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Parrêsianisme et francité dans la production pamphlétaire à la fin des guerres de Religion

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Parrêsianisme et francité dans la production pamphlétaire à la fin des guerres de Religion

Martial Martin

To cite this version:

Martial Martin. Parrêsianisme et francité dans la production pamphlétaire à la fin des guerres de

Religion. Parrêsia et processus de véridiction de l’Antiquité aux lumières, Paris 7-Denis Diderot,

CERILAC, Pascal Debailly, Martial Martin, Jean Vignes, Dec 2012, Paris, France. �hal-01448841�

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1 Parrêsianismeetfrancité

dans la production pamphlétaire à la fin des guerres de Religion

Martial MARTIN Maître de conférences en SIC Université de Reims Champagne Ardenne, CRIMEL EA 3311 Il y a dans l’étude menée dans les séminaires de Michel Foucault les linéaments d’une histoire longue de la parrêsia qui dépasserait les limites de la période traitée dans ses cours (pourtant déjà étendue de Platon aux Pères de l’Église) pour englober l’ensemble de la modernité.

Foucault a insisté sur la « très longue durée » de la notion, sur son « très long usage tout au long de l’Antiquité

1

» et sur son corollaire la pluralité des registres de son emploi entre l’âge classique et la grande spiritualité chrétienne ; il a souligné la difficulté de la traduction du terme dans la sphère latine où les termes de licentia, de libertas ou d’oratio libera sont en concurrence

2

; mais il a clairement montré la voie à la continuation de cette étude de la possibilité et de la nécessité du dire vrai dans les procédures de gouvernement comme facteur de constitution de l’individu en sujet dans le double rapport à soi et aux autres

3

; dans « cette histoire du discours de la gouvernementalité », selon l’appellation qu’il lui donne lui-même

4

, il a distingué différentes formes dramatiques du dire vrai qui mettent en scène des figures particulières, autant de jalons dans une « généalogie du discours politique

5

», qui renvoient pour les premières à l’Antiquité (le conseiller) mais qui, pour les suivantes, s’inscrivent nettement dans la modernité : le ministre, le critique, le révolutionnaire

6

.Dans ce contexte, il semblerait déjà tout à fait justifié de se questionner pour la période de la première modernité sur la récurrence et la signification de la « scène exemplaire de la parrêsia

7

» où « un homme se dresse en face d’un tyran et lui dit la vérité » en ce sens qu’elle me semble matricielle dans la constitution de l’espace public des années 1560-1620 ; il s’agit d’un questionnement au

1Michel Foucault, Le Gouvernement de soi et des autres : Cours au Collège de France, 1982-1983, Paris, Gallimard-Seuil, « Hautes études », 2008, « Leçon du 12 janvier 1983 », p. 46.

2 Voir Bénédicte Delignon, Les Satires d’Horace et la comédie gréco-latine : Une poétique de l’ambiguïté, Leuven, Peeters, « Bibliothèque d’études classiques », 2006, en particulier avec le chapitre un sur « l’éloge du franc-parler : contexte culturel et politique à Athènes et à Rome » et spécifiquement la note 51 : « La libertas désigne d’abord la condition d’homme libre (Cic. Leg. 3, 25 ou Rep. 1, 43), puis la liberté d’action ( Cic., Par.

34 ou Verr. 3,3), enfin l’indépendance dans les actes et les paroles (Cic., Planc. 91, 93, 94 ou Br. 173). On trouve chez Quintilien tantôt le mot libertas, tantôt le mot libera oratio, qui a le mérite d’ajouter l’idée de parole à celle d’indépendance et qui est en ce sens plus proche du terme grec. Il donne d’ailleurs cette expression pour la traduction de parrêsia : Quod idem dictum sit de oratione libera, quam Cornificias licentiam uocat, Graeci παρρησια : « On pourrait dire la même chose de ce langage libre que Cornificius appelle licence et les Grecs παρρησια » (Quint., IX, 2, 26). Dans la Rhétorique à Herennius, IV, 48-50, on trouve la traduction de licentia.

La licentia est d’abord la possibilité de dire ou de faire sans enfreindre la loi, ou le droit de dire ou de faire accordé par un tiers. Les occurrences de ce terme sont avant tout juridiques (Cic., Off. I,29, 103 ; III, 4, 20 ; Verr., II, 3, 1, 3 ; Tac. Ann., XIV, 49). La libertas présente en revanche une dimension politique sur laquelle nous reviendrons. C’est sans doute la raison pour laquelle Cicéron et Quintilien privilégient cette traduction, plus fidèle à la nature politique de la παρρησια. » cf. Giuseppe Scarpat, Parrhesia. Storia del termine e delle sue traduzioni in latino, Brescia, Paideia ed., 1964.

3 « Leçon du 12 janvier 1983 », p. 42.

4 « Leçon du 12 janvier 1983 », p. 66.

5 « Leçon du 12 janvier 1983 », p. 66.

6 « Leçon du 12 janvier 1983 », p. 67.

7 « Leçon du 12 janvier 1983 », p. 49.

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2 centre des productions des monarchomaques

8

huguenots puis des ligueurs et d’une scène à la fois réelle et fictive largement diffusée dans les libelles et les occasionnels. Mais certains pourraient objecter que cette catégorie est étrangère à la culture de la première modernité

9

. Or, le mot et la chose sont bel et bien à l’horizon des hommes de la fin du XVI

e

siècle. C’est un concept central dans la définition de la posture morale de l’érudit (pour ne pas dire l’écrivain, pas encore sacré) face aux troubles et il apparaît dans les échanges du président de Thou et de Lipse à propos de la pertinence de lapublication de l’Histoire par le premier

10

.Plus encore, la parrêsia occupe, tout à fait explicitement, une place significative dans le libelle le plus important des guerres de Religion, la Satyre ménippée,qui renvoie grâce à elle à la fois au genre des antiquités des villes et à la satire rabelaisienne, deux marqueurs identitaires forts dans le cadre d’une culture nationale émergente

11

. Dans ce « pamphlet » comme dans beaucoup d’autres, la parrêsia constitue une scène primordiale qui structure profondément le genre du libelle diffamatoire.

L’utopie de la parrêsia dans la Satyre Ménippée et ses sources

Le passage de la Satyre ménippéeoù il est fait explicitement mention de la parrêsia se situe dans le second avis de l’imprimeur, postface tardive adjointe à l’ensemble en 1595 et restée célèbre, en littérature, pour le métatexte sur la poétique de la satire et la catégorie spécifique de la ménippée. Revenons rapidement sur l’histoire de l’œuvre. Elle circule d’abord sous forme manuscrite durant les états généraux de 1593, réunis par les ligueurs pour élire un roi catholique en lieu et place de l’« hérétique relaps » Henri de Navarre qu’ils ne peuvent accepter comme héritier légitime de la couronne ; elle se présente alors comme l’Abbregé et l’ame des Estatz convoquez à Paris en l’an 1593, le 10 de febvrier, jouxte la relation de Mademoiselle de La Lande, Messieurs Dormy et Victon, penitents blancs et se donne par là malicieusement à penser comme une collection de pièces servant à la relation de ces états pour un « lecteur catholigue zelé »

12

: on y trouve donc dans la lignée de la publication habituelle des pièces officielles, mais dans le genre de l’éloge ironique, la description de la disposition de la salle des états suivie de la transcription des discours tenus par les orateurs et les acteurs réels de la Ligue. Une première impression de l’œuvre fortement remaniée et amplifiée paraît sous les presses royales à Tours en 1594 et propose en prologue un tout nouveau discours de « l’imprimeur au lecteur »

13

: « Ce discours fut faict [précise-t-on] en langue Italienne par un Gentil-homme Florentin, qui estoit à Paris pendant que les Estats s’y tenoient, en intention (comme c’est à presumer) de le porter à son maistre le Duc de Florence,

8Voir Et de sa bouche sortait un glaive: les monarchomaques au XVIe siècle : Actes de la Journée d'étude tenue à Tours en mai 2003, dir. Paul-Alexis Mellet, Genève, Librairie Droz, « Cahiers d'Humanisme et Renaissance », vol. 75, 2006.

