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CENSURE ET POSTULATION DU SENS CHEZ RABEARIVELO

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Academic year: 2021

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HAL Id: hal-01599062

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Preprint submitted on 1 Oct 2017

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CENSURE ET POSTULATION DU SENS CHEZ RABEARIVELO

Jean Robert Rakotomalala

To cite this version:

Jean Robert Rakotomalala. CENSURE ET POSTULATION DU SENS CHEZ RABEARIVELO.

2017. �hal-01599062�

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JEAN ROBERT RAKOTOMALALA CENSURE ET POSTULATION DU SENS CHEZ RABEARIVELO

Résumé :

Cet article propose une nouvelle lecture de RABEARIVELO qui, selon notre analyse est un poète engagé, et non nostalgique ni mimétique. Nous considérons que la stratégie poétique de cet auteur est particulière. Elle consiste à exploiter la logique narrative en posant que ce que la censure interdit, elle la postule en même temps. C’est ainsi que la colonisation en interdisant la liberté des Malgaches postule que cette liberté est à conquérir. Ainsi, le sème de l’inchoativité chez lui est une actualisation de la matrice sémantique contenu dans le dicton

« après la pluie le beau temps ». Nous allons tester cette théorie par l’analyse du poème intitulé « Bœuf blanc » extrait du recueil « Presque-songes » daté de 1934. Nous pouvons même risquer l’hypothèse que toute la littérature de RABEARIVELO est un appel au retour de l’ordre et de la paix contre l’invasion coloniale. C’est cela la matrice sémantique et en même temps la logique narrative.

Mots clés : colonisation, nuit, liberté, jour, force, raison, censure, postulation Summary:

This article offers a new reading of RABEARIVELO who, according to our analysis, is a poet committed and not nostalgic, or Mimetic. We consider that the poetic strategy of this author is special. It is to exploit the narrative logic by asking what censorship prohibits is postulated the at the same time. It's as well as colonization by prohibiting freedom of the Malagasy postulates that this freedom is to conquer. Thus, the meaning of the “inchoativity”

home is an update of the semantic matrix contained in the saying ‘after the rain the beautiful time’. We are going to test this theory by an analyzing of the poem heading “Bœuf blanc”

extracted on the collection “Presque-songes”. We can risk the hypothesis that all of Rabearivelo’s literature is a call to the back of order and peace against the colonial invasion.

It is the semantic matrix and in the same time, the narrative logical.

Key words: colonization, night, day, freedom, strength, reason, censorship, postulation

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Censure et postulation du sens chez RABEARIVELO : cas du poème « Bœuf-blanc.

Cette communication s’inscrit dans le cadre de la journée internationale de la francophonie pour le 20 mars 2017, selon une organisation de l’Alliance française de Toliara avec la participation de la Mention Études Françaises et Francophones de l’Université de Toliara, sur le thème de la « littératures francophones dans l’Océan Indien » dans le but d’interroger la francophonie dans sa diversité. Nous saluons et remercions les responsables de cette initiative.

À cet effet, nous proposons une lecture d’un poème de RABEARIVELO qui est parfaitement bilingue mais qui a décidé d’écrire en français. Il nous semble que la raison de ce choix découle de la situation de contact de langues suite à la colonisation. Certains linguistes parlent innocemment de bilinguisme comme la maîtrise de deux langues chez un individu. Mais le cas individuel n’est pas intéressant pour la science. En effet, sur le plan social, il n’y a jamais de bilinguisme mais une diglossie qui atteste de la supériorité de l’une des deux langues en contact.

Cette dernière remarque nous permet d’introduire notre sujet sous l’angle du rapport de forces. Puisque le français est la langue de ceux qui ont pu soumettre sous le joug de la colonisation un pays qui était libre et riche. Cette langue est donc devenue prestigieuse car c’est la langue des vainqueurs. Mais c’est une victoire de la force et non une victoire de l’humanité, car il s’agit d’un peuple qui soumet un autre peuple. Ainsi, RABEARIVELO reprend la langue des vainqueurs pour leur dire que la véritable victoire humaine est celle du langage comme le souligne le passage suivant qui nous vient d’ARISTOTE :

S’il est honteux de ne se pouvoir défendre avec son corps, il serait absurde qu’il n’y eût point de honte à ne le pouvoir faire par sa parole, dont l’usage est plus propre à l’homme que celui du corps. (ARISTOTE, 1960, pp. I, I, 1355b)

Nous pouvons donc comprendre que le comportement honni est cette dénégation de l’humanité par usage de la force car le propre de l’homme est la parole et non le corps.

