• Aucun résultat trouvé

LA DESCENTE AUX ENFERS D'HADRIEN

N/A
N/A
Protected

Academic year: 2022

Partager "LA DESCENTE AUX ENFERS D'HADRIEN"

Copied!
10
0
0

Texte intégral

(1)

EMMANUELLE KRETZULESCO

LA DESCENTE AUX ENFERS D'HADRIEN

Hommage à L.B. Alberti

à l'occasion du cinquième centenaire de sa mort : 1472-1972.

L'itinéraire spirituel de l'empereur Hadrien passait par la Voie Eleu- sinienne, le grand événement de sa vie ayant été son initiation aux mystères d'Eleusis.

Parcourir la Voie Sacrée était en soi une initiation. Partant du temple de Thésée à Athènes — où i l méditait sur la nécessité de saisir le fil d'Ariane afin de sortir du labyrinthe des ténèbres inté- rieures —, le pèlerin traversait l'agora à la suite des mystes ; i l passait par la Double Porte ou Porte Sacrée, conduisant d'un côté vers l'Aca- démie et de l'autre vers la ville sainte d'Eleusis. Le cheminement initiatique commençait le long de la Voie Eleusinienne, bordée de monuments funéraires : la méditation sur les fins dernières était facilitée par la lecture des épitaphes et par la contemplation des scènes allégoriques représentées sur les tombeaux.

Mnésimaché

Parmi les sujets de méditation, i l y en avait un se référant au mythe de Mnésimaché, « celle qui rappelle la lutte ». Ce personnage symbolise le souvenir des combats de géants et de centaures au mo- ment de l'émersion des montagnes, la lutte de la lumière contre les ténèbres au début de la création et enfin le conflit entre les éléments contraires du feu et de l'eau, à l'origine de la vie lorsque l'Amour, le feu divin, l'Eros lumineux, triompha de la résistance de l'eau froide, obscure, créant au sein de celle-ci la matière vivante.

Le nom de Mnésimaché est un rappel à l'acte créateur divin.

Curieusement, i l nous ramène au titre énigmatique d'un des plus beaux livres de la Renaissance : l'HYPNEROTOMACHIA POLIPHILI, ou « Combat en songe, par amour, de l'amant de Polia ». S i Polia est l'abréviation du nom primitif d'Athéna Polias — la Sagesse Divine —, nous voici devant l'évocation du « combat en songe, par amour de la Sagesse, de l'amant de celle-ci » ; Sagesse qui équivaut à connais- sance de l'univers. Mais qui est l'amant de la Sagesse si ce n'est le Philosophe par excellence, l'amant de la Sophie, c'est-à-dire de Polia ? Le livre de Poliphile est donc l'évocation d'un combat, d'une quête spiri- tuelle, d'une réflexion sur les lois et le mécanisme de l'univers reflétant les préoccupations d'un chercheur derrière lequel on devine un groupe de penseurs.

(2)

Palestrina, demeure d'Hadrien

Depuis qu'en 1965 le Pr Maurizio Calvesi de l'université de Rome a pu identifier un des monuments décrits par Poliphile dans sa vision, il a été facile de retrouver le parcours entier du visionnaire, d'iden- tifier les personnages qui se cachent derrière ce pseudonyme et enfin de reconnaître le théoricien auquel remonte la recherche condensée dans cette évocation.

La pyramide à gradins surmontée d'un obélisque soutenant une statue en métal doré de la Fortune, telle qu'elle est décrite dans le Songe de Poliphile, existe réellement dans le Latium. C'est le temple pyramidal de la Fortuna Primigenia, situé à Palestrina, l'ancienne Praesneste. Hadrien avait fait enchâsser dans une ziggourat les deux sanctuaires superposés de l'Aedes Fortunae. Le sanctuaire supérieur, contenant le trésor des villes latines, aurait eu, à en croire Poliphile, la connaissance de la planète comme thème du culte, avec le corollaire de la connaissance des conditions de vie de l'homme ; cette partie du temple était placée sous le signe de Minerve comme en témoignait le masque de Méduse défendant l'accès. Le sanctuaire inférieur était dédié à Aphrodite, c'est-à-dire à la connaissance des sources de la vie ; il était gardé par un dragon, traditionnel gardien des sources.

