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Rationalisme et libéralisme

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L

es formules populaires « la bou- teille est à moitié vide ou à moitié pleine », « les statistiques, on peut leur faire dire ce que l’on veut » ont un fond de vérité. Les chiffres ne donnent que de l’information quantitative sans

autre signification : la bouteille qui paraît à moitié pleine à l’un semble à moitié vide à l’autre. Leur interpré- tation est un discours sur leur sens dont la finalité est d’aboutir à la connaissance.

INFORMATION ET CONNAISSANCE

T

oute œuvre artistique met en évi- dence la différence entre l’informa- tion et la connaissance. L’information contenue dans une sonate est donnée par sa partition, et c’est en l’écoutant qu’on l’apprécie. De même, l’information sur un tableau de maître réside dans ses couleurs et ses formes, et sa com- préhension dans son observation. Mais la musique dodécaphonique de Schoenberg n’est pas appréciée de tout le monde, et les œuvres de Dali laissent certains observateurs interloqués. Une aptitude particulière est nécessaire pour interpré- ter l’information, c’est-à-dire pour passer de l’information à la connaissance. Elle dépend de la nature de l’objet observé, de l’observateur, du contexte social et culturel, et on ne saurait rechercher dans la connaissance une forme quelconque d’objectivité.

Notons aussi le caractère insuffisant de l’information pour passer à la connais- sance. C’est le pianiste qui, en interpré- tant la sonate à partir de la partition, provoque (ou non) chez l’auditeur l’émotion voulue par le compositeur. On peut décomposer un tableau en pixels : le codage de ces derniers permet de le reconstruire mais ne donne pas son explication. De façon analogue, l’accumu-

Rationalisme et libéralisme

T HIERRY F OUCART *

L’informatisation de la société française à partir des années 1970 avait pour objectif initial l’amélioration des procédures de gestion et le développement techno- logique. Les progrès scientifiques ont eu pour effet, surtout en France, d’étendre cet objectif à la résolution des problèmes économiques et à la régulation sociale en utilisant une démarche rationnelle fondée sur la loi et la réglementation. La critique des méthodes mathématiques et statistiques utilisées dans cette démarche explique les difficultés des politiques publiques menées jusqu’à présent et justifie le retour aux libertés individuelles comme principal moyen de régulation économique et sociale.

* Agrégé de mathématiques, maître de conférence habilité à diriger des recherches et chercheur associé au laboratoire de socio-anthropologie (Lasa) de l’Université de Franche-Comté. Dernier essai publié : Le despotisme administratif ou l’utopie et la mort (éd. Le Manuscrit, 2007). Ce texte reprend les points principaux d’une communication effectuée lors d’un colloque tenu en décembre 2007 à Alger.

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lation de données, de codages ne suffit pas pour comprendre un comportement humain ou un fait social. Certains scienti- fiques pensent que l’on peut réduire l’homme biologique à son codage géné- tique, mais l’homme social et la société ne se limitent pas à l’information quanti- tative disponible, aussi complète soit-elle.

Le troisième point résulte de l’utilisation des mathématiques pour analyser des données observées. Il est impossible d’interpréter correctement la valeur d’un paramètre statistique sans en connaître les propriétés. Cette difficulté est d’autant plus grande que les métho- des sont plus complexes, et accentuée par la facilité d’utilisation des logiciels modernes qui donne l’illusion que les résultats qu’ils produisent sont faciles à interpréter.

Enfin, un autre danger réside dans l’in- terprétation à courte vue des résultats statistiques. Gadamer1 explique que

« toute interprétation juste doit se garantir contre l’arbitraire d’idées de rencontre et contre la limitation qui dérive d’habitudes de pensées non déce- lées, et diriger son regard “sur les choses mêmes” ». Cette mise en garde est sou- vent vaine lorsque l’explication des résultats statistiques paraît facile au chercheur et correspond à son idée a priori, à son intuition immédiate. Dans ces conditions, il a tendance à perdre la neutralité axiologique que Max Weber considère indispensable.

