail social et symbolique que recouvre au 19

e

siècle le concept de libéralisme. Pour en donner une définition un peu plus réaliste, il faut pouvoir identifier les principes et les biais d’analyse par lesquels cette tradition a été formulée, et à travers lesquels elle s’est imposée, et proposer des éléments en vue d’une analyse critique de la genèse, des trajectoires et des usages communs ou savants, prospectifs ou rétrospectifs, du libéralisme.

La « sémantique historique », ou « histoire des concepts » (Begriffsgeschichte), qui trouve ses prolongements dans la sociologie des formes de classement et des produits symboliques, permet d’engager ce renouvellement en prenant non seulement pour objet la construction sociale des mots et des mots d’ordre autour desquels s’organisent des concurrences politiques et culturelles entre des groupes particuliers, mais aussi en associant à cet effort de redécouverte un questionnement sur les implications du regard de l’historien.

C’est donc dans la double perspective de l’historicisation d’un concept central du

vocabulaire politique et culturel, et de la critique réflexive d’une catégorie

historiographique, qu’une connaissance renouvelée du libéralisme peut être mise

en oeuvre. Pour être exposé de manière relativement claire, ce programme doit à

la fois rendre compte de l’intérêt méthodologique de la « sémantique historique

des concepts », et la resituer par rapport aux problématiques de la sociologie et

de l’histoire sociale. La critique des formes de l’anachronisme est l’intérêt le plus

évident de l’analyse conceptuelle. En reconstruisant les genèses et les

trajectoires effectives des concepts du vocabulaire socio-culturel, elle se dote en

effet des instruments de connaissance des opérations historiographiques qui les

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4

éternisent au-delà de leur période de validité pratique, et qui leur attribuent parfois un sens ou une valeur distinctes de leurs significations passées. L’étude des contextes de validité empirique des concepts donne ainsi un certain nombre d’indications sur leurs moments d’émergence et de redéfinition, sur les transformations de leur valeur d’usage, mais elle permet également d’identifier les opérations de rétrojection par lesquelles les schèmes de l’interprète sont importés dans le vocabulaire et les représentations des contemporains.

On retrouve bien sûr les différentes variantes de cette opération dans l’histoire classique des idées libérales. Celles-ci s’ancrent dans des routines ou des traditions qui tendent à absolutiser certaines dimensions des productions symboliques : leur existence purement textuelle (herméneutisme), leur inscription dans une linéarité historique (historicisme), leur cohérence doctrinale ou idéologique (substantialisme), leur valeur descriptive (positivisme) ou édifiante (normativisme). Ces différentes projections, au-delà des déformations qu’elles imposent aux objets de l’historien, sont des modalités particulières, propres aux univers scolastiques, de la dénégation de l’histoire sociale des produits symboliques

2

. C’est la raison pour laquelle une histoire du libéralisme doit pouvoir restituer la diversité des formes sociales à travers lesquelles celui-ci s’est constitué. De ce point de vue, l’analyse de la genèse et des trajectoires du concept de libéralisme, si elle ouvre sur une critique historiographique et sur la redécouverte des significations premières du concept, n’a de sens que dans la logique d’une histoire sociale attentive au travail des groupes et aux effets de champs qui ont en partie fixé sa valeur d’usage et déterminé son orientation sémantique. La question de l’autonomie relative et de l’historicité singulière des formes sociales du libéralisme – concept, groupes, champs – est ici centrale dans la mesure où, en particulier dans la période de sa genèse, le libéralisme apparaît comme le produit d’une interdépendance entre ces formes. Parallèlement, il s’affirme comme le résultat d’une activité de définition souvent conflictuelle à l’intérieur de ces formes. L’histoire du libéralisme en tant que concept, c’est-à-dire comme catégorie verbale et cognitive, est doublement marquée par des rapports de concurrence entre des groupes pour lesquels sa signification, sa circulation ou

2

Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997.