RABEARIVELO ironise bien dans ce poème car sous le masque d’une querelle de dénomination, il dénonce la colonisation et entend réhabiliter la dignité humaine. Dans l’ironie, il y a une inversion des signes, une inversion qui est perceptible dans l’expression « ironie du sort » qui fait obtenir à une personne le contraire de ce qu’il recherche.

Ainsi, toute l’œuvre de RABEARIVELO est une ironie du sort dans le rapport de force entre colon et colonisé. Les colons recherchent la soumission des Malgaches par la force des armes et obtiennent une révolte par la force du langage. Les colons veulent apporter la civilisation à un peuple qu’il croit sauvage et reçoivent une leçon d’humanité par déplacement du conflit du champ des batailles vers le champ poétique, propre à l’homme.

La fascination que nous avouons pour les textes de RABEARIVELO réside dans ce fait qu’il impose une lecture au second degré qui fait passer la thématique de la nuit en théorie littéraire selon laquelle la logique narrative fait naître le texte à partir d’un manque. Les textes alors sont mimétiques de ce manque à travers la logique implacable de la censure et de la

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postulation : la colonisation plonge le pays dans la nuit par censure de la liberté, mais la censure de la liberté postule qu’elle est vécue comme un manque. En employant le français, par exemple, il semble se soumettre à la loi du plus fort, mais en déchiffrant ses paroles, on s’aperçoit qu’il s’oppose à la colonisation. Une opposition qui ne fait jamais l’objet d’une mention mais qui est montrée seulement par la disposition rhétorique que nous appelons ici censure et postulation du sens.

Autrement dit, le texte de RABEARIVELO prend la voie de la séduction. Il s’affiche comme une simple description d’éléments du cosmos. Cette description fait du signe linguistique un signe transparent dont la seule fonction est de permettre la dénotation. Mais quand on s’aperçoit que cette description possède une forme : elle suit la logique narrative qui fait passer une chose d’un état à l’autre, le signe linguistique s’opacifie et se présente à son tour en tant que chose parmi les choses. C’est-à-dire que le signe exhibe sa forme et montre ce pourquoi cette forme est destinée de la même manière que la forme d’un outil montre les actions que l’on peut accomplir par son usage.

C’est ainsi que l’ancrage temporel des textes de RABEARIVELO dans la nuit comme lieu de l’indistinct ou lieu du chaos a pour mission de faire miroiter le jour en perspective sous la caution d’une loi universelle : l’aube envisagée au milieu de la nuit est un espoir en perspective de la fin de la nuit vécue comme une contrainte du joug colonial. Cette transformation narrative qui motive les poèmes de RABEARIVELO est pensée en philosophie avec le style propre de DERRIDA pour donner naissance au concept de « différance » (avec un « a ») :

Il s’agit de produire un nouveau concept d’écriture. On peut l’appeler gramme ou différance. Le jeu des différences suppose en effet des synthèses et des renvois qui interdisent qu’à aucun moment, en aucun cas, un élément simple soit présent en lui-même et ne renvoie qu’à lui-même. Que ce soit dans l’ordre du discours parlé ou du discours écrit, aucun élément ne peut fonctionner comme signe sans renvoyer à un autre élément qui lui-même n’est pas présent. Cet enchaînement fait que chaque "élément " – phonème ou graphème – se constitue à partir de la trace en lui des autres éléments de la chaîne ou du système. Cet enchaînement, ce tissu, est le texte qui ne se produit que dans la transformation d’un autre texte. (…) Le gramme comme différance, c’est alors une structure et un mouvement qui ne se laissent plus penser à partir de l’opposition présence/absence. La différence, c’est le jeu systématique des différences, des traces des différences, de l’espacement par lequel les éléments se rapportent les uns aux autres. » (DERRIDA, [1972]1987 , pp.