Ces différents points montrent la diffi- culté de passer de l’information à la connaissance. On ne doit donc pas s’étonner de la multiplicité des erreurs d’interprétation dans les sciences de l’homme et de la société dont les spécialistes ont bien rarement une formation statistique, tandis que la plu- part des mathématiciens ne possèdent ni l’aptitude ni la connaissance en sciences sociales nécessaires pour interpréter cor- rectement les résultats qu’ils ont établis.

LES RAISONNEMENTS À PARTIR DES CHIFFRES

L

es méthodes quantitatives prenant de plus en plus d’importance dans

les décisions politiques prises pour régler les problèmes économiques et sociaux, la valeur de l’interprétation de leurs résultats est un facteur-clé de la pertinence des choix effectués. Cette valeur est évidemment contestable dans certains cas, compte tenu des difficultés exposées ci-dessus pour

mener à bien le proces- sus interprétatif. Effecti- vement, on rencontre de nombreuses erreurs de différentes natures.

Il y a tout d’abord les effets secondaires des mesures prises, même lorsqu’elles sont simples.

On oublie par exemple que le nombre d’acci- dents de la route dus à un dépassement de la vitesse autorisée dépend de la limite fixée : en diminuant cette limite, on augmente ce nombre mécaniquement. Renfor-

cer les personnels en charge de la répression du trafic de drogue conduit à une augmentation des prises et interpel- lations, et donc à une augmentation apparente du trafic. C’est la législation du travail qui engendre le travail clandes- tin, et plus cette législation sera contrai- gnante, plus le travail clandestin sera fréquent. Imposer des normes minimales de confort de plus en plus exigeantes dans les HLM fait augmenter les coûts et contribue à la crise du logement, etc.

Certains effets sont moins visibles et conduisent à des décisions politiques à courte vue. Les statistiques montrent par exemple que les diplômés sont moins souvent au chômage que les non diplô- més : on a donc décidé d’augmenter le nombre de diplômés pour diminuer le nombre de chômeurs. Cette mesure n’augmente pas le nombre d’emplois correspondants et ne peut donc résou- dre le problème du chômage, sauf si des postes restent vacants par manque de candidats qualifiés. Elle fait perdre l’avan- tage du diplôme sur lequel elle est fon- dée et aboutit à une surqualification des salariés de plus en plus fréquente. La ten- tation est évidemment d’augmenter les

exigences de qualification à poste égal : l’ « ascenseur social » ne fonctionne plus qu’en montant beaucoup plus haut.

L’augmentation du salaire minimum est présentée comme un avantage pour le salarié ; elle accroît la valeur ajoutée exi- gible pour que le travail soit rentable pour l’employeur, et met au chômage ceux qui ne peuvent l’apporter. Il en résulte une augmentation de la productivité qui n’est qu’une forme de paupérisation des tra- vailleurs les moins renta- bles.

Les raisonnements néces- sitent donc une réflexion approfondie. Condorcet2 réfléchissait déjà à la constitution des jurys dans les cours de justice.

Tout jugement est asso- cié à deux types d’er- reur : on peut acquitter un coupable ou condam- ner un innocent. Plus on limite le risque de condamner un innocent, plus on aug- mente celui d’acquitter un coupable. Le jury doit donc tenir compte des deux risques, des peines encourues, des cri- mes commis. En cas d’accusation de meurtre, condamner un innocent à quelques dizaines d’années de prison est une ignominie, mais relâcher un coupa- ble est dangereux pour la société. La présomption d’innocence limite la pre- mière erreur, mais son abandon dans certains cas (pédophilie, harcèlement, discrimination…) montre la priorité accordée actuellement à la protection de la société au détriment de l’individu.

Imaginons que la preuve soit fondée sur le sexe d’un passant qui a laissé des tra- ces de pas sur une plage. Si les traces correspondent à du 37, c’est presque

1. H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, Le Seuil, 1976, p. 104.

2. Condorcet fut condamné à la guillotine pendant la Terreur : la constitution rationnelle d’un jury ne garantit pas la rationalité de ses décisions.

Les méthodes quantitatives prenant

de plus en plus d’importance dans les

décisions politiques prises pour régler les problèmes économiques

et sociaux, la valeur de l’interprétation de leurs résultats est un

facteur-clé de la pertinence des choix

effectués.

