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Academic year: 2021

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CONCLUSION GENERALE

"La philosophie est l'union de l'imagination et du sens commun réfrénant les ardeurs des spécialistes tout en élargissant le champ de leur imagination".

A.-N. Whitehead1

Dans mon introduction générale, j'avais évoqué un fossé, qui s'était ouvert puis peu à peu comblé, quand j'ai entamé des études de philosophie, entre le monde de l'université, où j'entrais, et celui de mon activité professionnelle. Y a fleuri ce risque, que j'ai pris dans ce travail de recherche, de soumettre la pratique du droit à l'épreuve de l'outil philosophique, et l'outil philosophique, à l'épreuve de la pratique du droit ; cela dans l'intention de comprendre le comment de cette érosion du droit du travail que Mme Jamoulle décrit dans "Les transformations du droit belge du travail depuis 1975"2.

En exergue, je citais déjà Whitehead : "La difficulté réside dans le côté empirique de la philosophie. Notre donné, c'est le monde actuel, y compris nous-mêmes ; et ce monde actuel se déploie pour l'observation comme thème de notre expérience immédiate. L'élucidation de l'expérience immédiate est l'unique justification de toute pensée ; et le point de départ de la pensée, c'est l'observation analytique des composants de cette expérience."3 Cet engagement de Whitehead pour l'élucidation de l'expérience immédiate m'a aidée à persévérer dans cette aventure.

Quant à la citation qui ouvre cette conclusion, "La philosophie est l'union de l'imagination et du sens commun réfrénant les ardeurs des spécialistes tout en élargissant le champ de leur imagination", elle illustre les difficultés propres à cette rencontre un peu particulière entre philosophie et droit, cette tentative d'élucider une expérience personnelle et située de la pratique du droit social au moyen d'une approche philosophique qui s'est construite chemin faisant. J'avais besoin de la spécialiste en droit social ; sans elle, je n'aurais pas pu saisir ce

1 "Procès et réalité", p. 67

2 "Contradictions", n°s 78-79, p. 102

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qui se jouait dans les textes que j'ai analysés. En même temps, il s'agissait de résister aux impatiences d'un "je sais", toujours prêt à jouer les gardes-frontières du savoir sur lequel il a prise. Il fallait imaginer un autre territoire, celui d'une langue commune dans laquelle juriste, philosophe, et profane – entendus au sens de personnages conceptuels, qui répondent de ces manières différentes d'envisager le monde qui cohabitent parfois dans le même humain - pourraient s'exprimer tour à tour et échanger leurs vues.

J'aimerais maintenant dégager de cette rencontre les grands traits qui vaudraient pour la pratique du droit en général, rendraient hommage à ce que j'appellerais le génie juridique, au sens où l'on parle de génie militaire et civil ; génie désignant à la fois l'art – construire, fortifier, entretenir, casernements, ponts, moyens de transports et de transmissions…- et les personnes – caserniers, sapeurs, mineurs, artificiers, télégraphistes, ingénieurs - qui l'exercent.

Un génie juridique où s'entretissent, comme dans l'usage de l'énergie nucléaire, les visées militaires et civiles, le service d'intentions guerrières - attaquer en justice, vaincre son adversaire, imposer un courant interprétatif ; et paisibles – produire un savoir du droit destiné à rendre justice au nom – et dans l'intérêt - de tous.

Visées civiles et militaires car, par génie juridique, j'entends les techniques d'approche du droit qui ont cours dans le système judiciaire, où l'interprétation n'est pas à elle-même sa propre fin, mais est moyen en vue d'une fin, se collette avec cet incontournable, les effets qu'elle doit produire : trancher un litige, et donc faire droit à une demande et débouter la demande adverse.