37-38)

Dès lors, il est faux de dire que RABEARIVELO est un poète de l’enracinement et de la nuit (MEITINGER, 1991), car selon le concept de « différance », l’enracinement a pour horizon l’envol et la nuit, le jour. Mais arrêter l’analyse à ce niveau ne suffit pas sous peine de restreindre l’activité littéraire à un problème individuel qui revient à psychanalyser une personne sous le signe de l’obsession due à un trouble personnel. Ni la psychanalyse ni la littérature ne sont pas armées pour cette tâche sur la base seulement des écrits et du peu de biographie à leur disposition, en plus du défaut que c’est un jugement de valeur.

Il faut encore trouver ce à quoi renvoient les termes en présence pour comprendre par évaluation rhétorique que la nuit est la métaphore de la colonisation. C’est de cette manière

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que le texte sort de la gangue de la personnalisation psychanalytique pour s’afficher comme une littérature engagée au service de l’humanité. L’œuvre n’est œuvre que s’il touche l’universel.

Si dans la beauté féminine, la séduction met au second plan la fonctionnalité du corps au profit du jeu de la forme, on peut dire qu’en littérature, le rituel de la séduction consiste à censurer ce qui est dit au profit d’un second sens postulé par cette censure elle-même à la manière d’un palimpseste tel que le conçoit Gérard GENETTE (GENETTE, 1982) et qu’Umberto ÉCO résume de la manière suivante :

« Le texte est un tissu de signes. Il est ouvert, interprétable, mais doit être entrevu comme un tout cohérent. Il construit son Lecteur Modèle, et est davantage une totalité où l'auteur amène les mots puis le lecteur le sens. Le texte est en fait une

« machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit ou de déjà-dit restés en blanc. » (ECO, 1979,1985, p.

29).

Autrement dit, le travail coopératif acharné consiste à émanciper le texte de la subjectivité de l’auteur pour découvrir le langage du social que montre ou qui se dessine dans la manière de dire. Ce langage du social est ce qui justifie la séduction du texte dans la volupté de la transgression de la censure qui confère au message subliminal toute sa puissance, car il faut admettre que :

Tout texte réfère, c'est-à-dire renvoie à un monde (pré-construit, ou construit par le texte lui-même) posé hors langage. (KERBRAT-ORECCHIONI, 1982, p. 28)

À propos de cette référence posée hors du langage, les textes de RABEARIVELO sont datés. Ils se situent juste dans la période de la colonisation et accrédite la thèse de la narrativité comme essence du langage, selon la version de TODOROV :

Un récit idéal commence par une situation stable qu’une force quelconque vient perturber. Il en résulte un état de déséquilibre ; par l’action d’une force dirigée en sens inverse, l’équilibre est rétabli ; le second équilibre est semblable au premier mais les deux ne sont jamais identiques. (TODOROV, 1971-1978, p. 50)

Dès lors, nous pouvons dire que loin d’être une littérature exotique ou une littérature d’évasion, les écrits de RABEARIVELO sont une littérature engagée. Le monde pré-construit dont parle KERBRAT-ORECCHIONI est ce passage de la paix au temps des royaumes malgaches vers cette contrainte de la colonisation. Ce qui nous permet de dire que les textes de RABEARIVELO sont une quête de la décolonisation.

Nous allons tester cette hypothèse dans l’un de ses textes que voici : Le Bœuf-blanc

Cette constellation en forme de croix est-elle l’Étoile du Sud ? Je préfère l’appeler Bœuf-blanc, comme les Arabes.

Il vient d’un parc s’étendant au bord du soir et s’engage entre deux voies lactées.

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Le fleuve de la lumière ne l’a pas désaltéré,

et le voici qui boit avidement au golfe des nébuleuses.

Étant un éphèbe aveugle dans les régions du jour, il n’a pu rien y caresser avec ses cornes ;

mais, maintenant que des fleurs naissent aux prairies de la nuit et que la lune les broute en bondissant comme une taure,

ses yeux recouvrent la vue, et il paraît plus fort que les bœufs bleus et les bœufs sauvages qui dorment dans nos déserts.