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certainement une femme, parce qu’il y a très peu d’hommes chaussant du 37.

Inversement, si la pointure est 48, c’est presque certainement un homme parce qu’il y a très peu de

femmes chaussant du 48. Ce raisonnement a l’apparence de la rigueur parce qu’il donne une réponse évi- dente. Mais il ne l’est pas : en effet, il y a aussi très peu d’hommes qui chaussent du 48, et il est donc nécessaire de comparer les propor- tions de femmes et d’hommes de même pointure. Donnons un exemple numérique lorsque la pointure est 39. La proportion de femmes chaussant du 39 est égale à 24 % environ, et la propor- tion d’hommes à 4 % : il y a beaucoup moins d’hommes que de fem- mes qui chaussent du 39, on peut donc consi- dérer que c’est une femme. Désolé ! Ce n’est pas encore le bon raisonnement ! On sup-

pose ici qu’il n’y a que des adultes qui passent sur la plage : s’il y a des enfants, les statistiques sont fausses. Il ne tient pas compte des proportions a priori : s’il passe 1 000 hommes et 100 fem- mes, il y a 40 hommes et 24 femmes chaussant du 39, une pointure 39 cor- respond donc vraisemblablement à un homme. A la difficulté du raisonnement s’ajoute l’insuffisance de l’information : chaque information supplémentaire peut inverser le résultat, qui ne pré- sente donc aucune certitude.

Lorsque les méthodes sont plus complexes, les erreurs deviennent évidemment plus nombreuses. Leur multiplicité n’encourage guère à faire confiance aux statistiques. Plus généra- lement, on ne peut espérer du raison- nement humain une compréhension complète de la réalité des choses, des hommes ou des sociétés. Pascal nous

dit la modestie de la condition humaine : « Notre intelligence tient dans l’ordre des choses intelligibles le même rang que notre corps dans l’é- tendue de la nature »3. La faiblesse de l’intelli- gence de l’homme pro- clamée par Pascal équivaut au caractère chaotique de la réalité sociale selon Max Weber, dans un sens analogue au chaos phy- sique d’Henri Poincaré.

Deux démarches géné- rales existent pour appréhender la réalité sociale par les mathéma- tiques : la modélisation et l’analyse des données (ou

« data mining »). La pre- mière consiste à simplifier cette réalité pour la ren- dre intelligible, à l’aide d’un modèle construit a priori et contrôlé a posteriori sur des obser- vations répétées. La seconde consiste à déduire d’un très grand nombre d’observations les facteurs principaux de la réalité observée. Elle donne une représentation a posteriori plus précise de la réalité, mais cette réalité étant inaccessible dans son inté- gralité à la raison, plus on s’en approche, plus son interprétation devient difficile4. Dans les deux cas, la confiance accordée aux résultats des analyses par suite du trai- tement scientifique est souvent largement exagérée.

L’INDIVIDUALISME MÉTHODOLOGIQUE

L

a recherche d’une causalité entre deux faits sociaux est un des objec- tifs fondamentaux de l’interprétation statistique dans les sciences sociales.

C’est aussi dans cette recherche que les raisonnements sont d’autant plus sou- vent fondés sur une intuition rapide et dénuée d’esprit critique que les résultats

semblent confirmer l’idée a priori du chercheur.

Les inégalités statistiques sont souvent interprétées sans les précautions énon- cées par Gadamer : la sexualité exerce une influence psychologique majeure et inconsciente qui limite l’esprit critique dans l’interprétation des inégalités sexuelles. On prétend prouver de la même façon l’existence de discrimina- tions ethniques dans la société fran- çaise. L’impact psychologique est là aussi très important, au point que, comme l’explique Dominique Schnapper5, les partisans des statistiques ethniques affirment que « ne pas prendre en compte les catégories ethniques abouti[ssai]t inévitablement à nier les discriminations dont elles sont victimes et donc à en être objectivement com- plice ». On ne saurait mieux défendre une idée a priori sur les discriminations que d’en rendre complices ceux qui ne la partagent pas.

