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‘Justice for Ireland’ : mobilisations populaires et usages de la justice en Irlande dans la première moitié du XIX

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‘Justice for Ireland’ :

mobilisations populaires et usages de la justice en Irlande dans la première moitié du XIXe siècle

Laurent Colantonio, université de Poitiers

À la fin des années 1960, la communauté « catholique-républicaine » d‟Irlande du Nord (soit plus d‟un tiers de la population totale de la province), rejoint par une minorité de protestants solidaires, organise un mouvement pour les droits civiques sur le modèle de celui des Noirs américains. La Northern Ireland Civil Rights Association réclame la justice, la fin de la corruption et du clientélisme, de la ségrégation sociale et territoriale, des inégalités politiques et des « pouvoirs spéciaux » octroyés au gouvernement local en matière de maintien de l‟ordre. En octobre 1968 et en janvier 1969, des marches pacifiques – à Derry, puis de Belfast à Derry – subissent les assauts de « contre-manifestants » unionistes et sont violemment réprimées par la police. L‟armée britannique intervient, l‟IRA (Irish Republican Army) clandestine reprend les armes, l‟affrontement tourne à la guerre civile. Pendant trente ans, l‟Ulster a été marquée par la violence et les attentats, mais aussi par les arrestations abusives de supposés terroristes, placés en détention à la suite d‟aveux extorqués sous la menace ou par la force. Depuis la fin des années 1980, des procès ont été révisés en faveur des accusés. En 1989 par exemple, trois hommes et une femme ont été acquittés, après avoir passé quinze ans derrière les barreaux. Ils avaient été reconnus coupables de l‟attentat à la bombe commis le 5 octobre 1974 à Guilford (Angleterre) et condamnés, à tort, à la prison à vie. L‟attentat avait fait cinq morts et des dizaines de blessés1. Par ailleurs, de récentes enquêtes ont gravement mis en cause les pratiques de l‟armée, de la police et de la justice britannique et nord-irlandaise. Les conclusions du Saville Report, rendues publiques en juin 2010 après douze années d‟investigation, affirment la lourde responsabilité des soldats britanniques dans le Bloody Sunday de 19722. Aujourd‟hui encore, des dizaines d‟Irlandais du

1 Le cas des « Guilford Four » est sans doute le mieux connu du public, du fait du succès international rencontré par le long-métrage de Jim Sheridan, In the Name of the Father (1993) qui relate leur histoire. Au nom du père est sorti en France en 1994. L‟acteur Daniel Day-Lewis y incarne Gerry Conlon, l‟un des « quatre » qui a raconté son histoire dans un ouvrage autobiographique (Proved Innocent) qui a servi pour l‟écriture du scénario du film.

2 Le Rapport Saville est consultable en ligne à l‟adresse suivante : http://report.bloody-sunday-inquiry.org (dernière consultation le 8 novembre 2010). Le rapport accable en particulier une unité de parachutistes britanniques qui, ce dimanche 30 janvier 1972, a tiré sans motif légitime et sans sommation sur une foule désarmée marchant pour les droits civiques, occasionnant la mort de treize manifestants. Le rapport précise que

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Nord demandent réparation pour avoir été arrêtés et brutalisés par la police, puis condamnés par une justice expéditive (diplock courts) sur la base de mensonges policiers ou d‟aveux obtenus sous la torture3

Mon propos ne portera pourtant pas sur cette séquence très contemporaine du conflit multiséculaire anglo-irlandais. Je souhaiterais, en effet, revenir sur un premier XIXe siècle qui offre lui aussi un matériau propice à nourrir notre réflexion collective sur les interactions entre justice et luttes sociales. Je propose de diriger notre regard vers le grand mouvement nationaliste qui occupe la scène publique irlandaise dans les années 1820-1840, afin d‟observer comment il a fait usage du mot justice, s‟est emparé des espaces de la justice et de certains événements judiciaires (procès, incarcérations) – qui lui étaient a priori défavorables – pour renforcer sa légitimité et son assise populaire, pour préciser son discours contestataire et ses revendications, pour justifier sa stratégie de lutte. Le fil conducteur de mon intervention consistera à montrer comment, d‟instruments du pouvoir britannique et de la subordination irlandaise, la justice et la loi se sont muées, en l‟espace de quelques années et suivant des modalités variées, en armes de choc au service du mouvement nationaliste.

J‟ai choisi d‟explorer successivement trois usages de la justice qui correspondent aussi à trois moments déterminants de l‟histoire du mouvement national dans la première moitié du XIXe siècle. Entre 1801 et 1829, les procès en assises ont servi, à maintes reprises, de tremplin et de caisse de résonnance aux revendications irlandaises. Dans les années 1830- 1840, « Justice pour l‟Irlande » est devenu le mot d‟ordre et le cri de ralliement des nationalistes irlandais. Enfin, l‟épisode du procès et de la condamnation de Daniel O‟Connell, en 1843-1844, illustre la capacité du chef irlandais à transformer à son avantage l‟arène judiciaire en tribune politique.

Mais avant d‟entrer dans le vif du sujet, il me semble que quelques mots s‟imposent pour préciser le choix de mon terrain d‟analyse.

les soldats ont ensuite menti de manière concertée à la justice, afin de cacher leurs agissements criminels. En 2002, le Bloody Sunday est porté à l‟écran par le réalisateur anglais Paul Greengrass.