Jean-Louis JOUBERT est l’un des spécialistes de RABEARIVELO, l’idée de littérature engagée est étrangère à sa critique, son approche est plutôt centrée sur la biographie de l’auteur et tente d’expliquer les œuvres par des conflits personnels comme l’impossibilité de vivre la double culture :

Écrivain de langue malgache et de langue française, Jean-Joseph Rabearivelo est devenu la figure littéraire majeure de Madagascar. Sa mort volontaire, soigneusement mise en scène, longtemps préparée par des rêveries morbides, tranche les difficultés dans lesquelles il se débattait : pauvreté matérielle, conflits sentimentaux, perte jamais surmontée de sa fille bien-aimée, impossibilité de vivre harmonieusement dans la situation coloniale sa double culture, française et malgache. (JOUBERT, 2017)

En fait en matière de double culture, il n’y a que le bilinguisme que l’on peut qualifier de parfait du poète, ce qui représente un avantage immense dans la situation de colonisation.

Un avantage qui lui aurait permis de se mettre du côté des « Vazaha1 » au titre de bourgeoisie compradore qui fut le cas de la plupart des nobles « andriana » de l’époque et qui continue à empoisonner la vie politique malgache jusqu’à aujourd’hui.

Sinon, on caractérise les écrits du poète comme un simple exercice de style sans portée sociale, sans message, une simple démonstration d’adresse comme le ferait un footballeur de haut niveau :

Ce sont des poèmes qui jouent sur le miroitement et la prolifération des métaphores autour d'un même thème (le passage de la nuit au jour et du jour à la nuit), la polysémie généralisée, le vertige de la traduction. (Ibid.)

Or, il apparaît d’emblée que le thème du passage de la nuit au jour et la polysémie généralisée, et partant la métaphore, ne font qu’une seule et même chose. En vertu du principe selon lequel le texte fait référence à un monde préconstruit, on voit très bien que c’est la colonisation qui est métaphorisée dans la différance (au sens de DERRIDA) entre la nuit et le jour.

Quand tout un peuple libre qui connaît une organisation sociale commandée par l’entraide comme le souligne le proverbe aleo very tsikalakalambola toy very tsikalakalam- pihavana [Vaut mieux perdre des intérêts d’argent que de perdre des intérêts d’amitié], et, surtout, quand un peuple ayant conscience de l’importance de l’environnement dans un

1 C’est l’appellation des Européens, notamment à cause de la couleur jaune des yeux

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animisme qui rend sacrée la nature tombe brusquement sous la colonisation par la force des armes ; et assiste à la profanation de cette nature, il n’est pas étonnant que le poète, héraut du peuple traite cette période de nuit.

En qualifiant la colonisation de nuit, non seulement RABEARIVELO, par cette nomination accomplit la dénonciation de cet acte criminel et en même temps affirme la logique implacable du triomphe de la justice sur le crime. Car de la même manière que la nuit va finir en jour, la colonisation va finir en indépendance. En effet, les œuvres d’une manière générale et les œuvres littéraires en particulier traitent d’un problème humain et non d’un problème personnel.

C’est cette universalité de l’œuvre qui a fait dire à RIMBAUD dans sa lettre à Paul DEMENY, son professeur de littérature, datée du 15 mai 1871 (RIMBAUD, 1984) la célèbre formule « je est un autre ». C’est une formule qui fait encore couler beaucoup d’encre actuellement. Pour notre part, la formule est un refus de l’apport biographique dans l’explication de l’œuvre, un refus de faire coïncider le « je » qui s’exprime dans le texte à l’auteur biologique. Pour faire simple et sans entrer dans les arcanes de la théorie de l’énonciation, nous soutenons que l’essence des œuvres d’art est la synecdoque, la synecdoque de la partie pour le tout car quand RABEARIVELO parle de lui, il parle de tous les Malgaches qui subissent la nuit de la colonisation.

Cette dernière remarque va nous permettre de plonger dans notre corpus.