On sait depuis Durkheim que la sociolo- gie ne peut expliquer un fait social que par un autre fait social. Encore faut-il que ces faits soient établis : pour cela, il est indispensable d’examiner les observa- tions individuelles et de ne pas se limiter à une approche globale. La statistique ne dispense pas le sociologue de la démar- che définie par Daniel Derivry et Raymond Boudon sous le nom d’indivi- dualisme méthodologique6, mais au contraire en renforce la nécessité. Un raisonnement uniquement global est une pâle copie de celui qui est tenu dans les sciences dures. Une liaison statistique observée en physique par exemple mon- tre une propriété physique qui, dès qu’elle est explicitée, dispense de l’ana- lyse des observations individuelles parce

3. B. Pascal 1670, Pensées, La place de l’homme dans la nature, « Folio » 355, p. 1108, La Pléiade.

4. T. Foucart, « Limites et conséquences de la modélisation dans les sciences de l’hom- me », in Humanités numériques, dir. B. Reber et C. Brossaud, Hermès, 2007.

5. D. Schnapper, Qu’est-ce que l’intégration, p. 98, Gallimard, 2007.

6. D. Derivry, « Sociologie : les méthodes », Encyclopædia Universalis France S.A., 1997.

Deux démarches générales existent pour

appréhender la réalité sociale par les mathématiques : la

modélisation et l’analyse des données.

La première consiste à simplifier cette réalité

pour la rendre intelligible, à l’aide d’un

modèle construit a priori et contrôlé a posteriori sur des observations répétées.

La seconde consiste à déduire d’un très grand

nombre d’observations les facteurs principaux de la réalité observée.

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qu’elle est toujours vraie. L’application de cette démarche est impossible dans les sciences de l’homme et de la société, qui analysent des sujets ayant une cer- taine autonomie et non des objets tous identiques.

Considérons l’inégalité des salaires entre hommes et femmes : « Toutes choses égales par ailleurs, c’est-à-dire à niveaux de formation, d’expérience, de catégorie socioprofessionnelle et d’âge équiva- lents, il reste un écart de 12 % [N.B. de salaire au bénéfice des hommes]. »7. Elle montre un lien que l’on peut considérer comme anormal, mais qui peut résulter d’une multiplicité de causes ne créant pas de fait social. Son explication par la discrimination sexuelle, malgré l’hypo- thèse « toutes choses égales par ailleurs » dont on discute plus loin, ne peut résulter que d’analyses individuelles montrant que le nombre de discrimina- tions sexuelles est suffisamment grand pour créer cette inégalité.

Le sociologue est donc amené à chercher les motivations qui ont conduit par exem- ple un chef d’entreprise à accorder une promotion à un homme et non à une femme. Il est bien clair qu’il n’est pas en situation de les comprendre et qu’il lui faut donc partir du « principe de rationa- lité », c’est-à-dire considérer que la déci- sion prise par le chef d’entreprise est rationnelle à ses propres yeux, qu’il a « de bonnes raisons d’agir comme il le fait ». Il est difficile de considérer que la taille ou la couleur des yeux est une de ces bonnes raisons, et par suite, le sociologue écarte facilement l’existence d’un fait social fondé sur ce critère. La discrimination sexuelle ou ethnique est plus vraisemblable : l’ana- lyse de chaque cas particulier doit donc être plus approfondie, et écarter en parti- culier les autres explications possibles.

C’est la démarche de la Halde8lorsqu’elle est saisie d’une protestation pour discri- mination, et l’objectif de l’hypothèse

« toutes choses égales par ailleurs ».

L’HYPOTHÈSE TOUTES CHOSES ÉGALES PAR AILLEURS

L’

analyse des cas particuliers consiste donc à savoir si l’inégalité résulte du

critère sexuel, et non d’un autre critère tel que la formation, l’expérience, l’âge…

qui serait « une bonne raison » pour le décideur. Pour éliminer toutes les « bon- nes raisons » envisageables, on compare des cas particuliers ne se distinguant que par le sexe. C’est complètement illu- soire : comment supposer qu’un homme et une femme ne diffèrent que par le sexe ? Le sexe est un facteur détermi- nant de leur histoire, de leur personna- lité, et est indissociable des autres caractères de l’individu, des autres « bon- nes raisons » éventuelles. L’hypothèse

« toutes choses égales par ailleurs » n’est jamais vérifiée9, et d’ailleurs on ne voit pas dans l’étude comparative des salaires le secteur d’activité, la mobilité géogra- phique, le temps de travail, l’ancienneté dans l’entreprise, la motivation, la situa- tion du conjoint… Notons sur ce der- nier point la contradiction interne du raisonnement : comment les conjoints, nécessairement de sexe différent, pour- raient-ils être dans une situation analo- gue si les femmes sont moins bien rémunérées que les hommes « toutes choses égales par ailleurs » ?