3 Les Diplock Courts sont des cours de justice exceptionnelles, instaurées en 1973 (abolies en 2007) pour lutter contre le terrorisme en Irlande du Nord. Elles permettaient à un juge de prendre seul la décision de condamner et de placer en détention pour plusieurs années toute personne suspectée de s‟adonner à des activités liées au terrorisme, sans autre preuve que des confessions souvent obtenues par l‟intimidation ou la force. Cf. les témoignages de victimes de ces Diplock Courts recueillis au cours de l‟enquête menée par le quotidien anglais The Guardian, publiée le 11 octobre 2010 et consultable en ligne sur le site du journal : http://www.guardian.co.uk/uk/2010/oct/11/northern-ireland-terrorists-miscarriages-justice (dernière consultation le 8 novembre 2010).

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I- Mobilisations nationales et revendications sociales en Irlande : une convergence difficile

Il ne va pas de soi en effet de considérer, stricto sensu, les mobilisations nationales dont il va être question comme des mouvements sociaux. Au XIXe siècle, la convergence entre ces différentes luttes est même assez rare en Irlande. Elle existe, au tournant des années 1870-1880, lorsque le Home Rule intègre à son programme autonomiste les demandes sociales des paysans. Mais c‟est une autre histoire… Le mouvement conduit par Daniel O‟Connell (1775-1847) dans les années 1820-1840 défend pour sa part une conception interclassiste de la mobilisation, toute entière orientée vers l‟émancipation politique de la nation. L‟objectif « unitaire » est atteint au prix d‟un effort constant pour neutraliser ou absorber d‟autres contestations sociopolitiques – sociétés secrètes, syndicats, chartistes – dont les projets alternatifs étaient jugés incompatibles avec les exigences de solidarité nationale et susceptibles d‟enrayer le bel engrenage de la mobilisation de masse4.

Toutefois, il serait très réducteur de nier la dimension sociale des grands mouvements contestataires qui se sont succédé dans le 2e quart du XIXe siècle. À partir du milieu des années 1820 émerge en Irlande une agitation populaire de masse, totalement inédite en Europe par son ampleur. Au cours du seul été 1843, des dizaines, parfois des centaines de milliers de personnes se réunissent à l‟occasion de meetings géants organisés en plein air. Au bas mot 1,5 million d‟Irlandais et d‟Irlandaises assistent à l‟une de ces manifestations spectaculaires qui témoignent du profond renouvellement des acteurs et des pratiques politiques5. Les autorités s‟inquiètent devant le succès rencontré par ces réunions publiques, qui ne concernent plus seulement les élites irlandaises, mais attestent au contraire de la mobilisation des dominés parmi les dominés, la masse des « subalternes »6, ceux que d‟habitude on n‟entend ni ne voit. Au moyen d‟un répertoire d‟action original, les meetings ont en effet constitué un processus alternatif d‟engagement et de politisation des sans-voix, l‟expression d‟une souveraineté populaire en actes, un moment privilégié durant lequel des

4 Cf. Laurent Colantonio, « „Erín Go Bragh‟. Comment l‟Irlande nationaliste neutralise la conflictualité sociale (années 1820-1840) », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique, n°111, janvier-mars 2010, p. 35-50.

5 Sur les monster meetings cf. Gary Owens, „Constructing the Repeal Spectacle: Monster Meetings and People Power in Pre-Famine Ireland‟, in Maurice R. O‟Connell (ed.), People Power, Dublin, DOCAL, 1993, p. 80-93.

6Au sens où l‟emploient les historiens du courant « subalterniste » indien. Cf. en particulier Ranajit Guah, Elementary Aspects of Peasant Insurgency in Colonial India. Delhi, Oxford University Press, 1983.

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individus, hommes et femmes pour la plupart non votants, se sont exprimés et ont manifesté le désir collectif de devenir acteurs de leur histoire7.

En outre, il convient d‟observer avec finesse la chronologie : la relation entre luttes nationales et luttes sociales a évolué de manière très sensible entre le début et la fin de la période considérée. Dans une première phase, la question de « l‟émancipation des catholiques » domine la scène politique irlandaise ; elle est aussi une question sociale, au sens où la requête est portée par 80 pour cent de la population, en grande majorité des paysans pauvres qui demandent l‟abrogation des dernières discriminations sociopolitiques liées à leur religion, notamment le droit pour un catholique de siéger au Parlement. En 1829, le Roman Catholic Relief Act reconnaît la complète égalité des droits entre protestants et catholiques du Royaume-Uni. Dès lors, la donne change et dans les années 1830-1840 le message dominant est reformulé et « re-nationalisé ». Point de salut pour le peuple tant que les revendications de souveraineté nationale – l‟abrogation de l‟Union législative entre la Grande-Bretagne et l‟Irlande, en vigueur depuis 1801 – ne seront pas satisfaites, martèle O‟Connell dans ses discours, comme ici en 1833 :

« L‟émancipation des catholiques fut surtout utile aux personnes riches ou assez aisées. Les bienfaits de l‟abrogation de l‟Union seront quant à eux également répartis entre les travailleurs, les ouvriers de toutes les classes, et les pauvres en général. […]

Si l‟Union était abrogée […] alors les causes des troubles et de la pauvreté disparaîtraient, et l‟Irlande pourrait jouir de la paix, de la prospérité et de la liberté. »8 L‟un des procédés dialectiques très souvent utilisés par O‟Connell consiste à traduire en terme d‟intérêts nationaux (parfois catholiques) les velléités émancipatrices du peuple, ses espoirs, ses besoins, ses désirs, aussi variés soient-ils. « Les millions de personnes qui vont se rassembler dans les meetings vont tous penser comme un seul homme et voir comme un seul homme »9. Maintes fois reprise au cours de la campagne de 1843, cette image de la fusion des corps et des esprits en une entité unique qui transcende les sociabilités et les clivages habituels est une manière de reformuler les aspirations des masses au prisme de celles des porte-paroles du mouvement. Dans cette perspective, l‟expression d‟autres ambitions irlandaises, qu‟elles soient sociales ou politiques, devient source de tensions et de conflits.