Hadrien avait fait paver la grotte ancienne dite Antre des Sorts, ainsi que son pendant formant l'abside de l'AuIa Absidata, de mosaï- ques représentant l'une le Monde Marin, milieu d'origine de la m at ièr e vivante ; l'autre la commémoration au bord du N i l de la création des Animaux. Du temps de l'empereur, on pouvait contempler ces deux scènes sous un voile d'eau courante afin que le mythe de l'origine aquatique de la première étincelle de vie apparut avec le plus d'évi- dence possible. Hadrien s'était fait construire une villa face au temple pyramidal de la Fortune, pour méditer à son aise sur le sens du culte que l'on y célébrait. Le fait d'exister étant pour l'univers une chance, une fortune, — dès son apparition in mente Dei —, le nom de Fortuna Primigenia représente l'apparition de l'Autre comme évé- nement possible dans la pensée de Celui qui a dit de lui-même : « Je suis celui qui suis » ; « 'OÛN », selon une inscription que l'on peut lire dans un passage de Poliphile. Tout a commencé par un rêve divin :

« Perchance to dream... » L'être créé, rêvé par l'Incréé avant la diffé- rentiation de Celui-qui-est d'avec l'Autre. Ainsi s'explique le sens de la question primordiale : « To be, or not to be ? » (En la posant, Hamlet révèle qu'il connaissait le sens de la Fortuna Primigenia.)

Le temple fut souvent ravagé au cours des siècles ; i l est actuelle- ment difficile d'en discerner les éléments sous les constructions du bourg édifié peu à peu sur les anciennes terrasses.

Restauration du temple

E n 1436, les milices d'Eugène IV détruisirent une fois de plus ce qui restait du temple, n'en laissant « qu'un monceau de ruines ». Mais à l'avènement de Nicolas V l'humaniste, le fief de Palestrina fut rendu aux Colonna, seigneurs du lieu depuis le mariage d'un des leurs au XE siècle avec la dernière descendante des comtes de Tusculum. E n

(3)

L A D E S C E N T E A U X E N F E R S D ' H A D R I E N 283 1447, le jeune prince Stefano Colonna entreprit la restauration du site avec l'aide de l'architecte L.-B. Alberti, ami de son oncle le cardinal Prospero Colonna. Alberti, chargé du relevé des ruines du Latium, connaissant chaque pierre de Palestrina, était plus qualifié que nul autre pour cette entreprise. Faisant partie de l'entourage du cardinal Colonna, un des hommes les plus savants de son temps, Alberti avait pris part aux débats de l'Accademia Vitruviana instituée dans la rési- dence d'été de ce prince de l'Eglise, à Zagarolo, non loin de Pales- trina. Poliphile décrit la cour de Prospero sous le nom d'emprunt de cour de la reine Eleuthérillide, ou reine du libre arbitre. E n effet, un des sujets discutés dans l'entourage du cardinal était le libre arbitre, objet d'un ouvrage du philosophe Lorenzo Valla.

Le groupe entourant le cardinal tendait à la résurrection de la pensée antique, dirigeant ses recherches vers les sources de la virtus et de l'animus (équilibre psychique et courage) des Romains, afin de mieux pénétrer leur manière de posséder le libre arbitre et par con- séquent la fortune, c'est-à-dire la maîtrise de soi, condition première de la maîtrise du monde. Alberti, qui médita toute sa vie sur la virtus, sur la fortune et sur le libre arbitre — thème des futures disputes de Port-Royal — voulut dégager de l'art architectural des Anciens la sciences des nombres et le sens des cultes. Une leçon qui ne fut pas perdue pour Louis X I V , élève de Mazarin... Or, le cardinal tenait son savoir des Colonna.