Le titre « bœuf-blanc » est une conséquence d’une querelle linguistique qui a l’air d’une expression de la subjectivité irréductible de l’auteur. Il n’en est rien. À travers ce titre, RABEARIVELO fait un choix motivé par le rejet de la colonisation.

Dans un article célèbre, FREGE montre que la désignation peut prendre plusieurs voies qui ne sont pas équivalentes (FREGE, 1976). C’est-à-dire qu’il y a une différence entre sens et dénotation : le même objet peut être dénoté par plusieurs sens. En pragmatique cette différence est exploitée pour mettre en évidence que, d’une part, la langue est une forme et non une substance et que, d’autre part, les actes de langages se lisent sur la forme :

En effet, l’outil implique nécessairement un objet absent qui est remplacé par son image, c’est cet objet absent qui détermine la forme de l’outil, c’est-à-dire son sens, ce à quoi il est destiné. (RAKOTOMALALA, 2016, p. 6)

Ainsi, nommer les choses ne sont jamais une activité neutre, il y a toujours dans la nomination un acte de langage qui se profile, tout au moins, on peut interpréter dans ce sens ce passage que nous devons à SARTRE :

L’écrivain, qu’il le veuille ou non, est un homme engagé dans l’univers du langage :

« nommer, c’est faire exister » (SARTRE, 1998, p. 66)

Ce que l’on fait exister n’est pas la chose mais le parcours d’évocations qu’entraîne la nomination et qui nous interdit de nommer, par exemple, les choses du sexe sous peine de créer la convoitise et d’autres conséquences indésirables. Il en va de même ici.

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Dans la langue française, la constellation est appelée « Croix du Sud », et RABEARIVELO préfère à cette appellation celle que donne les Arabes : « Bœuf-blanc ». Cette querelle de nomination va nous permettre d’illustrer in situ la stratégie poétique de notre auteur dans le paradoxe de la censure et de la postulation.

En fait, l’expression « croix du Sud » est censurée. À la place nous avons « en forme de croix ». Cette insistance sur la forme nous apprend que la croix est l’une des armes de la colonisation : en désacralisant la nature, la colonisation a sacralisé la croix en tant que symbole du gibet de potence d’un innocent : Jésus Christ. Alors, si la croix est métonymique de la souffrance de Christ, comme l’atteste le chemin de croix dans le rituel chrétien, elle est métaphorique du joug colonial qui affecte un pays du Sud.

C’est ainsi que l’expression censurée revient en force après avoir subi une transformation narrative. La « croix du Sud » n’est pas cette constellation visible dans l’hémisphère Sud selon un registre euphorique. Elle est ce joug colonial qui écrase le peuple du Sud sous un registre dysphorique. Non seulement cette expression est censurée, mais aussi le faux nom mis à sa place « Étoile du Sud » est écarté parce que nommer, c’est faire exister.

Dès lors, le jeu de la censure et de la postulation se double de logique narrative qui fait naître le discours à partir d’un manque : la négation de la colonisation comme censure de la liberté a pour horizon cette liberté elle-même. C’est ce que théorise Paul KLEE, lors d’une analyse d’un tableau de Vélasquez, qui pense que l’essentiel est que le devenir se tient au- dessus de l’être (KLEE, 1977, p. 62). Nous comprenons alors que la double censure de l’expression et de son substitut engendre la nomination « bœuf-blanc » qui se trouve être un animal en quête de liberté.

Le rejet du nom français est aussi fortement motivé par une propriété du poétique.

Nous connaissons la définition de la fonction poétique chez JAKOBSON comme étant la projection des équivalences paradigmatiques sur l’axe syntagmatique (JAKOBSON R. , 1963, p. 223). Ici cette projection prend une forme intertextuelle. La croix du Sud en tant que constellation n’est visible que dans l’hémisphère sud. La croix en tant que joug du colonialisme est portée justement par la population de l’hémisphère sud. Ce qui fait que nous avons une double lecture : la lecture littérale et une antanaclase in absentia qui a permis à JAKOBSON de préciser de la manière suivante le propre du poétique :

La suprématie de la fonction poétique sur la fonction référentielle n’oblitère pas la référence (dénotation), mais la rend ambiguë. A un message à double sens correspond un destinateur dédoublé, un destinataire dédoublé, de plus une référence dédoublée- ce que soulignent nettement, chez de nombreux peuples les préambules de conte de fée : ainsi par exemple, l’exorde habituel des conteurs majorquins : « aixo era no y era » (cela était et cela n’était pas) (JAKOBSON, 1981, pp. 238-239)

Ce qui est captivant dans cette querelle linguistique est le jeu de la censure et de la postulation. Nulle part ailleurs dans ses écrits, RABEARIVELO ne parle de la colonisation.