7 Laurent Colantonio, « Mobilisation nationale et souveraineté populaire en Irlande (1820s-1840s) », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 42, 2011/1, à paraître.

8 „Mr O‟Connell‟s Address on the REPEAL OF THE UNION, TO THE PEOPLE OF IRELAND‟, 14/01/1833, facsimile de l‟affiche reproduit dans Daniel O’Connell, Dublin, The National Library of Ireland Historical Documents, 1978.

9 Discours d‟O‟Connell au meeting de Nenagh en mai 1843, cité par Maura Cronin, „“Of one mind?”:

O‟Connellite crowds in the 1830s and 1840s‟, in Peter Jupp et Eoin Magennis (eds), Crowds in Ireland 1790- 1920, Basingstoke, Macmillan, 2000, p. 166. Les italiques sont de moi.

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II) La justice comme tremplin (1800-1829)

Au début du XIXe siècle, en dépit de la législation en vigueur, les conditions d‟exercice d‟une justice impartiale n‟étaient pas réunies en Irlande. Dans la pratique, les condamnations et les peines étaient souvent plus lourdes lorsque l‟accusé était catholique.

L‟espace judiciaire demeurait un lieu de discrimination et l‟administration de la justice un moyen de contrôle protestant sur la société irlandaise.

Daniel O‟Connell est reçu au barreau de Dublin en 1798. Il est l‟un des premiers bénéficiaires de la loi de 179210 qui autorise les catholiques à devenir avocat (barrister). Dans le quotidien des salles d‟audience, il est confronté aux inégalités de traitement entre les prévenus, en fonction de leur rang social et surtout de leur appartenance confessionnelle. Il fait le lien entre l‟effacement politique des catholiques et leur situation de subordination face à l‟institution. Aux assises notamment, le sort des catholiques dépendait très souvent du bon vouloir d‟un jury composé exclusivement de protestants, parfois des antipapistes notoires, membre de l‟Ordre d‟Orange. Dans un courrier adressé à sa femme, le 15 août 1824, il s‟insurge contre cette partialité assumée qui vient, assure-t-il, de lui faire perdre un procès alors qu‟il avait le sentiment d‟avoir apporté toutes les preuves de l‟innocence de son client :

« [Ce verdict] est tout entier la conséquence de la domination de ce sentiment orangiste qui empêche les catholiques d‟obtenir justice. Mon client était catholique, mais il n‟y avait pas un seul catholique parmi les jurés. Je n‟ai jamais été aussi dégoûté par la bassesse de ce sectarisme qui écrase et humilie les catholiques à tout moment, à chaque étape de leur vie. »11

O‟Connell se distingue très vite comme l‟un des « as du barreau » de son temps. Dès qu‟il en a l‟occasion, il met au service de la cause irlandaise sa connaissance du droit et des rouages de la justice. Il s‟empare de l‟espace de parole que constituent les tribunaux et les transforme en forum politique. Il utilise ses plaidoiries comme rampe de lancement pour les revendications politiques et sociales qu‟il défend aussi hors du prétoire. Au XIXe siècle, les procès en assises constituaient dans les provinces irlandaises des divertissements populaires de premier choix, et les coups d‟éclat d‟un avocat brillant pouvaient avoir un fort retentissement, bien au-delà de l‟enceinte judiciaire.

L‟épisode du procès de John Magee est un cas d‟école. Magee, lui-même protestant, défend la cause de l‟émancipation des catholiques dans son journal le Dublin Evening Post.

10 Irish Catholic Relief Act de 1792 ou Sir Hercules Langrishe’s Act (32Geo.IIIc.21).

11 Maurice R. O‟Connell (ed.), The Correspondance of Daniel O’Connell, Shannon, Irish University Press, 1972-80, vol. 3, p. 71, à sa femme (15/08/1824).