Les pères de Poliphile

Il n'est pas difficile désormais de retrouver la pensée d'Alberti, de Valla et des autres membres de l'Accademia Vitruviana dans l'évo- cation onirique de Poliphile. L'occultiste français Jacques Gohorry, présentateur de la version française (1), a affirmé qu'un prince romain du nom de Francesco Colonna est le personnage nommé dans un acrostiche célèbre résultant de l'union des initiales des trente-huit chapitres du livre : POLIAM F R A T E R FRANCISCUS COLUMNA P E R A M A V I T (Polia a été passionnément aimée par le frère Francesco Colonna). Un des présentateurs français du Songe a révélé que ce livre, tel Bacchus, avait eu deux pères : le premier lui ayant donné essence et le second l'ayant sauvé par sa puissance (celle de la maison Colonna). Il est donc légitime de songer à Alberti comme premier père de Poliphile, œuvre dont le but fut de transmettre d'une manière cryptographique la doctrine de l'Accademia Vitruviana à partir du moment où, sous le pontificat de Paul II, la Curie persécuta les huma- nistes (2).

Francesco Colonna, fils de Stefano, neveu du cardinal Prospero, élève d'Alberti, nanti d'une solide formation de latiniste et connu dès sa vingtième année comme antiquarius, aurait « sauvé et remis au monde » Poliphile après la mort d'Alberti (1472), par une transcription du texte en la langue composite dans laquelle i l parut à Venise (1499) ; langue qui a fait le désespoir des lecteurs non initiés ainsi que des puristes ; mais qui eut l'avantage de le mettre à l'abri de l'Inquisition.

Persécuté et excommunié par Alexandre V I en 1501, Francesco Co- (1) Discours du Songe de Poliphile, Paris, Kerver, 1546, 1554 et 1561.

(2) La genèse de Poliphile sera expliquée in extenso dans l'ouvrage que prépare E. Kretzulesco intitulé : Les Jardins du Songe.

(4)

lonna, prince de Palestrina, patricien non seulement de Rome mais aussi de Venise comme tous ceux de sa maison, pourrait être iden- tifié à l'un des moines du monastère des saints Jean et Paul de Venise, dont la présence est signalée dans cette communauté en 1522.

Après la crise qui l'avait amené devant le tribunal de l'Inquisition, où i l se défendit sans l'aide d'un avocat, Francesco Colonna n'est plus cité par les historiens si ce n'est lorsqu'ils donnent la date de sa mort (1538).

Son fils Stefano gère le fief, se rend à la cour de François Ie r et à celle du grand-duc de Toscane. Quant au moine Francesco Colonna apparenté à plusieurs papes, cardinaux et hommes très nobles (sic), ce qui le différencie de ses homonymes appartenant au même couvent et le singularise assez pour qu'il soit permis de voir en lui le prince de Palestrina vieillissant, veuf et désabusé, c'est surtout sa condition de « parent de plusieurs papes ». Le prince comptait parmi ses ascen- dants Martin V ; i l était allié à Léon X et à Clément V I I .

Un guide du Latium

Les descriptions et les illustrations de Poliphile correspondent à une série de lieux géographiques réels. E n suivant Poliphile dans le Latium, c'est Alberti que nous aurons comme guide ; sur les pas de ce dernier nous pénétrerons successivement dans les demeures d'Ha- drien. Une filiation spirituelle s'ébauche, reliant Alberti à Virgile d'une part, à Poliphile de l'autre et ce dernier à Hadrien. Francesco Colonna et Laurent de Médicis adolescents sont les disciples d'Alberti qui est un des porte-parole de l'Accademia Vitruviana en laquelle triomphe la pensée de Nicolas V , c'est-à-dire de l'Eglise romaine avant l'élection de Rodrigo Borgia au titre de vice-chancelier (1456). Le jeune Laurent de Médicis et sa bien-aimée Lucrezia Donati auraient prêté leurs visages aux protagonistes de la deuxième partie du Songe afin que l'académie néo-platonicienne de Florence fût directement mêlée à la résurrection de la pensée antique condensée dans les allégories de Poliphile. Les demeures d'Hadrien visitées par Poliphile forment les étapes du cheminement spirituel des hommes auxquels on doit la résurrection des cultes antiques dans le contexte du concile de Flo- rence ; une voie qui, pour avoir été abandonnée à partir de la mort de Nicolas V et de Pie II, ne représente pas moins les recherches de ces deux successeurs de Pierre.

L'aspect actuel des lieux visités jadis par Poliphile s'efface : dans l'imagination du promeneur, grâce au Visionnaire, les sites apparais- sent tels qu'ils étaient autrefois. Le visiteur, pris au jeu des miroirs, ne résistera plus au plaisir de dévider à rebours le fil du temps...