On se représente souvent la question de l'interprétation comme celle d'un équilibre heureux – à trouver - entre le sens originaire et l'adaptation que le passage du temps et le contexte circonstanciel rendraient nécessaire. Il s'agit dans ce cas d'un rapport que l'interprétant noue avec le texte, peut-être à l'intention d'un tiers, tout en maintenant avec l'auteur un dialogue imaginaire. Cette image de l'interprétation doit être retouchée en ce qui concerne la pratique du droit. En effet, en droit social, nombre de textes de droit positif sont d'origine récente, ou ont fait l'objet de modifications récentes, de sorte qu'ils sont adaptés au temps présent. Quant au praticien, il n'est pas lié de manière nécessaire et continue à un texte donné , il dispose de textes nombreux, de trois sources différentes, et de principes généraux du droit, auxquels il peut puiser. Généralement, il commence par naviguer parmi

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ces possibles, avant de se décider pour un raisonnement juridique. L'interprétation intervient après qu'en amont il ait fait choix de tel texte, ou fragment de texte, plutôt que de tel autre, et déjà plus ou moins décidé de la manière dont il va l'aborder. Enfin, il arrive fréquemment que, plutôt que d'interpréter lui-même la disposition légale eu égard au cas à juger, il se réfère à des interprétations "ready made", tirées de la jurisprudence ou de la doctrine, donc a priori.

L'arrêt polémique auquel j'ai consacré la première partie de mon travail m'était apparu comme une mauvaise interprétation, par la Cour de Justice des Communautés Européennes, de la directive européenne relative à l'égalité de traitement entre hommes et femmes ; mauvais faisant signe vers une infidélité, une trahison du texte, à démontrer et redresser. Ce qui a pu être démontré, c'est que la directive, interprétée de cette manière, ne présentait plus aucun intérêt, se vidait de sa substance, de son sens. Mais quant à falsifier l'interprétation en la prenant aux mots, à établir que tel de ses énoncés contredirait tel autre de la directive, les choses se sont avérées plus complexes. Avec des extraits tirés de la directive, hiérarchisés et agencés avec d'autres énoncés repris d'arrêts antérieurs de la Cour, et étayés de considérations personnelles et de principes du droit communautaire, l'avocat général a construit un ouvrage qui "tient" : la directive pouvait être interprétée ainsi. Ainsi mais aussi autrement ; "pouvait" au sens de possible, et possible au sens de : "rien n'interdit formellement que", "rien ne permet de s'opposer à ce que". Comme est possible ce qui est licite, c'est-à-dire échappe à la distribution entre légal et illégal. A la différence des lois de la Nature, qui traduisent, dans le langage humain, quelque chose qui lui est transcendant, ce qui, dans la Nature, s'oppose effectivement à ce que, produit nécessairement ou oblige à, pour le sujet qui les évoque, les lois, au sens juridique, sont des normes, des devoir être, sans autre point d'appui que le langage du sujet qui les produit. Elles dépendent donc, pour leur existence, de la manière dont le praticien mettra à profit la plasticité du langage, ses ambivalences et ses indéterminations, sans lesquelles celui-ci ne pourrait pas répondre pour le monde.

Cet arrêt polémique témoignait d'une activité métisse, qui mêle de manière inextricable l'exercice d'un pouvoir de juger, qui se réclame d'un droit positif censé le transcender – principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs - et sa propre contribution, ce faisant, à la fabrication du savoir de ce droit qu'il applique. Le Vrai, le Conforme au droit, s'y

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construit dans le geste même qui l'affirme ; c'est à cette pragmatique que je me suis intéressée, d'où, pour en rendre compte, "convocation" et "construction" conviennent mieux qu'"interprétation".

En quel sens, convocation ? Que l'on soit plaideur ou juge, que l'on cherche comment gagner un litige ou comment le juger, le dispositif des conclusions ou du jugement doit apparaître comme le résultat d'une argumentation qui est dictée par les dispositions légales, ou qui tout au moins s'en autorise. Mais le corpus législatif n'a pas le pouvoir de s'imposer d'office dans les débats, et de s'y faire entendre en toutes ses dispositions ; ce sont les acteurs du système judiciaire qui, en fonction des faits et des demandes, décident des points qui donneront prise au droit. C'est bien une convocation, une convocation à venir témoigner pour le législateur pourrions-nous dire, étant entendu que celui qui convoque décide du moment, du lieu, de l'objet de la convocation, et formule les questions auxquelles le droit aura à répondre en témoin, sans pouvoir s'évader de ce cadre prédéfini.