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En 1813, il est accusé d‟y avoir laissé paraître un texte diffamatoire et insultant à l‟encontre du vice-roi, le duc de Richmond, le plus haut représentant de la couronne britannique en Irlande. L‟accusé et son avocat, O‟Connell, savent que l‟inculpation du journaliste s‟inscrit dans le cadre d‟une offensive des autorités pour intimider la presse d‟opposition. Convaincu que l‟acquittement ne pourra être obtenu mais conscient de la forte médiatisation de l‟événement, O‟Connell choisit de plaider la cause de l‟émancipation catholique. À la stupéfaction générale, il s‟engage dans un cinglant réquisitoire contre les scandales de l‟administration britannique en Irlande. Il interpelle directement les hommes qui gouvernaient alors l‟Irlande. Robert Peel, le Chief Secretary for Ireland (numéro deux de l‟exécutif en Irlande) et William Saurin, le très anticatholique Attorney-General (Procureur-Général), tous deux présents dans la salle d‟audience, se voient contraints d‟écouter en silence les diatribes d‟O‟Connell, au nom du sacro-saint respect des droits de la défense. Après avoir fait le procès de la politique britannique en Irlande, le tribun poursuit par une envolée verbale en faveur de l‟émancipation des catholiques du Royaume-Uni, assurant l‟auditoire que « le succès [de la cause catholique] est aussi certain que le retour du soleil demain matin »12. Au terme d‟une plaidoirie de 4h30, O‟Connell est-il conscient qu‟il vient de prononcer l‟un des plus fameux discours de sa longue carrière ? Ses paroles sont aussitôt transcrites, de longs passages sont publiés dans la presse irlandaise – on retrouve même le texte in extenso dans le journal de Magee –, il est ensuite vendu en un volume séparé et traduit en français et en espagnol.

Compte tenu du climat politique tendu et de l‟absence de catholiques parmi les jurés, l‟annonce de la condamnation de Magee à deux ans de prison n‟est pas une surprise. Mais ce procès perdu est aussi une grande victoire politique pour O‟Connell. L‟événement a contribué à façonner son image de défenseur des opprimés et des catholiques, de rempart infranchissable dressé face à l‟État oppresseur.

En multipliant les performances oratoires du même ordre, O‟Connell n‟a ensuite cessé de renforcer son aura auprès des masses. La popularité et l‟ascension politique de celui que l‟on surnomme « l‟avocat du peuple » ou « le roi des mendiants » trouve son origine dans ses prestations au barreau. Lui-même se présente comme un gladiateur, toujours prêt à affronter dans l‟arène l‟intransigeance et la partialité des juges, des jurés ou des témoins. Aux catholiques irlandais, il entend indiquer par son comportement que leur soumission n‟est pas inéluctable, qu‟ils doivent au contraire se penser et se comporter en égaux des protestants.

12 Daniel O‟Connell cité par William T. Fagan, The Life and Times of Daniel O’Connell, Cork, John O‟Brien, 1847-48, 2 vols, vol. 1, p. 96-104. Sur le procès Magee, cf. Oliver MacDonagh, The Life of Daniel O’Connell (1775-1847), London, Weidenfeld & Nicholson, 1991, p. 117-124.

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Face à l‟adversité, il déploie de grands talents d‟invective. Observateurs et journalistes témoignent de sa capacité à intimider, à déstabiliser, parfois à ridiculiser ses adversaires au cours des interrogatoires qu‟il conduit. Un jour de 1808, écrit-il, « pendant que j‟interrogeais un témoin, des éclats de rires ont empli la salle d‟audience du comté pendant près d‟une heure. […] J‟ai toujours remarqué que rien n‟était plus utile à un avocat irlandais que sa maîtrise de l‟art de la dérision et de la moquerie »13. Une technique du dérapage très contrôlé dont il a ensuite su faire un bel usage sur la scène politique nationale.

Héros populaire, on lui prête, conformément à la tradition légendaire gaélique, des pouvoirs quasi surnaturels, notamment lorsqu‟il remporte dans le prétoire des combats jugés impossibles à gagner, comme ce fut par exemple le cas en 1829, lors du procès collectif de paysans catholiques de la région de Doneraile, dans le comté de Cork. Accusés d‟avoir organisé une opération visant à assassiner plusieurs propriétaires terriens (landlords) du district, quatre hommes sont condamnés à mort pour conspiration en première instance, le 24 octobre 1829. Dans l‟urgence et la panique, la défense sollicite alors O‟Connell, considéré comme l‟ultime espoir de sauver la tête des plusieurs autres prévenus qui devaient encore être jugés. Après avoir voyagé toute la nuit sur de mauvaises routes, depuis sa maison familiale de Derrynane, O‟Connell pénètre dans la salle d‟audience vers 10 heures, le matin du 26 octobre, sous les acclamations du public. La presse irlandaise – acquise à celui qui, depuis le vote de l‟émancipation de catholiques en avril 1829, est devenu le « Libérateur » – rend compte par le détail de la façon dont il confond plusieurs témoins à charge, réduisant patiemment à néant les accusations portées à l‟encontre de ses clients, alors même que plusieurs d‟entre eux étaient sans doute liés de près ou de loin au projet criminel pour lequel ils avaient été traduits en justice. Quinze hommes sont acquittés, des dizaines d‟autres sont relaxés sans même avoir comparu… et la condamnation à mort des quatre premiers prisonniers est commuée en peines de déportation. Pour O‟Connell, il s‟agit à la fois du dernier grand procès de sa carrière et de son plus beau succès dans un tribunal14.

III) La loi comme balise, la justice comme mot d’ordre (années 1830-1840)

13 Maurice R. O‟Connell (ed.), The Correspondance…, op. cit., vol. 1, p. 201, cité par Fergus O‟Ferrall, Daniel O’Connell, Dublin, Gill & Macmillan, 1981, p. 20.

14 Sur The Doneraile Conspiracy, cf. Oliver MacDonagh, The Life…, op. cit., p. 292-295 et Michael MacDonagh, The Life of Daniel O’Connell, London, Cassell, 1903, p. 201-205. J‟ai aussi consulté les comptes rendus d‟audiences publiés par le Freeman’s Journal, en particulier les 29 octobre, 2 et 3 novembre 1829.

