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LES AVATARS DE L'HISTOIRE COMIQUE DE FRANCION

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LES AVATARS DE L’HISTOIRE COMIQUE DE FRANCION

Emmanuel Desiles

To cite this version:

Emmanuel Desiles. LES AVATARS DE L’HISTOIRE COMIQUE DE FRANCION. Studi francesi,

Rosenberg & Sellier, 1996. �hal-01857009�

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LES AVATARS DE L’HISTOIRE COMIQUE DE FRANCION

“ Comme les opinions changent quand l’on devient vieil “ ! Francion , 1633, livre IV.

Si l'Histoire comique de Francion de Charles Sorel est bien le premier en date de nos romans de moeurs

1

, déplorons seulement que cette date - précisément - soit mal aisée à situer dans le temps. Car il n'y a pas un acte de naissance de l'ouvrage mais bien trois : chez Pierre Billaine, rue Saint-Jacques à Paris, on imprime le texte en 1623, puis en 1626 et enfin en 1633.

Pourquoi trois éditions, en quelques années, du même roman ? - C’est un double travail auquel Sorel se consacre : il importe que son oeuvre, comme le mentionne le titre complet du Francion de 1626, soit reueue & augmentée. Augmentée, certes : toujours en 26, il compose trois livres supplémentaires ; en 1633, il ajoute encore un dernier chapitre, le livre XII, le plus long de toute l’Histoire comique. Reueue, c’est un euphémisme! Au total, il s’agit de plus de 3500 variantes! Ici, Sorel caviarde des lignes ; là, il en ajoute ; plus loin, il préfère tout remplacer. Est-il plus constant en ce qui concerne son critère de rectification ? - Point du tout : de la lettre ajoutée ou retranchée à un seul mot à l’adjonction d’une anecdote de plusieurs pages, Sorel corrige bien des choses : son orthographe, son style, sa pensée. Plus surprenant encore, et témoin d’une écriture sorélienne en permanente mutation : le texte de 1623 n’est pas le seul à être repris ; si le premier Francion est corrigé par le second, le troisième, lui, rectifie aussi bien le premier que le second, et même dans les variantes que celui-ci infligeait au premier roman. Bref, Sorel crée des variantes, et même des variantes de variante!

On comprend ainsi le problème qu’il y aurait - et les éditions d’Emile Roy 2 et d’Antoine Adam 3 procèdent de cette manière - à proposer une Histoire comique de Francion intégrale, où le début de 1623 précéderait le milieu créé en 26, lui-même suivi de la fin de 1633. Sorel n’a pas poursuivi son ouvrage dans le même ton qu’il employait précédemment. À toutes les étapes de cette composition diachronique, l’auteur forge une nouvelle forme qu’il va imposer rétrospectivement au texte déjà rédigé. Ainsi, lire le Francion de 1626, par exemple, ce n’est pas seulement parcourir les chapitres IX, X et XI, c’est reprendre, depuis le début, le roman repensé, si l’on désire que le ton soit uniforme. Aussi, une exégèse du texte sorélien ne saurait éviter cette question fondamentale du caractère protéiforme de l'Histoire comique de

1 : Emile Roy, La Vie et les oeuvres de Charles Sorel, sieur de Souvigny (1602-1674), Hachette, Paris, 1891, reprint Slatkine, Genève, 1970, p.95.

2 : Charles Sorel, Histoire comique de Francion, éd. d’Emile Roy, Librairie Hachette, Paris, 1924-1931, 4 volumes (Société des Textes Français Modernes).

3 : Charles Sorel, Histoire comique de Francion, éd. d’Antoine Adam, in Romanciers du XVIIème Siècle,

Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1958.

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Francion 1 et, de prime abord, s'interrogera sur les motivations mêmes de ces mutations littéraires.

POURQUOI CHANGER ?

CE QUI A PU POUSSER SOREL À TRANSFORMER SON ROMAN

Commençons, a contrario, par comprendre comment le contexte politico-social du moment a permis l'éclosion du premier Francion, de tous le plus libertin et le plus hardi tant dans sa forme que dans son fond. Si l’on connaît tant soit peu la conjoncture politique de cette année, d'ailleurs, on ne s’étonne plus si 1623 fut un moment de franche liberté. Que se passait- il pour que les recueils satyriques (et le Parnasse à leur tête) sortissent si abondamment des casiers des libraires ? Pour que même les frères de la Rose-Croix se permissent de venir prêcher où bon leur semblait ? Pour que quelques déniaisés provocateurs vinssent impunément troubler un sermon ? - Précisément, aux postes d’autorité qui dussent réagir selon l’ordre moral du temps, il ne se passait rien. C’est, de 1622 à 1624, ce que Pierre Chevallier a dénommé avec justesse le vide du pouvoir. Louis XIII règne, certes. Que fait-il ? - Il chasse. Le nonce Corsini avoue avec franchise : On ne peut avoir aucune confiance dans l’humeur du roi, qui est entièrement adonné à la chasse (...) Quant au reste, il ne s’applique en aucune façon aux affaires d’où il résulte que, s’il suit cette façon de vivre, il est impossible qu’il n’ait pas un favori, et il est même à désirer qu’il en ait un ; reste à prier Dieu qu’il le lui donne de bonnes moeurs et de bonnes intentions 2 . Le nonce peut alors bien prier : les favoris du moment sont les Brûlart, père et fils dont on connaît l’attachement porté avant tout à leurs intérêts privés.

Ce n’est pas qu’il n’y eut aucun mouvement énergique désireux de combler ce vide politique et de saisir les rênes du pouvoir ; mais aucun parti, de quelque côté que ce soit, n’était franchement dominant. La reine mère et son conseiller tissaient leur toile et se tenaient en réserve. La reine épouse avait vu se terminer à la fin de 1622 la période heureuse qui avait débuté pour elle en janvier 1619 ; elle se retrouvait délaissée et sans aucun crédit. Les partis qui divisaient la cour étaient aux prises et se neutralisaient 3 . Pendant ce temps, le mouvement libertin avait les coudées franches pour s’exprimer et croître. Hormis le pouvoir temporel officiel, d’autres autorités reconnues, et qui auraient pu s’y opposer, étaient bien affairées à autre chose : l’Université, le Parlement et la Compagnie de Jésus se passionnaient davantage pour leur querelle que pour la montée du libertinage 4 . 1622 et 1623 sont donc bien les années où l’on fut le moins téméraire à être hardi - Sorel le sut : il obtint le privilège de l’Histoire comique de Francion en 22 ; le roman fut publié en 23.

Tout bascule en 1624. Au bouleversement politique qui advient correspond alors une métamorphose dans la production des Lettres. Louis XIII, enfin clairvoyant sur

1 : Si la plupart des essais sur Sorel se penchent peu ou prou sur la question, retenons quatre travaux qui s'y consacrent plus particulièrement : Arnau Michèle, L'étude des variantes dans l'Histoire comique de Francion de Charles Sorel, travail d'étude et de recherche effectué sous la direction de Jean Serroy, Université des langues et des Lettres de Grenoble, U.E.R Lettres, 1970-1971 ; Lefier Yves, "Conversion ou récupération : les trois Francion de Sorel, 1623-1633" in Revue de l'Université Laurentienne-Sudbury, Ontario, 5, 2, février 1973, pp.25- 34 ; Serroy (Jean), "D'un roman à métamorphoses : la composition du Francion de Charles Sorel" in Baroque, n°6, 1973, pp.97-103 ; Garavini Fausta, "Francion rivisitato : Diacronia di una struttura" in Saggi e ricerche di letteratura francese, XIV, 1975, pp.39-107.

2 : Pierre Chevallier, Louis XIII, Fayard, Paris, 1979, p.264-265.

3 : Ibid., p.265.

4 : La Royauté et l’Eglise s’étaient-elles endormies dans une sécurité trompeuse, n’avaient-elles opposé

aucune digue à l’envahissement du libertinage ? En réalité leur résistance se réduisait à bien peu de choses,

l’Université et le Parlement absorbés par leur lutte contre la Compagnie de Jésus s’étaient désintéressés de la

question, et cette dernière attaquée vigoureusement avait peine à leur tenir tête. Frédéric Lachèvre, Le Procès du

poète Théophile de Viau, Slatkine, Genève, 1968, tome I, p.XXXIII.