Les sources spirituelles du Songe

Si telle a été l'élaboration du Songe de Poliphile, i l faudra revenir aux sources spirituelles de cet ouvrage. Sans aucun doute, celles-ci remontent aux recherches d'Alberti dans le Latium. Or dans la plupart des sites explorés par le Visionnaire, nous retrouvons la pensée d'Ha- drien.

Après Palestrina et Zagorolo, Poliphile nous conduit plus loin dans la campagne romaine et nous fait assister à l'évocation d'anciens

(5)

L A D E S C E N T E A U X E N F E R S D ' H A D R I E N 285 cultes et mystères en lesquels transparaissent non seulement les croyances des Latins et des Etrusques, mais aussi la doctrine sacrée d'Eleusis.

L'itinéraire

Les étapes du cheminement de Poliphile dans le Latium et celles du pèlerin d'Eleusis ont des analogies frappantes. Le Visionnaire du X Ve siècle commence par se perdre dans le labyrinthe végétal de la forêt côtière, dans la région du mont Circéo, une forêt hantée par les bêtes sauvages. De nos jours, on chasse encore le sanglier à Castel Porziano, sur cette m ê m e côte.

D'autre part, le temple de Thésée, avec son évocation du labyrinthe, se trouvait au début de l'itinéraire suivi par les pèlerins qui d'Athènes se rendaient à Eleusis pour les fêtes en l'honneur de Cérès.

Une des premières inscriptions de la voie Eleusinienne, qu'il était donné de lire à un pèlerin venant d'Athènes, regardait la fonction des Nymphes, c'est-à-dire de l'Eau, comme élément nécessaire à la vie.

L'épitaphe en question est composé d'un seul vers :

"To itâv è(i7) vexe, Nûitçat Kakaf

(Vous filez, vous êtes le lien de tout, ô belles Nymphes) Le fil que les Nymphes enroulent sur leurs fuseaux est semblable à celui des Parques ; i l symbolise le fluide vital. L'inscription est complétée par une invocation :

"fe xûs, ônepxoe"

(Féconde, enfante, réenfante)

Il s'agit d'une des formules sacramentelles des Eleusinies, la plus importante, la plus solennelle de toutes. Parfois on la trouvait gravée sur la margelle d'un puits sacré. Les jeunes filles offraient leur vir- ginité à l'eau d'une source avant de rencontrer leurs époux ; c'est donc à l'eau qu'elles demandaient son pouvoir vitalisant. L'eau comme véhicule du fluide vital ne conserve ses propriétés qu'à la condition d'être laissée pure. De nos jours, polluée par des produits chimiques et assainie par d'autres procédés, l'eau morte ne sera plus jamais

« la meilleure des choses », selon l'expression de Pindare.

Le chemin suivi par Poliphile conduit du labyrinthe végétal de la côte du Circéo, à travers les marais pontins, vers une vallée d'où il apercevra la silhouette pyramidale du temple de la Fortune de Palestrina. Mais avant de parvenir dans la nécropole au pied de l'Aedes Fortunae, le Visionnaire a été désaltéré par « trois gouttes de rosée » en lesquelles nous reconnaissons les sources du jardin de Ninfa, situé dans la plaine entre la côte d'Antium et du Circéo d'une part et d'autre part les collines de Velletri et de Cori entre lesquelles passe la vallée conduisant à Palestrina. Ce jardin était voué aux nymphes.

« Eamus ad Nymphas » disaient autrefois les voyageurs assoiffés pro- venant de la Voie Appienne.

(6)

Charon

Plus loin, dans la Voie d'Eleusis, on trouvait sur un des monu- ments funéraires bordant la route, une sculpture en bas-relief repré- sentant un banquet. Un des invités sera enlevé par Charon dont on aperçoit la barque à l'arrière-plan.

Charon, le transporteur d'âmes, est souvent symbolisé chez les Grecs par le cheval Thanatos, dont le nom signifie la Mort.

Or Poliphile a représenté cette dernière par un cheval ailé en bronze, qu'il nomme « Equus Infoelicitatis », l'équivalent de cheval de la mort.