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À partir de 1829 en effet, après 30 années de pratique, O‟Connell met un terme à sa carrière d‟avocat pour se consacrer au combat politique. Toutefois, au cours des joutes parlementaires à Londres ou des réunions publiques en Irlande, lui et les principaux orateurs du mouvement national continuent d‟user du langage du droit et de la justice pour légitimer leurs revendications et mobiliser les masses.

Au cours des années 1830-1840, les Irlandais se positionnent plus que jamais sur le terrain du respect de la légalité et du rejet de la violence. La loi définit le cadre de la lutte.

O‟Connell a troqué un forum – le tribunal – pour deux autres – la Chambre des Communes où il siège et les grands meetings sur l‟île verte – tout en conservant le même usage maîtrisé de la rhétorique, de l‟invective et de l‟accusation. Il est déterminé à poursuivre la stratégie mise en œuvre au cours de la campagne pour l‟émancipation des catholiques dans les années 1820, la seule à ses yeux qui soit susceptible de faire plier la puissante Angleterre : l‟agitation constante et pacifique, tout en jouant en permanence sur la potentialité d‟une violence qui deviendrait incontrôlable si les revendications n‟étaient finalement pas satisfaites. Il défend la

« force morale », celle du nombre, par opposition avec la « force physique », celle de l‟oppresseur et de la répression. « Pas d‟émeute, pas de violence, pas de crime. Mais surtout, pas de désespoir. Nous sommes huit millions ! », assure-t-il à ses compatriotes en 183315.

En prônant l‟agitation pacifique, le mouvement o‟connellite s‟est distingué d‟autres options nationalistes qui en appelaient à la lutte armée et à la rupture brutale avec l‟Angleterre. En 1846, les Jeunes irlandais rompent avec O‟Connell et fondent l‟année suivant la Confédération irlandaise (Irish Confederation). Parmi les motifs de la scission, ils reprochent au vieux chef de trop tergiverser avec l‟État britannique et de refuser d‟envisager le recours aux armes. Pour leur part, ils renouent avec la tradition révolutionnaire et séparatiste du nationalisme irlandais et préparent une action décisive afin de libérer l‟Irlande du joug britannique. L‟insurrection, finalement improvisée le 29 juillet 1848, alors que l‟île est décimée par la famine, est un cuisant échec, mais ses promoteurs sont devenus les premiers héros de la cause républicaine au XIXe siècle16. Minoritaires jusqu‟en 1917, les tenants du no compromise et de la révolution armée n‟ont eu de cesse de reprocher à O‟Connell d‟avoir desservi – voire trahi – la cause irlandaise en inscrivant son combat dans le cadre légal et institutionnel imposé par l‟ennemi. Pour John Mitchel, icône de révolutionnaire irlandais au XIXe siècle, « [O‟Connell] était un homme de loi, et pourtant, il n‟a jamais osé

15 Daniel O‟Connell, „First letter to the People of Ireland, 1833‟, in Mary Frances Cusacks, The Speeches and Public Letters of the Liberator (Daniel O’Connell), with Preface and Historical Notes, Dublin, McGlashan and Gill, 1875, volume 2, p. 383.

16 Christine Kinealy, Repeal and Revolution. 1848 in Ireland, Manchester, Manchester University Press, 2009.

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défier la loi britannique »17. Quelques années plus tard il ajoute : « [O‟Connell] usa de tout son art et de son éloquence pour émasculer une nation hardie et chevaleresque. […] Ainsi, il fut, juste derrière le gouvernement britannique, le pire ennemi que l‟Irlande ait jamais connu – ou plutôt son plus fatal ami »18.

Dans les années 1830, la plupart des discours d‟O‟Connell sont ponctués du même mot d‟ordre : « Justice pour l‟Irlande ». Cette brève formule résonne à la fois comme une menace en direction du pouvoir et comme un slogan mobilisateur et fédérateur auprès de la population irlandaise. Les contours du projet qu‟elle sous-tend ne sont toutefois pas aisés à définir et évoluent au fil du temps. Entre 1830 et 1834-35, « Justice pour l‟Irlande » est synonyme d‟abrogation (Repeal) de l‟union législative entre la Grande-Bretagne et l‟Irlande.

Portés par la dynamique victorieuse de l‟émancipation, les nationalistes réclament haut et fort le rétablissement à Dublin d‟une assemblée autonome et souveraine en charge des affaires intérieures. Au Parlement, la campagne n‟obtient quasiment aucun soutien dans les rangs libéraux. En outre, alors qu‟une large part de l‟opinion britannique avait fini par accepter l‟idée de l‟émancipation des catholiques, la rupture de l‟Union demeure une revendication jugée inacceptable, car elle menace l‟unité du monde britannique. En avril 1834, une motion en faveur de l‟abrogation de l‟Union est rejetée à la Chambre des Communes. Ce revers précipite la reformulation des objectifs. Puisque l‟Union ne peut, dans l‟immédiat, être abrogée, il convient désormais de tout faire pour en réformer le contenu dans un sens plus favorables à l‟Irlande. O‟Connell précise cette nouvelle orientation dans un discours prononcé en 1836 : « [Les Irlandais] sont prêts à faire partie de l‟Empire, si vraiment on les considère dans les faits, et plus seulement en théorie, comme les égaux des Britanniques ; ils sont prêts à devenir des West Britons, s‟ils en retirent bénéfices et justice »19.