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l’intégrité douteuse de Brûlart 1 , lui retire sa charge de secrétaire d’Etat aux affaires étrangères, le 4 février ; et le 29 avril au matin, le roi annonce à sa mère la décision d’admettre le Cardinal de Richelieu dans son conseil. La modification du paysage politique fit impression sur les contemporains : une page était tournée. L’opinion publique, celle de la cour comme celle des autres sujets du roi, ne se méprit cependant pas sur le changement qui venait de se produire 2 .

Richelieu organisa dès 1625 un vaste Règlement pour toutes les affaires du Royaume, dans lequel il ordonnait, avant toute autre chose 3 , des peines contre les athéistes - terme qui est écrit de sa main même, ce qui est assez rare dans l’ensemble de ses papiers officiels. La valeur de l’autographe correspond à l’intérêt porté par le Cardinal au problème. Il exige, en effet, de façon péremptoire Que les peines ordonnées contre les athéistes, sectateurs des religions payenne, juifve, turque, ou autres innovateurs, fors ceux que nous tollérons par nos édicts, comme aussi celles contre les blasphémateurs, soyent rigoureusement exécutées 4 . L’impulsion était donnée, et le parti dévot se sentait de nouvelles forces. L’élection d’un nouveau pape avait, de plus, encouragé les ultramontains : à Grégoire XV qui n’avait occupé le siège pontifical que deux ans, succédait en 1623 le célèbre Urbain VIII qui, lui, y demeurera vingt-et-une années et marquera son règne de mesures énergiques contre les idées hardies : c’est sous sa tiare puis sous sa crosse que fut condamné Galilée, que l’Augustinus fut mis à l’index. C’est une pluie de flèches, alors, que lance l’apologétique sur les libertins 5 . Assistés des écrits de Jean Pagès 6 , de Molinier 7 , de Du Moulin 8 , de Grotius 9 , de Goulart 10 , de J.

Boucher 11 , quelques noms d’opposants au libertinage resteront célèbres lors de cette décennie 1623 - 1633. Le Minime Marin Mersenne publie en 24 son Impiété des Déistes ; le cordelier Jean Boucher, en 28, ses Triomphes de la religion chrestienne ; l’abbé Cotin, en 29, son Discours à Théopompe ; Nicolas Caussin édite plusieurs fois, de 1623 à 1631, sa Cour Sainte ; et, bien sûr, le père Garasse publie en 23 sa Doctrine curieuse.

Les libertins eux-mêmes, tous ceux qui les ont côtoyés, ou - plus grave encore - qui ont partagé la compagnie de leur chef Théophile, et Sorel est de ce nombre 12 , peuvent légitimement avoir peur et jeter un regard épouvanté sur leurs déclarations passées. En 1626, comme nous le savons, le prince des libertins était mort des conséquences d’un procès que nul n’a pu ignorer, et certainement pas ce parisien de la rue Saint-Germain-l’Auxerrois au fait de bien des affaires de son temps. Cette charnière de 1623 fut un tremplin pour les initiatives de

1 : Louis XIII expliqua à Corsini les raisons pour lesquelles il se séparait des Brûlart : Ils m’ont caché la plus grande partie des affaires qui passaient par leurs mains ... ils ont retenu pour eux-mêmes une grande partie de l’argent sur lequel on devait payer des pensions aux étrangers, comme en Allemagne, en Flandre, en Italie, et beaucoup d’autres choses encore. Pierre Chevallier, Louis XIII , op. cit., p.267.

2 : Ibid., p.274-275.

3 : Avant que viennent s’intercaler d’autres articles, la mention : ordonnons était immédiatement suivie de cet article Athéiste, dans un premier dessein de ce travail. cf. Lettres, instructions diplômatiques et papiers d’Etat du Cardinal de Richelieu, recueillis et publiés par M. Avenel, Imprimerie impériale, Paris, 1856, Tome II : 1624 - 1627, p. 175, note 1.

4 : Ibid., p. 175.

5 : Sur ce propos, on consultera la thèse de Louise Godard de Donville, Le libertin des origines à 1665 : un produit des apologètes, Biblio 17, Papers on French Seventeenth century Literature, Paris- Seattle-Tübingen, 1989, p. 331 à 351.

6 : Auteur, en 1626, d’un court Traicté de l’immortalité de l’Ame.

7 : Molinier prononça en 24 ses Sermons pour tous les dimanches de l’année.

8 : Drelincourt traduisit en 1625 le De Cognitione Dei tractatus de Du Moulin, en français.

9 : Grotius, De veritate religionis christianae, 1627 pour la traduction latine.

10 : Goulart écrivit, en 27 également, un Traité de la Providence de Dieu.

11 : en 1624, ce J. Boucher, théologal de Douai, appelle quiconque à lutter contre les formes d’impiété dans sa Couronne mystique.

12 : Rappelons encore que Sorel avait participé, avec Théophile et d’autres poètes, à la composition des Vers

pour le Ballet des Bacchanales, en 1623.

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redressement moral. Les recueils satiriques en firent leur deuil, veine dont l’acmé semble bien être le Parnasse satyrique ; la littérature libertine franche et avouée, également, selon Frédéric Lachèvre qui en voit la manifestation la plus osée dans les Quatrains du déiste 1 . Alors, il est devenu systématique, quand on considère une oeuvre libertine postérieure à 1623, d’associer prudence d’écriture, à l’intérieur, et pression de la censure, à l’extérieur. C’est en considérant ce recul systématique du libertinage que l’on y a systématiquement inclus le recul de Charles Sorel et du Francion . Est-ce une idée artificielle et préconçue ?

Pour la légitimer, nous avons une preuve irréfutable de la conscience qu’eut Sorel des persécutions que les déniaisés ont essuyées. En 1626, alors que les protagonistes du roman sont en pleine fête libertine - temps et lieu sont ici symboliques -, Raymond y fait allusion. Un gentilhomme s’apprêtait à narrer un conte gaillard où il était question de la lubricité d’un curé ; l’ami de Francion l’arrête, en 23, et n’évoque que la peine spirituelle qu’encourt le gentilhomme : vous seriez excommunié, lui dit Raymond. En 26, celui-ci ajoute : et l’on vous mettroit au nombre de ces libertins du siècle à qui l’on a tant fait la guerre 2 . Plus personnels sont ces efforts que fait Sorel pour se disculper, dans les variantes du texte, de son discours initial : dans l’édition de 33, le préambule du nouveau chapitre VIII se termine sur une déclaration de Sorel : je n’ay point commis de fautes qui me puissent faire rougir 3 ; plus loin, il promet que tout cela se fait sans aucun mauvais dessein 4 ; plus loin encore, il affirme hautement son attachement à la vertu : car je proteste que je n’approuve aucunement les actions qui sont contraires à la vertu 5 . Sorel en vient même à s’excuser 6 !

A qui notre auteur s’adresse-t-il ? Qui était-il en droit de redouter ? - Le clergé d'abord : on pense, bien sûr, à l’Inquisition - Sorel y pense aussi. Francion reprend, au livre XI, Hortensius qui s’engage dans sa prolixité dans un discours où figurent la cour de Rome, le Pape, l’Ancien Testament. Mais ne parlons point du Pape ny de la Cour, respondit Francion, nous sommes a Rome où il faut estre sages malgré qu’on en ait. Ne craignez vous point l’Inquisition ? 7 . Le choix de la ville de Rome, d’ailleurs, pour planter désormais le décor de son histoire, est symbolique quant aux préoccupations de Sorel. Haut lieu de la répression cléricale, car il faut estre extremement sage dedans cette paisible Cité, sinon l’on en seroit puny rigoureusement 8 , Rome représente quelque peu, par son austérité, la nouvelle orientation morale que la France est en train de subir depuis 1623. Il n’est pas interdit de penser qu’à la fin du livre VII et de la fête libertine - summum des hardiesses de Sorel -, ce ne sont pas les personnages qui s’acheminent vers un lieu de répression morale, mais, symboliquement, cette répression qui parvient jusqu’à eux. En changeant le cadre de liberté de son histoire, Sorel prouvait certainement que la liberté avait changé. C’est une fois de plus en gourmandant Hortensius sur sa folie verbale, que Sorel s’y prend pour évoquer le danger qu'il y a à parler à tort et à travers des choses saintes. Le pédant vient de mettre au nombre des Turcs et des infidèles ceux qui ne reconnaîtraient son génie littéraire ; regardez bien a ce que vous dites, lui repartit Du Buisson, on en tireroit consequence que si le Pape et les Capucins ne loüoient vos ouvrages, ils seroient aussy bien Turcs qu’Amurat et Bajazet, ce qui est fort dangereux 9 .