Convoquer le droit donc, pour satisfaire à une obligation, celle de conformer sa demande au droit, ou de juger en "disant pour droit" - c'est ce que j'ai appelé être "juridiquement correct". Cette première obligation fait l'unanimité parmi les acteurs du système judiciaire;

et ils s'en réclament auprès du public comme d'une nécessité à laquelle ils ne peuvent que se soumettre : dura lex, sed lex, qui confère à la loi une aura d'évidence, de stabilité, et d'universalité.

Quant au public, son attention se tourne avant tout vers les effets du dire le droit, et son exigence se porte vers le juste. Il lui serait certes difficile de s'accorder sur une définition a priori du juste, sur ce qu'il serait dans chaque cas particulier, mais le sentiment du juste et de l'injuste, et l'attente que le juste résulte du jugement, sont de l'ordre du fait. Ce pourrait bien être, pour l'exercice de la justice, ce que Whitehead appelle l'ultime : "Dans toute théorie philosophique, écrit-il, il y a quelque chose d'ultime qui est actuel en vertu de ses accidents. Cet ultime ne peut être caractérisé qu'à travers ses incarnations accidentelles et indépendamment de ses accidents, il est dépourvu d'actualisation."4.

4 "Procès et Réalité, p. 51

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Du jugement quant au "juridiquement correct", on pourrait dire qu'il est intra-langagier puisqu'il procède par comparaison entre deux discours, de niveaux différents, entre le droit positif et des énoncés dont il vérifie qu'ils n'y contreviennent pas – rapport de vérité comme adéquation, donc ; tandis que le jugement quant au juste est extra-langagier puisqu'il porte sur les conditions d'actualisation d'un "dire pour droit", qu'il évalue ses effets sur un certain état du monde.

Sous réserve de certaines exceptions, les plus hautes juridictions – Cour de cassation, et d'Arbitrage - à l'instar de la Cour Communautaire, n'ont pas pour mission de répondre à l'attente du public quant au juste, mais uniquement celle de vérifier la conformité au droit..

Le droit positif y est convoqué comme ce au nom de quoi elles distinguent, dans les thèses qui leur sont soumises, le vrai du faux. Ceci explique peut-être que le juste, chez certains acteurs du système, soit rabattu sur l'"être conforme au droit" ; pour ceux qui l'en distinguent, il paraît être, plutôt qu'une obligation unanimement partagée, ou prioritaire, une question d'attitude personnelle, un problème de conscience. Une question qui se pose différemment selon qu'on est plaideur ou juge. Le plaideur peut en faire un critère d'acceptation ou de refus d'une cause ; l'acceptation impliquant une obligation de loyauté envers le mandant, si, en cours de procédure, les procédés de défense que requiert la victoire cessent de faire bon ménage avec son sentiment du juste, il peut encore renoncer à son mandat. Le juge par contre n'a pas le choix de la cause ; il est obligé de trancher, et la question du juste, s'il veut la faire importer, doit être réglée de pair avec celle du juridiquement correct, en donnant raison à l'un et tort à l'autre des protagonistes. S'il veut la faire importer : je pense ici à tel juge de ma connaissance pour qui "juger, c'est donner raison à la meilleure, ou à la moins mauvaise, des deux thèses en présence".

Idéalement, le jugement serait un habit taillé sur mesure pour le litige, dans un tissu double face, l'une conforme au droit, l'autre, au juste. Dans les faits, si le droit est convoqué parce qu'il est un passage obligé, le juste peut être au rendez-vous, mais n'y sera pas à tous les coups. Cela témoigne d'une certaine latitude quant aux effets qu'on peut faire produire au droit, qui est fonction de la manière dont on l'interroge. Le risque d'une bifurcation entre juridiquement correct et juste surgit au lieu du "comment" de cette convocation, de l'intention qui l'anime : le droit répondra différemment selon qu'on lui demande d'être l'arbitre de la situation, de proposer des idées pour une solution équitable pour tous, ou de

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faire taire une thèse adverse. Différemment aussi selon la fenêtre qui lui sera ouverte sur le monde, pour qu'il puisse s'y repérer et y prendre appui.