Sur son dos, i l transporte des nouveau-nés (les hommes nés à nou- veau, après la mort du vieil homme).

Les épitaphes des héros, sur la Voie Eleusinienne, montrent l'exemple de ceux qui, grâce à leur courage, ont atteint le dépassement de soi.

D'où leur naissance dans une dimension nouvelle.

Dans le sanctuaire supérieur de la Fortune, Minerve (la Sagesse, la Connaissance) instruit Poliphile sur la manière de « saisir la Fortune par les cheveux », c'est-à-dire de gouverner son destin. Cette nouvelle étape sera atteinte grâce à la connaissance des secrets de la création : vie, mort, résurrection, le cycle de la renaissance sans cesse renouvelé.

Les sens

Sur le sentier du palais de la reine Libre Arbitre, à la sortie de la pyramide, les nymphes des Cinq Sens instruisent Poliphile : elles lui apprennent à gouverner les réactions de son corps parmi lesquelles celles qui se traduisent par les phénomènes de l'érotisme. Une effer- vescence erotique se dompte par l'absorption de certaines racines, telle celle de l'iris jaune ou jaùlnet d'eau, pratique connue par les ascètes des différentes religions.

Pendant la fête dans le palais et plus tard dans les jardins de la reine Eleuthérillide, Poliphile apprend les secrets du grand art (l'al- chimie) ainsi que ceux des astres. Il saura que les lois de l'harmonie gouvernent le cosmos au moyen du rythme.

La sagesse

Le pèlerin Poliphile rencontre enfin la Sagesse elle-même, sous les traits d'une nymphe portant une torche allumée. Elle sort de sous une tonnelle de jasmins et vient à sa rencontre. Le jasmin est la fleur des fidèles d'Amour persans. Par la Provence elle parvint en Italie comme emblème de la connaissance et fut adoptée par les peintres maniéristes.

Pour en revenir à Hadrien, pèlerin d'Eleusis et maître spirituel de Poliphile, remarquons une différence entre les leçons que le premier reçoit sur la voie sacrée d'Eleusis et celles que reçoit son disciple du xV siècle dans le Latium : la quête du pèlerin éleusinien est essen- tiellement mystique, alors que celle du Latin a surtout une orien-

(7)

LA D E S C E N T E A U X E N F E R S D ' H A D R I E N 287 tation moralisante. Elle ne sera mystique que par la suite. Le Grec avait évidemment appris sur le chemin de l'Académie — avant d'ac- céder à celui d'Eleusis — ce que le Latin apprend dans la vallée de

Praeneste. ' L'itinéraire latin ne rejoindra le grec qu'à partir du moment où la

Sagesse apparaîtra au visionnaire sous la tonnelle de jasmins.

Les processions

Le défilé des chars illustrant les triomphes de Zeus initieront Poliphile à ce que les Grecs, en se rapprochant d'Eleusis, apprenaient sur l'ac- tion divine qui est à l'origine des forces de la nature.

Pour se disposer à comprendre ce que la Sagesse a promis de révéler à son esprit, Poliphile repasse dans sa mémoire les mythes aptes à stimuler son courage : ceux de Persée délivrant Andromède et de Jason conquérant la Toison d'or. Le premier cache une doctrine relative à la reproduction de la vie, le Dragon représentant la mem- brane nommée hymen qui préserve l'utérus ; le second montre la voie de la conquête de l'or alchimique, c'est-à-dire de la perfection. Ce- pendant le visionnaire affirme que la conquête la plus précieuse est celle du Libre Arbitre (moyennant laquelle toutes les autres sont possibles).

Cette énumération prouve une fois de plus les connaissances qu'avait Poliphile du monde grec, ce qui n'est pas surprenant si l'on considère la présence à Rome du cardinal Bessarion et de Gémiste Pléthon à l'époque où le cardinal Colonna tenait sa cour à Zagarolo. Or Bessa- rion et Colonna représentaient les deux piliers de l'Eglise du temps de Nicolas V , le fondateur de la bibliothèque du Vatican. Poliphile

— le personnage qui incarne le mouvement imprimé par ces ecclésias- tiques aux savants de leur époque — compare l'amour qui le lie à la Sagesse au nœud gordien ; cette Sagesse qu'il a rencontrée grâce aux conseils du Libre Arbitre durant la fête en un palais à l'image de celui de Zagarolo.