L’auteur s’explique aussi ouvertement au sujet de la répression que les Grands

1 : cf. Frédéric Lachèvre, Disciples et successeurs de Théophile de Viau : la vie et les poésies libertines inédites de des Barreaux et Saint-Pavin, Slatkine, Genève, 1968, p. VII.

2 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Roy, op. cit., tome III, p. 15.

3 : Ibid., tome III, p. 1.

4 : Ibid., tome III, p. 6.

5 : Ibid., tome III, p. 10.

6 : Que si mes excuses ne servent de rien et que vous ne trouviez rien dans ce livre qui vous plaise, qui que vous soyez, Lecteurs, ne le lisez pas deux fois. Ibid., tome III, p. 53.

7 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Adam, op. cit., p. 424.

8 : Ibid., p.487.

9 : Ibid., p. 426.

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(auxquels, revanchard, il affirme ne pas dédier son oeuvre) exercent sur qui ose les reprendre.

La conséquence sur la liberté de parole est immense et l’ Advertissement en tête de l’édition de 1626 est tout à fait clair : il est bon de moderer sa mesdisance en de certaines saisons, de peur que les Grands ne vous mettent en peine et ne vous fassent condamner a un eternel silence 1 . C’est assez dire qu’une atténuation du discours est devenue nécessaire par crainte de la cour.

Mais une variante va plus loin et peut être considérée comme l’acte de décès de la véritable liberté de parole chez Sorel. Si Bajamond et le danger qu’il fait encourir à Francion sont dépassés, en 1623, par la magnanimité et la solidité sociale du héros, celui-ci tire, en 26, de l’aventure avec le fat Bajamond des conclusions bien moins en son honneur et moins adéquates avec sa grandeur à la cour. J’estois marry de m’estre embarrassé, nous avoue-t-il, dans cette querelle par une trop grande liberté de parler, (...) de sorte que je connus bien des lors que pour se mettre l’esprit en repos, il faloit tascher de ne desobliger personne, et se rendre d’une humeur douce et complaisante, principalement a la Cour où il y a des esprits mutins qui ne sçauroient souffrir que l’on leur dise leurs veritez 2 . Sorel parle-t-il pour lui- même ? N’esquisse-t-il là qu’une crainte ?

On ne sait si le Louvre a exprimé des critiques envers le Francion ; le roman eut assez de succès, cependant, pour susciter celles des milieux littéraires. Sorel paraît d’ailleurs importuné que son oeuvre soit si scrutée, même par ceux, écrivains, érudits, critiques du temps, qui n’exerçaient pas à proprement parler de répression. S’il y eut répression et brimade de ce côté-là, elles furent morales et peut-être assez virulentes. En tout cas, leur nombre et la divergence de leurs avis permet à Sorel d’en tirer un bilan ironique : j’ay eu assez de divers advertissemens de quelques personnes qui disent qu’ils s’entendent a cognoistre ce qui est bon : les uns n’ont pas trouvé a propos une chose, et les autres une autre, tellement qu’il n’y a rien dedans mon livre qui n’ait esté loüé et blasmé 3 . Quoiqu’il feigne de s’en moquer et de les mépriser, notre auteur non seulement leur prête une oreille attentive, mais tâche également de satisfaire ces critiques. Il n’est rien de tel pour s’en assurer que la fin des livres IX et X. Sorel prend le temps de justifier les agissements de son héros éponyme et indique le but de cette justification : il faut que la critique la plus tatillonne n’y trouve plus rien à redire ; C’est en cecy que les plus Critiques seront contraints d’approuver ses actions 4 affirme l’auteur. La fin du livre X insiste encore : il n’y aura plus rien icy qui offence les plus scrupuleux 5 . C’est assez dire que Sorel écrivait, depuis 1626, en pensant à ces plus critiques et ces plus scrupuleux.

À leur attention, Sorel compte disculper les propos de ses personnages à l’aide de cet argument de la vérité, car la peinture du vice, loin de séduire le lecteur - et de cela l’auteur se prémunit également 6 - n’a pour but que de l’en détacher et qu’il l’ait en horreur. On voit donc comment la naïveté, règle d’écriture, devient un argument moral 7 . Sorel pousse si loin sa pointe qu’il en vient même, toujours dans ce contexte moral, à jeter un regard critique sur ses rédactions passées. Francion, qui vaut ici pour un double de l’auteur, rend compte de

1 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Roy, op. cit., tome I, p. XIV.

2 : Ibid., tome II, p. 225

3 : Dans l’Advertissement de l’édition de 1626, Ibid., tome I, p. XVI.

4 : Ibid., tome III, p.124.

5 : Ibid., tome III, p.188.

6 : Les termes fort libertins d’Agathe ont de quoi interloquer l’auditoire ; mais cela n’est pourtant pas capable de nous porter au vice ; car au contraire cela rend le vice hayssable, le voyant dépeint de toutes ses couleurs , Ibid., tome I, p.120.

7 : Et cet argument revient plusieurs fois sous la plume de Sorel. En 1633 il écrit au début de l’ancien livre

VII : il falloit escrire beaucoup de choses en leur naifveté, afin de les rendre ridicules par elles mesmes. Ibid.,

tome III, p.6. Un peu plus loin et toujours en 1633 l’auteur insiste : Les contes que l’on y trouve ne sont point se

meschans qu’ils ne soient faicts a dessein de vous enseigner le vice : au contraire nous avons dessein de vous le

faire haïr, en vous mettant devant les yeux le mauvais succez des vicieuses entreprises. Ibid., tome III, p.52-53.

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ses agissements : si j’avois eu autant d’esprit comme il en faut, je ne me serois pas peut estre amusé a toutes les droleries que je vous ay racontées, et j’aurois fait quelque chose de meilleur 1 .

Excessive prémunition ! Agathe se défendra encore du reproche d’impiété 2 et Sorel ne cesse de prévenir son lecteur sur la verdeur des propos qu’il tient. Toutefois n’ayons pas peur d’affirmer que l’auteur de Saint-Germain-l’Auxerrois se jette dans une pratique quelque peu hypocrite. On ne peut pas se réclamer de l’intégrité d’un texte et d’autre part se livrer à une perpétuelle correction de celui-ci. C’est cependant à ce double jeu que se livre Sorel. A l’orée du livre VII (le livre VIII des éditions de 26 et 33), l’auteur propose au public un texte soi-disant intouché, et prévient d’ailleurs toutes les âmes sensibles : ô vous filles et garçons qui avez encore vostre pudeur virginalle, je vous advertis de bonne heure de ne point passer plus outre, ou de sauter par dessus ce livre cy qui va reciter des choses que vous n’avez pas accoustumé d’entendre. L’on me dira que je les devois retrancher ; mais sçachez que l’Histoire seroit imparfaite sans cela 3 . Voilà un pieux mensonge, quand on connaît l’ensemble des variantes que ce fameux livre VII va essuyer en 26 et 33 - livre le plus touché par l’auto- censure de Sorel. Il semble que notre écrivain veuille, selon l’expression consacrée, gagner sur les deux tableaux. D’abord il prédispose son public aux hardiesses qui vont suivre, ensuite, et l’on pourrait dire sournoisement, il en retranche une bonne part.