Ainsi, les systèmes de discriminations positives visent à réduire les inégalités de fait dont sont victimes certaines catégories de sujets de droit. C'est l'arrière-plan de la proposition du législateur. Si celui qui convoque s'obstine à ne voir que l'individu isolé, et ses droits comme absolus, et non pas en relation avec ceux des sujets qui pâtissent de ces inégalités, les constructeurs de fausses oppositions entre égalité formelle et avènement de l'égalité réelle ont encore de beaux jours devant eux. Le droit répondra différemment aussi selon qu'on veillera ou non à ce que toutes les personnes impliquées dans une même situation délictueuse soient traitées en égales, quel que soit leur statut social – chômeur ou employeur - malgré que le système judiciaire autorise des traitements divergents.

Le plaideur et le juge convoquent le droit pour qu'il vienne fonder leurs dispositifs respectifs. Cette solution d'un litige particulier que l'on demande au droit d'apporter - ou de cautionner - requiert une construction juridique du problème, un agencement singulier de mots, de faits, et de choses : quelles demandes formuler, quels faits et quelles pièces présenter, avec quels moyens de droit les agencer - quels textes ou fragments citer, que va- t-on leur faire dire ? La réussite de la construction du plaideur requiert la reconnaissance du juge - il doit gagner son affaire ; celle du juge, de n'être pas contestée, et si elle l'est, de n'être pas réformée ou cassée par l'instance supérieure. Cette construction du

"juridiquement correct" a pour but de trancher le litige, et donc des effets ; c'est l'évaluation de ceux-ci qui permet d'établir si cette réussite se parfait d'une actualisation du juste.

Que requiert la prise de l'universel sur le particulier, du droit positif sur le "propre" du litige ? Premièrement, il y a la matière dont est fait le droit, qui est le langage ; il est ambivalent, ambigu, imprécis ; il se prête aux constructions : découpages, omissions, raccords ; mises en oppositions, connexions ; il accepte les créations de concepts ; il aime les glissements de significations et de sens, et la séduction, rhétorique et rationnelle. Et deuxièmement, mettant à profit pareilles qualités, il y a la créativité des artisans dont le droit est le matériau. Prise, donc, de l'universel sur le particulier. Mais qu'exprime cette prise d'un pouvoir du droit sur qui l'invoque ? Le droit n'est pas une instance autonome, extérieure, il ne peut se manifester et s'exprimer que par la médiation de l'homme. La vérité

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qu'exprime cette prise est une vérité d'affirmation, promulguée au terme d'une procédure de décision, qui peut passer par plusieurs degrés d'un ordre hiérarchique. Ici, le poisson mord à tous les coups. Mais ce sont les pêcheurs qui décident quel est le poisson qui va mordre, et à quel appât ; en cas de désaccord, le pêcheur le plus haut placé aura le dernier mot.

Cette prise peut être locale et temporaire : elle vaut ici et maintenant, pour ce litige, envisagé comme un problème à construire et à résoudre par le droit ; les effets qu'elle produit se limitent aux parties. C'est le premier mode d'exister du jugement ; mais une deuxième vie s'ouvre aussitôt à lui, où sa réussite va valoir, faire, jurisprudence.

La jurisprudence - de même que la doctrine – est le fruit de l'activité créatrice des juristes.

Mais qu'est-ce qui provoque cette activité ? Si le droit positif s'écrit sous la dictée du politique, dans la perspective de ce qu'il considère comme l'intérêt général, le "premier moteur" de la jurisprudence n'est pas l'intérêt général, ni l'intérêt pour le droit, mais un intérêt particulier, d'un particulier, né et actuel, dit le Code Judiciaire.

La jurisprudence est donc avant tout recueil d'exemples de solutions, de trouvailles, qui témoignent du savoir faire de leurs auteurs, dont on pourrait s'inspirer librement, pour l'approche d'autres cas particuliers. Mais seule une partie de ces exemples est thésaurisée par les juristes, à titre de source de droit, le reste tombant dans l'oubli. D'être seules sur le podium, certaines de ces "manières de faire" oublient qu'il en est d'autres, et tendent à se transformer en "c'est ainsi que l'on fait".

L'histoire sélectionne, en fonction des obligations que cette "science" s'est fixées, hauts faits et héros, et nous les fait connaître ; ce qui implique qu'elle en taise d'autres, lesquels, sauf pour ceux qui en ont été témoins, tomberont dans l'oubli. Les choix sont aux mains de qui l'écrit. En principe, la jurisprudence est l'ensemble, infini, des décisions judiciaires ; concrètement, c'est une histoire qui s'écrit à partir de certaines de ses réussites. Des réussites qui, avant d'y être contées, ont obtenu un aval d'ordre hiérarchique et/ou médiatique.