C'est dans cette disposition d'esprit que le visionnaire contemplera les triomphes de Zeus servi par les Quatre éléments : Europe, la Terre ; Léda, l'Eau ; Danaé, le Feu (l'or solaire) ; et Sémélé, l'Air. Le point cul- minant de la procession est représenté par le triomphe du Vase Mys- tique, la grande coupe contenant le « sang de la Terre », ce jus de la vigne aux propriétés divinisantes grâce auquel la fureur sacrée fera sortir l'adepte de son enveloppe charnelle. C'est l'Orgie qui triomphe ici —, comme elle le faisait durant les processions bacchiques en Grèce ; les Ménades nues font tinter leurs cymbales : la nudité est un symbole du dépouillement de l'enveloppe charnelle. Selon Panofsky, l'amour sacré est nu, tandis que l'amour profane est encore affublé des vêtements qui enveloppent la réalité ésotérique. Les Bacchantes agitent des branches chargées de pommes de pin, symbolisant la glande pinéale, organe des facultés divinatoires. L'une d'elles porte un panier rempli de figues, le fruit de l'arbre sacré devant lequel s'arrêtait la procession d'Eleusis ; ce fruit coupé en deux rappelle l'organe génital féminin, d'où sa sacralité. Au cri de « Eu Bacche ! » le défilé avance, précédant et invoquant les nymphes, les naïades, les satyres. Tout ce monde évo- que, dans l'esprit du visionnaire, d'innombrables épisodes de la Grèce mythique.

(8)

Le souvenir de Tivoli

Une réflexion au bord des sources, à l'ombre des bosquets, suit cette vision. La nymphe Polia aide le pèlerin à comprendre ce qu'il a vu. On retrouve le paysage de Tivoli dans la description des innom- brables sources et ruisseaux qu'en donne le Visionnaire : « Les sources et les ruisseaux coulent parmi les fleurs des champs à l'ombre des arbres ; les rivières affluent des vives fontaines aux eaux de cristal, s'épanchant en vagues transparentes... » A l'entour, on aperçoit des collines aux pentes douces, couvertes d'une végétation allant du lau- rier aux arbres fruitiers, aux pins, sapins et cyprès. Qui ne recon- naîtrait les collines, les sources et les cascades de Tivoli, ce lieu de pré- dilection d'Hadrien, choisi par lui pour y bâtir le palais du « Temps retrouvé » ? Chacun des souvenirs de l'empereur, chacune des étapes de son cheminement spirituel devait y recevoir une forme tangible...

N'y avait-il pas réuni les livres qui lui avaient servi de guides ? N'y avait-il pas reconstruit le Poecile, l'Académie et le Canope ?

La Cène

La méditation de Poliphile se poursuit lorsque, entraîné par la nym- phe Polia, i l s'engage dans le sentier conduisant au temple de Vénus où i l assistera à la célébration d'un rite mystérieux : le sang des vic- times fera s'épanouir sur l'autel un arbre dont les fruits seront man- gés par les hiérophantes.

L a leçon est ardue : le sang répandu sur l'autel donne lieu à l'appa- rition de l'Arbre de Vie, dont les fruits seront mangés. Manger, boire, s'unir à l'essence même de la vie — celle qui existe dans les deux univers, le visible et l'invisible, circulant de l'un à l'autre comme un fleuve tantôt souterrain, invisible, tantôt visible —, est le but de toute institution religieuse. L'eucharistie instituée par le Christ existait déjà dans la vision des précurseurs mythiques tels qu'Orphée. Voilà sans doute le sens du mystère dans l'allégorie inventée par Poliphile.

Mort et descente aux enfers

Après la Cène, i l faudra affronter la mort et la descente au royaume des ombres. Amour et mort sont liés : « Amor vincit omnia (l'Amour

relie toutes choses), et nos cedamus amori » (et nous nous rendons à cet amour). Tel est le vers virgilien dont le premier hémistiche forme

la devise qui inspire la quête de Poliphile. Elle donne la clef du livre.