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Pourtant c’est le thème de sa littérature. Ce qu’il censure dans une première lecture, il le postule dans une seconde. C’est cette lecture au second degré qu’il présente comme un interdit qu’il appelle pourtant de toute la force de sa poétique à la transgression.

C’est cela la référence dédoublée : le texte parle d’une constellation en même temps que de la colonisation par le jeu de la censure et de la postulation.

En rejetant, la nomination « croix du Sud » en première lecture, c’est en fait la croix que porte en joug la population du Sud qu’il rejette. Dès lors, dans ce jeu de la censure et de la postulation, la sagesse du poète réside dans le fait qu’il refuse de s’abaisser au même rang que les colonisateurs en opposant la force à la force – ce n’est pas le propre de l’homme selon Aristote – mais il s’adresse à l’intelligence en toute dignité humaine.

Dès lors, « bœuf-blanc » est une synecdoque de la partie pour le tout.

La constellation « croix du Sud » n’est visible que la nuit, et nous savons que la nuit est le nom métaphorique de la colonisation dans la stratégie poétique de RABEARIVELO. C’est ainsi que la censure de la Croix du Sud en tant que nom se double d’une autre censure en seconde lecture en tant que métonymie de la nuit et donc métaphore de la colonisation.

Ce que la colonisation interdit en tant que joug c’est la liberté. Cet interdit postule donc que la liberté existe et dans ce poème il se présente sous la forme du nom arabe de la constellation. Dans la société animiste malgache le bœuf est l’animal de sacrifice par excellence. C’est de cette manière qu’il rythme la vie des Malgaches comme malgachitude, même avec le laminage opéré par la religion chrétienne – issue de la colonisation – de la religion traditionnelle.

Il est dans les fêtes comme dans les malheurs et signifie l’âme malgache respectueuse de la nature. Pour inaugurer une maison, on sacrifie un zébu pour conjurer le sort. Pour célébrer un mariage, on tue un bœuf pour demander bénédiction aux nouveaux mariés. Lors d’un enterrement, on tue un bœuf pour la paix de l’âme du défunt. On le sacrifie à la sortie d’une longue maladie. On l’égorge pendant les bains des reliques royales, on le tue à la fin d’un discours royal, etc.

C’est en ce sens que le bœuf est une synecdoque parce qu’il évoque tout cela. C’est en ce sens que se justifie l’affirmation selon laquelle « nommer, c’est faire exister ». Mais on voit bien que la stratégie poétique de RABEARIVELO consiste à nommer une chose pour faire en entendre une autre dans le déclenchement du parcours d’évocations. Le parcours d’évocations est au cœur de la sémiotique triadique de PEIRCE (PEIRCE, 1978), mais pour faire un raccourci, prenons cet aphorisme de WITTGENSTEIN selon laquelle :

« (…), nous ne pouvons imaginer aucun objet en dehors de la possibilité de sa connexion avec d’autres objets » (2.0121) (WITGENSTEIN, 1961, p. 30).

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Nous comprenons dès lors que les mots poétiques soient des synecdoques de la partie pour le tout par évocation. En ce qui nous intéresse, c’est chaque élément de la structure antithétique qui oppose la « Croix » du Sud et le « bœuf-blanc » qui déclenche le parcours d’évocations.

Pour résumer la poétique de RABEARIVELO, nous pouvons dire que pour lui les mots sont comme la robe d’une femme qui censure et en même temps postule le corps féminin. En parlant de constellation, il nous interdit de voir dans ses écrits une lutte politique en même temps il nous convie à transgresser cet interdiction. C’est ainsi que de la même manière que la robe épouse les courbes du corps, les mots épousent la thématique politique. Le bœuf est blanc, non pas seulement parce que c’est le nom de la constellation en arabe mais parce que le blanc comme la lumière du jour s’oppose aux ténèbres de la nuit ; le blanc comme métaphore de la tradition s’oppose à la nuit comme métaphore de la colonisation.