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5

son appropriation sont des enjeux cruciaux, et par la spécificité des espaces d’activités au sein desquels il circule. C’est cette hétérogénéité des formes du libéralisme que l’historiographie traditionnelle tend à réduire, voire à ignorer, lorsqu’elle n’accorde d’intérêt qu’à l’un des aspects de cette histoire, en particulier la question des contenus intellectuels ou doctrinaux.

L’histoire des idées libérales a souvent manifesté son indifférence, voire son hostilité à faire des relations dont le libéralisme est le support un problème de recherche spécifique. Elle se concentre au contraire, le plus souvent, sur les continuités intellectuelles qui semblent se dégager de cette histoire. Deux questions mettent particulièrement en évidence cette tendance à rapporter le libéralisme à un stock d’idées ou de références théoriques consacrées : les origines « intellectuelles » du libéralisme en France, et la distinction, devenue canonique, entre « libéralisme politique » et « libéralisme économique ». Dans la mesure où elles prennent essentiellement pour sources des textes centraux de la tradition philosophique, les reconstructions généalogiques du libéralisme français varient au regard des lectures subjectives qu’en donnent leurs interprètes. Les principes présidant au choix et à la sélection d’une généalogie intellectuelle pertinente sont généralement informulés, et relèvent davantage des appétences et des compétences théoriques de l’historien : la tradition protestante et la période de la Réforme, le siècle des Lumières et la théorie économique, le droit naturel et les libertés anglaises, la Révolution française et l’ « anti-jacobinisme », etc. Ces visions définissent des positions divergentes quant à l’ « origine » et l’ « originalité » du libéralisme français.

Il est possible d’isoler, sur l’ensemble de l’historiographie disponible en

langue française depuis la fin du 19

e

siècle, deux positions dissemblables : l’une

resituant un libéralisme censé trouver son véritable essor au 19

e

siècle dans le

processus long de découverte de certains droits fondamentaux, révélés et

discutés au sein de grands textes philosophiques (Calvin, Luther, Bossuet,

Fénelon, Locke, Pufendorf ou Rousseau), et resitué sur le répertoire des grandes

catégories du discours philosophique (souveraineté, contrat, propriété, liberté,

etc.) ; l’autre tentant de ressaisir dans les révolutions intellectuelles du 18

e

siècle,

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6

le signal avant-coureur d’une société fondée sur un nouveau régime de libertés.

Quelle que soit la perspective généalogique, le retour aux textes justifie l’interprétation du 19

e

siècle comme une période où se réalise un idéal théorisé dans une période antérieure, et comme un moment où se règlent, se résorbent et se réactualisent les dilemmes et les conflits légués, notamment par la Révolution, aux nouveaux théoriciens de la société.

L’hypothèse d’après laquelle des idées, des croyances ou des représentations individuelles et collectives peuvent précéder leur formulation linguistique – en l’occurrence le mot « libéralisme », qui n’apparaît que dans les années 1810 en France – appellerait ici plusieurs commentaires. Ces recherches généalogiques pourraient en effet avoir un intérêt du point de vue de l’historicisation du libéralisme, si elles envisageaient la manière dont ces idées et ces croyances s’inscrivent dans une continuité pratique avec le travail des inventeurs du concept. Or, il semble que les systèmes de références et, surtout, les principes de mobilisation des libéraux du 19

e

siècle soient pour une grande part distincts des références et des raisons d’agir que leur attribue la tradition historiographique. Si les systèmes de références, les contraintes collectives et les mobiles des libéraux du 19

e

siècle sont différents de ceux que leur impute l’histoire classique des idées, c’est notamment parce que leurs activités se définissent souvent en fonction d’impératifs conjoncturels qui n’ont rien de commun avec des finalités purement intellectuelles. Par ailleurs, l’hypothèse d’un décalage, ou d’un long temps de latence, entre les prémisses du libéralisme (16

e

siècle) et la concrétisation linguistique du concept (début du 19

e

siècle) est davantage l’effet d’une lecture rétrospective qui tente de retrouver dans une reconstruction arbitraire des antécédents, la cohérence d’actions et de transformations parfois difficile à déceler ou à établir.