Suivant cette stratégie pragmatique, les élus irlandais coopèrent avec le cabinet whig- libéral de Lord Melbourne entre 1835 et 1841. En retour de leur soutien et de l‟ajournement du projet de Repeal, ils obtiennent la nomination de hauts magistrats et de fonctionnaires catholiques en plus grand nombre, la résolution partielle (et en définitive peu satisfaisante) de la question de la dîme versée à l‟Église Établie d‟Irlande (1838), ainsi qu‟une réforme de l‟exécutif municipal (1840) qui met fin au monopole d‟une petite oligarchie protestante. En outre, le siège du gouvernement britannique en Irlande – Dublin Castle –, l‟un des symboles

17 John Mitchel, Jail Journal, Glasgow, author‟s edition, 1876 (1e éd. 1854).

18 John Mitchel, The Last Conquest of Ireland (Perhaps), Glasgow, author‟s edition, 1876 (1e éd. 1861), p. 136.

19 Daniel O‟Connell, „Justice for Ireland‟, discours prononcé le 4 février 1836 à la Chambre des Communes. Les italiques sont de moi. Le texte est consultable en ligne : http://www.fordham.edu/halsall/mod/1836oconnell.html (dernière consultation le 15 novembre 2010).

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de l‟intransigeance protestante, se transforme en un espace de dialogue et de coopération entre les représentants de la Couronne et les partisans d‟O‟Connell20. Pourtant, aux yeux de ce dernier, le bilan de l‟alliance avec les whigs est décevant : « Une expérience de six années conduite au nom de la „Justice pour l‟Irlande‟ ; une expérience de collaboration avec le gouvernement qui a échoué »21 et qui conduit le mouvement national à réaffirmer, à partir de 1841, que « l‟abrogation de l‟Union est désormais la seule option que le peuple acceptera [de soutenir] » pour obtenir justice22.

IV) Face à la justice : O’Connell, porte-parole et martyr de la cause irlandaise (1843-1844)

Au cours de l‟année 1843, rebaptisée « Repeal Year » par les acteurs, la mobilisation populaire pour l‟abrogation de l‟Union prend une ampleur considérable. Fidèle à une stratégie qui lui est chère, O‟Connell est le fer de lance d‟une vaste campagne d‟intimidation et de protestation, sans recourir à la violence. À une cadence encore jamais atteinte, le tribun sillonne les provinces du Leinster, du Munster et du Connaught. À chaque étape, des dizaines de milliers de personnes se déplacent et manifestent, dans le calme et le respect de la légalité.

Entre avril et septembre, une quarantaine de monster meetings est organisée à travers le pays, sauf en Ulster, région à majorité unioniste, qui est restée peu réceptive aux sirènes nationalistes23. La plus imposante parmi ces grandes réunions publiques – 800 000 présents disent les textes de l‟époque, plutôt autour de 200 000 ont depuis rectifié les historiens – s‟est tenue le 15 août 1843 sur la colline mythique de Tara (Teamhair na Rí) où les souverains suprêmes de l‟Irlande gaélique et médiévale avaient été couronnés…

Face à un tel succès, les Britanniques s‟inquiètent et, aux premiers jours de l‟automne, le Premier ministre Robert Peel – celui que nous avons déjà croisé en 1813 au moment du procès Magee – avise les représentants de la Couronne en Irlande qu‟il est urgent d‟agir pour enrayer la dynamique nationaliste avant qu‟il ne soit trop tard. Le 7 octobre, à la veille d‟un

20 Gerard Ó Tuathaigh, Thomas Drummond and the Government of Ireland 1835-1841, Dublin, National University of Ireland, O‟Donnell Lecture-21, 1977.

21 William J. O‟Neill Daunt, Personal Recollections of the Late Daniel O’Connell, M.P., London, Chapman 1 Hall, 1848, 2 vols, vol. 1, p. 20 et 35.

22 Maurice R. O‟Connell (ed.), The Correspondance…, op. cit., lettre à Fitzpatrick, 17 juillet 1841, vol. 7, p. 106.

23 Cf. la carte des meetings proposée par Gary Owens, „Hedge School of Politics. O‟Connell Monster Meetings‟, History Ireland, 2 (1), 1994, p. 39. Le Times de Londres, hostile aux manifestants, est à l‟origine de l‟expression

« monster meetings », que les acteurs se sont très vite appropriés.

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rassemblement prévu de longue date sur le site historique de la bataille de Clontarf (1014), le meeting est interdit par Dublin Castle. En moins de vingt-quatre heures, alors que de nombreux participants sont déjà en route, O‟Connell décide d‟ajourner le rendez-vous, afin d‟éviter tout risque de confrontation violente avec les forces de l‟ordre. Il dénonce une grossière violation de la loi, mais refuse d‟engager une action de résistance tant que l‟illégalité de l‟ordre n‟a pas été établie par un jugement. L‟annulation du meeting de Clontarf se prête, aujourd‟hui encore, à des interprétations contradictoires. Pour les uns, c‟est une sage résolution qui évite un inutile bain de sang ; le respect de la consigne énoncée par O‟Connell témoigne de la discipline du mouvement et de l‟attachement intact à la personne de son chef24. Pour les autres, c‟est au contraire un coup funeste porté à son prestige et un signe de l‟échec de sa stratégie politique. En se pliant à l‟injonction britannique, O‟Connell a sans doute perdu de précieux soutiens et une partie de son autorité morale. Cependant, il pu endiguer pour un temps la crise qui couvait au sein de son propre mouvement en profitant de la maladresse de ses ennemis politiques qui ont choisi de l‟entraîner sur un terrain où il excellait, celui de la justice : en quelques semaines, O‟Connell est passé du statut de vaincu à celui de martyr.