Nous sommes très loin de l’analyse d’un certain MEITINGER qui fait de l’œuvre du poète l’expression d’un déchirement entre deux cultures comme la plupart des critiques :

De la sorte, Rabearivelo se fait le Du Bellay des hauts-plateaux malgaches et, l'évocation des « douze collines » royales et sacrées de l'Imerina nous renvoyant aux célèbres sept collines, il pourrait s'écrier — parodiant le Sertorius de Corneille

— : « Rome n'est plus dans Rome, elle est toute en mon songe ou en mon poème » Et le risque, pour le poète engagé sur cette voie, est de ne bientôt plus, s'il persévère, se livrer qu'à une lamentation archéologique et folklorique.

(MEITINGER, 1991)

Si RABEARIVELO s’exprime en français, c’est pour la quête d’une plus grande audience internationale de laquelle pourrait jaillir une intelligence qui interdira la colonisation, et s’il exprime en malgache les mêmes poèmes, c’est pour montrer justement qu’il n’est pas aliéné à la civilisation étrangère mais entend bien par ce bilinguisme parfait dénoncer à la fois les colons français et la bourgeoisie compradore et toutes les civilisations qui croient à la suprématie de la force par rapport au verbe.

Notons que croire à la suprématie de la force, c’est entrer dans ce que nous appellerons dans ce travail « logique d’inceste ». Le plus fort s’accapare toutes les femmes, puis il faiblit et un plus fort que lui fait de même et ainsi de suite indéfiniment jusqu’au jour où à l’aide d’un texte « mythique » l’humanité a instauré l’interdit de l’inceste.

C’est ainsi que l’interprétation, de nouveau, prend une nouvelle profondeur, le bœuf- blanc métaphore de la tradition n’est pas un retour en arrière, vers une situation d’avant la colonisation. C’est un bœuf qui a pris naissance par le désir de la liberté que postule la colonisation qualifiée de soir qui amène les ténèbres.

Ce bœuf s’engage justement entre deux voies lactées parce qu’il n’y a pas manichéisme chez RABEARIVELO, un manichéisme qui ferait de la tradition une bonne chose et, de la colonisation, une mauvaise chose. Ce bœuf, est le bœuf de la renaissance en quête d’une nation libre postcoloniale, prend la voie de la synthèse entre la modernité de l’Europe et la tradition malgache.

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Par la démonstration de la maîtrise parfaite des deux langues en contact, cette indication d’une troisième voie est renforcée. On peut aussi comprendre que les deux voies lactées, en vertu du fait que le texte doit référer sur un monde préconstruit selon KERBRAT- ORECCHIONI, sont les deux choses qui sont venues avec la colonisation.

Les voies lactées ont pour moment la nuit, s’il est admis avec MESCHONNIC que le mot poétique est le mot qui n’a que le sens qu’il a dans l’œuvre (MESCHONNIC, 1969), nous savons que la nuit est à lire littéralement et métaphoriquement. Dans la lecture littérale, les mots désignent le cadre spatio-temporel de référence, mais il ne faut pas justement s’arrêter à cette lecture littérale, parce que le monde n’est pas un référent ultime selon GRÉIMAS :

« Il suffit pour cela de considérer le monde extralinguistique non plus comme un référent « absolu » ; mais comme le lieu de la manifestation du sensible, susceptible de devenir la manifestation du sens humain, c’est-à-dire de la signification pour l’homme, de traiter en somme le référent comme un ensemble de systèmes sémiotiques plus ou moins explicites ». (GREIMAS A. J., 1970, p. 52)

Dès lors nous retrouvons la stratégie poétique de RABEARIVELO : la lecture littérale interdit et postule en même temps la lecture poétique puisque le monde ne peut pas être le référent ultime. Du coup on s’aperçoit que si la nuit est la métaphore de la colonisation, le sens métaphorique s’organise par référence de signe à signes. La nuit comme signe négatif est dénotée par métonymie par les voies lactées. Mais comme il y en a deux, elles sont littéralement et métaphoriquement les contenus de la nuit.