9 Elle n’en serait, de toute façon, pas moins heuristique.

10Scaligeriana sive, Excerpta ex ore Josephi Scaligeri. Per F.F. P.P.Genevae, Apud Petrum Columesium, 1666, p. 344: « De Thou. Lipsius a escrit à Monsieur de Thou que ce n’est pas icy le siecle où il faille porter avec telle liberté παρρηςία. Monsieur de Thou est fasché contre luy, et dit que nous ne vivons pas sous l’Inquisition. »

11 Voir Myriam Yardeni, , La Conscience nationale en France pendant les guerres de Religion (1559-1598), Paris-Louvain, Nauwelaerts, 1971 et Enquêtes sur l’identité de la « nation France », Seyssel, Champ Vallon,

« Epoques », 2005.

12 Voir Satyre Menippee de la Vertu du Catholicon d’Espagne et de la tenue des Estats de Paris, éd. Martial MARTIN, Paris, H. Champion, 2007, « Textes de la Renaissance », n° 117, 944 p., p. 478. Notons quelques apparitions d’un « je » en cohérence avec ce dispositif : pp. 478 et 518-519.

13Ibid., p. 5-6.

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3 pour luy presenter l’estat admirable des affaires de France »

14

. Le manuscrit lui est volé par des brigands ligueurs puis récupéré par des gentilshommes royalistes qui le traduisent, le trouvant « plaisant »

15

. Mais, s’il y a effectivement des marques de cette nouvelle autorité

16

, il reste très étonnamment des traces du premier auteur ligueur anonyme

17

. L’ouvrage prend ensuite le titre deSatyre ménippée et se doit de proposer en postface une explication à cette modification, explication qui se présente sous la forme du récit de la recherche de l’auteur par l’imprimeur : il n’est pas d’Italie mais d’Alethie, plus précisément de la capitale de ce pays, Parrésie, et s’appelle Agnoste Misoquène. La pseudonymie qui vient remplacer le masque italien qui venait lui-même remplacer l’anonymat d’un compilateur fictif est intéressante comme embrayeur de fiction et spécifiquement de fiction utopique

18

. Alors que le déguisement italien n’ouvrait que sur une très restreinte « histoire comique », le pseudonyme grec ouvre sur l’espace utopique : l’inconnu (Agnoste) contempteur de nouveautés (Misoquène) vit dans le pays de la vérité (Aléthie qui est, comme le souligne le texte presque l’envers et l’anagramme de l’Italie) précisément dans la ville principale, paronyme de Paris, ville du courage de dire vrai (la parrêsia) ; on a là avec le double renvoi à Parrésie et Aléthie des réminiscences assez claires des Philosophes à l’encan

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et de la tradition lucianesque mais surtout un jeu sur les antiquités de Paris qui invoquent fréquemment cette étymologie fantaisiste.

C’est effectivement ce que l’on trouve chez Corrozet dans Les Antiquitez Chroniques et Singularitez de Paris, ville capitale du royaume de France... de 1550 où, comme le résume Chantal Liaroutzos : « Hercule confie la garde de la ville qu’il vient de fonder à « une compagnie de ses gens nommés Parrasiens, selon le nom de leur pays en Grece du costé d’Asie, nommé Parrasia

20

». Ce « lien de filiation directe qui unit la France à la Grèce antique » avait été précédemment développé par Geoffroy Tory dans Champfleury en 1529.

Parmi les arguments pour la grécité des Français, la fondation de la capitale par Hercule tient une place essentielle dans le premier livre. Tory reconnaît en lui l’Ogmios gaulois, dieu de la puissance oratoire représenté depuis Lucien suivi d’une foule d’auditeurs enchaînés par leurs oreilles à sa langue et symbole d’une qualité constituve du Français, la « facondité »

21

. C’est en accompagnant ce même dieu que des colons grecs, desParrhésiens, fonde sur la Seine une ville appelée à devenir la capitale du royaume de France, une nouvelle Athènes et le parangon

14Ibid., p. 5.

15Ibid., p. 6.

16Ibid., pp. 129-130 ou 134.

17Ibid., p. 7 ; cf. Claudine Nédélec, « Équivoques de l’auctorialité au XVIIe siècle », dans Cahiers du CRH,

« Stratégies de l’équivoque » s. dir. de Jean-Pierre Cavaillé, n°33, avril 2004, pp. 27-40, [en ligne] URL : http://ccrh.revues.org/index235.html, § 27.

18Cf. Maurice Laugaa, La Pensée du pseudonyme, Paris, PUF, « écriture », 1986, pp. 109-110.

19 Voir Foucault, « Leçon du 2 mars 1983 », éd.cit., p. 282-284.

20 Chantal Liaroutzos, Le Pays et la mémoire: pratiques et représentation de l'espace chez Gilles Corrozet et Charles Estienne, Paris, H. Champion, 1998, p. 63.

21 Geoffroy Tory, Champ Fleury : auquel est contenu l'art et science de la deue et vraye proportio des lettres attiques, quo dit autremèt lettres antiques..., Paris, G. Gourmont, 1529, f. 2r°-3v° et 6 r°.

(5)

4 des arts et des sciences. La lointaine cité de Parrhasia constitue, ici, tout à la fois une origine, un naturel et un projet

22

.

Dans la Satyre ménippée, c’est de cette origine géographique fantasmatique, de ce lieu mythique, de cette utopie que vient, la voix de la France, qui ne pouvait plus pleinement s’exprimer en France, où elle avait été couverte par le bruit du baragouin italien sous les derniers Valois et de l’amphigouri espagnol durant la révolte ligueuse. Mais ce lieu, c’est aussi la France à reconstruire partout où pourra à nouveau s’exprimer la faconde naturelle des Français ; elle pourra advenir car cette voix subsiste encore aux marges non plus géographiques mais sociales du royaume : l’imaginaire utopique n’est pas la seulematrice de la parole de vérité qui semble devoir nécessairement passer par le brouillage auctorial qui se joue dans les différents textes d’accompagnement de l’œuvre.Le carnaval

23

constitue un autre recours ; il participe au retournement ironique des discours des orateurs ligueurs qui constituent le cœur de l’œuvre et perce, ici ou là, lorsqu’est cité le petit peuple qui n’a pas sa place au cérémonial des états mais le travaille par son chant faible mais persistant, par la chanson des rues

24

. La voix du peuple est l’origine inventée, fantasmée et revendiquée du texte

25

et son but implicite est de s’y fondre à nouveau, de l’habiter, de l’infléchir

26

.Il est intéressant de rappeler ici que la parrêsia, c’est aussi l’acclamation, la vox populi qui fonde le pouvoir

27

. Mais c’est là un peuple forgé à dessein et précisément dans le but de porter une fiction du nouveau pouvoir bourbon, une image du peuple à venir, celui d’une France rédimée par Henri IV. Mais, la Satyre ménippée, si elle n’est pas l’expression du dialogisme fantasmé par Bakhtine,n’est jamais non plus un texte simple. Elledonne, en effet, une place importante à cette figure de l’Hercule gaulois liée à l’imaginaire français de la parrêsiaet largement utilisée dans l’imagerie royale (en particulier après François I

er

par Henri II) dans le cadre de la description de la douzième et dernière tapisserie en ouverture de la relation des états généraux

28

: là, le développement allégorique est donné dès les premiers mots comme un

22Cf.PierreCordier, « Geoffroy Tory et les leçons de l’Antique », Anabases, 4, 2006, p. 11-32, http://anabases.revues.org/3551: « Fondée dans le sillage du dieu gaulois de l’éloquence, la future capitale de France reçoit un nom programmatique, puisqu’elle est destinée à devenir, sous la conduite de l’Hercule gaulois, la nouvelle Athènes, en partant à la reconquête de ses vertus innées. Tory n’écrit plus le nom de Paris qu’avec ce calembour orthographique, qui est un lieu commun au moins depuis Henri Estienne. Lorsque l’auteur situe les Parrhasiens dans le paysage grec, il reste flou. Alors que les textes antiques en font des Arcadiens, Geoffroy Tory situe Parrhasia du côté de l’Asie. Ce glissement topographique ne procède pas d’une erreur fortuite, mais d’une distorsion délibérée : détachés de l’Arcadie, les Parrhasiens deviennent des Ioniens, se rattachant de la sorte à la fois aux origines du dialecte athénien et au mythe d’Io développé plus haut. Les Parisiens sont ainsi non seulement parents des Athéniens, mais ils sont même, d’une certaine façon, issus d’une souche plus ancienne que la leur ».