Hiérarchique, car telle est l'organisation du système judiciaire, où la juridiction supérieure a le pouvoir de confirmer ou défaire ce qu'a noué le niveau inférieur, de sorte que

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l'importance d'une réussite et sa notoriété dépendent du niveau de la juridiction. Au niveau suprême, sous fin d'unifier la jurisprudence, seule est posée la question du juridiquement correct. Y est donc instituée de droit une bifurcation entre "dire le droit", dire ce que la loi veut et permet de dire, et les effets de ce dire. Cette bifurcation coupe le droit de sa raison d'être, trancher un litige, qui l'ouvre sur le monde, et le referme sur lui-même, en un cercle intra muros. Le langage, séparé de la pensée de ses effets, ne se règle plus sur le réel, il peut être ployé en tous sens. Plus rien dès lors ne permet de faire pièce à l'autre bifurcation, de fait celle-là, celle entre juridiquement correct et juste, ni même n'incite à lui être attentif.

D'un savoir-faire, d'un art de construire où il dépend de l'artisan qu'il mette le droit en relation avec les éléments de la cause et avec le juste, on bascule vers un Savoir, un Vrai a priori, un ready made qui élude l'épreuve de la réalité, des faits et du juste, et qui a le pouvoir de disqualifier tout énoncé qui ne serait pas à son image.

Ou médiatique car seules s'imposeront au delà de leur champ d'effets originaire, pour ce qui est des juridictions de première et seconde instances, les réussites qui se seront fait connaître, qui auront été publiées et éventuellement commentées par les médias juridiques.

Ceux-ci, comme tous les médias, disposent d'une certaine marge de manœuvre dans le choix des informations qu'ils diffusent, et s'ils émanent d'initiatives privées, on peut s'attendre à ce que ce choix ne contre pas les intérêts de qui les promeut. En droit du travail, le contenu des revues spécialisées, et son évolution, témoignent de l'engagement de cabinets d'avocats patronaux et de leur intérêt pour les décisions et les travaux de recherche qui édulcorent le rôle protecteur ce droit. Et quant aux séminaires de formation qui y sont proposés, certains affichent un coût de participation prohibitif ; quand des magistrats y participent ou y donnent conférence, ces jeux de rencontres et de partage de construction de savoir entre magistrats et avocats peuvent faire naître, chez les moins nantis qu'exclut leur coût, la crainte que cette proximité ne soit propice à quelque lobbying.

La consécration par la hiérarchie judiciaire, ou la promotion par les médias privés, valent, pour une décision judiciaire, intronisation en tant que source de droit. Or la jurisprudence, lorsqu'on la révère comme source de droit plutôt que comme relance de la créativité, pose question. La motivation de la décision était la solution d'un litige ; ce qui était invention, manifestation d'un savoir faire, et dépendant de la pugnacité des parties, va être repris au titre de savoir normatif, de passage(s) obligé(s). Les éléments qui contribuent à la réussite,

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ici et maintenant, s'apprêtent à muter en contraintes, imposables aux problèmes à venir. Les variations sur l'air du droit positif, écrites pour les besoins d'une cause, par une partie ou par le juge, sont fragmentées en énoncés détachables, tenus pour éclats de vérité ; combinés avec d'autres éclats, ils s'avèrent capables d'influer le sens et les effets d'une loi, sans que le législateur en ait modifié la lettre, et de disqualifier tout énoncé qui s'en écarte.