Acheminé jusqu’à cette constatation, force nous est de modifier notre angle d’étude : au procès du texte, qu’il nous est donné d’intenter, se profile, en filigrane, le procès de l’auteur et donc un procès d’intentions. Par ricochet la question se déplace : que s’est-il passé dans le siècle de Sorel ? - certes ; mais que s’est-il passé dans l’âme de Sorel ? Etait-il hypocrite dans ses variantes ? Etait-il sincère ? Une mutation psychologique et philosophique était-elle en marche dans l’esprit de notre auteur ? C'est une question qui divise les soréliens et sépare ceux qui pensent que le Francion s’est modifié de lui-même et ceux qui croient davantage à une transformation de pure forme, devenue obligatoire par le contexte politico-social. Les avis divergent donc sur le degré d’hypocrisie ou de sincérité dont a fait preuve l’auteur. Résoudre notre propos reviendra alors - espérons-le - à résoudre une polémique.

Mais peut-on parler de revirement subit après 1623 quand, dès la première édition du roman, certains épisodes préfiguraient eux-mêmes les orientations psychologiques et philosophiques qui allaient plus tard être développées ? Le rêve initial du héros, au livre III, est riche quant à la préfiguration des changements psychologiques du personnage. Laurette apparaît oniriquement insaisissable : ici elle n’est faite que de verre, là elle disparaît ou se métamorphose en vieille femme ; ainsi en illustrant la précarité, le caractère illusoire de ces plaisirs physiques que Francion poursuit avec passion pendant toute la première partie du roman, Sorel prépare et explique déjà le changement qui s’opère en Francion après la débauche grandiose de la fête libertine au VIIe livre 4 . Wolfgang Leiner et Jean Lafond 5 sont

1 : Ibid., tome II, p. 235.

2 : En 1623, Agathe, défendant les droits de son métier de prostituée, répond sans ambages aux arguments qu’un moine vient de lancer contre la prostitution. En 1626, Sorel atténue l’agressivité d’un tel discours par cette remarque suggestive que fait la vieille femme à Raymond et Francion : je luy fis une responce que possible trouverez vous pleine d’impiété. Ibid., tome I, p. 102.

3 : Ibid., tome III, P. 6.

4 : Wolfgang Leiner, Le rêve de Francion : considérations sur la cohésion intérieure de l’Histoire comique de Sorel, in La Cohérence intérieure, Etudes sur la littérature française du XVIIe siècle, Jean-Michel Place, Paris, 1977, p. 165.

5 : Jean Lafond exprime la même idée dans son article sur le rêve de Francion : A lier l’amour au seul désir

physique, Francion ne peut, tôt ou tard, qu’être déçu, et c’est à un autre amour qu’il devra se vouer, comme le

montrera la seconde partie du roman. Mais cette conclusion, nous ne l’entrevoyons dans le récit du songe que

parce que nous connaissons cette seconde partie. Jean Lafond, Le Songe de Francion revisité, in Saggi e

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bien d’accord sur ce point. Jean Serroy ne saurait les contredire, lui qui prouve à l’aide d’un schéma évocateur que la structure narrative donne au roman une unité de composition qui correspond à la leçon morale et philosophique qu’il porte, et qui se trouve confirmer l’évolution psychologique du héros 1 . La symétrie des épisodes principaux de l’ouvrage (dont l’axe est la fête libertine chez Raymond) est frappante, de Laurette à la fête et de la fête à Naïs 2 . Ainsi, la route de Francion ne s’arrête pas au livre VII, elle a simplement changé de sens 3 . D’ailleurs, ce qui confirme que l’histoire comique de 1623 n’était pas considérée comme un tout achevé par Sorel est le désir qu’il eut, dès cette édition, de la poursuivre. Si l’auteur eût songé à une fin définitive, il n’eût point ajouté les chamailles de Robin et sa femme et la peinture des déboires de Du Buisson ; le rideau se serait fermé sur les soupirs lascifs de la fête finale ou, au plus tard, sur le départ de Francion vers un nouveau pays. C’est donc dans un sentiment d’inachèvement que Sorel dut offrir son roman de 1623 aux presses, même si le dessein de sa poursuite n’était que nébuleux encore.

On voit de cette manière comment la vision d’une cohérence de l’Histoire comique de Francion dans son intégralité (jusqu’au livre XII inclus), tempère ce qu’il y aurait de trop systématique à ne voir en Sorel qu’un écrivain épouvanté. Toutefois si d’aucuns observent, peut-être avec justesse, une cohérence intérieure du roman de Sorel et démontrent que la peur des représailles n’explique pas tout, rien ne prouve que cette cohérence intérieure soit une cohérence antérieure, autrement dit que Sorel ait songé dès 1623 à cette vaste structure narrative conférant à Francion une fin plus édifiante. Sous un tel angle de vue, la cohérence intérieure du Francion serait une cohérence postérieure, et l’inachèvement de sa première édition aurait été la position de repli que Sorel se serait agencée par prudence, en laissant la possibilité de poursuivre le texte et infléchir alors le roman vers une nouvelle cohérence. Cette prudence d’ailleurs n’est pas que séculière, elle peut être aussi littéraire et philosophique : Sorel, n’ayant pas de plan de son ouvrage bien défini, n’entrevoit pas encore ce que deviendront certaines de ses velléités et certains thèmes annoncés en 23. C’est peut-être l’aveu d’avoir accédé à une cohérence finale qu’il faut lire dans cette phrase de l’Advis de la dernière édition précisément. Sorel annonce le dernier avatar de son oeuvre : tout cela est arrengé avec tel ordre, que nous pouvons dire que nous avons maintenant la vraye Histoire de Francion 4 .

Aussi, démontrer que le Francion intégral est cohérent ne revient pas forcément à démontrer que Sorel n’a point changé. Pourquoi changer ? - oui, mais pour changer quoi ?

POUR CHANGER QUOI ? CE QUI A ÉTÉ TRANSFORMÉ

Dans son Advis préliminaire de 1633, Sorel justifie toutes les variantes qu’il a effectuées depuis la première édition du Francion : C’est une maxime décrit-il, qu’en ce qui est de ces livres de plaisir, il est permis d’y changer plus librement qu’aux autres 5 . Avouons que de cette liberté Sorel ne s’est point privé et comme on pouvait s’en douter, l’ardeur de Sorel à reprendre son texte a touché principalement les premiers livres du Francion. Du livre I au livre VI - celui qui en subit le plus -, ces chapitres connaissent entre 450 et 600 variantes chacun et l’on s’aperçoit bien vite que c’est l’édition de 1626 qui fut la plus active à rectifier le

ricerche di letteratura francese, vol. XXIX, décembre 1990, Bulzoni, p. 64.

1 : Jean Serroy, Roman et réalité, les histoires comiques au XVIIe siècle, Minard, Paris, 1981, p. 139.

2 : Etudions le schéma qu’en a tiré Jean Serroy, Ibid., p. 134.

3 : Ibid., p. 132.

4 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Roy, op. cit., tome I, p.XXXI.

5 : Ibid., tome I, p. XXXII.

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texte initial, hormis peut-être pour le livre IV. En 1633, sans moins penser à son histoire comique Sorel pensait déjà moins à la reprendre ; pourtant la présence, dans tous les chapitres de 1623, de variantes de variante prouve que l’auteur était encore en train d’évoluer et désirait à la fois rectifier son oeuvre de 23 et ses corrections de 26 qui ne le satisfaisaient plus pleinement. Pour la même raison, les livres IX, X et XI devaient eux-mêmes être repris dans une moindre mesure.

Le palimpseste du texte sorélien était alors bien achevé - palimpseste pleinement justifié, pour la plupart, par l'auto-censure de Sorel. Mais, après avoir minutieusement recensé les variantes du texte, quelle déconvenue pour ceux-ci, qui étaient persuadés que l'auteur n’avait altéré son roman que dans une optique d’auto-censure! Au maximum cet élan d'auto-répression intellectuelle compte un petit tiers des variantes d’un chapitre, le livre VII, le plus proportionnellement censuré de tous. Observons le livre V : plus de 500 variantes dont pas même une vingtaine sont consacrées à l’auto-censure de Sorel. La conclusion est là : la peur des représailles anti-libertines n’est pas la cause principale de ce qui a poussé Sorel à modifier son roman.