Cette hypothèse est contrôlée autant que possible en démographie par de nombreux tris croisés : on répartit les personnes suivant le sexe et les classes de salaires dans une même classe d’âge, et si on trouve une liaison identique dans chaque tableau, on met en évidence l’existence d’un lien entre le sexe et le salaire indépendamment de l’âge. On procède aux mêmes calculs en fixant le niveau de formation, le niveau d’expé- rience, en croisant les critères, etc. Cette procédure aboutit à mettre en évidence l’effet propre du sexe sur le salaire, sous les réserves précédentes. Elle n’est possible que dans le cas de données très nombreuses mais, suivant les critères choisis, on ne trouve pas nécessairement le même résultat : Michèle Tribalat10 explique les difficultés de l’intégration par le facteur ethnique, Hervé Le Bras11 par les inégalités sociales.

Les données qui proviennent d’enquêtes et sondages ne sont pas en général suffi- samment nombreuses pour suivre ces procédures. On utilise alors de façon classique un modèle statistique, analyse

de variance ou modèle linéaire. Ce sont des méthodes dont la complexité engen- dre fréquemment le genre d’erreurs expliquées précédemment. Pour com- penser la faiblesse relative du nombre d’observations, le modèle linéaire est fondé sur des hypothèses très restric- tives : la différence de salaire entre un homme et une femme à 45 ans est sup- posée la même « toutes choses égales par ailleurs » qu’à 25 ans ; entre un homme et une femme ouvriers la même qu’entre cadres supérieurs, etc.

En résumé, le modèle linéaire présente la particularité de supposer a priori un effet propre constant et d’en contrôler l’exis- tence et le sens. Il n’est qu’une représen- tation très approximative de la réalité sociale, et on ne peut en attendre une réponse indiscutable à la question de l’ef- fet propre d’un facteur sur un autre.

LES STATISTIQUES DANS LES SYSTÈMES ÉDUCATIF ET SANITAIRE

L

es méthodologies sont particulière- ment critiquables lorsqu’elles copient celles des sciences de la nature. Elles sont malgré cela souvent utilisées dans les administrations et la recherche en scien- ces sociales.

Le redoublement d’un élève est une mesure éducative que l’administration voudrait bien voir disparaître. En effet,

« les études sont formelles : au cours préparatoire, sauf circonstances excep- tionnelles, le redoublement est contre- productif. Plus généralement, de l’école primaire au collège, il est inefficace, car il

7. M. Laronche, A. Reverchon, « La mécanique bien huilée des inégalités homme-femme », interview de Margaret Maruani, Le Monde, 10 mars 1999.

8. Halde : Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité.

9. Elle est contestée déjà en 1932 par le socio- logue François Simiand.

10. M. Tribalat, B. Riandey, P. Simon , « Mobilité géographique et insertion sociale. (MGIS) », Ined, 1992.

11. H. Le Bras, « Immigration et intégration : le prétexte ethnique », Les Cahiers rationalistes, n° 582, 2006.

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ne permet pas aux élèves de rattraper leur retard, et inéquitable, car il touche surtout les enfants évoluant dans les catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées. »12 Soyons nous aussi for- mels : la scientificité des études pour aboutir à cette conclusion est inexis- tante, ne serait-ce que par la revendica- tion d’être « formelles ». Les démarches suivies sont celles qui sont utilisées pour déterminer l’efficacité d’un engrais. La présence d’azote dans un sol déterminé provoque des réactions chimiques connues dans des conditions fixées, qui sont généralisables sans examen des cas individuels. On ne peut pas en dire autant du redoublement d’un élève dont l’effet dépend des causes de ses difficultés. Le