Il faut revenir à quelques-unes des propositions de la Begriffsgeschichte

relatives à l’articulation entre le langage et la réalité pour montrer que cette figure

des origines du libéralisme français transmise par la tradition n’est que l’une des

explications possibles de sa genèse. Reinhart Koselleck a en effet insisté sur les

phénomènes de décrochage entre langage et réalité qui permettent, dans

certains cas, d’expliquer la non-coïncidence chronologique entre des

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7

représentations et des croyances, des réalisations politiques et sociales, et des formulations linguistiques. Quatre modalités de ce rapport ont ainsi été mise en évidence : une évolution du concept sans transformation de la réalité empirique qu’il désigne, une évolution coïncidente du mot et de la chose, un double décrochage entre langage et réalité, et une évolution des référents empiriques du langage sans changement linguistique. Les différents travaux relatifs aux concepts en -isme montrent également que leur constitution relève de circonstances, d’enjeux et d’investissements collectifs irréductibles à leurs antécédents

3

. A la « suffixation » du concept sont en effet généralement associées des transformations majeures et inédites, comme le révèle le cas du mot « libéralisme ». La « suffixation » intègre, au niveau de la structure linguistique du concept, un ensemble de dimensions sociales et symboliques communes aux concepts fondamentaux qui émergent dans cette période – la période dite du Sattelzeit, le temps de transition des années 1750-1850 : une politisation des concepts qui accompagne, avec l’avènement des systèmes politiques représentatifs modernes, les luttes et les antagonismes entre groupes politiques ; une fragmentation idéologique des concepts de base, dont la validité universelle est alors discutée, qui est en partie liée aux conflits et aux concurrences succédant à l’effondrement d’une société d’ordres ; une temporalisation des concepts et des représentations qui s’explique par l’écart croissant entre l’expérience de l‘histoire et les attentes générées par un temps perçu et vécu comme une époque nouvelle ; un décloisonnement relatif du lexique culturel lié à des évolutions (dans les sociabilités, dans l’éducation et la scolarisation, dans les pratiques de lecture, dans l’accès aux biens culturels, etc.) qui impliquent, au sein d’une « société bourgeoise » ou d’une « société capacitaire » en formation, une circulation élargie et une redéfinition du sens du

« lexique culturel » caractéristique d’une société d’ordres. Le libéralisme intègre donc, au 19

e

siècle, un ensemble de transformations qui marquent l’ensemble

3

Voir Reinhart Koselleck, « La sémantique des concepts de mouvement dans la modernité », Le

Futur passé : contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Editions de l’EHESS, 1990.

Pour une application remarquable au concept de libéralisme dans la perspective d’une sémantique

comparative, voir Jörn Leonhard, Liberalismus : Zur historischen Semantik eines europäischen

Deutungsmusters, München, Oldenbourg, 2001.

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8

des productions culturelles dans cette période et qui restent généralement inaperçues. Ces changements sont pourtant essentiels pour comprendre le renouvellement en profondeur des « sociétés post-révolutionnaires » et ses différents effets sur le lexique et les représentations politiques.