Au niveau métaphorique, les deux vois lactées désignent l’usage de la force pour imposer la colonisation aux Malgaches et l’usage de la religion chrétienne pour faire sortir le Malgache de son animisme et ainsi de désacraliser la nature pour faciliter la prédation des ressources naturelles.

Cette lecture métaphorique permet de comprendre que les voies lactées soient transformées en fleuve qui ne peut pas désaltérer le bœuf. En effet, dans cette première métaphore s’insère une seconde par l’adnominal « de lumière ». Cette deuxième métaphore est une ironie car elle présente le point de vue de la puissance coloniale sur le motif de la colonisation : civiliser un peuple sauvage plongé dans l’obscurantisme de l’animisme par la lumière de la force des armes et du christianisme.

C’est ainsi qu’il cherche à s’abreuver dans une troisième voie désignée dans le poème par le mot « nébuleuses », par rejet de ces deux instruments de la colonisation qui a pour conséquences de rendre indéterminée l’identité malgache et de l’aveugler en plein jour comme le signale le vers : Étant un éphèbe aveugle dans les régions du jour.

Les régions du jour n’est ici qu’une variante de fleuve de lumière par leur fonction identiquement négative : Le fleuve de lumière ne peut pas abreuver le bœuf et les régions du jour ne permettent pas au bœuf-éphèbe de voir. C’est cela la fonction poétique selon JAKOBSON, projeter des éléments qui se trouvent être exclusifs l’un de l’autre parce que se trouvant sur un même point du paradigme dans l’axe syntagmatique ; ou pour dire les choses autrement, donnons la parole à RIFFATERRE :

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La véritable signifiance du texte réside dans la cohérence de ses références de forme à forme et dans le fait que le texte répète ce dont il parle, en dépit de variations continues dans la manière de dire. (RIFFATERRE, 1979, p. 76)

La conjonction « mais » à occurrence unique dans ce poème articule à la description négative une note d’espoir que tout le poème, par cette articulation, devient l’expansion d’une matrice sémantique contenu dans le dicton « après la pluie le beau temps », RIFFATERRE à nouveau :

Contrairement à la séquence qu’elle engendre, la matrice n’est que sémantique au lieu d’être, elle aussi, lexicale ou graphémique, comme elle le serait dans la conception saussurienne du locus princeps. Au lieu donc de fragments de mots dispersés le long de la phrase, chacun d’eux enchâssé dans un mot de la phrase, nous avons des mots ou des groupes de mots, chacun d’eux enchâssé dans un syntagme dont la construction reflète et extériorise la configuration sémantique interne du mot noyau ou de la donnée sémantique que ce mot actualiserait (Ibid.

p. 77)

C’est ainsi que les fleurs qui naissent dans la prairie de la nuit est une manière d’honorer la stratégie poétique : la colonisation censure la liberté, donc cette censure postule que la liberté existe. Ce qui veut dire que par la force des choses la colonisation appelle à la liberté. Une liberté qui ne sera pas conquise par la force des armes mais engendrée par la colonisation elle-même au même titre que la prairie de la nuit engendre des fleurs.

Cette force de croire que la liberté est à venir porte chez RABEARIVELO, la marque de l’inchoativité : naissance des fleurs, apparition de la lune comme prélude à la lumière du jour, métamorphose du bœuf en taure (jeune vache qui n’a pas encore vêlé). Une inchoativité qui nous permet de comprendre que sa matrice est la naissance de la raison (la poésie) sur les ruines de la force, car la force enferme l’homme dans le cercle vicieux de la violence que nécessairement il se résoudre à revenir à la raison que censure et postule les poèmes.

C’est ainsi que ce bœuf-blanc de la raison est un bœuf plus fort que tous les autres bœufs de la force avec cette dernière ironie par inversement de signes : c’est la mission civilisatrice de la colonisation qui est taxée de sauvage.

Toliara, le 28 février 2017

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