23 Maurice Laugaa, op. cit., p. 97.

24S. m., éd. cit., p. 62-63 et 96-98.

25 Agnoste Misoquène est présenté comme « Monsieur Tout le monde » : « C’est un grand petit homme qui a le nez entre les deux yeux, des dents en la bouche, et la barbe de mesme, et se mouche volontiers à ses manches.

Vous le trouverez à present logé en la ruë du bon temps, à l’enseigne du riche laboureur, et va le plus souvent se pourmener aux Carmes, parce qu’il les ayme fort [avec ce jeu de mots éculé sur carmes/carmina/les vers] » (S.

m., éd. cit., p. 158).

26 Tout au long du XIXe siècle, le texte est reconnu comme une œuvre fondatrice de la Nation et par là toujours présentée comme un anonyme alors que les auteurs sont connus, même s’il s’agit d’un collectif.

27 Ce n’est pas tant mis en avant par Foucault, mais quelque chose qu’on voit chez Peter Brown, Pouvoir et persuasion dans l’Antiquité tardive, Paris, Seuil, « Points », 2003, p. 205-206 (sur la parrêsia collective).

28 « La douziesme et derniere aupres des fenestres, contenoit le portraict fort bien tiré de son long, de monsieur le Lieutenant, habillé en Hercules Gallicus, tenant en sa main des brides sans nombre, desquelles estoient

(6)

5 travestissement : le duc de Mayenne, chef de la Ligue, est habillé – ou déguisé – en Hercule gaulois, mais il n’est pas cet Hercule naturel qu’un orateur reconnaît plus tard en Henri IV

29

. Plus encore, c’est peut-être ici, comme le suggérait Daniel Ménager

30

, une mise en cause radicale de cette effigie d’origine lucianesque vulgarisée par les emblèmes et récupérée par la pompe royale

31

. Dans le recueil d’emblèmes d’Achille Bocchi

32

, « une foule nombreuse et des enfants, ceux-là chevauchant une paire de bœufs, sont attachés par les oreilles à la langue d’Hercule, qui trône majestueusement sur un char de triomphe

33

». Les veaux remplacent ici les bœufs, comme symbole de la sottise du peuple ligueur et passant de leur meneur

34

. Dans la bibliothèque fictive de Madame de Montpensier, se trouve un curieux Dénombrement des veaux de la Ligue et le moien de les garder de baisler de Monsieur de Rennes, dédié au prédicateur Boucher

35

.L’Hercule national est d’ordinaire le symbole de l’excellence de l’éloquence sur la force : il est suivi d’une foule liée par les oreilles à sa langue percée d’une chaîne ; or, ce qui est justement reproché à Mayenne et à ses thuriféraires, prédicateurs de tous poils, c’est d’avoir manipulé les foules, sans avoir jamais réussi à tirer le fruit de cet avantage sur le terrain de la bataille : « On dit qu’il est plus propre à pratiquer un peuple, qu’à souffrir la poussiere des batailles et l’effort d’un genereux ennemy. »

36

. Cette dernière tapisserie annonce les harangues des grands orateurs de la Ligue : elle lance le procès d’une éloquence qui tourne à vide, qu’elle oppose à une parole pleine dont un roi de haute vertu pourrait être le garant, une parole qui pourrait véritablement se prévaloir de la figure d’Hercule. La parrêsia renvoie donc à un lieu en même temps qu’à ses habitants et à leur qualité particulière qui est de tout dire, même ce qui devrait être tu (l’insulte, l’imprécation, le blasphème) ; et c’est, sans doute, à ce niveau que vient jouer l’autre grande référence du passage, le chapitre 16 (17) du Gargantua et l’épisode du vol des cloches de Notre-Dame.

Le peuple parisien est tout de suite décrit : « Quelques jours après qu’ils se furent rafraîchis, il visita la ville : et fut bien vu de tout le monde en grande admiration. Car le peuple de Paris est tant sot, tant badaud, et tant inepte de nature qu’un bateleur, un porteur de rogatons, un mulet avecques ses cymbales, un vielleux on milieu d’un carrefour assemblera plus de gens que ne ferait un bon prêcheur évangélique

37

. » Mais ce n’est que plus tard que le chapitre fait état de

enchevestrez des veaux aussi sans nombre : Au dessus de sa teste comme en une nuë y avoit une Nymphe qui avoit un escriteau portant ces mots, Gardez vous de faire le veau. Et par la bouche dudict Sieur Lieutenant en sortoit un autre, où estoient escrits ces mots. Je le feray » (S. m., éd. cit., p. 26).

29S. m., éd. cit., p. 120-121.

30Études sur la Satyre Ménippée, réunies par Frank Lestringant et Daniel Ménager, Genève, Droz, 1977, p. 142.

31 Voir Marc-René Jung, Hercule dans la littérature française du XVIe siècle, Genève, Droz, « T. H. R. » LXXIX, 1966, p. 73-95.

32Symbolicarum quaestionum de uniuerso genere, Bononiae, in aedib. nouae Academiae Bocchinae, Parisiis, apud Carolum Stephanum, typographum regium, 1555, p. 88.

33 Marc-René Jung, op. cit., p. 84 et reproduction p. 82.

34 Voir Lazare Sainéan, La Langue de Rabelais (reprint de l’édition de Paris, 1922-1923), Genève, Slatkine, 1976, t. II, p. 251.

35 Pierre de L’Estoile, Mémoires-journaux, éd. Brunet et alii, Paris, Librairie des Bibliophiles/Librairie Alphonse Lemerre, 1875-1899, réimpression, Paris, Librairie Jules Tallandier, 1982, 12 t., t. III, p. 107-108.

36Recueil des nouvelles de la Memorable Victoire ottroyee au Roy nostre Sire contre les auteurs et fauteurs de la rebellion, à Yvri la chaussee, le 14. Mars 1590. Tiré des lettres de sa Majesté, escrites le lendemain, tant à Messieurs les Princes et Cardinaux, estans à Tours, qu’à Madame. Avec la copie de la lettre du Duc du Maine, au gouverneur de Lion : et responce à icelle, s. l., 1590, n. p.

37 François Rabelais, Les Cinq Livres, éd. Céard, Defaux, Simonin, Paris,Classiques modernes, La Pochothèque, Le Livre de poche, LGF, 1994, p. 89.

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6 la fameuse étymologie (opposée à d’autres jeux Paris / Par ris). Ceux qui échappent au flot de pisse du géant l’agonissent d’insultes : « quand furent au plus haut de l’université, suant, toussant, crachantet hors d’haleine, commencèrent à renier et jurer : les plagues bieu,Je renie bieu, Frandiene, voy tu ben, la mer Dé, po cab de bious, das dich gots leyden schend, Ja martre schend,ventre saint Quenet, vertus guoy, par saint Fiacre de Brye, saint Treignant, je fais vœu à saint Thibaud, Pasques dieu, le bon jour dieu, le diable m’emporte, Carimary Carimara, par saint Andouille, par saint Guodegrin qui fut martyrisé de pommes cuites, par saint Foutin l’apôtre, Nê Diâ, Mà Diâ, par sainte Mamye, nous son baignez par ris ! Dont fut depuis la ville nommée Paris, laquelle au paravant on appelloyt Leucece

38

. »

« Les Parisiens [précise le passage qui nous intéresse le plus] […] sont faits de toutes gens et toutes pièces, sont par nature et bons jureurs et bons juristes et quelque peu oultrecuydés.