Le travail d’abstraction que réalise l’histoire des idées est également visible dans la construction d’une division entre « libéralisme politique » et « libéralisme économique ». Dans la littérature disponible, ces deux catégories découpent artificiellement deux ordres de réalité dissemblables et renvoient à des thèmes apparemment autonomes : l’histoire longue de la propriété d’une part (ou des enjeux liés au maintien de la propriété), et celle de l’autonomie individuelle d’autre part. Il est clair, là encore, que l’usage de ces deux catégories au-delà de leur période de validité empirique (le 19

e

siècle) contribue à l’éternisation des croyances et des représentations, mais aussi des relations et des concurrences propres au 19

e

siècle, qui permettent d’expliquer l’émergence pratique du libéralisme et ses redéfinitions successives. C’est autour de l’opposition artificielle entre des réalités essentialisées sous la forme de catégories transhistoriques, comme le commerce et la politique, ou l’Etat et le marché, que s’est fixée la séparation canonique entre « libéralisme politique » et « libéralisme économique ». Cette séparation canonique relève de deux opérations interprétatives conjointes : la ratification a posteriori par l’historiographie contemporaine d’une interprétation du libéralisme qui voit le jour à la fin du 19

e

siècle, et le déplacement d’une division (économique/politique), dont le sens se construit progressivement au 19

e

siècle (à travers des mobilisations savantes et politiques), vers des questions essentiellement doctrinales. La relecture des manuels d’histoire des idées de la fin du 19

e

siècle montre comment s’est opérée cette séparation entre « libéralisme politique » et « libéralisme économique » et comment, au terme d’un processus de diffusion pédagogique, elle a finit par devenir un lieu commun, y compris dans les univers savants

4

. La division de corpus doctrinaux et de groupes d’auteurs (les « économistes » et les

« théoriciens politiques ») autour de deux problèmes conçus indépendamment

4

Pour un exemple parmi d’autres : Henri Michel, L’Idée de l’Etat, Paris, Hachette, 1898.

(10)

9

l’un de l’autre – les « libertés publiques » et le « marché » – a contribué à valider cette division qui repose concrètement sur un travail de mise en forme spécifique engagé par différents acteurs au 19

e

siècle. L’objectivation de cette division renvoie en effet à l’histoire des mobilisations académiques de certains acteurs (comme Charles Comte et Charles Dunoyer) investis dans la défense et la promotion d’un enseignement économique au 19

e

siècle au sein de différentes institutions (Académie des sciences morales et politiques, Collège de France, Ecole des Ponts et Chaussées, Conservatoire des Arts et Métiers)

5

. Le retour sur la construction concrète d’une division entre « libéralisme politique » et

« libéralisme économique » devrait mettre en relief la différence entre les modalités historiques réelles de cette séparation et son interprétation historiographique qui lui attribué, dès la fin du 19

e

siècle, une portée quasi- universelle.

Le retour sur la genèse et les usages effectifs des concepts socio- culturels constitue l’un des instruments de rupture avec les continuités illusoires et les classifications transhistoriques de l’histoire des idées. Il est ainsi envisageable de restituer une part de son historicité au libéralisme en montrant comment, au moment de la genèse du terme au début de la Restauration française, celui-ci est devenu un enjeu de luttes politiques, une catégorie intégrée à des classements idéologiques concurrents, un concept descriptif et normatif mobilisé par des spécialistes du rationalisme d’Etat. On peut dès lors observer de quelles façons le libéralisme renvoie, sous la Restauration, à des controverses et à des entreprises de catégorisation et de théorisation différenciées :

- Les tentatives de fondation et de refondation de l’Etat opposant

« monarchistes » et « libéraux » dans une conjoncture de recherche politique de la stabilité prenant l’aspect de formules de gouvernement fondées sur des interprétations et des exégèses de la Charte

5

Lucette Le Van-Lemesle, Le Juste ou le riche: l’enseignement de l’économie politique 1815-1950,

Paris, Comité pour l’Histoire économique et financière de la France, 2004.