De quoi, alors, sont faites les autres variantes ? - De rectifications orthographiques, stylistiques, voire structurelles. Dans le cadre de ce dernier travail il faut considérer tout le remaniement du roman que Sorel effectue en vue de l’édition de 1626. Il tronque la fin du livre V ; de cette partie tronquée adjointe au début du livre VI, il crée un nouveau livre VI ; de la partie restante du livre VI il fait le nouveau livre VII, de telle façon que l’ancien livre VII et le nouveau livre VIII deviennent le même chapitre : le retard - ou l’avance - était rattrapé. Pourquoi un tel remaniement ? - par équilibre quantitatif. Sorel avait tant ajouté, par de longues narrations d’anecdotes censées enrichir le roman, aux livres V et VI, qu’il obtenait, après avoir satisfait ce désir d’étoffer le texte, deux chapitres hypertrophiés. Il mit en place un ingénieux redécoupage de cette partie du roman et retrouva un équilibre quantitatif appréciable entre tous les livres.

Il est curieux pourtant que Sorel fît primer son élan de surcomposition de l’histoire sur une structure déjà bien en place ; mais cela prouve, une fois de plus, que l’idée d'une cohérence antérieure du roman, agencée dès 1623, est quelque peu erronée. Nous en voulons pour preuve la révision de la fin du livre XI. Francion ne pouvait se marier désormais avec Naïs puisque le sujet du dernier chapitre (l’aventure du héros et d’Emilie, et son incarcération) consistait dans l’obstacle à cet hyménée. Encore une fois, la cohérence de l’Histoire comique était postérieure.

C'est bien sûr encore dans le cadre cette postéririté qu'il faut inclure l'indéniable répression de l’audace sexuelle en 1626 et 1633. Les mots foutre, vit, con disparaissent dès 1626 1 , de même que le terme cul et, on pouvait le deviner, ce passage truculent de la première édition du Francion : l’invocation au cul prononcée par le héros, devant le fessier de Thérèse 2 . Observons seulement, à titre d'exemple significatif, les trois descriptions successives dont bénéficie le sexe de Valentin 3 :

1623 > 1626 > 1633 Zest Outil de génération Tout le corps

sans en rien excepter Le recul de l'auteur s’affiche ici de façon diachronique.

Si Sorel néglige désormais les descriptions de sexe, qu’advient-il alors de tout ce jeu haut en couleurs des dénominations tropologiques qu’il avait utilisé par le passé ? - C’est précisément là où notre écrivain a exécuté un élagage de grande ampleur. En 1626, il

1 : Ibid., tome III, p.29.

2 : Ibid., tome III, p. 9-10.

3 : Ibid., tome I, p. 3.

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passe au crible toutes les métaphores, comparaisons et autres périphrases décrivant des sujets sexuels et - généralement - les supprime. D’une manière générale, ce sont toutes les occurrences exprimant une lubricité féminine exacerbée qui sont altérées. Aussi, l’engagement de Sorel dans une polémique des moeurs au XVIIème siècle se transforme-t-il lui-même.

L’auteur caviarde dans la seconde édition du roman ce passage virulent où, au nom d’une libéralité sexuelle entravée, il dévoilait les pratiques des adolescents d’alors : sodomie dans les collèges, masturbation des jeunes gens (et celle du héros lui-même), malaise des jeunes filles en proie aux désirs sexuels. Une telle diatribe contre les loix du monde 1 n’existe plus en 26.

On ne s’étonnera plus si certaines scènes caractéristiques en la matière, en 1623, disparaissent en 1626. Le dépucelage de Francion avec la vieille dans l’auberge, et toute la réflexion sur la considération du partenaire sexuel qui s’ensuit, sera retranché du roman 2 . Transformation caractéristique elle aussi : l’anecdote, narrée par Clérante lors des noces paysannes, du coït à travers le trou d’un tonneau, est sagement remplacée par la même aventure mais où, cette fois- ci, il est question de s’embrasser à travers le trou du tonneau 3 . Tout ce recul du sexuel date, presque sans exception, de l’édition de 1626.

L’attitude de Sorel, quant aux obscénités verbales, n’est pas aussi nette et tranchée que pour le domaine sexuel, et l’auto-censure que l’on y remarque est non seulement moins énergique mais aussi plus étalée dans le temps. Si le recul du sexuel s’effectuait pour la plus grande part en 1626, prouvant l’empressement de notre auteur à le réaliser, celui des obscénités et de la scatologie se partage entre les deux dernières éditions du Francion. Il est vrai néanmoins que Sorel réforme quelque peu son roman, et à travers lui bon nombre de ses personnages. Sur ce point, il ne prend pas le lecteur au dépourvu et déclare dans son advertissement de 1626 ce travail d’épuration romanesque : si est ce que je n’ay pas laissé de retrancher le plus que j’ay pû, quelques contes salles qui estoient au commencement dans cette Histoire 4 . Cependant, tempérons cette affirmation de reflux des obscénités : alors que l’on croyait l’épisode de la potion laxative lors des noces paysannes à jamais supprimé, on s’aperçoit que Sorel n’a fait que le déplacer de dix pages 5 . Il semble même que le comique scatologique n’eut pas vraiment à craindre les foudres de la censure du temps ou de celle, plus personnelle, de Sorel lui-même. L’auteur n’en a-t-il pas augmenté son texte ? L’aventure de Robin et de sa femme est même complétée d’un épisode caractéristique, très certainement inspiré par l'anecdote de ce gentilhomme des Cent Nouvelles nouvelles qui passe son chef par le trou des toilettes : notre aubergiste s’enferme dans les lieux d’aisances pour écouter la conversation de son épouse et de son amant ; l’envie de tousser le contraint de mettre sa tête dans le trou des retraicts, afin que l’on n’entende point sa toux qui va donc se loger en un lieu bien mol 6 . Sorel innove même, en 1626, dans cette même veine, un certain comique gynécologique , par la confusion, dans la bouche du suisse de Clérante, des mots chantre et chancre 7 .

Il est ainsi difficile d’affirmer de façon péremptoire que notre auteur rabroue dans les éditions suivantes du Francion les obscénités, ou que dès 1626, le plus gros de l’ordure disparaît 8 . Mais il s’agit ici de scatologie et non de sexualité, associée de plus à des

1 : Ibid., tome III, p. 48.

2 : Ibid., tome II, p. 49.

3 : Ibid., tome II, p. 185.

4 : Ibid., tome I, p. XXI.

5 : L’épisode se trouvait initialement dans Ibid., tome II, p.178 et se voit désormais dans Ibid., tome II, p.188.

6 : Ibid., tome III, p.42, 43 et 44.

7 : Ibid., tome II, p.223.

8 : Gustave Reynier, Le roman réaliste au XVIIème siècle, Paris, 1914, reprint Slatkine, Genève, 1971,

p.131.

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personnages bas, donc grotesques. Nous sommes encore dans un siècle où l’on apprécie les farces, qui, avec leurs obscénités, répondaient parfaitement au goût très vert des bourgeois français de 1610 1 , où le roi lui-même châtie peu son langage, car le petit prince eut le verbe gaulois, dès qu’il put parler 2 . Aussi le galimatias de Collinet traverse-t-il la grêle d’auto- censure de Sorel sans trop de dégâts.