Dont estime Joaninus de Barranco, libro de copiositate reverentiarum, que sont dits Parrhesiens en Grecisme, c’est à dire fiers en parler

39

. » Et cette étymologie est très directement articulée au caractère séditieux des parisiens : « Toute la ville fut émue en sédition, comme vous savez que à ce ils sont tant faciles que les nations étranges s’ébahissent de la patience, [ou (pour mieux dire) de la stupidité

40

] des Rois de France, lesquels autrement par bonne justice ne les refrènent : vus les inconvénients qui en sortent de jour en jour. » Nombreux sont ceux qui ont glosé ce passage, et l’on oppose fréquemment à son sujet les deux interprétations concurrentes de Gérard Defaux et Francis Goyet

41

. L’essentiel pour nous est l’échode ce chapitre avec l’actualité de la Satyre ménippée ; mauvais peuple assurément, manipulé par des moines frénétiques et échevelés, hystérisés par la duchesse de Montpensier et les ambassadeurs espagnols, gardiens de la révolution théocratique et populaire de la Ligue, bien éloignés des prédicateurs évangéliques,ceux-là mêmes que la Ménippée dépeint justement sous les traits de bateleurs ; mauvais roi, peut-être qu’Henri III par sa faiblesse et ses tergiversations dans la gestion de la crise ligueuse. Certes, jamais la Satyre ménippée n’utilise la parrêsia pour désigner ce Paris ligueur et la fierté, l’insolenceet l’outrecuidance de son petit peuple révolté contre son roi légitime, mais seulement pour pointer l’origine du texte.La référence à Rabelais est pourtant à l’horizon quand est fait mention de la parrêsia ; mais, sur ce point, les rédacteurs du libelle ont été sensibles à l’ambivalence de la liberté de parole.Certes,les Parisienspeuvent se rangerdu côté de la violence, de la bêtise et de l’abjection, mais leur indocilité est une ressourcequi explique aussi et surtout (c’est là le message d’espoir de la Satyre après les terribles années de guerre civile) les chansons satiriques contre les dignitaires ligueurs et les agents de l’étranger, les manifestations pour le pain et la paix dans un Paris aux mains d’une bande d’assassins fanatisés. Paris peut se fourvoyer maiselle a toujours le pouvoir de renouer avec ce qu’elle fut, avec une idée tenace de ce qu’elle doit être, avec l’heureuse capitale de Parrhésie que décrit l’épilogue de la Ménippée. Cette ville-là et sa population sont justement au centre de la harangue d’un des

38Ibid., p. 89-91.

39Ibid., p. 91.

40 Nous renvoyons là à la leçon du texte originel. Le passage disparaît dans la seconde édition.

41 Gérard Defaux, « Rabelais et les cloches de Notre-Dame », Études rabelaisiennes, t. X, Genève, Droz, 1971, p. 1-28 ; Francis Goyet, « D’Hercule à Pantagruel : l’ambivalence des géants », Études rabelaisiennes, t. XXXIII, Genève, Droz, 1998, p. 177-190.

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7 orateurs aux états, celui que l’on désigne comme le porte-parole des auteurs anonymes (nous y reviendrons), le colonel d’Aubray.

La scène exemplaire de la parrêsia dans les débats de la Satyre ménippée et ses avatars dans les libelles « politiques »

Et c’est avec ce personnage, un autre paradoxe qui se joue, puisque c’est naturellement à lui que l’on pense quand on évoque la parrêsia autour de la Satyre ménippée et pas à l’auteur fictif Agnoste Misoquène quand c’est autour de ce dernier que s’organise l’espace utopique précédemment décrit, ni, par ailleurs aux auteurs réels qui auraient pu être inquiétés par les ligueurs extrémistes et qui le seront par les ligueurs ralliés tardivement à Henri IV alors que leurs noms continuent à apparaître dans des versions tardives de la Satyre ménippée

42

.

Effectivement, la scène construite par la « farce des états généraux » au cœur de l’œuvre oppose, selon un schéma tout à fait comparable à celui que Foucault met en avant, un homme seul, le représentant du tiers, le colonel d’Aubray, disant la vérité au chef de la Ligue, le duc de Mayenne, au risque même de sa vie. Claude d’Aubray (1526-†1609) est d’abord un bon bourgeois de Paris, quelqu’un qui dans ce discours fictif se définit par sa longue expérience et ce qu’elle lui a enseigné (il a alors 68 ans) ; iljouit, et c’est une condition de la parrêsia, d’une certaine renommée ; il fut secrétaire du roi et grand audiencier, échevin et prévôt des marchands de 1578 à 1580

43

, colonel de la milice parisienne ; il est haï des ligueurs qui l’identifient comme l’un des responsables « politiques », ces modérés partisans d’une solution négociée avec Henri de Navarre ; très critiqué par ses ennemis, il est finalement chassé de Paris par le duc de Mayenne

44

. Il était déjà au centre d’un libelle ligueur manuscrit, le Plaisant discours d’un Seize catéchizé par les Politiques

45

: dans cet ouvrage, lui et ses proches tentent de recruter de nouveaux adeptes en faisant surtout appel à leurs désirs de mieux vivre, à leurs sens, à leurs appétits

46

. C’est un homme ancré dans le réel et la Satyre

42 Voir S. m., éd. cit., p. 431.

43Ibid., p. 79.

44 Pierre de L’Estoile, op. cit.,t. VI, p. 320-321.

45Ibid., t. X, p. 180-187.

46 « Après ces braves exploits, le colonel d’Aubray me mena disner au logis de l’Abbé Sainte-Geneviève, où assistoient le Sr de Vigenère, son camarade associé ; le poète Passerat, Baudouin le musnier, le grand Guillaume, cuisinier ; tous gens disposts à bien boire et manger, comme à la verité nous fusmes bien traictés ; car M. l’Abbé avoit deux tables, l’une pour les politiques et l’autre pour les ligueurs, que quelques fois il prioit, pour sçavoir des nouvelles et voir leur contenance ; et quand il les traictoit, leur donnoit de la vache au lieu de bœuf, et de la brebis au lieu de mouton, avec du vin esvanté et du pain bis ; et se moquoit d’eux, en leur faisant des plaintes de sa pauvreté, entre autres à nostre Me Boucher, le docteur, qu’il traictoit de ceste façon ; mais quand les compagnons Politiques y alloient, l’on faisoit grande chère, force cocqs d’Inde, chappons, perdrix, bécasses (mortes et vives), avec toutes sortes de patisseries, et surtout de bon vin délicat et friand ; et se traictoient en princes. Et il y avoit tel excès, que les boutons du nez de Passerat s’enfloient comme grenades ; celui de Baudoin suoit de chaleur, et en tumboient des mites ; le ventre du grand Guillaume s’enfloit à la Suisse ; la langue de Rabusseau cuida sortir hors de son clavier, tant son langage redoubloit : tellement que ces vénérables personnages me cuidèrent noier de boire, et tout du long du disner ne firent que parler des Seize. Passerat les

(9)

8 ménippée joue aussi là-dessus en fondant son discours sur une forme de bon sens bien sûr opposé aux envolées mystiques des ligueurs et accroché à un désir de revivre après les périodes difficiles de la guerre civile. Il revendique sa franchise comme constitutive de son appartenance à la Nation française contre les menées secrètes des Espagnols qui mettent le royaume en péril :

