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le bâton de craie

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Academic year: 2021

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Texte intégral

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HAL Id: hal-03051795

https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03051795

Submitted on 10 Dec 2020

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le bâton de craie

Philippe Artières

To cite this version:

Philippe Artières. le bâton de craie. La mondialisation par les objets du XVIIIe siècle à nos jours, Le magasin du monde, Sylvain Venayre, Pierre Singaravélou, Fayard., 2020. �hal-03051795�

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L

E BATON DE CRAIE

La photographie a été prise par Félix Moulin en 1856 lors d’une mission d’exploration gouvernemental en Algérie. On y voit une salle de classe improvisée, sur les draps qui la délimitent a été accrochée une immense carte représentant la côte nord de l’Afrique. Les jeunes élèves indigènes assises en rond s’exercent à la pratique de l’écriture romaine sur des petites ardoises suivant les conseils de leur institutrice européenne, tandis que, derrière l’enseignante, une assistante en costume traditionnelle tient un tableau où figurent blanc sur noir deux textes manuscrits, l’un en français et l’autre en arabe.

Cette scène, qui fut déclinée en autant de peuples que les empires dominèrent, constitue pendant plus d’un siècle l’un des éléments de l’imagerie coloniale européenne du monde (en Afrique et en Asie). Pourtant, un objet y est invisible ; il est néanmoins présent, il tient au creux de la main, il ne craint que l’eau, c’est le bâton de craie. Il est déterminant dans l’entreprise de colonisation des XIXe et XXe siècles, qu’il soit dans la main du chef du comptoir cochinchinois, du médecin de brousse ou dans celle du père blanc au Congo. Le bâton de craie, et l’inscription éphémère qu’il permet, est en effet au cœur de la police du monde : il permet d’apprendre, de compter et de commercer.

La roche crayeuse, de même que le charbon, a été dès la préhistoire utilisée dans l’art rupestre comme moyen d’inscription, jouissant notamment de la qualité d’être à la fois matière et ustensile ‒ c’est cette qualité qui encourage Keith Haring, encore dans les années 1980, à l’utiliser pour sa pratique du graffiti sauvage dans le métro new-yorkais. Mais la véritable aventure de la craie commence avec l’invention du blackboard, sans doute en Écosse en 1800. L’histoire aime à retenir des noms, ici celui de James Pillans, directeur de la Old High School d’Édimbourg, mais il est vraisemblable que, plus qu’une invention, le tableau noir soit un usage qui se généralise dès la première décennie du XIXe siècle dans le

cadre scolaire. Le nombre de plus en plus important d’élèves, et surtout l’abandon de l’apprentissage calligraphique de l’écriture au profit d’une écriture dont la vocation n’est plus d’être belle mais lisible, ont contribué à ce que l’on néglige la plume et l’encre au profit de l’ardoise et de la craie. La scolarisation massive avant la Grande Guerre exploite largement cette pédagogie, fondée non sur le geste mais sur l’appropriation visuelle. Il ne s’agit plus de maîtriser l’art de manier élégamment la plume, il faut savoir écrire avec la main. Le bâton de craie est fils du capitalisme : le jeune commis doit pouvoir écrire et compter vite.

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2 L’apprentissage de ces deux techniques trouve en l’ardoise individuelle un support unique et peu onéreux. Couvert d’une addition ou d’une maxime, le tableau noir devient la métonymie de l’alphabétisation et le mobilier obligé de l’école. Sa noire couleur est désormais aussi célèbre que celle de la soutane des hommes d’église. Les jésuites ne l’avaient pas utilisé lors de leur conquête de l’Amérique latine et de l’Asie, lui préférant une évangélisation par l’image et les armes. Mais avec le développement du commerce de grande ampleur, savoir écrire à la craie sur un tableau devient utile pour conclure des transactions, pour conquérir des marchés, pour mener des guerres. Si les sentences religieuses devaient restées inscrites pour l’éternité, les prix des marchands devaient pouvoir être effacés afin de suivre au mieux les évolutions du marché. L’écrit se fait éphémère et mobile.