Les médias juridiques contribuent à former et à imposer un courant jurisprudentiel dominant qui s'impose de fait – il est seul à se faire connaître, entendre, ou rassemble le plus grand nombre d'adhérents. Un renversement de tendance reste possible. Mais il peut être tenté de s'imposer aussi de droit - être seul à avoir droit de cité, le droit d'être seul cité, et de préjuger, à l'instar des juridictions suprêmes, du juridiquement correct. Il se veut alors majoritaire, majoritaire étant pris ici non pas au sens quantitatif, mais au sens où, seul à se faire entendre, il devient l'étalon, le "la", de ce qu'il convient d'affirmer, de juger, et de penser, au nom du droit. Au risque d'un flirt plus ou moins appuyé entre jurisprudence et intérêts ; parmi ces constructions juridiques qui débouchent sur un "oui" donné à une demande particulière, recevront la préférence, voire l'exclusivité, celles qui privilégient certaines catégories d'intérêts socio-économiques, qui s'imposent eux aussi en

"majoritaires". Le courant majoritaire impose ses "vérités ici" comme "vérités partout".

Contre elles, celui qui se trouve mis en position de minoritaire a fort à faire pour avancer contestations ou objections.

Majoritaire ou minoritaire, l'une et l'autre position se construisent au moyen des mêmes gestes, ceux de la créativité : exploration des ressources, épanouissement des possibles, agencements inventifs des mots et des choses, procurent au praticien le bonheur de créer une œuvre qui s'apparente à l'art du quilt, cet art où l'on assemble des tissus ou autres matériaux de formes et de provenances variées, de manière à ce qu'ensemble ils composent un tableau : agencement d'une motivation qui conduit au dispositif, à la décision souhaitée.

Mais les deux positions diffèrent en ce que le majoritaire, surtout s'il est talonné par des intérêts avec lesquels il aurait fait alliance, entend figer ce qu'il a créé. Le moment créatif est arrêté par son contraire, le moment dogmatique : la multiplicité des possibles se referme sur l'Un. Ce possible-ci, une fois actualisé, transmute en nécessaire, est consacré comme seul "conforme au droit". Ainsi, et pas autrement. A la différence de l'Un vers lequel tend l'herméneutique, Un qui est de l'ordre d'un idéal – une interprétation qui

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ouvrirait l'intention du législateur sur le temps présent et les circonstances du litige - le majoritaire prétend verrouiller le sens, maîtriser les effets.

Les prétentions du majoritaire ne se limitent pas à ces passages de "l'interprétation" qui constituent la jurisprudence et la doctrine, elles prennent parfois pour cible certaines lois, ou certains domaines du droit. Tel le droit du travail, qui se trouve être doublement

"minoritaire", cible à la fois des flèches de certains puristes du droit civil et des organisations d'employeurs.

Minoritaire au sein du droit civil, où il joue les cadets et les mauvais élèves. Il est en effet de facture plus récente que le Code Civil. Et il est destiné à réguler les relations entre travailleurs et employeurs, de manière à pallier à certaines conséquences de la dépendance économique des travailleurs salariés ; il s'inscrit ainsi contre les valeurs majoritaires au sein du droit civil - égalité des parties, autonomie des volontés, liberté de convention, droit de propriété, liberté d'entreprendre, etc.…De sorte que, s'il est l'égal, hiérarchiquement parlant, du Code Civil, certains puristes prétendent l'y subordonner.

Minoritaire, ensuite, parce que les organisations professionnelles d'employeurs ont su mettre en œuvre un dispositif efficace (financier et humain) pour déstabiliser cet "intrus" : intérêt pour le droit, intelligence de ses possibilités, volonté d'influencer la jurisprudence, fronde contre telle loi, investissements intellectuels et financiers dans des objectifs concrets, à long terme, et renouvelés, maîtrise des médias juridiques spécialisés. Elles sont en train d'y imposer un courant jurisprudentiel majoritaire, agent actif de l'érosion évoquée par Mme Jamoulle. Les organisations représentatives de travailleurs, elles, ne se font guère entendre. Elles ont moins de moyens financiers. Mais peut-être aussi leurs dirigeants sont- ils moins conscients de cette érosion et de cette minorisation que leurs délégués devant les juridictions du travail, qui les vivent au quotidien ; et de la nécessité, pour la contrer, de faire alliance sur le terrain judiciaire, habituées qu'elles sont à se faire concurrence dans les entreprises.