Je croy pour mon regard, monsieur le Lieutenant, que quand vous prendrez ce chemin sans fard et dissimulation, il ne peut estre que tres-seur, et utile au general de la France, et à vous en particulier tres-honorable, et à vostre grande descharge, et contentement d’esprit : Aussi que ce moyen est seul et unique, et ne vous en reste aucun autre pour arrester la cheute eminente de tout l’edifice : Je vous parle franchement de ceste façon sans crainte de billet, ny de proscription : et ne m’espouvante pas des Rodomontades des Espagnols, ny des tristes grimaces des seze, qui ne sont que quoquins, que je ne daignay jamais salüer, pour le peu de conte que je fay d’eux

47

La Menippee joue, ici, habilement sur l’image publique de l’orateur du tiers. Nous venons d’évoquer la haine que les Seize et d’Aubray se portent mutuellement. Le colonel ne cachait pas son opposition à ceux qu’il appelait en effet des « coquins »

48

; son attachement pour la patrie l’avait aussi amené à refuser toute forme de compromission avec les Espagnols : « le dimanche 14

e

de ce mois, la messe des Capitaines de Paris fust solennellement célébrée dans l’église des Augustins, où furent leues publiquement les lettres du duc de Maienne par lesquelles il faisoit offre aux Colonels et Capitaines de la Ville d’une bonne somme de deniers pour récompense de leurs services et pour subvenir aux fatigues et frais qu’il leur convenoit soustenir pour la guerre. Ce qu’eux tous (hormis trois, à sçavoir Du Fresnoi, colonnel de la rue Saint-Honoré ; Le Roy, capitaine de la rue Saint-Denis, et ung autre de la rue Saint-Antoine) refusèrent fort vertueusement, aians entendu la forme des quittances, qu’il faloit passer au nom du Roy d’Hespagne. Dirent tout haut que ce qu’ils en avoient fait n’avoit esté pour espoir de telles récompenses ; au contraire, que ç’avoit esté pour conserver le nom qu’ils avoient tousjours eu de vrais Catholiques François, n’aians autre but que la défense de la Ville, de l’Estat et de la Religion. Le colonel d’Aubrai, entre autres, parla fort librement, et dit que qui prenoit s’obligeoit, et qu’il ne pouvoit tenir pour gens de bien ni bons François ceux qui en avoient pris de ceste façon, ou qui à l’avenir en prendroient »

49

. Le colonel continue :

Je suis amy de ma patrie, comme bon bourgeois et citoyen de Paris : Je suis jaloux de la conservation de ma religion, et suis en ce que je puis serviteur de vous, et de vostre maison : En fin chacun est las de la guerre, en laquelle nous voyons bien qu’il n’est plus question de nostre religion : mais de nostre servitude, et auquel d’entre vous les carcasses de nos os demeureront : Ne pensez pas trouver à l’advenir tant de gens comme avez faict, qui vueillent se perdre de gayeté de cœur, et espouser un desespoir pour le reste de leur vie, et pour leur posterité.

Nous voyons bien que vous mesmes estes aux filets du Roy d’Espagne, et n’en sortirez jamais que miserable et perdu.

tranchoit à coups de bec ; Baudouin les escachoit sous sa meule de moulin ; le grand Guillaume les fendoit comme il fait un coq d’Inde ; M. l’Abbé les assomoit à coups de crosse. C’estoit pitié de ces pauvres Seize, comme ils estoient charpantés à la table de Monsieur l’Abbé. A chaque verre de vin, un Seize mort ; et y eust pour le moins cent cinquante verres de vin avalés, et tout d’une main cent cinquante Seize abbatus en peinture, mais le vin avallé par effect ».

47 S. m., éd. cit., p. 114. Nous soulignons.

48 L’Estoile, op. cit., t. V, p. 175 ; t. VI p. 39 et 77

49Ibid., t. V, p. 225-226. Nous soulignons.

(10)

9 La Satyre Menippee en fait le prototype du bon Français désireux du bien-être de ses compatriotes. Sa langue fran-çaise (sa harangue constitue un morceau choisi de l’éloquence française !) s’oppose à la parole fausse et venimeuse des prédicateurs (autre régime du dire vrai, clairement rejeté ici

50

) et sa liberté et son courage de dire se conçoivent clairement comme opposés à cette parole en même temps qu’à celle des flatteurs de la cour autour d’un objet, le roi Henri IV : « Je ne veux parler de luy, ny par flaterie, ny en mesdisance : l’un sent l’esclave, l’autre tient du seditieux

51

». Par là, d’Aubray annonce l’anecdote citée pour défendre Agnoste Misoquène dans la postface : « Quelques uns ont rapporté à mon cousin qu’on a trouvé mauvais qu’il y ait mis les noms propres d’aucuns seditieux et principaux autheurs de tout le malheur de la France : mais je luy ay ouy dire qu’il estoit d’un pays, où l’on appelloit le pain pain, et les figues figues

52

. Ceux qui avoyent livré pour de l’argent leur propre ville au Roy Philippes de Macedoine, se plaignoient bien que ses soldats apres la reddition les appelloient traistres, et leur reprochoient leur trahison : Je ne sçauroy, dit le Roy, que vous y faire : mes soldats sont grossiers et lourdaux qui appellent les choses par leur nom

53

. Ceux qui apres avoir fait revolter les villes contre le Roy, et fait la guerre tant qu’ils ont peu tenir, exercé toutes sortes de tyrannies sur le pauvre peuple, et ruyné tous leurs voisins, et qui se voyans ne pouvoir plus subsister, et n’y avoir plus rien que prendre, ont vendu cherement les places au Roy, et livré les pauvres habitans à sa mercy, seront bien marris si on les appelle traistres : Mais si sera il malaisé qu’il n’en eschappe quelque mot aux

50 Voir Martial Martin, « Prédication et libelles diffamatoires autour de Boucher (Paris sous la Ligue, 1588- 1594) », Œuvres et critiques, 2013, vol. 38, n°2, p. 39-49.

51S. m., éd. cit., p. 121. Cette précaution oratoire est d’autant plus importante qu’elle s’applique aux discours ligueurs sur lesquels vient se greffer cette partie de la harangue de d’Aubray ; elle vient condamner implicitement ceux-là mêmes que la Demonologie de Sorbonne la nouvelle fustigeait bien plus ouvertement :

« cette tolerance par trop evidente pourroit justement mettre de la deffiance en la cervelle de plusieurs, n’estoit qu’il ne faut jamais mal juger des Princes que bien à propos, et croire qu’il n’est pas besoin que tout le monde cognoisse tousjours leurs intentions, et penetre jusques au plus secret de leurs cabinets. Cela est dangereux, et aussi-bien n’y gaigne-t-on rien d’ordinaire, comme le nous enseigne Tacite sous ces mots : Abditos Principium sensus et si quid occultius parant, exquirere anceps, illicitum, nec ideo adsequare.Quant à eux donc, je prierai seulement Dieu qu’il les inspire à bien faire, et cependant me donnerai de garde de controller leurs actions, et n’en jugerai mal jusques à tant que le tout me soit aussi clair que la lumiere du Soleil en plein midi. Mais quant aux particuliers que je voy manifestement à la façon des faux Prophetes seduire le peuple, et plus que jamais allumer les funestes flambeaux de discorde parmi les François, aiguiser leurs langues venimeuses et serpentines pour poindre et mordre leur Roy legitime, avancer propositions heretiques, afin d’entretenir le mal, et precipiter la France en une fonderie de malheurs incroyables : quant à ceux-là, dis-je, je pense ne m’en pouvoir taire sans offenser Dieu ». À l’opposé, elle annonce aussi la franchise dont pourra jouir l’imprimeur dans son second avis.