Reprenons le fil des événements. Après avoir brisé l‟élan de la mobilisation en interdisant le meeting de Clontarf, les autorités décident de porter un second coup en traduisant en justice les principaux chefs du Repeal Movement. Le 14 octobre 1843, O‟Connell et huit autres personnalités25 sont arrêtés pour « conspiration séditieuse » contre l‟État et la Constitution du royaume. Le procès s‟ouvre au tribunal de Dublin (les Four Courts) le 15 janvier 184426. Les excès de l‟accusation (les charges sont ridicules) et la partialité des débats sont criants ; la mise à l‟écart des jurés catholiques fait une nouvelle fois scandale. Dans cet espace légal qui lui est familier, O‟Connell, qui fut peut-être le plus grand avocat de sa génération, reprend la main. Cette fois, à la différence du temps où il exerçait au barreau, il comparait en personne dans le box des accusés. Il assure seul sa défense et, à son habitude, transforme le tribunal en scène de spectacle et en tribune politique. Sans surprise, un tel procès est un événement, très suivi et abondamment commenté. Pendant les audiences, la salle et les galeries réservées au public sont bondées, ainsi que les rues aux abords des Four Courts. Des comptes rendus très détaillés emplissent les journaux et sont diffusés sous forme de brochures en Irlande et en Grande-Bretagne. La question de la culpabilité d‟O‟Connell est

24 C‟est notamment l‟analyse de l‟historien Oliver MacDonagh, The Life…, op. cit., p. 521 et suiv.

25 Son fils John, T.M. Ray, Th. Steele, Ch. Gavan Duffy, J. Gray, R. Barrett et deux prêtres.

26 Cf. León Ó BROIN, „The trial and imprisonment of O‟Connell, 1843‟, Eire-Ireland, viii, 1973.

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discutée au cours de réunions publiques en Irlande et fait débat jusque dans l‟enceinte du Parlement, à Londres. L‟événement judiciaire renforce l‟internationalisation de la question irlandaise. L‟écho du procès retentit, en effet, bien au-delà des îles Britanniques : en France par exemple, où deux publications lui sont consacrées27 ; aux États-Unis, où un éditeur de Boston propose notamment la lithographie ci-dessous :

Sur cette gravure dont il existe des variantes publiées en Irlande et en Grande-Bretagne, O‟Connell incarne le peuple irlandais (dont quelques représentants sont figurés assis à l‟arrière-plan) et exprime ses doléances. Dans sa main gauche, il tient plié un document qui porte la mention « REPEAL », rappelant ainsi la principale revendication de la nation irlandaise en lutte. En outre, alors qu‟il plaide, on l‟a dit, sa propre cause, la légende indique que l‟orateur « défend au tribunal les droits de ses compatriotes » 28.

27 Élias Regnault, Procès de O’Connell et de ses coaccusés, précédé d’un aperçu historique sur l’Union, la question du Rappel, O’Connell, les meetings et sur les principaux faits qui ont motivé la poursuite des Repealers, Paris, Pagnerre, 1843-44 ; Jules Gondon, L’Agitation irlandaise depuis 1829. Le procès, la condamnation et l’acquittement de Daniel O’Connell, Paris, Waille, 1845.

28 J. H. Daniels, „DANIEL O‟CONNELL. Defending the rights of his countrymen in the courts of Dublin, Feb. 4, 1844‟, Boston, A.O. Crane (source : Library of Congress, Prints and Photographs Division, cote: LC- USZ62-60456).

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Au début de l‟année 1844, une série de douze caricatures, publiées par l‟éditeur James McCormick et signées par « Guillaume Tell » (!), est vendue à bas prix, dans les rues de Dublin, en soutien à O‟Connell et à ses co-accusés29. Le premier dessin, reproduit ici, est imprimé au 12e jour du procès. « La force morale contre la force physique » offre une belle illustration de l‟appropriation du thème de la justice dans le discours et la propagande nationalistes.

La justice, représentée par la balance, penche sans hésitation du côté de Daniel O‟Connell (debout, en manteau noir), de la vérité (Truth), de la « force morale » et de la cause du Repeal, soutenus à l‟arrière-plan par sept millions d‟Irlandais. Sur l‟autre plateau, les partisans de la « force physique », malgré leur nombre, sont en difficulté. On y distingue le replet John Bull (chapeau noir et vêtements aux couleurs de l‟Union Jack) assis sur son butin mal acquis (Plunder), ainsi qu‟une myriade de soldats, de juges, d‟évêques (anglicans) et de diablotins querelleurs. À califourchon sur le fléau de la balance, deux grandes figures du

29 La série est intitulée Hints et Hits. L‟historien Peter Gray propose une analyse de l‟ensemble des planches dans l‟article suivant : Peter Gray, „“Hints and hits”: Irish caricature and the trial of Daniel O‟Connell, 1843–4‟, History Ireland, vol. 12, n° 4, 2004.