Cette conservation d’un personnage censé, en 1623, véhiculer toute une parole et une doctrine libertine

3

ne laisse pas de surprendre si l’on dresse le bilan, bien différent celui- ci, de l’altération des protagonistes-clés du roman. Agathe, Francion et Clérante, eux qui étaient en complémentarité dans l’édification du libertinage (l’une l’approuvait de sa vieillesse, l’autre le réalisait dans sa jeunesse, et le dernier le protégeait de sa grandeur sociale) ne sont plus les mêmes. Au livre III, Agathe était cette gentille vieille 4 dans le premier Francion ; elle devient cette pernicieuse vieille dans le troisième. Son discours, d’ailleurs, ne se propose plus comme un enseignement qui doit être compris et divulgué ; si Sorel avait emprunté jadis la voie d’un prosélytisme libertin, il s'en écarte dès 1626. Agathe disait : il n’importe comment je parle, pourveu que l’on m’entende ; elle dit désormais il n’importe comment je parle (...), je m’enten bien 5 : le discours libertin se renferme sur lui-même. Comme avait été dévalorisée la mère adoptive de Laurette, Clérante voit lui-même se ravaler sa grandeur. Il était ce grand seigneur, il n’est plus que ce seigneur 6 . On l’appelait Monseigneur, le voilà Monsieur 7 . L’attachement que lui porte Francion suit ce mouvement d’atténuation. L’amitié libertine qui unissait le maître et son favori est subordonnée, dès 1626, à des questions d’intérêt. Francion quitte Clérante en vue d’un certain favory du Roy qui (le) pouvoit beaucoup avancer, selon le propre aveu du héros ; et, comme si l’on n’avait pas compris qu’il fallait voir là un dénigrement de Clérante, le personnage insiste en 33 : un certain favory du Roy qui me pouvoit beaucoup plus avancer que Clérante 8 . Voilà comment Sorel prenait subtilement ses distances avec les protagonistes les plus déniaisés.

Il aurait été impensable de dénigrer aussi rapidement et aussi radicalement le héros éponyme lui-même, et par souci de cohérence psychologique Sorel ne l’a pas fait. Qu’il prenne désormais une certaine distance avec son personnage, cela n’est pas douteux.

L’engouement qu’il lui vouait s’est affaibli ; d’ailleurs le héros perd en 33 sa qualification d’un esprit des mieux timbrez 9 . La technique de modification est subtile : d’abord l’auteur ôte quelque peu à son personnage sa solidité intellectuelle et psychologique - préliminaire indispensable à une transformation de l’esprit postérieure. C’est bien dans cette intention d’affaiblissement que le narrateur de l’histoire ne peut nier, en 1633, que le héros commette quelques fautes 10 . Mais Sorel ne brûle aucune étape dans cette lente modification. Francion prouve sa volonté de changer : à ses amis, il leur dit que desormais il tascheroit d’estre plus sage que par le passé 11 . Cette volonté, tacite depuis 1626, porte ses fruits : sa vision des éléments du monde se transforme : il commençoit de voir toutes choses d’un autre oeil qu’il

1 : Victor-Lucien Tapié, La France de Louis XIII et de Richelieu, Flammarion, coll. "Champs", Paris, 1967, p.55.

2 : Ibid., p.58.

3 : Voir sur ce point l'article de Pierre Ronzeaud, "Parole libertine et discours de fou : le rôle de Collinet dans le Francion de Charles Sorel (1623)" in L'Intelligence du passé, les faits , l'écriture et le sens, Mélanges offerts à Jean Lafond par ses amis, Publications de l'Université de Tours, Tours, 1988, pp.257-265.

4 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Roy, op. cit., tome I, p. 121.

5 : Ibid., tome I, p. 59.

6 : Ibid., tome II, p. 199.

7 : Ibid., tome II, p. 206.

8 : Ibid., tome II, p. 172.

9 : Ibid., tome II, p. 65.

10 : Ibid., tome III, p. 147.

11 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Adam, op. cit., p. 526.

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n’avoit faict auparavant 1 ; ensuite, l’aveu d’une métamorphose psychologique du personnage est formulé ouvertement. Aveu de l’extérieur : le narrateur affirme de Francion : l’on n’eust pas dit que c’eust esté luy-mesme 2 ; aveu de l’intérieur, par focalisation interne, dont la place ultime est comme un épiphonème de ce travail d’évolution mentale : Francion considère sa philosophie de la vie et confie à Naïs : néantmoins si c’est estre criminel de vivre ainsi, je veux bien changer d’humeur pour demeurer dans les termes de l’obeyssance 3 .

Le héros change de peau. Sa mue, ce qu’était Francion naguère, semble revêtir d’autres personnages qui en prennent ainsi le relais, comme Raymond et Du Buisson qui, ne suivant pas l’exemple d’assagissement de leur ami, employerent encore le reste du temps (...) a se saouler des plaisirs du monde 4 . Inversement, certains protagonistes apparaissent comme l'incarnation du nouvel univers psychologique de Francion. C’est le cas d’Audebert, qui confirme un mouvement de subordination des plaisirs corporels aux plaisirs de l’esprit, qui s’amusoit plustost a conferer avec les doctes du païs, qu’a chercher l’accointance des plus belles Courtisannes 5 . Il est donc permis de voir, dans le dernier entourage humain de Francion, à Rome, une bipartition assez nette entre ceux qui rappellent le héros du passé et ceux qui confirment le héros du présent - sortes d’incarnations des avatars du personnage central.

Alors si Francion s’est métamorphosé, il est cohérent que se métamorphose aussi la manifestation de ses profondeurs psychologiques : son rêve. Plus qu’un véritable songe, véhicule d’une idéologie, Sorel ne laisse pas de reprendre le rêve qui ouvre le livre III de l’Histoire comique. Cinq épisodes ont été caviardés 6 ; pourquoi ceux-ci ? - le souci d’effacer le vulgaire sexuel en ce qui concerne l’épisode du lac, certainement ; celui d'effacer la critique de la société rédigée en 1623 pour les autres, sans nul doute. Si l'aventure avec les monstres était une vision du fonctionnement social de l’époque, Sorel ôte alors cet irrespect, et tout ce qui métaphorisait l’organisation humaine et ses mécanismes est, d'une manière générale, sévèrement retranché. Toutefois, Sorel est bien plus subtil : il atténuera la portée philosophique de ces récits oniriques sauvegardés, quelques pages plus loin, à l’aide de leur interprétation que Raymond a promis de faire. Déjà, le seigneur bourguignon ne reconnaît plus de valeur intellectuelle au rêve de son ami et le qualifie de folies et d’extravagances 7 .

Mais quel but poursuivait Sorel en reniant un texte passé et le modifiant sous bien des aspects ? A quel édifice songeait-il lorsqu’il était en train même de le ravaler ? Il fallait changer, certes ; mais changer pour quoi ?

CHANGER POUR QUOI ?

CE QUI A ÉTÉ OBTENU DES TRANSFORMATIONS : LA CRÉATION D’UN NOUVEAU FRANCION

C'est, on l'aura compris, vers une nouvelle critique de la société que se dirige Sorel. Dès 1626, déjà, les condamnations sociales qui étaient intégrales en 1623 deviennent des condamnations partielles. Quand Sorel fulminait dans le premier Francion contre une catégorie de ses contemporains, il incluait dans son mépris tous les membres de celle-ci ; il ne s’agit plus

1 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Roy, op. cit., tome IV, p. 72.

2 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Adam, op.cit., p. 527.

3 : Ibid., p. 525.

4 : Ibid., p. 527.

5 : Ibid., p.524.

6 : L'épisode du lac, celui des monstres, de la dame cardiophage, de la bataille des monstres et enfin celui de l'homme et du pommier.

7 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Roy, op. cit., tome I, p.147.