52 L’expression vient probablement de Rabelais (Quart Livre, ch. 54,Les Cinq Livres, éd. Céard, Defaux, Simonin, Paris,Classiques modernes, La Pochothèque, Le Livre de poche, LGF, 1994, p. 1149) : « nous sommes simples gens, puys qu’il plaist à Dieu. Et appellons les figues figues, les prunes prunes, et les poires poires ». Il semblerait qu’il emprunte lui-même la formule aux Adages d’Erasme (II, iii, 5, Ficus ficus ligonem ligonem uocat) : « quadrat in eum, qui simplici et rusticana utens ueritate, rem, ut est, narrat, nullis uerborum ambagibus ac phaleris obuoluens ». L’utilisation de cette expression recouvre aussi un jeu interne au texte ; elle renvoie aux longs développements sur le figuier d’enfer : ceux « qui se veulent jouër sur l’affinité des paroles » sont, comme ceux qui ont « trouvé mauvais qu’il y ait *…+ les noms propres d’aucuns seditieux », bien éloignés de la simplicité de la Menippee.

53 L’anecdote grecque rappelle le récit de la conquête espagnole du Portugal que donne par ailleurs d’Aubray (S. m., éd. cit., p. 114) ; le parallèle entre Philippe II d’Espagne et Philippe de Macédoine est fréquent lorsqu’il s’agit de dénoncer le mépris qu’éprouvent les Espagnols envers les peuples soumis (voir par exemple le Fidele Advertissement du Seigneur Vasco Figueiro, s. l., 1591, p. 51).

(11)

10 Parrisiens, mesmement contre ceux qui ont pris de l’argent, et qui ont marchandé et barguigné pour parvenir à un certain prix »

54

. Voilà donc la mission partagée par le personnage d’Aubray et l’auteur fictif de la Ménippée

55

: redonner leurs véritables noms aux choses.

L’Anti-Charles Lorrain, libelle proche dans la pensée et le style,en appelle pour sa part à la résistance du mot et de la chose contre les influences lorraines et espagnoles ; les noms français et les valeurs qu’ils désignent ne sauraient que disparaître avec la liberté, la franchise de la nation : « ne croyons jamais que les villes qui se sont pour un temps perduës par les pratiques de ce Marran et infidelle Lorrain traistre à Dieu et aux Roys, trop prodigues d’honneur et de biens à ceste ingrate et desloyale race, se veulent pour tousjours demembrer et des-unir du vray corps de l’Estat François, duquel le Roy est le seul chef souverain. Il faudroit que tous les Gentils-hommes François perdissent en le suyvant l’honneur et le nom de leurs armes et de leurs familles qu’il ne peuvent hereditairement conserver par la metamorphose non moins prodigieuse que ignominieuse d’une ame Françoise en Espagnolle.

C’est encore à sçavoir si en changeant de nom ils ne changeront point de condition, et si, comme à Naples, il ne faudra point demander permission aux Vice-Roys de porter l’espee, qui est la marque la plus honnorable de leur illustre condition. Quoy ? les Parlemens, les Universitez, Corps, Communautez, Colleges, Comment les baptizera-on en ensevelissant (si cela se pouvoit) dans la ruine de la France, l’honneur et la gloire de leurs fondateurs »

56

(p.

26-27).

La figure de d’Aubray constitue l’aboutissement d’une évolution dans le genre des états du monde tout au long de la guerre civile : d’une représentation allégorique, l’on passe à un certain réalisme qui met en scène des personnes réelles de part et d’autre et qui va ainsi déboucher sur une nouvelle typologisation sociale et sur la naissance du genre du bon Français. Dès 1589, les œuvres se nourrissent de la matérialité des conflits et des éventuelles conférences entre belligérants et font intervenir de hautes figures de l’armée royale et de la bourgeoisie ligueuse de Paris, comme par exemple l’Arraisonnement du Sieur de Vicques avec un bourgeois de Paris, par forme de dialogues

57

ou les Propos et devis en forme de dialogue, tenuz entre le Sire Claude Bourgeois de Paris, et le sieur d’O

58

qui pourraient être à l’origine du grand concurrent de la Satyre Menippee dans la guerre des libelles de la fin de la

54 S. m., éd. cit., p. 121.

55 Donner leurs véritables noms aux choses est justement l’une des fonctions que s’assigne la satire : « c’est grand cas, disoit Caton, que nous sommes venus au temps que l’on attribue le nom des meschantes choses aux bonnes : au temps qui court c’est liberalité donner le bien d’autruy, c’est magnanimité d’user de violence et d’audace, c’est misericorde et clemence d’arracher les criminels des mains de justice. Nous pouvons aujourd’huy dire tout cela de nostre siecle, avec verite et y adjouter : c’est heresie de craindre Dieu, de se bander contre les machinations de la Ligue, et de deffendre ses biens, sa vie et son honneur contre vous. Or je veux estre heretique à ceste mode, ceste sorte d’heresie me plaist parce qu’elle n’offence point la conscience, elle ne souille point l’ame et ne meine point à perdition comme fait la vostre » (Le Labyrinthe de la Ligue et les moyens de s’en retirer, s. l., 1590, p. 181-182).

56L’Anti-Charles Lorrain, s. l., 1593, p. 26-27.

57« Un dialogue historique du temps de la Ligue », Annuaire-bulletin de la société de l’Histoire de France, Année 1908, 4e fascicule, p. 189-222.

58Le titre complet est : Propos et devis en forme de dialogue, tenuz entre le Sire Claude Bourgeois de Paris, et le sieur d’O, servans d’instruction à ceux qui sortent de la ville de Paris, pour aller demeurer és villes de party contraire, Paris, Rolin Thierry [et Troyes, J. Moreau], 1591 et rééd., s. l., 1593.

(12)

11 Ligue, le Dialogue d’entre le maheustre et le manant

59

, qui renoue pour sa part avec une certaine abstraction mais propose tout de même un cas de figure susceptible d’être rattaché à la scène idéale de la parrêsie

60

.

Je me limiterai à reprendre ici quelques points du remarquable article de Marie-Madelaine Fragonard, « Obscurs, sans grade et diffamés : les voix du peuple des pamphlets »

61

. L’invention rhétorique du bon français s’effectue durant la Ligue autour du genre officiel et littéraire de la remontrance, mais avec la scandale de l’absence de qualité de l’orateur. Ce n’est pas encore la voix publique ou la voix du peuple qui n’émerge qu’avec le règne de Louis XIII mais cela signe la « disparition des personnages-types des vertus du prince […] au profit de la présence visible de ses administrés et du commentaire sur les non-vertus des princes

62

».

Comme le note Marie-Madeleine Fragonard, « à partir de 1593, les personnages

« populaires » jouissent de la même transformation d’une notion en type social, d’un type social en type « éthique », uox populi devenue rhétorique, paysan du Danube incarné dans des milieux sociaux contemporains et proches s’adressant à des auditeurs moins distingués que le Sénat de Rome

63

». Dans ces scénographies, d’une certaine manière, le bon Français, c’est à la fois le parrêsiaste et le lecteur idéal, le lecteur qui saura se conformer à cette image de simplicité, de naïveté, de bonté françaises. Un lecteur qui sera le produit de cette lecture, un lecteur auparavant aliéné et rendu à lui-même et à la Nation par la force de la vérité.

Dans ce même contexte de construction de la légende noire espagnole

64

qui travaille sur l’opposition fondamentale dans cette littérature entre l’hypocrisie ibérique et l’honnêteté française, la Harangue d’un cacique indien fait le choix d’une scénographie beaucoup plus complexe

65

où la France n’est mise à distance que pour être mieux retrouvée. La traduction (explicite dans le titre) du discoursdu cacique indien, lointain précurseur de l’Adario de La Hontan

66

ménage une place importante à de multiples références à l’espace culturel américain qui nécessitent l’adjonction d’un glossaire intitulé « Interpretation des mots Indiens […] en faveur de ceux qui n’entendent ces langues » suivant un usage bien établi dans les récits de

59Morin Louis (dit Cromé), Dialogue d’entre le maheustre et le manant, éd. P. Ascoli, Genève, Droz, « Les Classiques de la pensée politique », 1977. Par « maheutre », il faut entendre gentilhomme partisan du roi, sans doute par métonymie, en référence aux vêtements qu’ils portaient. Voir la définition du Trésor de la langue française informatisé : « Bourrelet d'étoffe montant et rembourré qui couvrait l'épaule et le bras jusqu'au coude, conçu à l'origine comme renforcement du costume militaire, qui fut à la mode surtout au xve s. », http://www.cnrtl.fr/definition/maheutre.