Deux exemples états-uniens témoignent de ce lien à la vie économique. En 1929, du 24 au 29 octobre, le New York Stock Exchange est le théâtre d’une pagaille d’inscriptions qui n’a pas d’égale dans l’histoire, la chute des valeurs des titres obligeant à un effacement incessant sur les immenses tableaux noirs qui ornent les murs de la grande salle, aujourd’hui remplacés par des écrans numériques. Ce même hiver, et bien des saisons de la Grande Dépression qui s’en suivront, les devantures des magasins de l’Amérique du Nord furent couvertes d’écriture à la craie. Les photographes que le président Roosevelt envoie saisir le New Deal se font les témoins de ce pays aux écritures éphémères qui contrastent avec les grands panneaux de publicité imprimée et les murs peints de l’Amérique victorieuse du début des années 1920. La craie est synonyme de pauvreté et de précarité, comme sur les clichés réalisés par Walker Evans, Jack Delano, Dorothea Lange ou Gordon Parks pour la Farm Security Administration (FSA) entre 1935 et 1942.

C’est aussi dans les mains des enfants pauvres des grandes villes que l’on trouve au même moment le bâton de craie. Eux n’ont pas besoin de tableaux noirs. L’école est la rue et le support de leurs dessins sont les murs. Helen Levitt réalise un portrait des kids de New York en 1940 qui, à maints égards, recouvre celui que Robert Doisneau produit sur les gamins parisiens. Dans les deux cas, l’enfance a le visage de la craie, comme dans le portrait du « Cancre » de Jacques Prévert.

La craie est l’écriture de ceux qui ne comptent pas. C’est avec elle que l’on condamne une maison à la destruction, tandis qu’on marque au fer rouge un animal devenu sa propriété. Sur la maison des morts du choléra, on inscrit une croix. Sur les wagons qui emmènent les soldats vers le front au cours de la Première Guerre mondiale, c’est leur nombre que l’on trace, avant que les mobilisés ne retournent le stigmate et se mettent à inscrire des messages à celles et ceux qu’ils quittent. Sur d’autres wagons, les légendaires hobos, ceux qui sillonnent

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3 l’espace américain, lui encore, inventent à la craie leur éphémère alphabet hiéroglyphique dont Leon Ray Livingston témoigne en 1908 dans son autobiographie, Life and Adventures of

A-No.1.

Les médecins et les anthropologues de la fin du XIXe siècle, dont Cesare Lombroso en Italie, jugent ces pratiques archaïques, voire primitives. L’enfant, le fou ou le vagabond écrivent à la craie, retrouvant le sauvage. Au loin, en effet, il est une présence de la craie depuis longtemps. L’invention de l’inscription provisoire n’est pas occidentale, elle a eu différents acteurs et différentes formes : il y a les écrits sur le sable, les écrits sur des supports végétaux, et puis l’usage d’un morceau de craie pour dessiner une marque ou engager la relation.

Dans son autobiographie, Le Pain nu, l’écrivain marocain Mohamed Choukri raconte que le premier support, celui de son apprentissage, fut le sol d’un quai. Cette présence, et pour cause, n’a pas laissé d’archives, alors il faut croire le poète, celui du Tout-Monde, pour savoir que les Batoutos utilisaient sans nul doute la craie, bien avant l’arrivée des colons. C’est eux qui inventèrent l’art de l’effacement, celui d’oublier, mais aussi l’art de changer au grès des événements et des rencontres.

Car le bâton de craie est objet de la mondialisation. Il renoue avec une vieille tradition orientale, celle qui est rapportée dans la Bible : marquer sa porte pour être sauvé de la mort, ou, avant l’Épiphanie, inscrire à la craie les chiffres de la nouvelle année et les initiales des rois mages sur chaque maison en signe d’hospitalité.

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