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gouvernement britannique sont moquées : Robert Peel (le Premier ministre) et Lord Wellington (bicorne et redingote rouge), qui n‟ont d‟autre choix que de battre en retraite. Et Peel d‟ajouter : « Recule, Recule – VILLIANTON – ou nous sommes perdus ». L‟effet comique est renforcé par la proximité sonore entre le nom de famille du vainqueur de Waterloo et les mots villain (qui signifie criminel ou voyou en anglais) et vile (qui peut se traduire par vil ou méprisable). Enfin, deux citations extraites de Hamlet viennent compléter le tableau. Le sous- titre : « De son choix dépendent le salut et la santé de tout l‟État » (acte 1, scène 3) propose un rapprochement plutôt osé entre Hamlet et O‟Connell ! Sur le fléau on peut aussi lire : « Je soupçonne quelque hideuse tragédie » (acte 1, scène 2).

Le 30 mai 1844, après plusieurs mois d‟attente, la sentence définitive tombe : O‟Connell est condamné à un an de détention et ses co-accusés à neuf mois, dans la prison de Richmond Bridewell à Dublin. Depuis le premier jusqu‟au dernier jour, l‟emprisonnement du chef fait l‟objet d‟une scrupuleuse mise en scène. À son arrivée, il est escorté par des dizaines de partisans à cheval et à pied, qui l‟applaudissent à tout rompre. Par la suite, la vie carcérale est plutôt confortable. L‟historien Oliver MacDonagh décrit avec humour un « martyre-de- luxe » (martyrdom-de-luxe) 30 . Outre les appartements du gouverneur de la prison, gracieusement mis à disposition d‟O‟Connell et de son fils le temps de leur captivité, le

« Libérateur » et ses co-détenus bénéficient de nombreux privilèges, comme celui de recevoir quand bon leur semble des invités de toutes conditions. Si l‟on en croit la description d‟un journaliste du Freeman’s Journal, le ballet des visiteurs est incessant : « La foule des gentlemen qui se pressait pour entrer, à la porte de la prison, était plus impressionnante qu‟aucune foule jamais réunie devant un bâtiment public ou à l‟occasion d‟un événement de la plus haute importance. »31 Dans la presse, les reportages nombreux sont la plupart du temps favorables au condamné et à la cause qu‟il défend. Pour la première fois sans doute depuis 1829, le déroulement du procès, la condamnation et l‟emprisonnement d‟O‟Connell ont même engendré un réel mouvement de solidarité à son égard dans l‟opinion britannique !

En septembre 1844, le jugement est cassé par la Chambre des Lords ; après 14 semaines passées derrière les barreaux, les détenus sont remis en liberté. Une décision qui doit sans doute beaucoup à l‟agacement des pairs du royaume devant le regain de popularité obtenu par O‟Connell depuis son entrée en prison. Dans l‟opinion irlandaise, l‟annonce ne fait que renforcer le mythe de l‟invincibilité du vieux chef face à la justice. Plus encore que son arrivée à la prison, le départ de Richmond Bridewell est savamment orchestré. Libéré le

30 Oliver MacDonagh, The Life…, op. cit., p. 529.

31 Freeman’s Journal, 3 juin 1844.

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6 septembre, O‟Connell quitte les lieux en catimini, à la nuit tombée, et regagne discrètement son domicile dublinois de Merrion Square. Au petit matin, il fait le chemin inverse et ressort du pénitencier, triomphalement cette fois, vers 14 heures. Immédiatement, le « héros » libéré se hisse sur son luxueux Repeal chariot et amorce une procession spectaculaire à travers les rues de Dublin envahies par la foule en liesse. L‟épisode de sa libération constitue le dernier et l‟un des plus grands succès populaires de la carrière du tribun32. La journée a été

« immortalisée » par une série de gravures publiée dans l‟Illustrated London News, le 14 septembre 1844. La plus célèbre d‟entre elles, reproduite ci-dessous, montre le cortège au moment où il passe entre Trinity College (à droite sur le document) et College Green, l‟enceinte de l‟ex-Parlement autonome irlandais. O‟Connell, dans un geste grave et sans dire un mot, tend le bras droit et pointe solennellement son index vers l‟institution (qu‟on ne voit pas sur la gravure) dont il demande le rétablissement.

Illustrated London News, 14 septembre 1844

32 Oliver MacDonagh, The Life…, op. cit., p. 533-534 ; Freeman’s Journal, 9 septembre 1844.

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En guise de très brève conclusion, je ne peux qu‟encourager les collègues à réfléchir en classe, à partir de situations au programme, aux formes de la mobilisation sociale ou politique et aux « répertoires d‟action collectives » (Charles Tilly) disponibles et susceptibles d‟être exploités par les acteurs. Je pense en particulier à la manière dont certains mouvements d‟émancipation, notamment dans les empires coloniaux au XXe siècle, ont su s‟approprier les armes du dominant (pas nécessairement le langage et les espaces de la justice) pour ensuite les

« retourner »33 à leur profit.

33 Pour reprendre le titre évocateur du livre d‟André Nouschi, Les armes retournées. Colonisation et décolonisation françaises, Paris, Belin, 2005.

Références

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PRÉSIDENCE : Thierry Serge RENOUX, Professeur Faculté de droit et de science politique, Aix-Marseille Université Comment contrôler la décision publique en période de crise .

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