60Martial Martin, « Altérité du théâtral :Avatars des « états du monde » (1593/1614) », inLe Théâtral de la France d’Ancien Régime: De la présentation de soi à la représentaion scénique, éd. S. Chaouche, Paris, Champion, 2010, p. 351-366.

61Marie-MadeleineFragonard, « Obscurs, sans grade, fous et diffamés : Les Voix du peuple des pamphlets » inDevis d’amitié : Mélanges offerts en l’honneur de Nicole Cazauran, Paris, Champion, 2002, p. 867-885.

62Ibid., p. 871.

63Ibid., p. 871.

64 Voir Joseph Pérez, La Légende noire de l’Espagne, Paris, Fayard, 2009.

65 Voir Martial Martin, « La complexification de la scénographie de la pseudo-traduction dans la littérature militante de la première modernité (1560-1620) », Les Lettres romanes, 67, 3-4, 2013, p. 379-394.

66Dialogues de monsieur le baron de Lahontan et d'un sauvage dans l’Amérique, éd. présentée, établie et annotée par Henri Coulet, Paris, Desjonquères, [1704], 2007.

(13)

12 voyage

67

. On y lit par exemple : « C

ACIQUE

. C’est-à-dire, Seigneur ou petit Roy des Indes.

V

IRACOCHIE

.C’est-à-dire, engendré de la mer [pour désigner les Espagnols]. T

AU TAU

.Les Indiens appellent ainsi l’artillerie ». Paradoxalement, la traduction se signale par un reste d’intraduisible, par des traces vivantes et irréductibles de la parole originale, par quelques mots étrangers qui résistent au passage dans la langue française. Mais ces exotismes sont bien rares

68

au regard du nombre de références historiques françaises et espagnoles, d’exemples classiques et d’adages latins qui saturent le discours

69

. Faut-il y voir la marque du traducteur ? Ou doit-on y reconnaître le discours original d’un sauvage particulièrement lettré ? C’est surtout l’affichage de la dimension fictionnelle de la harangue de l’Indien (et partant de sa traduction) bien exprimée dans le jeu « Indien » / « idiot »

70

: comme l’écrit Frank Lestringant, « par [cette] équivoque hasardeuse […] [le pseudo-Américain] confesse que tout cela n’est qu’un jeu littéraire et que les Français ne seront jamais ces êtres nus et sans défense que les Espagnols ont pu si facilement subjuguer »

71

. Certes, le type du sauvage peut constituer un repoussoir pour la (re)constitution de la figure du (vrai) Français, mais il convient aussi de souligner qu’il partage un trait fondamental avec le caractère national, celui de la franchise

72

. Le dispositif de la pseudo-traduction forme ainsi une scène de parrêsia remarquable, car par beaucoup d’aspects nouvelle : ici, nul paysan du Danube pour s’adresser directement à l’empereur, mais un sauvage (comme avant un Portugais) qui, à travers un interprète ou un truchement, interpelle un Français devenu hypocrite, car « espagnolisé », dénaturé, mais exhorté à se ressaisir. Dans ces scènes, très curieusement (n’oublions pas l’expression figée « traduttore, traditore »), la traduction est la condition du vrai, condition de l’appropriation (la réappropriation) d’une vérité devenue étrangère et uniquement exprimable dans une langue étrangère, condition d’un affranchissement qui est aussi une refrancisation.

Reconnaître la fiction de la figure opposée aux Français dans cette scénographie, ce sera finalement éprouver à nouveau comme sien propre le courage de dire vrai. Paradoxalement, les masques rhétoriques de la pseudo-traduction très exploités dans la production pamphlétaire de la guerre civile apparemment peu conciliables avec l’impératif de confession personnelle et d’exposition directe au danger dans la configuration antique de la parrêsia deviennent les conditions d’une réappropriation du vrai et du courage.

La scène de parrêsia et le dispositif du libelle diffamatoire

67 Voir Marie-Luce Launay-Demonet, « Les Mots sauvages : étude des listes utiles à ceux qui veulent naviguer », in Voyager à la Renaissance, s. dir. Jean Céard et Jean-Claude Margolin, Paris, Maisonneuve et Larose, 1987, pp. 497-508.

68 Et surtout, peut-être, déjà passés dans la culture européenne à travers l’Histoire nouvelle de Benzoni- Chauveton (Histoire nouvelle du nouveau monde : Contenant en somme ce que les Hespagnols ont fait jusqu’à présent aux Indes occidentales, et le rude traitement qu’ils font à ces povres peuples là : Ensemble, une petite histoire d’un massacre commis par les Hespagnols sur quelques François en la Floride, avec un indice des choses les plus remarquables extraite de l’italien de M. Hierosme Benzoni... par M. Urbain Chauveton, Genève, Eustace Vignon, 1579, BNF 8- OL- 1662).

69 Voir Frank Lestringant, Le Brésil de Montaigne, choix de textes, introduction et notes Frank Lestringant, Paris, Chandeigne « Magellane », 2005, p. 205-206 et Le Huguenot et le sauvage : L’Amérique et la controverse coloniale en France, au temps des guerres de religion, Genève, Droz, « Titre courant », 2004, p. 377-378.

70 F. 4 r°.

71Le Brésil de Montaigne, op. cit., p. 205 et Le Huguenot et le sauvage, op. cit., p. 377.

72 Ce n’est pas un hasard si l’œuvre s’ouvre sur le rappel de cette qualité constitutive de l’identité française (f. 2 r°).

(14)

13 La récurrence de ces scènes dans les libelles prouverait à elle seule la grande proximité entre parrêsia et « pamphlets »

73

. On peut aller plus loin en avançant que l’unité de base du libelle est justement composée de cette scène précise : dans ses récentes propositions

74

, Robert Darnton place l’anecdote au centre du genre au XVIII

e

siècle. Pour le libelle du XVI

e

siècle, c’est une forme d’esprit proche, celle de la « rencontre » qui semble déterminante par sa dimension dialogique. Elle est au cœur des mémoires de l’Estoile, l’un des grands collectionneurs et des grands théoriciens du genre. Il nous livre souvent le noyau dramatique des occasionnels qu’il rassemble dans ses « ramas » : au centre de la scène, nous retrouvons, après 1589, le roi Henri IV lui-même confronté à un personnel variable – courtisans, ambassadeurs, petit peuple. Il s’agit fréquemment d’un cadre propice à la « rencontre », au bon mot, qui constitue comme le modèle de « la liberté ordinaire et légèreté du François

75

».

Rappelons la devise même de l’auteur placée en exergue du Journal d’Henri III : « Il est aussi peu en la puissance de toute la faculté terrienne d’engarder la liberté françoise de parler, comme d’enfouir le soleil en terre, ou l’enfermer dans un trou

76

». D’une certaine manière, ce modèle constitue pour le mémorialiste comme un crible capable de séparer le vrai du faux ; autrement dit, la nouvelle vraie doit se plier à la forme gauloise de la « rencontre ».

Parmi les multiples scènes, un type est particulièrement privilégié par L’Estoile qui en souligne souvent d’abord le caractère fabuleux pour finalement assurer de sa vérité : c’est la confrontation entre Henri IV et un représentant du pauvre peuple, comme dans ce cas particulier :

Une dame du mestier à laquelle la roine Marguerite reprochoit un jour sa vie et mauvais gouvernement, avec paroles fort rudes et injurieuses, lui dit enfin : « Il est vrai, madame, tout ce que vous dites ; mais nous sommes toutes fautives.