Souvenons-nous qu'Alberti avait spécialement expliqué la pensée de Virgile durant le congrès de Camaldoli (1468). L'Amour, l'Eros divin, est la force motrice du TOUT. « Amor che move il sole e l'altre stelle » est le dernier vers de la Divine Comédie ; or, Dante se déclare disciple de Virgile. Reprenant la doctrine de son maître, i l déclare qu' « Amour donne son mouvement au soleil et aux autres étoiles ».

La légende d'Antinous montre le jeune berger « donnant sa vie pour son ami ». Selon cette tradition, le favori avait appris d'un oracle que l'empereur aurait obtenu la force nécessaire à la continuation de son œuvre à la condition que quelqu'un acceptât de mourir à sa place.

Le don du sang était nécessaire. C'est alors qu'Antinous se serait jeté

(9)

LA D E S C E N T E A U X E N F E R S D ' H A D R I E N 289 à l'eau. Hadrien, ayant connu le secret de cette mort, eut la certitude qu'un amour plus grand ne pouvait exister et qu'Antinous était entré dans l'univers divin. Si tels sont les faits, l'histoire du petit berger de Bythinie égale celle du personnage cité dans l'Evangile, qui « donne sa vie pour son ami ». N u l amour n'étant « plus grand que le sien », il méritait d'être placé sur les autels.

La mort d'Antinous a été pour Hadrien le point de départ de la plus poignante oes descentes aux Enfers.

L'empereur a voulu qu'une vallée au nord de la villa Adriana fut consacrée à la méditation des fins dernières. Actuellement, i l reste de l'ensemble de l'Enfer d'Hadrien quelques galeries souterraines éclairées par des orifices qui étaient autrefois des lucarnes. Parmi les ronces, les buissons, au creux des fourrés, on découvre les traces d'une nym- phée et l'on peut visiter les restes d'une chapelle souterraine aux voûtes défoncées : le « Plutonium ».

Un des temples de la Voie Eleusinienne se nommait Polyandrion ; i l était dédié aux héros morts.

Poliphile, après avoir participé au mystère de la Cène, se trouve parmi les ruines d'un Polyandrion, devant un autel dédié à Pluton. Un fragment de sarcophage porte l'inscription :

D.M.S. (1)

C A D A V E R I B . A M O R E F U R E N T I U M M I S E R A B U N D I S . POLYANDRION

(Ce monument placé sous l'égide des dieux mânes est consacré aux corps pitoyables des fous d'amour. Son vocable est Polyandrion.)

Au milieu du sanctuaire, au centre d'un édicule à colonnes, s'ouvre un orifice fermé par une grille. C'est le début de la descente vers la demeure de Pluton. Le Visionnaire trouve une autre ouverture, cachée sous le lierre tenace. Des cavernes, des grottes se succèdent parmi les détritus, les ronces, les éboulements, éclairées par des orifices à la place des anciennes lucarnes. Un Cerbère en bronze lui montre ses crocs. On peut le rapprocher d'animaux tels que ce crocodile en marbre vert provenant d'Alexandrie, encore visible au bord du bassin. Jacchus et Thésiphone tourmentent des damnés en une scène picturale vue par Poliphile. Jacchus et Thésiphone étaient célébrés sur le chemin d'Eleu- sis.

De ce que décrit le Visionnaire i l ne reste que les galeries souter- raines s'ouvrant à la lumière par les cavités des lucarnes disparues.

Si jamais l'Enfer de la villa Adriana fut orné de peintures, d'inscrip- tions, de dalles et de monuments funéraires, i l devait en rester quel- ques fragments au xv* siècle, qui ont disparu depuis. Reste le fait que les descriptions de Poliphile évoquent parfaitement le site tel qu'il se présente actuellement ; avec en plus les fragments d'un ornementa- tion qui fut peut-être celle d'origine.

Poliphile déchiffre les légendes des personnages dont les urnes contenaient les cendres ; i l interprète les allégories des bas-reliefs frag- mentaires et lit les épitaphes. Ce sont des histoires pathétiques d'amants et d'époux « morts jeunes, fous d'amour », comme Antinous... Ainsi trouvons-nous l'inscription commémorant ces deux amants auxquels

« la vie fut cruelle et que la mort a enfin réunis ». Ou l'épitaphe de ce (1) Diis Manibus Sacrum.