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de cela dans les éditions postérieures. C’est encore à cette trinité libertine - Agathe, Francion, Clérante - que Sorel songe, quand il métamorphose sa critique sociale. La mère adoptive de Laurette nuance sa vision des autres : en 23, à part son auditoire immédiat (Francion et Raymond), qui n’est pas idiot ? vos esprits ne sont pas faicts de cruche comme ceux des autres, dit-elle à ses amis. Elle se reprend en 26 : vous n’avez pas des esprits de cruche comme beaucoup d’autres 1 : la partie a remplacé le tout. Sorel insiste pour que cette critique partielle remplace désormais ces accusations généralisées du premier roman. Voici encore Agathe parlant d’un lieutenant civil : en 23 il estoit aussi homme de bien que les autres de son estoffe, en 26 il estoit aussi homme de bien que quelques autres de son estoffe 2 . À Francion maintenant : les Conseillers ? ils ont des ames abjectes (1623) ; non plutôt la plus part ils ont des ames abjectes (1626) 3 . Et a propos des pédants de l’université ? Le héros répond qu’il n’y a plus que des barbares dans les Universitez, et se reprend dix ans plus tard : il n’y a quasi plus que des barbares dans les Universitez 4 . Critique partielle, soit. Mais on aurait tort de négliger la nature de cette part restante, car Sorel passe d’une accusation globale à une accusation de l’inférieur hiérarchique seulement. L’aventure de Francion, au livre XII, aux prises avec la Justice, en est représentative. Qui est le véritable accusé ? - Caraffe, le sous-fifre, le petit magistrat corrompu. Qui permet une libération du héros et une fin heureuse de l’histoire

? - Lucio, le chef, le haut magistrat intègre et juste. Où est l’accusation généralisante des gens de robe de 1623 et que le parcours du père de Francion, à travers ses consultations de nombreux magistrats, illustrait à merveille ? Désormais le fautif est celui qui se trouve inférieur hiérarchiquement. Il résulte de cette nouvelle optique une nouvelle vision de l’état d’injustice du monde. En 1623, Francion se fraie un parcours existentiel plus juste et plus noble, à l’intérieur même d’une réalité décevante et pervertie : si le héros est devenu l’intime de Clérante, si son mérite et son pouvoir sont reconnus, Hortensius n’a pas cessé ses bassesses et le monde est toujours tel qu’Agathe l’a décrit. Francion l’a perdu de vue, voilà tout, mais l’aventure du héros ne vaut pas pour synecdoque d’une société qui s’embellit. En 1626 - 1633, c’est tout l’état du monde qui suit et qui lie l’état social du héros. Le magistrat magnanime, honnête et probe, Lucio, sauve Francion, prouve qu’il y a un ordre social qui peut se révéler équitable et bâtir cette justice que le personnage éponyme n’avait pu, en 1623, que construire isolément. Naguère Hortensius était tortionnaire et fat. Désormais, il est toujours fat mais se montre grand fantoche inoffensif lors du onzième livre. Bref, les vicieux perdent leurs pouvoirs : Caraffe sera châtié et destitué, Hortensius - relevons le symbole - sera un roi imaginaire, et ne tyrannisera plus personne.

En jetant ainsi un nouveau regard sur son époque, notre auteur prouvait la mutation de sa vision du monde. Celle-ci, en effet, connaissait dans le même temps une modification de grande ampleur, et une stabilisation, dont la gestation ne pouvait être qu’antérieure à 1626 : il semble que Sorel ait changé le Francion aussi pour une nouvelle philosophie. La méthode intellectuelle du déniaisé que Francion définissait (et appliquait) au livre IV, et que bon nombre d’adeptes autant du libertinage flamboyant que du libertinage érudit et discret ont utilisée, est remplacée en 1633. Souvenons-nous : une fois délivré du collège, Francion chasse les sottes pensées qu’on lui a inculquées et procède à cette démarche de vérification intellectuelle : je m’estudiay, confie-t-il, a sçavoir la raison naturelle de toutes choses, et avoir de bons sentiments en toutes occasions, sans m’arrester aux opinions vulgaires. Cette attitude - décrite de façon plus précise encore dans la Doctrine de Garasse - n’existe plus en 33, et seulement en 33, quand paradoxalement le gros de l’orage répressif et la

1 : Ibid., tome I, p. 62.

2 : Ibid., tome I, p. 68.

3 : Ibid., tome I, p.158.

4 : Ibid., tome II, p. 3.

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foudre du procès de Théophile commençaient un peu à s’éloigner. Désormais, Francion n’est plus un véritable déniaisé, son travail devient un travail de recherche et de sélection livresques où le héros grappille çà et là de quoi enrichir ses connaissances. Bien entendu, la conclusion est radicalement différente de la première : par mon travail je me rendis assez instruit en chaque science, pour un homme qui ne vouloit faire profession d’aucune particulièrement 1 .

Si la démarche méthodologique est tout autre, on doit se douter que les observations philosophiques le seront également. Et elles le sont : lors du rêve de Francion, Sorel caviarde l’évocation de l’âme matérielle. Cette liqueur blanche dans le bassin, c’est la matiere des ames des mortels (1623), non, c’est la matiere des mortels (1626) 2 . Ce qu’il y avait de doctrinal dans la philosophie de Francion s’altère aussi. En pleine fête libertine, le héros proposait chimériquement un mode de vie idéal fondé sur la liberté sexuelle ; l’auditoire libertin, on s’en doute, applaudissait ses arguments : Après que Francion eut ainsi parlé, Raymond et Agathe approuverent ses raisons. En 1626, la doctrine déniaisée n’est peut-être qu’une vaste plaisanterie sans importance et sans conséquence philosophique ou existentielle : Apres que Francion eut ainsi parlé, soit par raillerie ou a bon escient, Raymond et Agathe approuverent ses raisons 3 . La nuance est plus que nécessaire puisque désormais un autre type d’amour intéresse Sorel, qui n’est pas de la même essence que l’amour de partenaires variés, l’amour-consommation : on s’engage dès 1626 vers un amour bien plus spiritualisé et la liberté sexuelle n'est plus l'argument fédérateur du discours sorélien. Naïs est autant le symbole que l’agent de ce sentiment neuf. Le personnage se détache du groupe des autres femmes du Francion comme le héros se détache de ses anciens plaisirs scortatoires. À la bipartition sentiment amoureux ancien et sentiment amoureux d’une nouvelle nature, se superpose donc une bipartition morale qui dénigre le premier, justifie le second. Il est impératif de noter ici la perte de pouvoir séducteur que Francion accuse dès 1626. Dans la première édition du roman, rares sont celles qui ne succombent pas aux charmes du héros - et encore plus rares celles qui lui préfèrent un autre amant. Dans la seconde, cette dame de Tours ne se satisfait plus du seul Francion, et Diane sera davantage touchée par les charmes de Mélibée que par les siens. Le Don Juan est plus occupé de la conquête d’une seule et de plaisirs plus spiritualisés, et moins charmeur il charme moins. C’était une nécessité de cohérence psychologique du personnage.

Quant aux causes d’un tel changement moral, Francion s’en explique clairement : c’est l’observation et la conscience de son propre vice qui l’en ont dégoûté. Aussi, confie-t-il, je vous assure que comme il n’y a rien qui guerisse tant un vicieux que le degoust qu’il a quelquefois de son propre vice 4 ; Emile Roy a reconnu là une reprise de deux vers la Satyre XII de Régnier 5 . Outre l’éventuel plagiat, retenons cette idée nouvelle d’une morale qui s’impose d’elle-même, qui ne pouvait que s’imposer à des protagonistes dont la vie était par trop dissolue. C’est cette pensée qui pousse Sorel à introduire, dans l’édition de 1633, le concept de punition morale. Il était possible alors - et l’auteur l’a fait - de réinterpréter les aventures de l’Histoire Comique à la lumière de cette idée généralisée de châtiment - châtiment obligatoire, devenu inévitable par le mode d’existence même qui était suivi. L’auteur, au fond, était en train de démontrer que le redressement moral des personnages - ou au moins du héros éponyme - était lui-même inévitable, par une sorte d’empirisme romanesque.

Francion moral, certes, et même Francion moralisant. Le héros apparaît désormais un insigne correcteur du vice des autres. Ce n’est pas assez de dépeindre les vices , conclut Sorel à la fin du nouveau livre VIII, en 1633, si l’on ne tasche aussi de les reprendre

1 : Ibid., tome II, p. 53 - 54.

2 : Ibid., tome I, p. 127.

3 : Ibid., tome III, p. 21.

4 : Ibid., tome II, p.170.

5 : Il s’agirait des vers 81-82. Idem.