Vous-mesme, si vous fussiés gouvernée comme il faut, vostre maison ne seroit pas ici, elle seroit de-là l’eau, madame, vous le sçavés bien. »

En mesme temps le Roy passant pour aller au Louvre, accompagné de force noblesse, aiant rencontré en son chemin une pauvre femme qui conduisoit une vache, s’y arrestant lui demanda combien sa vache et que c’est qu’elle la vouloit vendre ? Ceste bonne femme lui aiant dist le pris : « Ventre saint-gris, dit le Roy, c’est trop ; elle ne vault pas cela ; mais je vous en donnerai tant. » Alors ceste pauvre femme lui va répondre : « Vous n’estes pas marchand de vaches, Sire; je le vois bien. — Pourquoi ne le serois-je pas ? ma comère, lui respondit le Roy.

Voiés-vous pas tous ces veaux qui me suivent

77

? »

73 Voir Michel Hastings, « De la vitupération. Le pamphlet et les régimes du « dire vrai » en politique », Mots.Les langaes du politique, n°91, novembre 2009, p. 35-49.

74Le Diable dans un bénitier : L’Art de la calomnie en France (1650-1800), Paris, Gallimard, nrf essais, 2010 ; L’Affaire des quatorze : Poésie, police et réseaux de communication à Paris au XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, nrf essais, 2014.

75 Opposée dans ce passage aux Italiens de la cour : éd. M. & P., première partie du premier tome [règne d’Henri III],p. 57.

76 Éd. M. & P., première partie du premier tome [règne d’Henri III],p. 33.

77 Éd. M. & P., seconde partie du premier tome [règne d’Henri IV], p. 512 ; on trouvera d’autres exemples, absents de l’édition Michaud et Poujoulat mais encore plus parlants, dans l’édition Brunet-Champollion : « On faisoit en ce temps [juin 1598] à Paris un conte plaisant, réputé fabuleux au commencement, mais qui enfin fut avéré pour véritable, d’ung pauvre homme que le Roy, en ce mois, trouva dans les bois Saint-Germain, qui

(15)

14 Cette scénographie de la parrêsia présente en abîme l’idéal de la parole de liberté et de vérité visé par L’Estoile dans sa propre écriture et parfois reconnu par lui dans les libelles de l’époque

78

. Chez le mémorialiste, la parrêsia est liée à deux autres notions essentielles, la foi et l’amitié: « c’est la voix commune du peuple que je couche ici ; si elle est vraie ou calomnieuse, je n’en sçai rien ; je croi et souhaitte plutost le dernier, et comme chrestien, et comme […] ami

79

»… La philia

80

, couplée depuis Aristote à la parrêsia, est ici le moteur de l’information et spécifiquement de la diffusion des occasionnels et des libelles. Mais L’Estoile n’est pas le seul théoricien à en appeler à cette notion. Quelque vingt ans plus tard, Gabriel Naudéfait encore plus nettement référence au concept de parrêsia. Dans Le Marfore, il s’intéresse en particulier aux justifications des auteurs de libelles, rappelant d’abord les paroles de Tibère (« Dans une cité libre, libres doivent être les langues des hommes

81

»), puis l’étymologie fantaisiste du nom de la ville de Paris autour du grec parrêsia

82

, l’audace, se référant ensuite à la hardiesse d’un Thersite

83

ou d’un Drancès

84

, renvoyant enfin aux exemples des censeurs de Chine

85

et du paysan du Danube

86

. Si certains de ces exemples sont

menoit vendre une vache qu’il avoit pour paier la taille : lequel le Roy aiant pris plaisir d’arraisonner, voiant que ce pauvre bonhomme ne le connoissoit pas, tira de sa bouche la quintessence des plaintes du pauvre peuple, sur les tailles et imposts que journellement on lui mettoit sus. Et, pour lui en secouer davantage la bride, Sa Majesté lui dit qu’il falloit bien dire qu’on eust un meschant Roy, de tailler de ceste façon son pauvre peuple. « Si n’est-il des pires (ainsi qu’on dit), va respondre ce bonhomme tout à la bonne foy ; mais il a une belle Gabrielle qui le gratte, qui nous gaste tout ! » Le Roy, se prenant à rire, voiant sa naïfveté, lui fist donner douze escus, afin qu’il ne vendist point sa vache, et en fist le conte, le lendemain, à sa maistresse, lui disant que, pour l’amour d’elle, il lui avoit donné les douze escus »( Pierre de L’Estoile, Mémoires-journaux, éd. Brunet et alii, Paris, Librairie des Bibliophiles/Librairie Alphonse Lemerre, 1875-1899, réimpression, Paris, Librairie Jules Tallandier, 1982, 12 t., t. VII, p. 123-124).

78 Notons quelques exceptions notables cependant comme dans le cas de L’Isle des Hermaphrodites, s.l.n.d., Paris, 1605, éd. crit. de Claude-Gilbert Dubois, Genève, Droz, 1996 : « Le livre des Hermaphrodites fut imprimé et publié en même temps, et se voyoit à Paris en ce même mois, où on en fit passer l’envie du commencement aux curieux, ausquels on le vendit jusques à deux écus, ne devant valoir plus de dix sols ; et en sçai un qui en paya autant à un libraire de Paris. Ce petit libelle (qui étoit assez bien fait), sous le nom de cette isle imaginaire, découvroit les mœurs et façons de faire impies et vicieuses de la cour, faisant voir clairement que la France est maintenant le repaire et l’asyle de tout vice, volupté et impudence; au lieu que jadis elle étoit une académie honorable et séminaire de vertu. Le Roy le voulut voir, et se le fit lire; et encore qu’il le trouvât un peu libre et trop hardi, il se contenta néanmoins d’en apprendre le nom de l’auteur, qui étoit Arthus Thomas, lequel il ne voulut qu’on recherchât, faisant conscience, disoit-il, de fâcher un homme pour avoir dit la vérité » (éd. M. & P., seconde partie du premier tome [règne d’Henri IV], p. 384).

79 Éd. M. & P., seconde partie du premier tome [règne d’Henri IV], p. 645.

80 À opposer au favoritisme. Voir Valéry Laurand, « La parrhésia chez Épicure, vertu risquée de l'amitié », in S.

Geonget, L. Gerbier (dir), Amitié et Compagnie, Autour du Discours de la Servitude Volontaire de La Boétie, Cahiers La Boétie vol. 1, Classiques Garnier, 2012, p. 23-41.

81 « In ciuitate libera, liberae debent esse hominum linguae » pour « In ciuitate libera linguam metemque liberas esse debere » (Suétone, Vie de Tibère, 28).

82 Naudé renvoie comme origine de l’étymologie à Guillermi Britonis Armorici, Philippidos libri XI. siue, Gesta Philippi Regis Franciae, in Historiae Francorum, ab anno Christi DCCCC ad annum MCCLXXXV scriptores ueteres XI, in quibus Glaber, Helgaudus, Suggerius abbas, M. Rigordus, Guillermus Brito, Guillermus de Nangis et anonymi alii, extrema stirpis Carolinae et Capetiorum regum res gestas usque ad Philippum, D.

Ludovici filium regem, explicantes, ex bibliotheca Pithoei nunc primum in lucem dati, Francofurti : A. Wecheli heredes, C. Marnius et J. Aubrius, 1596, p. 226-396, particulièrement p. 229, l. 27-28 : « Et se parisios dixerunt nomine Graeco, / Quod sonat expositum nostris, Audacia, uerbis » (la citation de Naudé est, comme très souvent fautive).

83 Le plus laid des soldats grecs, effronté, menteur et insultant, corrigé par Ulysse : Iliade, II, 221 et sq.

84 Le Latin Drancès, opposé par envie au roi Turnus, est présenté par Virgile comme un parleur habile qui tire sa force des discordes civiles (en particulier, Énéide, XI, 336-375).

85 Nicolas Trigault, Histoire de l’expédition chrestienne au royaume de la Chine entreprinse par les P.P. de la Compagnie de Jésus, comprinse en cinq livres... Tirée des Mémoires du R. P. Matthieu Ricci,... par le R. P.

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