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10

constitutionnelle et destinées à régler les débats parlementaires et les controverses entre publicistes ;

- La dissociation de réseaux partiellement concurrents, « industrialistes » et « constitutionnels », engagés dans la mise en forme libérale de l’Etat, que l’historiographie traditionnelle des idées ratifiera rétrospectivement à la fin du 19

e

siècle à travers la classification binaire « libéralisme économique » / « libéralisme politique », en étirant sa chronologie jusqu’au 18

e

siècle ;

- La double antonymisation du concept (« libéralisme »-« romantisme » /

« conservatisme »-« classicisme ») rappelant à la fois l’usage collectif de la littérature comme ressource politique et la confrontation de groupes d’académiciens, de savants et de littérateurs autour de ces usages. « Le romantisme, rappelle Victor Hugo, tant de fois mal défini, n’est à tout prendre, et c’est là sa définition réelle, que le libéralisme en littérature (…) la liberté littéraire est fille de la liberté politique (…) Les ultras de tout genre, classiques ou monarchiques, auront beau se prêter secours mutuellement pour refaire l’Ancien régime de toutes pièces, société et littérature ; chaque progrès du pays, chaque développement des intelligences, chaque pas de la liberté fera crouler tout ce qu’ils auront échafaudé »

6

.

L’ensemble de ces appropriations concrètes du libéralisme prennent leur sens à travers des continuités et des discontinuités sociales propres au 19

e

siècle. Un aspect remarquable de ces appropriations mérite l’attention : le fait que le libéralisme, dès la genèse du mot, devienne un instrument de qualification et de disqualification des groupes dans des controverses opposant différents prétendants à des positions de pouvoir spirituel (champ idéologique) ou temporel (appareil d’Etat et assemblées parlementaires). Le « libéralisme » devient alors un « concept antonyme asymétrique », c’est à dire une catégorie antagonique (opposée notamment à « conservatisme ») susceptible d’usages différenciés de la part de ceux qui l’emploient ou de ceux qui l’endossent. L’existence de ces

6

Sur M. de Dovalle (1830), Littérature et philosophie mêlées, Paris, Charpentier, 1850, p.240.

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11

usages concurrentiels met en évidence le fait que le libéralisme constitue bien un concept : un mot polysémique vers lequel convergent un ensemble de luttes de qualification. Dans les années 1810, ce phénomène est à la fois le produit de l’instabilité politique et des changements de régimes qui impliquent l’émergence de catégories de classement destinées à penser des modalités de conversion des groupes et des idées, et le système des oppositions politiques autour duquel se reconstruit la monarchie restaurée. Cette fluctuation des groupes et des idées, et la nécessité de stabiliser l’ordre politique, sont en permanence rappelées dans les témoignages des contemporains : « Bonaparte nous avait fait passer de son despotisme au règne des idées libérales, sans qu’on put s’apercevoir d’aucun changement, ce qui prouve que les idées libérales expliquées par la mauvaise foi ne sont pas loin du despotisme et qu’elles doivent être regardées comme un instrument de la tyrannie. Les mots qu’on ne peut définir et qui n’ont point de signification précise enflamment aisément l’esprit du peuple et secondent merveilleusement le génie des révolutions »

7

.

L’histoire de la stabilisation sémantique du libéralisme au cours du 19

e

siècle renvoie, au moins en partie, à l’histoire des reconstructions politiques qui ont marqué les monarchies constitutionnelles entre 1815 et 1848, et plus encore au rayonnement et à la disqualification des élites qui ont endossé ce label pour en faire à la fois un principe d’affirmation et de distinction dans les luttes politiques et idéologiques, et une catégorie mobilisée au service de la cohésion et de l’identité de groupes particuliers. Il serait néanmoins simplificateur d’envisager, même à titre programmatique, l’analyse de la trajectoire de ce concept sans prendre en considération l’ensemble des mots d’ordre et des lieux communs qu’il recouvre. La carrière politique de la formule de Guizot,

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« libéralisme » est soumis à d’incessantes polémiques entre contemporains, et à des luttes de qualification rétrospectives, qui tendent à amplifier et à déformer des discours arbitrairement détachés des contextes dans lesquels ils trouvent leurs origines.

7

Joseph-François Michaud, Histoire des quinze semaines, ou le dernier règne de Bonaparte, Paris,

Longchamps, 1815, p.11.

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