« raisonnement » tenu dans ce genre d’é- tudes revient à considérer que deux élè- ves de CP devraient réussir de la même façon « toutes choses égales par ailleurs ». Deux élèves différents peuvent donc être considérés comme égaux : cela revient à les considérer comme des objets. En outre, affirmer que le redou- blement est « inéquitable car il touche surtout les enfants évoluant dans les catégories socioprofessionnelles les plus défavorisées » revient à considérer cette mesure pédagogique comme une puni- tion. La très grande majorité des enfants déficients dans les instituts médico-édu- catifs (IME) viennent des mêmes catégo- ries : doit-on en conclure qu’il y a une injustice sociale et supprimer les IME ? Le facteur causal des difficultés évoqué ici est le fait de redoubler : c’est la jambe de bois qui est supposée empêcher l’uni- jambiste de courir, et la prothèse qui est considérée comme une injustice sociale.

C’est un contresens, dont l’explication réside peut-être dans l’égalitarisme pri- maire en cours dans une frange impor- tante de la population.

Comment alors évaluer l’efficacité du redoublement ? En constatant tout d’a- bord qu’il n’y a pas de réponse générale : ça dépend de l’élève, de ses parents, de sa famille, de l’école. Ce que l’on peut évaluer, c’est la validité de chaque déci- sion individuelle : le redoublement de l’élève lui a-t-il été profitable ? Un grand nombre de cas analysés individuellement permettrait de mieux comprendre les

difficultés rencontrées par un enfant et d’améliorer la prise de décision, tandis que les inégalités statistiques calculées sur des échantillons cachent la multipli- cité des cas individuels et aboutissent à une décision unique pour tous qui n’est pas la meilleure pour chacun. L’évolution actuelle consiste à rétablir l’individualité de l’élève en le plaçant « au centre du système scolaire » : on ne peut en mesu- rer les effets en suivant une procédure analogue à la précédente.

On assiste dans le système de santé publique à la même tendance. La codifi- cation des pathologies fait perdre l’indi- vidualité des patients et s’oppose à l’adaptation des thérapies à chaque cas particulier. Le résultat final est nécessai- rement une diminution de la qualité des soins. Que des enquêtes soient effec- tuées pour évaluer l’efficacité d’un médi- cament est nécessaire : on connaît les réactions biochimiques provoquées généralement par un produit actif, et le médecin n’a pas besoin de les connaître en détail. Mais il lui appartient de suivre chacun de ses patients pour en contrô- ler les effets, ajuster la dose, ou changer de produit.

Mesurer statistiquement l’efficacité d’une psychothérapie est une hérésie scientifique, pour les raisons que nous avons évoquées au sujet du redouble- ment. Et comparer par une méta enquête (qui consiste à compiler des enquêtes internationales menées sur un sujet commun) l’efficacité des tech- niques psychodynamiques (TP) aux techniques cognitivocomportementalis- tes (TCC) une absurdité13. Comme le précise l’Inserm lui-même, « nombre de facteurs peuvent influencer le cours d’une psychothérapie et donc son évaluation : la nature et le degré du trouble, des événements de vie, l’envi- ronnement familial et social, l’effet pla- cebo, la méthode ou la technique thérapeutique utilisée, la relation théra- peutique – avec une bonne ou une mauvaise alliance thérapeutique –, de même que des changements biolo- giques »14. On peut s’étonner de la conclusion de l’Inserm : « Au total, il n’existe pas de frein conceptuel évident à la mise en œuvre de l’évaluation

scientifique de l’efficacité d’une psycho- thérapie », ou l’expliquer par l’obliga- tion faite à cet institut de statut public de répondre à la commande de son ministère de tutelle.