Ces prétentions majoritaires, pour s'imposer, transforment le droit du travail en champ de manœuvres sophistiques. Le danger, ici, est que la sophistique incite à se saisir du discours du droit comme d'un monde autonome et fermé sur soi, coupé de sa caution ontologique,

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les effets qu'il induit pour ses assujettis. Le débat juridique, la polémique sur les mots, masque le conflit des intérêts, les enjeux politiques, le recul de l'état social. A moins d'en être des familiers, les citoyens n'en sont guère informés. Ils ne sont pas conscients non plus de ce que la hiérarchie judiciaire représente de contrainte(s), pour le plaideur mais aussi pour les "petits" juges attentifs à rechercher le juste, limités qu'ils sont dans leur liberté d'entreprendre, de juger, par le risque que leurs arguments soient réformés ou cassés.

Les médias parlent très peu de ce qui participe de l'activité quotidienne de la justice. Un certain pénal tient parfois la vedette, des crimes et délits de nature physique, mais pas ou peu de délits en cols blancs. Or la justice pénale ne se lit pas seulement dans un "comment"

– comment elle juge - mais aussi dans un "ce que" et un "ceux que" : ce et ceux qu'elle poursuit, ce et ceux qui bénéficient de classements sans suite ou de prescriptions. Des juridictions civiles émergent quelques procès à consonance politique ; devant les médias, le juriste est invité à tenir le rôle de l'expert, à se faire le porte-parole du droit comme autorité transcendante ; il ne représente pas sa pratique dans sa dimension "militaire", offensive, et, avant tout, il n'évoque pas l'ingénierie dont le droit est l'objet.

Dans les séminaires qui nouent des liens entre droit et "civils", c'est souvent autour de ce que R. Dworkin appelle "hard cases", qu'on débat, de problèmes qui mettent en vitrine les complexités des raisonnements juridiques, le questionnement éthique, les exigences de la morale. Dans la vie du praticien, ces "hard cases" sont l'exception ; l'essentiel, ce sont des procès concernant des "quiconque" et du "quelconque". Le Pouvoir passe par là aussi, et surtout ; par ces litiges où sont en cause des gens comme vous et moi, des faits qui n'ont rien de médiatique. Nombre d'entre eux relèvent du droit social.

Or, ce droit social est devenu, ces dernières décennies, une des branches les plus "chaudes"

du droit. Droit "chaud" parce que soumis à une déconstruction que Mme Jamoulle a objectivée dans son étude portant sur la période 1975 – 19955 - à laquelle nous avons fait écho dans notre introduction générale - et identifiée comme l'effet d'une double évolution, normative et jurisprudentielle. Mais, en dehors des réunions des spécialistes, peu d'informations circulent sur cette évolution. Pourtant, le bien-être quotidien de nombre d'entre nous dépend de lui, et le devenir social de l'Europe passe par la défense – ou la

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reconquête - de ses acquis. Dans ma pratique, j'ai bien sûr rencontré nombre de juges et d'avocats qui se montraient respectueux de son esprit originaire, et je les en remercie, mais le fait est que la déconstruction de ce droit, et son ampleur, ont dominé mon expérience professionnelle.

J'ai été intriguée par l'érosion d'origine jurisprudentielle. J'ai le sentiment qu'en m'arrêtant sur des textes soupçonnés d'y participer, j'ai pu la saisir sur le vif, la décrire. Je conclus qu'elle est une conséquence possible, mais nullement nécessaire, des deux mouvements constitutifs du dire le droit : tantôt constructif, inventif, créatif, et tantôt péremptoire, dogmatique, exclusif.

J'espère, par ce portrait "situé" et critique de cette pratique, intéresser l'activité philosophique. Les agencements de langage que j'ai abordés appellent des développements plus spéculatifs, une sorte de méditation métaphysique sur la nature du langage, et ses

"lois", qui se prêtent à des gravitations diverses du sens et à la production, à partir des mêmes mots, d'autres effets. Mais, pour la tenter, il fallait d'abord lui fournir le substrat d'une expérience élucidée, et c'est à cela que je me suis consacrée.

*

Sortons sur la pointe des pieds du Palais Poelaert, laissons la Cour de Cassation siéger en son premier étage. A quelque pas d'elle, si nous y prêtons l'oreille, le Conservatoire Royal de Musique, de connivence avec le Petit Robert, propose au sens un autre mode de gravitation :

"Cassation" : divertissement écrit (pour instruments à vent , à cordes),

et pour être exécuté en plein air.

Cassation de Mozart."

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