LA R E V U E N° 8 2

(10)

jeune homme « tombé de cheval pour avoir voulu trop dangereuse- ment parader devant sa belle... » Partout nous trouvons l'évocation de la liaison entre l'amour et la mort, la destruction et la génération, l'anéantissement et le renouvellement. Dans le rituel funéraire égyp- tien, l'homme qui meurt est comparé au grain enseveli dans la terre afin d'y puiser une vie nouvelle. Le passage de cette idée dans les mystères d'Eleusis a donné la fable de Proserpine. L'union mystique, la hiérogamie du héros avec Proserpine, de la vierge avec Hadès, men- tionnée sur les tombes éleusiniennes, est le symbole de l'âme s'unissant à la Divinité après la mort. « Si le grain ne meurt... » dit l'Evangile.

Le banquet funéraire — durant lequel le mort recevra une nourriture apte à le préparer aux passages qui l'attendent —, ce banquet est, avec celui de la purification, le thème des cérémonies accompagnant le défunt dans son pèlerinage parmi les ombres. Du règne de Hadès et du banquet funéraire souterrain, le défunt passera, après sa purifi- cation, au banquet divin parmi les élus.

La curiosité du promeneur qui s'engage aujourd'hui dans l'espace infernal d'Hadrien le pousse à se demander pourquoi, finalement, le plan des galeries souterraines est dessiné de manière à former un tra- pèze dont le côté le plus court se termine par une nymphée ? L a nym- phée est un lieu de purification, symbole de celle des âmes à la sortie du royaume des ombres, avant leur admission dans le jardin des élus.

Mais pourquoi le système clos des souterrains de la villa Adriana a-t-il reçu la forme d'un trapèze ?

Le problème serait peut-être insoluble si la philologie ne venait au secours du chercheur. Le mot trapèze signifie la forme géométrique connue : une figure plane dont deux côtés sont égaux et deux inégaux.

Cependant le mot trapèze ( xpditeÇa ) a aussi un autre sens en grec.

Il signifie table. Pourquoi ce rappel du mot table si ce n'est dans le but de suggérer l'idée d'un banquet ? Les templiers avaient adopté, parmi d'autres emblèmes, précisément celui du trapèze ; en connais- saient-ils le sens ésotérique ?

Il semblerait qu'Hadrien — le maître spirituel de Poliphile, c'est-à- dire d'Alberti — ait voulu glisser dans l'esprit des pèlerins tentés de le suivre, l'idée du banquet promis à ceux qui, émergeant de l'ombre, accé- deront à ce que le Livre des Morts égyptiens appelle « la pleine lumière du jour ».

E M M A N U E L L E K R E T Z U L E S C O

Agence de diffusion et de p u b l i c i t é

24, place Malesherbes

Paris XVII

ème

Tél. : 622.53.93

Références

Documents relatifs

Un signe de la banalisation du terme est fourni par son usage dans des testaments. À Savone, autour de 1180, les marchands partant en mer laissent fréquemment pouvoir, à leur

Pour le jeune réalisateur, l’école doit jouer un rôle dans la prévention du harcèlement, puis- que c’est un des lieux où les jeunes sont le plus touchés. D’ailleurs, la

Un graphique de temporalité (présenté en page 67 bis de cette étude) et inspiré de l’approche de Idelson (1999), qui s’est lui-même inspiré de Veron (1981), fait

Gide qui espérait retrouver dans cette Afrique équatoriale une certaine pureté originelle prend progressivement conscience que ce rêve est inaccessible et que le vrai voyage n’aura

Dans les pays de tradition de droit écrit – et donc de notariat – comme le Midi, cette loi fondatrice du notariat moderne entraîne peu de changement dans le quotidien des personnes

Résume — Cet article présente un phénomène de structuration en espace des solutions station- naires d'un système de diffusion-réaction Cette étude, motivée par la morphogénese

Le corps spongieux et les corps caverneux permettent l’érection lors de l’excitation sexuelle.. corps

Ce capteur est composé de photosites (l) qui vont produire des décharges électriques suivant la quantité de lumière reçue et qui vont former les pixels de I'image