LE CONSTRUCTIVISME RATIONALISTE

L

es exemples précédents sont typiques de la tendance actuelle à la quantification dans les sciences de l’homme et de la société. La puissance technologique est certes à l’origine de cette tendance, mais Hayek en donne une origine beaucoup plus lointaine, en citant Descartes qu’il oppose à Hume. Pour le premier, la raison permet de réguler la société plus efficacement qu’une régula- tion par l’exercice des libertés individuel- les ; alors que pour le second, la raison devrait reconnaître ses propres limites. Le rationalisme cartésien, qualifié de naïf par Hayek qui l’appelle « constructivisme rationaliste »15, est le fondement des théories de philosophie politique fondées sur la modélisation de la justice sociale, et a abouti au XXesiècle à la formation d’Etats providence dont les archétypes furent l’URSS et les démocraties populai- res. L’effondrement des régimes commu- nistes, postérieur aux œuvres de Hayek, n’a pas provoqué la disparition de cette erreur que l’informatisation de la société fait revivre.

La systématisation de la mesure quanti- tative engendre des effets pervers diffici- les à contrôler16. La difficulté principale qui se pose dans le cas des sciences sociales est due à l’individualité des com-

12. M. Laronche, « Redoublement : les études s’opposent aux pratiques des enseignants », Le Monde, 11 décembre 2004.

13. L’enquête menée par l’Inserm sur ce sujet a été retirée du site de l’institut à la suite de nombreuses contestations.

14. Rapport de l’Inserm « Psychothérapie – Trois approches évaluées, synthèse », pp. 7-8.

15. F. Hayek, Essais de philosophie, de science politique et d’économie, p. 143, Les Belles Lettres, 2007.

16. T. Foucart., « La bulle providentielle », Sociétal n°46, 4e trim. 2004, pp.39-44.

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portements et à la privation de liberté imposée par les décisions collectives. En effet, lorsque l’intérêt général est défini par la loi et recherché par des règles collectives, cela n’aboutit pas nécessaire- ment à une augmentation

des intérêts particuliers. La partie de la population défa- vorisée par la règle aura du mal à admettre de payer pour la partie favorisée.

C’est particulièrement clair en médecine : le système hospitalier est financé par tous, mais les contraintes budgétaires font que cer- tains sont mieux soignés que d’autres, par des manœuvres parfois non conformes aux règles de justice sociale.

Dans le système éducatif, toute mesure collective défavorise les élèves auxquels elle n’est pas adaptée et génère le même type de comportement.

Une règle imposée à tous a pour consé- quence des réactions individuelles pour la contourner et impose par suite un contrôle des individus. La multiplication de ces contrôles est contraire à la liberté individuelle, et l’empêche de réguler les normes sociales. Cette régulation néces-

saire ne peut par suite se faire que par des contraintes supplémentaires, qui sont supposées résoudre les problèmes créés par les réglementations antérieures. Un exemple typique est la suggestion de cer- taines féministes17 d’interve- nir dans la vie des familles parce que les aides sociales, accordées indépendamment du sexe, sont surtout sollici- tées par les femmes et contribuent aux inégalités sexuelles. Au lieu de recher- cher et de supprimer les cau- ses des déserts médicaux (quotas d’étudiants en méde- cine, coût des déplacements, difficultés de la vie rurale…), on envisage d’imposer aux nouveaux médecins de s’y installer au moment même où on y ferme les administrations, les hôpitaux, les tribunaux, les postes, les écoles… Il s’agit toujours de réglementer, de créer d’autres effets pervers qui apparaîtront dans quelques années et que l’on tentera de résoudre par de nouvelles réglemen- tations.

VERS UNE RÉFLEXION HUMANISTE

O

n peut penser que l’échec de cette forme de despotisme admi- nistratif que nous connaissons dans les Etats providence va devenir patent, pro- voquer un retour vers une régulation de la société par les libertés individuel- les, et ouvrir la voie à l’initiative et à l’innovation.

Les réformes menées actuellement en France sont les prémices de cette modernisation sociale. Les manifes- tations populaires qu’elles provoquent montrent les souffrances qu’elle impose à la population habituée par l’Etat providence à être prise en charge par la collectivité. A l’abandon du cons- tructivisme rationaliste il est indispen- sable d’ajouter une réflexion humaniste montrant que le bonheur individuel passe par la responsabilité et la liberté de chacun. g

17. M.-A Barrère-Maurisson, citée par Pascale Kremer page 11 du Monde, 27 mai 2000.

La systématisation

de la mesure quantitative engendre des effets pervers difficiles à

contrôler.

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