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vivement 1 , et ne fait en cela que confirmer un passage de la dédicace A Francion de la même année : vous avez mesme fait quantité de choses qui ont servy a punir et a corriger les vices des autres 2 . De cette manière, Sorel moralisait les aventures de son héros des deux côtés. Le désir de réformation était volontaire - Francion se proposait comme correcteur d’autrui -, mais également involontaire : l’exemple même des erreurs commises par le personnage était un enseignement et une prévention morale. À la limite du paradoxe, Sorel invitait son lecteur à observer le vertueux Francion afin de l’imiter, à observer le vicieux Francion afin de ne point l’imiter. Quand approche la fin du livre VI de 1623 (livre VII de 1626 et 1633), le héros considère sous cet angle ses actions passées, et particulièrement l’épisode des noces paysannes et de Bajamond. J’aurai pu être plus vertueux, semble dire Francion, mais je ne me serois pas desguisé en paysan. Je n’aurois pas pris la peine de raconter les sottises des autres, ce qui a pensé me couster la vie et enfin j’aurois eu plus de bonheur que je n’en ay eu, ce qui est un tres bel exemple pour tous les hommes du monde 3 . C’est de cette manière, comme nous l’avions seulement évoqué dans la première partie de cette étude, que Sorel échafaude un véritable Francion moral. Le réalisme du genre littéraire qu'est l'histoire comique perdait son caractère incisif, accusateur ; les personnages n’accusaient plus le temps, il était temps d’accuser les personnages. Aussi Sorel s’empressait-il de protester que son histoire était incapable de porter au vice 4 , que sa lecture incitait bien plutôt à le fuir 5 , et que la naïfveté de la forme romanesque utilisée était plus adéquate encore que toute autre à un tel succès moral 6 .

Comme on pouvait s’en douter, et de par l'intéraction obligée de l'éthique et du mystique, le regard neuf sur la morale ne pouvait s’accompagner que d’un regard neuf sur la religion. Il n'était plus question, avant toutes choses, de mettre sur un plan d'égalité les hommes et les dieux. Souvenons-nous : Francion avait trouvé en 1623, par sa philosophie nouvelle, de quoi contenter les hommes et les faire vivre comme des Dieux, ce qui n'était pas sans rappeler - involontairement - la fin de la lettre à Ménécée d'Epicure ; il ne faut rien exagérer, certainement pas ce type de hardiesse : le texte de 1626 reprend : il est question de les faire vivre comme des petits Dieux 7 . La condition humaine, comme la condition divine, sont regardées d’un oeil neuf et le passage de l’une à l’autre n’est plus franchi aussi aisément dans les audaces soréliennes. C’est donc bien tout le domaine eschatologique qui sera aussi reconsidéré. Il y a certainement autant de prudence à modifier ces pensées-là que d’interrogation spirituelle, de la part d’un auteur qui vieillit et dont la persuasion philosophique se trouble à mesure que se précise la perspective de l’Interrogation finale. Mais le travail de Sorel est double, et doublement efficace : cette réformation en vue d’un nouveau respect religieux se fait, si l’on se sert d’une analogie, en sens négatif et en sens positif. Expliquons- nous : l’auteur réprime l’irréligiosité de 23 d’un côté ; de l’autre, il favorise les marques d’honneur dévolues au domaine pieux. Sorel raffermit sa position : en 1623, il ne fallait point

1 : Ibid., tome III, p. 69.

2 : Ibid., tome I, p. XXV.

3 : Ibid., tome II, p. 235.

4 : je sçai bien que je ne mets point icy de discours qui ne soient plustost capable de les faire hayr que de les faire aimer, affirme-t-il au livre VII à propos des desbauches. Ibid., tome III, p. 10.

5 : Au sujet de l’évocation des prostituées, Sorel s’explique : disons aussi qu’il n’a pas esté hors de propos de mettre icy quelque chose de leur meschante vie, pour ce que cela les rendra plus haïssables, et que ceux qui liront cecy les fuiront bien plus que ne faisoit Francion. Ibid., tome II, p. 171-172.

6 : Si la peinture bien réelle du vice écarte quiconque de celui-ci, le style comique et satirique s’y prête à merveille : N’est-il pas vray écrit Sorel en 1633 au début du livre X, que c’est une tres agreable et tres utile chose que le stile comique et satyrique. L’on y void toutes les choses dans leur naifveté. Toutes les actions y paroissent sans dissimulation, au lieu que dans les livres serieux il y a de certains respects qui empeschent de parler de cette sorte, et cela fait que les Histoires sont imparfaites et plus remplies de mensonge que de verité.

Ibid., tome III, p. 125.

7 : Ibid., tome II, p. 123.

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parler des curés, même des curés vicieux 1 , en 1626, même s’ils sont vicieux ils demeurent des curés d’une religion à révérer. Plus question alors de critiquer, par inadvertance ou de façon allusive, le christianisme. Ce dédain généralisé de tous les livres, que Francion revendiquait à Raymond : je sçay bien où sont tous les livres, mais je ne sçay pas où sont les bons ; une autre fois je vous prouveray qu’il n’y en a point du tout, et qu’a chacun il y a de tres grands vices a reprendre, pouvait peut-être comprendre les textes sacrés. L’équivoque est annihilée dès la seconde édition : Sorel, par la voix de son héros, ajoute : mais sçachez que j’excepte les livres que nôtre Religion honore 2 .

De telles occurrences, subtiles et répétées, nous portent à penser que leur motivation ne trouve pas sa force dans la seule peur d’une répression immédiate. Le paysage du monde religieux de l’Histoire comique de Francion n’est pas que partiellement modifié - il est métamorphosé. Si Sorel deviendra chrétien par la suite, véritablement chrétien, ainsi que l’affirme Antoine Adam 3 , retenons cet enjambement spirituel que représentent les éditions de 1626 et 1633. C’est en ce sens-là aussi que le roman est passionnant : en focalisant notre attention sur lui, nous y découvrons la synecdoque d’une société qui elle-même connaît une mutation spirituelle. Certes, ce n’est pas encore le dieu de Bossuet ou de Malebranche qu’il nous est donné d’observer, mais jamais la fracture entre un temps gaulois et sceptique et un siècle de redressement religieux solide ne put être si microscopiquement observé. Les avatars du Francion sont davantage le plâtre de cette fracture. Victor-Lucien Tapié avait bien jugé (et Sorel est du nombre) de cette génération : en bien plus grand nombre que leurs aînés, les hommes nés vers 1600 - Louis XIII était de 1601 - étaient catholiques et deviendraient aisément dévots 4 .

Non, décidément, en quittant le sel de ses tropes, en quittant ses quelques traits d’impiété, ses écarts de langage ou ses fantaisies créatrices, Sorel quittait la route du Baroque pour gagner celle du Classicisme. On applaudit aujourd'hui aux hardiesses du premier texte.

On aurait tort pourtant, par confraternité idéelle, de favoriser dans notre goût le Francion de 1623. Au nom d’une sensibilité, on doit aussi aimer une sensibilité qui se meut, et le plus éclatant des paradoxes serait de raser les variantes capitales, d’élaguer la volonté de rectification, d’uniformiser a priori nous mêmes un texte que l’on a hué pour s’être uniformisé.

Quiconque aime la littérature aime ses changements et ses péripéties ; et jamais on ne l’a vu si changer que dans les avatars du Francion.

Emmanuel DESILES Aix-Marseille Université

1 : Un gentilhomme entame une histoire sur la lubricité d’un curé, lors de la fête libertine. Je vous supplie, Monsieur, de ne point achever,dit alors Raymond, il ne faut point parler de ces gents là, s’ils peschent, c’est a leur Evesque a les en reprendre, non pas a nous. Charles Sorel, Histoire..., éd. Adam, op. cit., p. 313.

2 : Charles Sorel, Histoire..., éd. Roy, op. cit., tome I, p. 180.

3 : Dans la suite de sa vie, Sorel devenait désormais un homme grave, qui fréquentait des philosophes et des érudits, Gui Patin, Gassendi et leurs doctes amis. Il reniait ses premières audaces. Il était sérieusement chrétien.

éd. Adam, op. cit., p. 23.

4 : Victor-Lucien Tapié, La France... op. cit., p. 92.

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